L'intuition
de Tocqueville, qui a prédit qu'en raison des préjugés de race qui proliféraient
sur le terreau de l'esclavagisme, l'affranchissement ne changerait rien à la
situation des Noirs au sein d'une société dominée par les Blancs, s'est
vérifiée avec exactitude tout au long des cent soixante années écoulées depuis
son voyage aux Etats-Unis.
En raison
des préjugés de race et des comportements antisociaux qu'ils ont éduqués chez
les Blancs, et non pas en raison d'un « réflexe noir » participant d'on ne
sait quel « schéma anthropologique traditionnel
» ou autres « représentations autochtones antérieures » ! Car, au contraire de
nos modernes africanistes, l'auteur de « La
Démocratie en Amérique » avait compris que tout ce qui était advenu ou
pourrait advenir aux Noirs livrés sans défense à la domination blanche avait
immédiatement son explication dans le fait même de cette domination, dans
l'inégalité des conditions et des chances dans un univers façonné par
l'esclavagisme.
L'entrée victorieuse à La Havane. Au centre, Camilo Cienfuegos et Fidel Castro |
C'est
précisément ce que les révolutionnaires cubains ont aussi compris, et qui les a
conduits à faire de leur pays, par l'acte solennel du 22 mars 1959, le seul
pays habité par des Blancs et par des Noirs où, aujourd'hui, il n'existe aucune
base légale autorisant ou permettant de couvrir ou d'excuser les injustices
commises envers les Noirs et les descendants de Noirs. La discrimination et la
ségrégation raciales y sont reconnues, déclarées et traitées comme les
principales sources des injustices qui pénalisaient les Noirs, et que l'Etat et
la société ont le devoir de corriger.
Cette
particularité par laquelle, à sa manière, elle aussi témoigne du rôle
déterminant des préjugés de race dans la stagnation des Noirs dans un monde
façonné par l'esclavagisme moderne, Cuba ne la doit pas, il est vrai, au seul
acte du 22 mars 1959, mais également à plu sieurs autres circonstances de son
histoire coloniale et nationale. La première, c'est évidemment l'importance
relative de la population noire : plus de la moitié de la population globale au
début du XIXe siècle, selon certaines sources ; environ le tiers de
nos jours. La deuxième, c'est la participation tout à fait exceptionnelle des Noirs et des descendants de
Noirs dans les guerres de Cuba pour son
indépendance, tant au XIXe siècle qu'au XXe siècle.
Pendant la deuxième guerre d'indépendance (1895-1898), par exemple, l'armée des
patriotes comptait 70% de Noirs et de descendants de Noirs, et beaucoup de ses
officiers, jusqu'aux rangs les plus
élevés, étaient issus de cette fraction de la société. La troisième
circonstance, c'est le fait que, à Cuba, la liquidation de l'esclavage et de
ses séquelles sociales fut considérée d'emblée comme l'une des conditions indispensables de l'indépendance
nationale.
A la veille
de la première guerre d'indépendance (1868-1878), la population blanche de
l'île se trouvait divisée en trois fractions : les intégristes, les
autonomistes et les indépendantistes, ces derniers étant largement
majoritaires.
Les
intégristes étaient ceux qui désiraient le maintien sans changement du statut
colonial de Cuba par rapport à sa métropole européenne, l'Espagne. Les
autonomistes rejetaient également l'indépendance, mais ils souhaitaient un
statut de dominion à l'anglaise, grâce auquel Cuba serait devenue, en quelque
sorte, le Canada de l'Espagne. Proches du pouvoir et esclavagistes (Cuba fut
l'un des derniers pays à abolir l'esclavage, en 1886), intégristes et
autonomistes étaient d'accord pour refuser l'égalité avec les Noirs et les
Métis.
A l'opposé
de ces deux fractions, les indépendantistes assimilaient indépendance
nationale, abolitionnisme et intégration raciale, ce qui devait faciliter la
démocratisation de la direction de la guerre, qui passa rapidement des mains
des propriétaires fonciers à celles des catégories populaires des deux races.[1]
Carlos Manuel de Cespedes |
Toutes ces circonstances ont permis
l'acte du 22 mars 1959, qui fit de Cuba le seul ancien pays esclavagiste à ce
jour, où l'abolition a été suivie – après un délai assez long tout de même –
d'une déclaration solennelle des droits des Noirs à la pleine citoyenneté,
déclaration suivie elle-même de nombreux actes concrets, posés avec un
remarquable esprit de suite, en vue de réaliser cette égalité dans les faits.
*
La
participation des Noirs et descendants de Noirs aux guerres d'indépendance ne
fut pas exclusive à Cuba. Ce fut la règle dans toutes les Amériques, et à
toutes les époques.
Antonio Maceo |
Dans tous les cas, cependant, sauf
Cuba – du moins, tant que cela ne dépendit que des Cubains eux-mêmes – les
Noirs et, parfois même les Métis, furent exclus du bénéfice de la victoire sur
l'oppresseur ou l'adversaire commun. Selon une formule de Roger Bastide, les
révolutionnaires blancs « n'ont pas essayé, une fois vainqueurs, d'intégrer les
hommes de couleur dans la nation que ces derniers avaient aidé à forger à leur
côté ».[5]
Mais c'est encore bien peu dire ! Car, en réalité, c'est
une politique délibérée qui a, partout, rejeté les Noirs et les Métis à la
marge des nouvelles nations baptisées aussi avec leur sang !
*
Or, les
obstacles ne manquèrent pas non plus sur le chemin de l'intégration des Noirs à
la nation cubaine libérée de la domination espagnole.
José Marti |
« Une des
batailles sur laquelle il convient de mettre l'accent chaque jour davantage –
et je veux l'appeler la quatrième bataille – c'est celle qui doit mettre fin à
la discrimination raciale dans le travail. La bataille, je le répète, destinée
à mettre un terme à la discrimination raciale sur les lieux de travail. La pire
de toutes les formes de discrimination raciale est celle qui limite le droit au
travail du Cubain noir. Il est indéniable qu'il a existé dans notre patrie,
dans certains secteurs, la honteuse habitude de priver le Noir de son droit au
travail ».[6]
L'importance et le sens profond du
discours du 22 mars 1959 ont été soulignés avec lyrisme par René Depestre,
qui l'avait écouté avec émotion dans les toutes premières heures d'un nouvel
exil : « Ce jour-là, Fidel Castro indiqua clairement, sans aucune équivoque, la ligne
politique que le gouvernement révolutionnaire de Cuba avait décidé de suivre en
vue de la solution du problème racial. Les propos de Fidel Castro
en eux-mêmes opéraient, si on peut dire, à l'intérieur du processus
révolutionnaire en cours, une sorte de seconde révolution. Une révolution qui
s'attaquait à ces zones obscures et reculées de la conscience où se cachent des
réflexes d'animalité, les préjugés, les complexes, les aliénations, et les
autres misères idéologiques de l'homme. Il s'agissait d'une espèce de "réforme agraire" aussi radicale que l'autre, mais beaucoup
plus difficile à réaliser parce que son champ d'action se trouve aussi dans le cœur humain, avec ses déraisons
et ses basses passions. Pour la première fois sans doute dans l'histoire de
Cuba un dirigeant politique osait, sans détours ni démagogie, appeler les
choses par leur nom. Bien sûr, avant le commandant Fidel Castro, d'autres
révolutionnaires blancs – José Marti, en premier lieu – avaient condamné la
discrimination raciale et avaient, à divers moments, appelé les Cubains qui la
pratiquaient à réviser la fausse idée qu'ils se font de leurs compatriotes à la
peau obscure. Mais ces critiques du racisme étaient menées sur un plan
abstrait, spéculatif, hégélien, sans s’articuler aux lutes des classes de la
société cubaine et une initiative historique concrète en vue de la transformation
du mode de production et des conditions matérielles d'existence. Fidel Castro,
lui, parlait en chef d'une Révolution victorieuse, qui, avec un prodigieux appui des masses
populaires était en train de bouleverser les structures aliénantes de la
réalité cubaine ».[7]
*
Aujourd’hui,
après des actes lucides comme celui-là, après la déségrégation scolaire et de l’habitat,
il y a encore à Cuba des Blancs et des Noirs et, même, les préjugés raciaux
n'ont pas entièrement disparu des mentalités ; mais il n'y a plus des citoyens
du premier ordre et des citoyens du second ordre se différenciant dès leur
naissance par la couleur de la peau, la forme du nez et des cheveux les uns
méprisés et vilipendés parce que noirs, les autres favorisés parce que blancs ;
il y a des hommes et des femmes égaux en droits et en devoirs, quoique
différents. Le mot de José Marti : « Cubain dit plus que blanc, plus que noir »
est devenu la réalité de Cuba.
Parmi les Cubains
d'âge mûr et les vieillards, sans doute y a-t-il aujourd’hui encore une plus
grande proportion de gens sans qualité ou de condition modeste chez les Noirs
que chez les Blancs. C'est que trois ou quatre siècles d'esclavage et soixante
ans de discrimination et de ségrégation raciales ne peuvent pas s'effacer du
jour au lendemain. Sans doute y a-t-il de même, en ne considérant cette fois que les Blancs seulement, une plus grande
proportion de gens sans qualité et de condition
médiocre parmi ceux qui étaient tout en bas de l'échelle sociale avant la Révolution castriste, que parmi ceux qui
appartenaient ou qui s'apparentaient aux classes supérieures de la même époque,
soit par leurs revenus, soit par leur qualification professionnelle, soit par leur niveau d'instruction et leur culture générale.
Mais, si
toutes les inégalités, si tous les préjugés n'ont pas encore disparu, du moins,
les causes concrètes qui les ont fait naître, et qui les entretenaient dans le
passé, n'existent plus aujourd'hui. Déjà
il n'y avait plus ni maîtres ni esclaves ; il n'y a plus désormais de fonctions
ou de métiers réservés ou refusés à des Cubains en raison de la couleur de leur
peau ; il n'y a plus de quartiers résidentiels, de plages ni de clubs interdits
aux Noirs ; les enfants noirs et les enfants blancs fréquentent les mêmes
écoles, se préparent ensemble aux professions de leur choix, bénéficient des
mêmes soins et de la même protection sociale. Plus important encore, les préjugés
raciaux sont non seulement systématiquement combattus par la société elle-même
lorsqu'ils se manifestent d'une façon ou d'une autre,[8]
mais ils sont aussi combattus à titre préventif, comme les maladies, à l'école,
par les livres et les journaux, par le cinéma et la télévision, par les
affiches, etc. C'est exactement le contraire de ce qui se passe au Brésil, par
exemple, où la tendance serait plutôt de ne jamais parler des préjugés raciaux
si présents pourtant, ni de la discrimination raciale quasi institutionnelle,
de peur d'ennuyer les racistes !
Les effets d'actes comme la
déclaration du 22 mars 1959, ou la première Déclaration de La Havane l'année
suivante, qui, elle, ne concernait plus seulement les Noirs, mais également les
femmes, les Indiens, tous, les travailleurs manuels, les vieux, bref, toutes
les catégories jusqu’alors méprisées, brimées, exploitées ou abandonnées, ne pouvait
pas être instantanés. Mais l'essentiel, c'est que, à partir du jour où ils
furent posés de cette façon solennelle, tous ceux qui font partie de ces catégories
tiennent entre leurs propres mains les moyens de faire valoir leurs droits
légitimes avec la double garantie de l'Etat et de la société. En sorte que,
pour ne considérer ici que le cas des Noirs naguère rejetés en bloc, quelles que
fussent leurs capacités individuelles, la déclaration du 22 mars 1959 les a
placés, d'emblée, à l'intérieur de la société cubaine exactement dans la
position où, en 1789, la fameuse Déclaration des Droits de l'om et du Citoyen
avait placé un Tiers Etat qui, jusqu'alors, n’était rien, selon la formule
célèbre de l'abbé Sieyès. Elle leur a donné 1’égalité des droits et 1’égalité
des chances.
*
La
Déclaration du 22 mars 1959 n'a pas seulement valeur d'un texte quasi
institutionnel de la Révolution cubaine ; c'est un acte d’une valeur
universelle, et considérable !
Jusqu'à ce
jour-là, en cette matière, personne n'avait osé penser autrement qu’Alexis de
Tocqueville qui a écrit en 1830 : « Ceux qui espèrent que les Européens se confondront
un jour avec 1es nègres, me paraissent
caresser une chimère. Ma raison ne me porte point à le croire, et je ne vois
rien qui me l'indique dans les faits. Jusqu'ici, partout où les blancs ont été
les plus puissant, ils ont tenu les nègres dans l'avilissement ou dans
l'esclavage. Partout où les nègres ont été les plus forts, ils ont détruit les
blancs ; c'est 1e seul compte qui se soit jamais ouvert entre les deux races ».[9]
Fidel
Castro et les révolutionnaires cubains ont fait la démonstration que cette
opinion est fausse, et que la « question raciale » peut être résolue
positivement et pacifiquement, à condition de 1e vouloir. Dans son texte déjà cité, René Depestre raconte
comment après le discours de Fidel Castro, les « bourgeois blancs dans leur
ensemble, et la plupart des petit-bourgeois blancs (et des mulâtres aisés),
même ceux qui auraient donné leur vie pour la Révolution, furent saisis de
panique comme si le Premier ministre de Cuba avait annoncé pour le petit matin
suivant un bombardement atomique de
l'île ».[10]
Ils en firent tant que, trois jours plus tard, Fidel Castro dut convoquer une
conférence de presse pour confirmer que la Révolution était réellement résolue à liquider la
discrimination et les inégalités raciales.
Fidel en compagnie du pasteur Jesse Jackson |
Par cette
conséquence aussi, la Déclaration du 22 mars 1959 est exemplaire. Elle a démontré incontestablement que les
préjugés raciaux et le racisme sont étroitement liés aux intérêts économiques
des classes privilégiées, ainsi qu'à l'orientation du gouvernement.
Enfin,
l'attitude du régime castriste vis-à-vis de la « question raciale » est la
réplique à la fois la plus concise et la plus juste à toutes les tentatives
qu'on a fait depuis deux siècles pour rejeter les Noirs en
dehors de l'humanité, parfois, hélas ! avec la complicité active ou passive de
certains d'entre eux.
On fait grand cas d'un roi de
Danemark qui porta l'étoile jaune en signe de solidarité avec ses sujets de
religion juive persécutés par les hitlériens, et c'est juste. Eh bien ! disons
que le 22 mars 1959, Fidel Castro a cousu une étoile jaune sur sa vareuse. Même
s'il ne s'agissait pas d'un cadeau, mais de la reconnaissance d'un droit que
les Cubains noirs se sont acquis, au même titre que les Blancs patriotes et à
leur côté tout au long de l'histoire de leur patrie commune et tout
particulièrement pendant les cent dernières années avant la Révolution
castriste, c'est un geste méritoire.
Extrait de L’Afrique noire au miroir de l’Occident, de Marcel Amondji (Editions
Nouvelles du Sud, Ivry, 1993) ; pages 192-198.
[1] - R. Sanchez Dorro et M. del Carmen Maseda Urra, La Conférence de Berlin dans les principaux organes de presse à Cuba, in Aujourd'hui
L' Afrique, n°
31-32, 1986 ; p.
58.
[2] - Dans son article
fameux paru en 1964 (Présence africaine,
n°52 ; p. 177-230),
l'écrivain afro-cubain
Carlos More présente Céspedes comme « un des
plus gros Blancs
créoles, propriétaire d'esclaves », mais il omet
de préciser le nombre de ses esclaves. Ce nombre de dix-huit, soit seulement trois de
plus que n'en possédait Toussaint Louverture (!) vient de J. Cole, Race Towards Equality, José
Marti Publishing House, Havana (Cuba), 1986 ; p. 17.
[3] - J.
Cole, op. cit. ; p. 18.
[4] - Cf. Tarnowski (R.), Flori : (J. J.),
Haïti : « Les Haïtiens avaient participé à
la bataille décisive de Savannah qui ouvrit le chemin de l'indépendance
des Etats-Unis. J.-J. Dessalines
apporta son aide à Miranda. Le
président Alexandre Pétion fournit des
armes, des soldats et une aide financière
qui permit à Simon Bolivar, partant de Cayes, de libérer cinq nations de 'l'Amérique du Sud ». En ce qui concerne les
Etats-Unis, l'importance du rôle joué par les soldats noirs dans la guerre de
Sécession peut se mesurer à cette réflexion de Lincoln : « Enlevez-nous deux cent mille hommes et placez-les
sur les champs de bataille ou dans les champs de blé contre nous, et il nous
faudrait abandonner la guerre dans les trois semaines ». Mais
elle se mesure encore
mieux aux sacrifices consentis par ces soldats, dont
les pertes surpassèrent de 35% celles subies par les troupes blanches (d'après R. O. Boyer et H. M. Morais, Labor's Untold Story, United Electrical,
Radio and Machine Workers of America (UE), New York, 1974, p. 28).
[5] - R.
Bastide, Les Amériques noires, p. 78.
[6] - R. Depestre, Lettre de Cuba, in Présence africaine, n° 56, 1965 ; p. 105-142 (118).
[7] - Id., p. 116-117.
[8] - J. Cole, op. cit. ; p. 48-49.
[9] - A. de Tocqueville, De
la démocratie en Amérique ; p. 501-502.
[10] - R. Depestre, op. cit. ; p. 121.
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