Après la libération d'Alep, évacuation de la population civile |
La Bataille d’Alep marque un tournant
décisif dans le conflit syrien. Le maintien au pouvoir de Bachar el-Assad n’est
plus un préalable à la fin du conflit. Les Russes ont désormais toutes les
cartes en main pour imposer leur solution. Cette victoire des forces syriennes
appuyées par la Russie contre les islamistes radicaux va avoir des conséquences
géopolitiques considérables pour le Moyen-Orient et pour l’Europe. Le premier
effet concret s’est traduit ce 10 décembre 2016 par la vente de 19,5% des
actions de Rosneft au Qatar.
La Turquie avait anticipé cette
victoire. Erdogan, dès le 9 août, était allé à Canossa, pardon à
Saint-Pétersbourg, après avoir exprimé ses « regrets » à Vladimir Poutine fin
juin concernant le sukkoi 24 abattu par son aviation. Poutine lui a rendu la
politesse le 10 octobre en se rendant à Istanbul où les deux chefs d’Etat ont
réaffirmé leur engagement à mener à bien le projet de gazoduc russo-turc
TurkStream, qui doit acheminer le gaz russe vers l’Europe en passant par la mer
Noire, ainsi qu’à la construction par la Russie de la première centrale
nucléaire turque.
De leur côté, confrontés à l’efficacité
de l’intervention militaire russe de septembre 2015 qui contrastait avec les
atermoiements d’Obama en Syrie et le peu d’efficacité de son action de soutien
militaire à l’Irak, les dirigeants qataris comprenaient que leur stratégie de
soutien aux Frères musulmans et aux wahhabites en Syrie allait les conduire à
leur perte. Et que dorénavant, pour vendre leur gaz à l’Europe, il faudrait
trouver un accord avec la Russie car c’est elle qui a les cartes en main pour
autoriser ou interdire la construction d’un gazoduc terrestre pour acheminer
son gaz vers les pays de l’Union Européenne.[1]
Après une première visite de l’émir
Tamim bin Hamad Al-Thani à Moscou en janvier 2016, ce rapprochement s’est
traduit, le 6 septembre, par la signature d’un accord militaire entre les deux
pays, au cours d’une visite du ministre qatari de la Défense, Khalid bin
Mohammad Al-Attiyah, à l’occasion du Forum international militaire et technique
« ARMÉE-2016 », à Moscou. « Nous avons
signé un accord de coopération militaire avec la Russie, mais il ne comprend
pas l’achat d’armes », a ainsi indiqué Saoud Bin Abdallah al-Mahmoud,
l’ambassadeur du Qatar à Moscou. Toutefois, s’agissant d’éventuels contrats
d’armement, rien n’est fermé du côté de Doha, le diplomate ayant assuré que son
gouvernement examinerait cette « possibilité ».[2]
Mais l’acte majeur de ce rapprochement à
la portée géopolitique considérable s’est traduit samedi 10 décembre 2016 par
la conclusion d’un accord de vente de 19,5% des actions de Rosneft à la Qatar Investment
Authority (QIA). Cette vente s’est faite au prix de 11,37 milliards de dollars
qui rentrent dans les caisses de l’Etat russe qui en avait bien besoin. Le
Qatar est désormais le second actionnaire de Rosneft après l’Etat russe.
Pour comprendre la signification
géopolitique exceptionnelle de cet accord, un rappel historique et économique
s’impose.
Trois pays – la Russie, l’Iran et le
Qatar – possèdent 50% des réserves mondiales de gaz naturel(3).[3]
Les trois sont désormais alliés économiquement et stratégiquement, ce qui
marque l’échec de la stratégie de l’Union européenne de diversification de ses
sources d’approvisionnement de gaz naturel inspirée et voulue par les
Etats-Unis et l’Otan. En effet, la Russie est déjà le premier fournisseur de
l’Union européenne avec 40% des importations, qui représentent 20% de la
consommation totale de gaz de l’Union européenne. Compte tenu de la hausse de
la consommation dans l’Union européenne et de l’épuisement du gisement gazier
en Mer du Nord, cette dépendance énergétique de l’UE vis-à-vis de la Russie
devrait fortement s’accroître dans les prochaines années. La Commission
européenne estimait en effet que, d’ici 2040, 70% des besoins énergétiques de
l’UE devraient être assurés par les importations, contre 50% aujourd’hui.
Cette dépendance était inacceptable pour
les stratèges américains pour lesquels la création d’une Eurasie annoncerait la
fin de leur suprématie mondiale et l’arrivée d’un troisième grand acteur sur la
scène mondiale qui perturberait leur tête-à-tête d’adversaire-partenaire avec
la Chine.
Pour les stratèges américains et les
atlantistes européens, le Qatar, avec 24300 milliards de m3 de réserves
prouvées qui lui assurent 154 ans de production au rythme actuel, était la
solution. A condition toutefois de construire un gazoduc, car la liquéfaction
et le transport en bateau via le détroit d’Ormuz et le canal de Suez rendaient
le gaz qatari non concurrentiel avec le gaz russe. Selon des informations du
journal libanais Al-Akhbar publiées en 2012, les Qataris avaient établi un
plan, approuvé par l’administration Obama et l’UE visant à construire un
gazoduc vers l’Europe via la Syrie. Ce gazoduc terrestre aurait traversé
l’Arabie Saoudite, puis la Jordanie, en évitant l’Irak pour arriver à Homs en
Syrie, d’où il aurait bifurqué dans trois directions : Lattaquié sur la côte
syrienne, Tripoli au nord du Liban, et une troisième branche via la Turquie
vers l’Europe. Mais Bachar El-Assad refusait d’autoriser ce transit.
Désormais, les cartes sont redistribuées
et rien ne s’oppose plus à ce que le gaz qatari rejoigne en Turquie le gazoduc
TurkStream et vienne alimenter les besoins énergétiques de l’Union européenne.
Dans un proche avenir, parions que les Européens vont lever leurs sanctions
économiques contre la Russie.
Il aura fallu une guerre de cinq ans,
des centaines de milliers de morts en Syrie et des attentats terroristes en
Europe pour que s’impose par la force ce qui aurait dû se décider par la
raison. Car tant dans la lutte contre l’islam radical que sur le plan
économique, l’alliance russe est vitale pour que la voix de l’Europe existe à
nouveau sur la scène internationale.
J.-B. Pinatel (in Altantico 12 décembre
2016).
(*) - Général (2S) et dirigeant
d’entreprise, Jean-Bernard Pinatel est un expert reconnu des questions
géopolitiques et d’intelligence économique. Il est l’auteur de Carnet de
Guerres et de crises, paru aux éditions Lavauzelle en 2014.
Source :
IvoireBusiness 14 Décembre 2016.
[1] - Pour certains auteurs,
ce projet de gazoduc et le refus d’Assad de le laisser traverser la Syrie
aurait été l’un des facteurs déterminants de la guerre en Syrie.
[3] - Russie : 22,8% soit 47
500 milliards de m3 ; Iran : 15,9% soit 33 800 milliards de m3 ; Qatar : 11,7%
soit 24 300 milliards de m3.
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