MADIBA & FIDEL |
Certains
événements agissent comme des commotions, provoquent des sortes de
courts-circuits et flashs de la mémoire. Jeudi soir, en lisant l'information
affichée sur le portable, celle d'une scène inouïe au Sénat, une Nouvelle de
Julio Cortazar, « Apocalypse De
Solentiname », m'est revenue.
L'écrivain
regarde les photos prises lors de son séjour chez les pêcheurs nicaraguayens
qui ont peint les évangiles avec le père Cardenal, théologien de la Libération.
Les images défilent devant ses yeux mais aucune ne ressemble à celles,
lumineuses, qu'il garde en mémoire. Se sont surimposées aux premières celles du
massacre commis sur l'île par la garde nationale de Somoza, de ceux,
innombrables, perpétrés par toutes les dictatures du continent : cimetières
clandestins du Salvador, paysans brûlés vifs au Guatemala, prisonniers du stade
de Santiago, précipités en mer du haut des hélicoptères en Argentine. « Les Veines Ouvertes De l'Amérique
Latine », écrivait Eduardo Galeano.
Étrange
cette réaction de la mémoire ? Parlons des livres, nous savons que les
bibliothèques peuvent brûler mais déjà, par les temps qui courent, tout est mis
en œuvre pour les effacer de la mémoire collective.
LES MIASMES DE LA MAIRIE DE VICHY
Ce qui a
provoqué ce raccourci est une obscénité : Jeudi, sous les huées des
communistes, les sénateurs de droite et du centre observaient une minute de
silence pour « les victimes du
castrisme ».
L'initiative
venait de Claude Malhuret (les républicains) en ces termes : « Près de 100.000 morts, exécutés,
assassinés, torturés, emprisonnés à vie, des millions de boat-people, un
cinquième du peuple cubain exilé, dont des milliers de morts en mer, des
dizaines de milliers d'autres vies perdues par la misère, la malnutrition, le
désastre économique causé par le communisme qui fut, avec le nazisme, l'un des
deux plus grands fléaux du XXe siècle ».
Claude
Malhuret est maire de Vichy. De Vichy ! Comme si l'une des plus sinistres pages
de notre histoire se putréfiait encore, là-bas dans cette mairie. Preuve que
tout ce qui parle de Cuba, parle aussi de nous.
On se sent
transporté à ce qui peut nous advenir de pire, en juin prochain. Marine le Pen
présidente de la République ? A moins que ce ne soit l'un ou l'autre de ces
loups qui chassent sur ses flancs et se disputeront demain ses restes et ses
faveurs ?
La
présidente du groupe Communiste, Républicain et Citoyen (CRC) Éliane Assassi, a
aussitôt adressé un message d'excuses et de solidarité à l'ambassadeur de Cuba
en France. Dans une lettre au président du Sénat, elle s'élève « contre les mensonges, les calomnies,
l’outrance de l’intervention de ce sénateur animé par un anticommunisme
virulent qui rappelle les pires heures de notre histoire ». Elle
affirme que « le Sénat sort
déshonoré d’un tel spectacle qui bafoue l’émotion considérable qui a parcouru
le monde entier à l’annonce du décès de ce dirigeant (…) ».
Certains
ironisent ou s'interrogent sur l'utilité d'un groupe communiste à l'Assemblée.
Et même si un jour cela ne servait qu'à cela, cela n'en vaudrait-il pas encore
la peine ?
La nouvelle
s'est affichée sur mon portable, dans le studio de l'émission « le Nouveau
Rendez-vous » de France Inter. Le thème : « Cuba si, Cuba no ». Précis, incisif, le fin du fin du journalisme
en vogue. On sait d'avance que la pensée n'y aura aucune place. Combat de
catch. On est sur un ring, les auditeurs qui ne connaissent pas Cuba n'y
comprendront rien. Voilà bien le cadet des soucis. Peut-on pour autant
pratiquer la politique de la chaise vide ?
LA PREUVE PAR LA FICTION ?
Le matin
même, au téléphone, Jeannette Habel me disait son dégoût. Elle va ces jours-ci
d'un plateau à l'autre, d'une émission à l'autre. Universitaire, politologue,
spécialiste de l'Amérique Latine, elle développe une analyse critique de la
révolution cubaine. D'accord ou pas, le débat est ouvert, vif,
enrichissant. Il n'a pas lieu, particulièrement ces jours-ci sur les plateaux,
constate-t-elle. Elle raconte sa dernière émission sur France Culture. La voici
confrontée à l'auteur d'un roman dont l'argument principal est « l'assassinat de Camilo Cienfuegos »
par le régime. « Où sont les preuves ? »,
demande-t-elle. « Je fais de la fiction »
répond-il. Au fil de l'émission, la fiction glisse vers l'argument
avéré, un mensonge de plus.
Pour
dénigrer Cuba, grossir le tombereau d'ordures déversé sur ce pays, tout est
bon. L'exercice rigoureux de la pensée, les règles intellectuelles, le souci
d'informer, le respect des lecteurs et des auditeurs, la simple élémentaire
courtoisie, tout est jeté par-dessus bord. Depuis la mort de Fidel Castro, les
aboyeurs sont sur toutes les ondes. Retour de mémoire encore : « Sur le Racine mort, le campistron pullule
», écrivait Victor Hugo.
Ivan
Darroman, qui participait au Nouveau Rendez-vous, racontait dans le taxi que
dans son petit village paysan de la Sierra Maestra, à la révolution, personne
ne savait lire ni écrire. Il vit depuis vingt ans entre Paris et Cuba.
Musicien, il travaille avec Bruno Garcia (Sergent Major) et sa famille compte
aujourd'hui des médecins, des avocats.
A la
révolution, son village ne disposait même pas de cimetière : « Nous transportions nos morts jusqu'à la
côte où des bateaux venaient les chercher ». Ivan ne pourra pas
raconter tout cela lors de l'émission. Tout juste dire que, le lendemain, il
s'envole vers son île, sera dimanche à Santiago rendre hommage à Fidel.
Comme en
d'autres occasions, j'apprends sur place que Zoé Valdés, pourtant annoncée, ne
sera pas là. Nous étions amies, autrefois à La Havane. Je ne l'ai jamais revue
à Paris. La femme qu'elle est devenue est à ce point différente de celle que
j'ai connue que, les premières années, je ne pouvais y croire. Au point, j'ose
l'avouer, de me demander si elle n'était pas simplement «en service commandé», un de ces agents cubains présentés comme
opposants, en fait des révolutionnaires. Une inversion du feuilleton qui
raconte leur histoire, « En Silencio Ha
Tenido Que Ser » (cela a dû se faire en silence), transposé dans ce cas en « Cela a dû se faire dans le bruit et la
fureur » ?
Jusqu'à ce
que, quelques années avant les attentats de Paris, elle ne lance à la
télévision espagnole : « Il faut coller
une bombe à ce dictateur ».
Je lui avais
amené le roman d'un grand écrivain français François Taillandier, au titre
prémonitoire : « Des Hommes Qui
S'éloignent ». Je pensais l'interroger : Pourquoi tant de haine
? Alessandra Riccio, universitaire, ex correspondante de l'Unita, qui fut
sa grande amie et sa première traductrice en Europe, écrit dans son livre (Racconti
Di Cuba) : « La fatigue, le
découragement, l'envie de changement, de confort matériel, tout cela j'aurais
pu le comprendre. Pourquoi tant de mensonges ? ».
LES SOMMITES DE PLATEAUX
Sur le
plateau, Romain Goupil. Fin connaisseur de Cuba depuis la veille, intronisé par
un article dans Libération. Depuis, on se l'arrache. A-t-il jamais mis les
pieds sur l'île ? Écrit un livre sur Cuba ? Un article argumenté ? Question
jamais posée. Une sommité, un incontestable expert est né du jour au lendemain.
A ses côtés, Jacobo Machover qui a quitté l'île à sept ou huit ans et a fait de
l'anticastrisme un fonds de commerce.
Les vrais
spécialistes de Cuba existent pourtant, des universitaires qui se rendent
régulièrement sur l'île, interrogent, observent, analysent, publient. Comme
Salim Lamrani, l'économiste Remy Herrera, tant d'autres signataires de ce même
site. Paul Estrade, l'un des fondateurs de France-Cuba, auteur d'une Thèse de
doctorat d'État sur José Martí, directeur de nombreuses thèses sur Cuba,
responsable d'un groupe de recherches interuniversitaires et interdisciplinaires
sur Cuba, professeur émérite d'Université, a été invité à la télévision une
fois en cinquante-six ans.
C'est
d'abord à l'insulte que le micro est tendu. Rester zen, refuser la défensive.
On parle des images venues de l'île, un peuple entier, toutes générations
confondues qui rend hommage à un chef d'état à la stature et au prestige
international. Machover, raconte des scènes de larmes sur commande : « Ils font semblant de pleurer mais
jubilent intérieurement. C'est la double morale cubaine ».
On lui
demande dans quel fonds de commerce il a trouvé ces lunettes révélatrices,
incapables au demeurant de capter les vraies images. Des larmes, il y en eut à
l'annonce du décès, il y en eut au moment de l'hommage Place de la Révolution,
il y en a encore à Santiago. Ce qui domine cependant est ce silence de La
Havane, un manteau de peine sur l'île, l'émotion contenue, partout présente.
Romain
Goupil apprend à la pause que « cette
femme » sur le plateau était correspondante de l'Humanité à
La Havane. Il explose : « Qu'est que je
fous dans une émission où on ose inviter quelqu'un payé par
l'Humanité ! » A la reprise, le présentateur donne l'information.
Manque de répartie: Il aurait fallu préciser que cette femme est en plus
militante de base du parti communiste français. Ne regrettons rien, cela nous
aurait peut-être valu une crise cardiaque en direct et « une victime de plus » du communisme castriste.
LE DEBAT REFUSE
Et la
litanie reprend : « Criminel,
dictateur, sanguinaire à l'égal de Staline ». Les mots leur manquent. Celui
qui vient de mourir était un vieil homme malade de 90 ans qui avait abandonné
le pouvoir depuis quinze ans. Pourquoi cet acharnement ? Leur rage est due aux
images qu'ils n'ont pas le pouvoir d'effacer, celles de la détermination de
tout un peuple qui dit simplement : «
Adieu, merci », qui affirme surtout « on continue ».
Les
accusations tournent en boucle « persécutions
des homosexuels, des écrivains, exilés morts en mer, prisonniers
politiques », des sujets polémiques que l'on ne refuse pas de discuter
mais dont on ne peut jamais discuter.
Pas moyen de
dire que cette révolution est une œuvre humaine parsemée d'erreurs. Les Cubains
se desservent là-dessus avec assez de verve pour se critiquer et rectifier. Qui
connait le meilleur des mondes, qui connait le chemin vers la perfection ? Cuba
n'est pas une société parfaite comme le chante Pablo Milanés, encore moins un
paradis socialiste et moins encore une photocopie tropicale du socialisme. Sur
cette île où tout s'est métissé, les hommes, la couleur de leur peau, la
musique et les recettes de cuisine, étrangement, rien de russe n'est resté. Mis
à part le bloc de béton de l'ambassade sur la Quinta avenida.
Dans les
journaux, partout, les mêmes thèmes, ressassés sur tous les tons et jusqu'à la
nausée. Il faut nous empêcher d'évoquer ce que disait Nena, dont l'arrière
arrière-grand-mère était esclave : « Quand
je pense à ce que nous étions, quand je vois ce que nous sommes devenus ».
VERITES INTERDITES
La vérité ne
doit pas être dite ni même entrevue. Interdit de se référer à ces organisations
de L'ONU qui traitent toutes des Droits fondamentaux de l'Homme et qui saluent
les succès de Cuba. Impossible de citer un seul résultat : ni le taux
d'éducation, ni ce premier rang des Amériques pour la mortalité infantile
moindre, ni l'espérance de vie passée de 65 à 79 ans, ni la première place
mondiale pour avoir éradiqué la transmission du VIH de la mère à l'enfant, ni
le 67e rang (sur 188) pour l'indice de développement élevé
(espérance de vie, niveau d'éducation, revenu national brut par habitant), ni
la lutte contre les discriminations raciales ou sexuelles qui persistent encore
comme dans nos sociétés. Faits et chiffres sont leurs ennemis. Il leur faut
remplir les têtes de boue.
Le jour de
la mort de Fidel, une phrase tourne en boucle sur France Info : « En 1960, il y avait 70 000
prisonniers à Cuba ». Parmi eux, peut-être, celui qui avait montré à
Haydée Santamaria l'œil de son frère, les organes génitaux arrachés à son
fiancé. Et combien de tortionnaires et de collaborateurs emprisonnés en France
à la Libération ?
On essaye,
au cours de l'émission de décrire d'autres images de Cuba. Au fur et à mesure
que progresse la caravane qui transporte les cendres à Santiago, l'émotion est
devenue autre. Il y a des sourires, une sorte d'enthousiasme. Le
sentiment que la caravane de la liberté à rebours remonte vers sa source, vers
l'élan premier. Une phrase revient sur les murs, les pancartes de papier et de
carton brandies à bout de bras, inscrite sur tant de visages : « Je suis Fidel ». L'ordre
bien sûr est venu d'en haut, tous ont été contraints et forcés. Comme lorsqu'en
France ils étaient des milliers à proclamer «
je suis Charlie ». Reconnue et célébrée comme spontanée en France,
cette réaction-là est, à cuba, une turpitude castriste de plus.
Les
arguments les plus crasses sont utilisés. Une journaliste a vu des policiers
aux alentours de l'aéroport José Marti... Régime policier, on vous le disait
bien ! Au même moment, arrivaient les chefs d'état d'Afrique et d'Amérique
Latine. Combien de policiers au mètre carré à Paris durant les obsèques de
Charlie Hebdo ?
Pas un seul
dirigeant européen n'assiste au dernier hommage à Santiago. Ils étaient tous en
Israël lors des obsèques de Shimon Perez qui, avant de recevoir, comme Yasser
Arafat, le prix Nobel de la paix, fut un faucon de la pire espèce.
Il n'existe
aucune résolution onusienne condamnant Cuba. Combien – et parmi elles celles
qui exigent la libération des territoires occupés – condamnent Israël ? Si
soucieux des Droits de l'Homme s'agissant de l'île, les dirigeants des pays les
plus riches du monde se sont rendus aux obsèques d'un dirigeant Israélien alors
que les prisons de ce pays sont pleines de milliers de prisonniers palestiniens
parmi lesquels des enfants. Elizardo Sanchez opposant du régime prétend qu'il
en existe 89 à Cuba. La Palestine, Gaza, ont rendu jeudi hommage à Fidel. Il y
a toujours eu une ambassade de Palestine à La Havane...
Au micro,
tandis que le rictus défigure le visage de deux intervenants, on évoque les
hommages de l'Afrique, les cérémonies convoquées par l'ANC au Cap, à
Johannesburg, le deuil national en Namibie. On cite le discours de Mandela à
Matanzas, en juillet 1991 : « Nous sommes
ici avec le sentiment de l'énorme dette que nous avons contractée envers le
peuple cubain. (…). Sans Cuba, je serais toujours en prison... ». Il
rappelait la bataille de Cuito Cuanavale remportée grâce aux troupes
internationalistes cubaines, « le
point tournant de la libération de notre continent et celui de nombreux peuples
du fléau de l'apartheid. (…). En Afrique, nous sommes habitués à être les
victimes des pays qui veulent s'emparer de notre territoire ou supprimer notre
souveraineté. Dans toute notre histoire, c'est le seul cas où des étrangers se
sont battus pour défendre un de nos pays ».
HOMMAGE À LA ANSE D’HAUNAULT
Parole
coupée et on ne peut enchaîner sur la cérémonie de La Anse d'Haunault, petite
ville haïtienne de 30 000 habitants, à cent kilomètres de l'Artibonite, où l'on
a vu un jour des paysans manger de la terre pour suppléer à la carence de sels
minéraux. Autour d'un portrait de Fidel, un groupe de médecins cubains, membres
de la brigade médicale qui exerce là en permanence, d'autres envoyés en renfort
après l'ouragan Matthew. Depuis 1998, 6 094 médecins et infirmiers sont passés
dans ce pays, le plus pauvre d'Amérique Latine et des Caraïbes.
« Con los pobres de la tierra quiero yo mi suerte
echar » (« Avec les pauvres de la terre je veux
partager mon sort »), écrivait José Marti. Son serment, les paroles de
Guantanamera, constitue une sorte de code d'honneur de la révolution. Promesse
tenue comme le prouvent d'autres images, d'autres récits qui parviennent des
hôpitaux du continent, des ambassades cubaines d'Amérique latine : des groupes
de médecins boliviens, vénézuéliens, venus en groupe. Tous diplômés de l'école
de médecine latino-américaine comme dans la dernière promotion, cette
nicaraguayenne autrefois petite mendiante des rues de Managua. Sur l'île de la
jeunesse, ont été éduqués gratuitement des milliers de jeunes des quatre
continents qui n'auraient pas eu la moindre chance dans leur propre pays.
30 000 venus d'Afrique, 8 000 d'Amérique Latine, devenus médecins. Rentrés
chez eux, ils contribuent à rendre le monde un peu plus vivable pour les plus
pauvres.
On n'aura
même pas l'espace d'un instant pour citer le pape : « Si cela continue, La Havane est en passe de devenir capitale la
paix » ; Pas plus que le New York Times : « Cuba est une île pauvre, à 7 000 kilomètres des pays d'Afrique
où Ebola se répand. En envoyant des centaines de médecins et d'infirmiers en
première ligne, Cuba occupe le premier rang de la lutte contre Ebola ».
Après la
lecture des journaux, les flashs télévisés, l'écoute des radios, l'émission du
Nouveau Rendez-Vous, on se retrouve la tête emplie de bruit et de fureur.
Jusqu'à réception, quelques heures plus tard, d'un autre message. Un texto d’Ivan
depuis l'aéroport : « Voy a
decirle que le vamos a cumplir » (Je
vais lui dire que nous allons réaliser son rêve). Et comme c'est un Cubain,
un musicien, qui le dit, on entend tout à coup, à nouveau la musique.
Maïte Pinero*
Source :
Humanite.fr 4 Décembre 2016
(*) Ancienne
correspondante de « L’Humanité » à Cuba.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire