mercredi 6 février 2013

Hommage à Chokri Belaïd

En hommage à l’avocat et dirigeant politique tunisien assassiné ce 6 février 2013, nous publions cette interview qu’il donna au quotidien La Presse (Tunisie) le 9 octobre 2012.


« Nous sommes contre la violence et le recours à la violence. Nous considérons que la violence est l’ennemie de la Tunisie et de son peuple. »

Chokri Belaïd, président du comité central du 
parti des patriotes démocrates unifié
Quelle est la composition de ce Front populaire ?
Nous sommes 11 partis et une association en tout. Il s’agit d’une coalition qui réunit des partis de gauche, des partis socio-démocrates, des partis identitaires arabes et relevant des courants baâthistes, un courant écologique et des personnalités indépendantes. Un parti vient de se joindre à nous, tout juste dimanche. «Hizb El Ghad».
Quelle est l’orientation idéologique du Front populaire ?
Le front populaire ne se fonde pas sur une base idéologique, mais politique. Ce qui nous réunit c’est un programme politique, social et économique commun. Dans le front, il y a des gauchistes, des socialistes, des identitaires arabes, des sociaux-démocrates, des démocrates, des militants syndicaux et des droits de l’hommistes. C’est un mélange hétérogène. C’est pourquoi nous l’avons dénommé front populaire. Lequel à notre sens représente ou tend à représenter le peuple tunisien avec ses différentes sensibilités et idées. Le plus important, c’est le programme politique, social économique minimum qui représente l’élément fédérateur du front. Dans le monde entier, les fronts populaires solides et sérieux se fondent sur un programme politique jusqu’à arriver au pouvoir.
Est-ce qu’il y a une possibilité d’alliance électorale avec d’autres fronts?
Notre front reste ouvert, nous sommes en cours de négociations avec d’autres forces qui annonceront sous peu leur alliance avec nous. D’autre part, nous allons nous présenter à toutes les élections sans exception, des présidentielles aux municipales. Sinon il faut savoir que le front populaire est un front essentiellement électoral qui se construit sur la base d’un programme visant le pouvoir. Mais, nous devons être d’accord avec nos partenaires sur un programme politique, économique et social. Ceux qui adhèrent à notre programme sont les bienvenus. Après les élections, on verra. Le front populaire décidera alors s’il y aura possibilité d’alliance avec d’autres ou pas.
Le 16 octobre, allez-vous prendre part à la journée organisée par l’Ugtt?
Il faut savoir que cela fait un moment que l’initiative de l’Ugtt a été lancée, plusieurs partis du front l’ont soutenue. Il faut savoir aussi que plusieurs composantes du front y adhèrent. Il faut également savoir que l’Ugtt a une représentation solide à l’intérieur de notre front. La logique dit que nous allons y prendre part. Et je tiens à dire que nous souhaitons trouver une issue pour dépasser cette crise politique dont le gouvernement de la Troïka est seul responsable. Et éviter au pays le basculement vers le chaos et la violence. Il faut préserver l’image de notre pays à l’intérieur et à l’extérieur et assurer une transition démocratique conformément aux standards internationaux. Celui qui le fera nous le remercierons. Faites que l’Ugtt et la classe politique avec la société civile s’unissent pour préserver l’unité du pays, comme son caractère civil. Ce pays qui a une histoire de 150 ans de réformes et d’ouverture et de tolérance et de vrais acquis.
Le collectif du 18 octobre est revenu à l’ordre du jour, Hamma Hamami était l’une de ses personnalités phares. Y a-t-il une possibilité de réactiver son esprit consensuel ?
Le collectif du 18 octobre est mort et enterré, il fait partie de l’histoire. C’était une alliance faite alors contre Ben Ali qui était au pouvoir. Maintenant, si on faisait un nouveau collectif contre Ennahdha, pourquoi pas ? Rached Ghannouchi va peut-être annoncer un échéancier qui concerne les élections. Il a choisi le 18 octobre parce qu‘il tente de diviser Néjib Echaabi et Nida Tounes. C’est une stratégie avérée que personne n’accepte.
Pouvons-nous comprendre que vous êtes contre l’exclusion des anciens rcdéistes?
Nous sommes contre les punitions collectives. Celui qui a porté atteinte à la Tunisie doit être jugé par la justice et non pas par un parti politique. Deuxièmement, le dialogue doit se faire avec les partenaires et les adversaires. J’accepte de dialoguer avec Ennahdha, bien que je la classe dans la liste de mes ennemis et adversaires. L’exclusion est une voie dangereuse. Dans les années 90, Ben Ali a commencé par exclure Ennahdha sous prétexte qu’il allait instaurer la démocratie par la suite. Il a fini par éliminer la société tout entière.
Actuellement Ennahdha joue au même jeu sous prétexte d’exclure Nida Tounes, elle écartera tout le monde après. C’est pourquoi, ce discours qui prône l’exclusion est un discours fasciste et rejeté. En plus, il faut savoir que c’est l’Ugtt qui invite. Ce n’est pas Ennahdha qui va dicter à l’Ugtt ce qu’elle est en droit de faire. Nous acceptons les volontés de l’Ugtt, ce bastion de la lutte populaire et sociale.
Le front populaire est-il représenté à l’ANC ?
Nous sommes en passe de former notre groupe parlementaire. Pour le moment nous avons dix députés. Nous sommes en négociations et pensons annoncer notre groupe au courant de cette semaine.
Vous prétendez résoudre les problèmes socio-économiques et du chômage avec des recettes qui ont échoué dans le monde entier!
Nous avons un programme avec des fondamentaux. Aujourd’hui, l’Etat et le secteur public doivent jouer un rôle central en tant qu’investisseurs. Dans les régions, seul l’Etat est en mesure d’investir. Les investissements dans l’infrastructure de base et les travaux publics, dans le monde, c’est l’Etat qui les prend en charge. Il faut savoir que les secteurs producteurs qui ont un taux de rentabilité bas font fuir l’investisseur privé. C’est pourquoi, l’intervention de l’Etat est nécessaire, et ce sont des secteurs ayant un taux d’employabilité très élevé. Il faut, par ailleurs que l’Etat détienne les secteurs stratégiques qui renferment une dimension sociale. La santé, l’éducation, les énergies, l’eau et l’électricité, le secteur minier. Ce sont des secteurs qui relèvent de la sécurité économique tunisienne. Il est nécessaire qu’ils soient étatisés. Il faut savoir, par ailleurs, que les sociétés appartenant aux familles Ben Ali qui ont été récupérées et qu’Ennahdha veut rétrocéder à on ne sait qui, sont des sociétés productives et bénéficiaires. Il faut qu’elles restent propriété de l’Etat, pour jouer le rôle de locomotive de l’économie. Nous avons besoin d’une stratégie qui œuvre à assimiler une grande capacité d’emploi, comme le secteur agricole et les industries. L’Etat se doit d’ouvrir la voie de l’actionnariat pour faciliter au secteur privé les investissements. Il est indispensable de revoir la carte de l’investissement dans le pays. Sur cette base des privilèges seront accordés aux investisseurs dans l’intérieur du pays et non pas sur le littoral et dans les grandes villes. Notre programme œuvre à diversifier le partenariat européen qui nous accule à la dépendance et à nous faire subir ses crises. Il faut que notre économie soit variée et traite avec différents partenaires maghrébins par exemple.
La coopération maghrébine ! Pensez vous qu’elle puisse être fructueuse ? Ce sont des pays qui souffrent des mêmes problèmes que nous, taux de chômage élevé et pauvreté ?
Si on ouvre la voie du libre-échange, la Libye et l’Algérie sont de grands marchés potentiels qui peuvent s’ouvrir aux produits tunisiens. Les petites économies ne peuvent plus assurer à elles seules un véritable développement.
Vous êtes contre le désengagement de l’Etat, alors que c’est une politique qui est entreprise dans le monde entier ?
C’est l’inverse, le monde entier consacre de plus en plus les interventions de l’Etat. Dans l’Europe capitaliste, ils ont même étatisé des banques et de grandes sociétés. Malheureusement nous autres, nous nous limitons aux rapports du FMI, mais il faut savoir que même le FMI a reconnu l’échec des politiques de privatisation. C’est une crise ouverte qui re-consacre l’interventionnisme de l’Etat. Le rôle régulateur vit un retour en force en Europe, regardez les crises en Grèce, en Espagne et en Italie. En revanche, il faut se pencher sur les expériences de l’Amérique du Sud.
Ne considérez-vous pas qu’avec cette politique, il y a davantage la répartition de la pauvreté au lieu de créer la richesse ?
Au contraire, c’est ça qui va créer les richesses. Les privatisations vont aboutir à l’enrichissement de 5% et même moins de la population et l’appauvrissement des 95% restants. Les fonctionnaires, les artisans et petits producteurs sont en train de s’appauvrir parce qu’ils ne bénéficient pas de vrais appuis. Les capitalistes vont-ils investir à Kasserine, Sidi Bouzid, Gafsa, Le Kef, Jendouba et Siliana ? Ils s’en foutent. Le seul qui est en mesure d’investir, c’est l’Etat qui crée les infrastructures, un partenariat avec le secteur privé motivé par des mesures incitatives. C’est une orientation mondiale, et non pas uniquement en Tunisie.
Vous développez un discours sur la base du citoyen qui a droit à tout, et l’Etat doit lui régler tous les problèmes ?
Aujourd’hui aux Nations unies, il y a des droits minimums qui doivent être répartis équitablement. Le droit à la santé, à l’éducation, et à un logement décent, le droit à l’emploi. C’est un « smig » des droits, on va dire. A partir de là, il y a les volontés individuelles pour améliorer le niveau de vie. L’Etat ne doit pas tout fournir. La propriété privée, ainsi que l’investissement privé jouent un rôle déterminant. Nous sommes pour la création d’un climat qui encourage l’investissement, au contraire.
Vous découragez le culte de l’effort et vous encouragez la mentalité d’assisté ?
Nous voulons un employé qui produit les richesses, et non pas qui vit en assisté. Nous sommes pour la réhabilitation de la valeur du travail, et la valeur du savoir, la production de la richesse et la fructification de cette richesse par l’instruction.
Mais on dit que vous êtes en train d’encourager les gens à violer la loi, à tenir des rassemblements et des manifestations non autorisés ?
Nous avons été clairs depuis le début. Nous voulons exercer nos droits consacrés par la révolution et protégés par les lois internationales. Le droit de manifester, de se rassembler et d’exprimer ses opinions sont des droits essentiels s’ils sont accomplis dans un cadre légal, pacifique et démocratique. Nous sommes contre la violence et le recours à la violence. Nous considérons que la violence est l’ennemie de la Tunisie et de son peuple. Nous sommes contre le saccage et les destructions des propriétés privées et publiques. D’un autre côté il faut que les Tunisiens s’expriment par la voie démocratique et civilisée, à l’instar de tous les peuples évolués de la Terre.
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de tenir un discours populiste ?
Ennahdha a un discours populiste, oui. Nous étions accusés par le passé d’avoir un discours élitiste. Celui qui suit notre parcours politique va percevoir des fondamentaux qui sont restés toujours les mêmes. Nous étions dans une phase de contestation, à présent nous sommes dans une étape de construction. Le discours a suivi. Nous avons un discours alternatif avec des propositions et une vision que nous soumettrons au peuple. Les Tunisiens choisiront de leur plein gré sans que l’argent politique intervienne, sans un discours manipulateur exploitant le sacré. Nous appelons à adopter le principe d’une proposition contre une autre et d’une idée contre une idée. Les Tunisiens choisiront ce qu’il y a de mieux, incha Allah.
Vous êtes contre la normalisation avec Israël, et pour la criminalisation de la normalisation en l’inscrivant dans la Constitution. Et si les Palestiniens choisissaient cette voie, il faudrait changer la Constitution ?
Nous sommes contre la normalisation avec l’Etat sioniste. Nous considérons qu’Israël est un ennemi du peuple et de la nation et considérons la normalisation comme un crime et une trahison nationale. Indépendamment du fait que les Palestiniens acceptent ou n’acceptent pas. C’est la lutte arabe contre le sionisme. Les sionistes nous ont frappés le 1er octobre 1985. Nos pères ont combattu en 1948 en Palestine avant de lutter pour l’indépendance contre la France. D’un autre côté si la Palestine est libérée, on changera la constitution, oui ce n’est pas un problème. Mais nous restons contre la normalisation avec l’Etat d’Israël qui est un Etat raciste et fasciste. Mais je tiens à dire que ce discours pragmatique nous a conduits à une catastrophe. Les Tunisiens aussi avaient accepté Ben Ali, donc nous n’avions pas le droit de lutter parce qu’il a été élu en 1989, 1994 et 1999. Nous aurions dû croiser les bras, sous prétexte que les Tunisiens l’avaient accepté et élu. C’est le destin d’une nation et non pas uniquement celui des Palestiniens. Nous sommes contre la normalisation dans tous les cas de figure.
On dit que vous mettez sur un pied d’égalité Rached Ghannouchi et Habib Bourguiba ?
Ils ne sont pas sur un pied d’égalité. C’est mon point de vue personnel et non pas celui du Front populaire. Bourguiba est un homme politique, il était notre adversaire et nous l’avons combattu. Mais il avait une vision et un projet et il représente une partie de l’histoire de ce pays avec ses avantages et ses problèmes. Rached Ghannouchi est un symbole du fascisme et de la contre-révolution. On ne peut comparer l’incomparable.

Source : www.lapresse.tn 9 octobre 2012 
 

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