Toussaint Alain |
Entretien avec
Toussaint Alain, ex-conseiller et ancien porte-parole du président ivoirien
Laurent Gbagbo pour l’Union européenne entre 2001 et 2011. Il évoque les
prochaines législatives où l’opposition se présente pour la première fois
depuis 2011, le retrait des pays africains de la CPI et le procès de Laurent
Gbagbo.
Sputnik
: Des élections législatives sont prévues le 18 décembre en Côte d’Ivoire.
Pourquoi l’opposition a-t-elle décidé d’y participer ?
Je salue la décision
des responsables du Front populaire ivoirien (FPI), de Liberté et Démocratie
pour la République (LIDER), d’autres partis et des centaines d’indépendants d’y
aller. Les élections revêtent toujours une importante signification : elles
sont l’expression démocratique des attentes qu’a le peuple envers les élites
politiques et du verdict populaire sur les gouvernements et les gouvernants.
Les élections se sont
enracinées dans la logique politique de la Côte d’Ivoire au cours des
vingt-cinq dernières années. Seulement, dès avril 2011, Alassane Ouattara avait
tout mis en œuvre pour marginaliser les partisans du président Laurent Gbagbo
afin de les contraindre psychologiquement à ne pas participer à la vie sociale,
économique et politique de la nation : gel des comptes bancaires, arrestations
arbitraires, détentions illégales, chantage à l’emploi public avec le
licenciement de centaines de fonctionnaires et agents de l’État, etc.
Ces procédés
d’intimidation et ces menaces ont eu pour conséquence de braquer certains
opposants, les obligeant au boycott de plusieurs rendez-vous électoraux entre
2011 et 2015. Cette orchestration de la terreur s’est atténuée au fil du temps.
La présidentielle d’octobre 2015 a été un premier tournant, marquant le retour
de l’opposition dans l’arène politique nationale. En octobre 2016, la forte
mobilisation contre le référendum a apporté la preuve que celle-ci pouvait se
rassembler autour de l’essentiel afin de se poser en alternative crédible à un
régime qui a échoué à trouver des solutions aux problèmes des Ivoiriens.
C’est notre responsabilité de ne pas tourner le dos à nos
concitoyens. Comme en 2011, je rejette donc toute idée de boycotter des
élections. Nous devons aussi combattre Alassane Ouattara dans les urnes. Cinq
années de boycott électoral ont été improductives, stériles. La politique de la
chaise vide n’a rien apporté. Le régime actuel a fait voter une Constitution
sans concertation. La dynamique de pression née lors de la séquence référendaire
va se poursuivre au cœur des institutions de la République, à l’Assemblée
nationale, par exemple.
Sputnik
: Justement, quelles sont les chances de l’opposition démocratique d’être
représentée dans le futur Parlement ?
Ces législatives
restent ouvertes. L’heure du bilan a sonné pour Ouattara qui doit être
sévèrement sanctionné. C’est l’occasion pour les électeurs d’exprimer
clairement leur refus de la politique actuelle. Le gouvernement est affaibli
par son piètre bilan économique et social, avec un fort chômage qui frappe des
millions de jeunes. Outre la forte baisse du pouvoir d’achat des ménages,
l’insécurité est devenue endémique avec la violence d’adolescents endoctrinés,
sans oublier le niveau de corruption trop élevé. Des menaces sérieuses pèsent sur
le régime de retraite des fonctionnaires, la liberté syndicale est menacée, les
instituteurs sont régulièrement en grève, l’Université est paralysée, etc.
À quoi répond ce
double standard, ce deux poids, deux mesures ? La CPI est un outil créé par les
pays occidentaux, la France en tête, pour dominer l’Afrique. Naturellement, je
me réjouis que le Kenya, le Burundi, la Gambie, l’Afrique du Sud et l’Angola
aient pris leurs responsabilités. Ce processus doit s’amplifier, car, au total,
34 pays africains ont ratifié le traité fondateur de la CPI.
Malheureusement, nos
gouvernants restent divisés. Un consensus me semble indispensable pour se
retirer de cette institution dont la crédibilité est largement minée.
Et l’inventaire des « affaires africaines » actuellement
instruites par cette Cour néocolonialiste suffit à en relever l’urgence. La CPI
aurait pu profiter du procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé pour se
laver des soupçons de n’être qu’un tribunal pour les vaincus et d’être
instrumentalisée par les Occidentaux, qui choisissent leurs ennemis. Elle
préfère réécrire l’histoire récente de la Côte d’Ivoire. Or, tout le monde sait
la vérité, sauf la procureure de la CPI qui ne poursuit qu’un seul camp. Depuis
septembre 2002, il est de notoriété publique que la rébellion de Guillaume
Soro, parrainée par M. Ouattara et la France, s’est rendue coupable des pires
crimes contre l’humanité. Étrangement, aucun des combattants rebelles n’est
présent dans le box des accusés. C’est une justice bancale.
Sputnik
: Après que le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie ont officiellement lancé
la procédure de retrait de la CPI, l’occupant actuel du palais présidentiel à
Abidjan, le pro-occidental Alassane Ouattara, en visite à Paris, a appelé les
autres pays africains à rester au sein de cette organisation. Pensez-vous que
les « anciennes » colonies françaises d’Afrique seront en effet plus enclines à
rester membres de la CPI, à la différence des autres nations africaines ?
Le problème de
l’Afrique francophone, c’est la France qui y maintient sa domination dans les
domaines économiques, politiques, culturels, militaires et judiciaires. Comme
je l’avais expliqué à l’un des membres de la commission des Affaires étrangères
de la Douma (le Parlement russe) lors d’une précédente visite à Moscou, les
ex-colonies françaises doivent se libérer. Il est anormal que nos gouvernants
soient soumis au diktat de l’ancienne métropole, qui exerce des pressions
intolérables sur eux.
La France a joué un
rôle important dans la création de la CPI en 1998 puis elle a ratifié le Statut
en juin 2000. Paris est même le troisième contributeur au budget annuel de la
Cour (environ 112 millions d’euros). Autant dire que cette institution revêt un
caractère stratégique pour la France. Je me souviens qu’en 2003, en pleines
négociations avec la rébellion ivoirienne que le gouvernement français
finançait, assistait diplomatiquement et militairement, Jacques Chirac agitait
déjà le chiffon rouge de la CPI en menaçant de traduire « Gbagbo l’insoumis »
devant la justice internationale.
Les présidents passent, mais les méthodes de la France
demeurent. Ce qui explique la prudence des dirigeants africains francophones à
se joindre à leurs homologues anglophones, entrés en dissidence avec la CPI. Le
déclic viendra forcément un jour, car aussi longtemps que la CPI concentrera
ses enquêtes uniquement sur les seuls leaders du continent, les Africains du
sud, du nord, de l’est ou de l’ouest ne se sentiront pas concernés par cette
justice prétendument universelle. Nos États devraient œuvrer à rendre
opérationnelle la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, une idée
lancée en 1998 par l’Union africaine (UA). Au moins, ce tribunal continental
serait bien fondé à se mêler de nos affaires.
Sputnik
: Dans nos précédents entretiens, nous avons beaucoup parlé de la
réconciliation, qui ne serait possible que si Laurent Gbagbo était libéré.
Quelle est la situation qui prévaut aujourd’hui en Côte d’Ivoire ? Comment
voyez-vous l’avenir de votre pays ?
La rébellion et la guerre
civile ont fracturé et délité notre société. Parvenu aux affaires après un
conflit armé, Alassane Ouattara a abandonné le chantier de la réconciliation
nationale, qui est au point mort. Il s’est enfermé dans un sectarisme primaire.
Cette politique clanique est dangereuse, car elle sape les fondements de la
Nation.
Jamais en Côte
d’Ivoire ni l’ethnie ni la religion, voire l’appartenance à un parti politique,
n’ont été des critères déterminants pour accéder à un emploi public ou une
promotion sociale. Aujourd’hui, c’est le règne du clientélisme
politico-ethnique sur fond de népotisme. L’heure devrait pourtant être au
rassemblement et à la défense de l’intérêt général, fruit d’une réelle volonté
politique.
Par ailleurs, il y a
encore des civils et des militaires, proches ou sympathisants de Gbagbo, en
exil quand ils ne croupissent pas dans les geôles du régime. Environ 228
personnes sont portées disparues tandis que 241 prisonniers restent incarcérés
dans des conditions inhumaines, subissant régulièrement des tortures. Sept
compatriotes sont aussi emprisonnés au Liberia voisin depuis mars 2012. La
justice tarde à se prononcer sur le sort de ces personnes détenues en toute
illégalité.
D’autre part, l’équité
voudrait que les responsables des violences postélectorales de 2011 du camp
Ouattara soient poursuivies par la justice ivoirienne. Ce n’est malheureusement
pas le cas. Exactement comme à la CPI. Le règlement politique de la question
des prisonniers de la crise postélectorale est une des clés de la réconciliation
en Côte d’Ivoire. Tout comme la réhabilitation du président Gbagbo, dont la
libération est vivement espérée. Par son engagement politique et syndical,
Laurent Gbagbo est devenu, au fil des décennies, le dénominateur commun d’une
écrasante majorité d’Ivoiriens. Opposant, il a été de toutes les luttes
politiques pour l’avènement du multipartisme et sociales pour une société plus
égalitaire.
Au pouvoir en 2000, il
a entamé une refondation contrariée dès 2002 par la rébellion. Un tel homme ne
peut être voué aux poubelles de l’Histoire. Libre, il sera le véritable moteur
de la paix en Côte d’Ivoire, un pays dont l’avenir se conjuguera avec
démocratie et État de droit. C’est le sens du combat que nous menons. Certes,
le chemin est long et parsemé d’embûches, mais nous y parviendrons.
Propos recueillis par Mikhail Gamandiy-Egorov (Sputnik 09.12.2016)
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Source :
connectionivoirienne 12 décembre 2016
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