mardi 13 décembre 2016

« Le problème de l’Afrique francophone, c’est la France… »

Toussaint Alain
Entretien avec Toussaint Alain, ex-conseiller et ancien porte-parole du président ivoirien Laurent Gbagbo pour l’Union européenne entre 2001 et 2011. Il évoque les prochaines législatives où l’opposition se présente pour la première fois depuis 2011, le retrait des pays africains de la CPI et le procès de Laurent Gbagbo.
Sputnik : Des élections législatives sont prévues le 18 décembre en Côte d’Ivoire. Pourquoi l’opposition a-t-elle décidé d’y participer ?
Je salue la décision des responsables du Front populaire ivoirien (FPI), de Liberté et Démocratie pour la République (LIDER), d’autres partis et des centaines d’indépendants d’y aller. Les élections revêtent toujours une importante signification : elles sont l’expression démocratique des attentes qu’a le peuple envers les élites politiques et du verdict populaire sur les gouvernements et les gouvernants.
Les élections se sont enracinées dans la logique politique de la Côte d’Ivoire au cours des vingt-cinq dernières années. Seulement, dès avril 2011, Alassane Ouattara avait tout mis en œuvre pour marginaliser les partisans du président Laurent Gbagbo afin de les contraindre psychologiquement à ne pas participer à la vie sociale, économique et politique de la nation : gel des comptes bancaires, arrestations arbitraires, détentions illégales, chantage à l’emploi public avec le licenciement de centaines de fonctionnaires et agents de l’État, etc.
Ces procédés d’intimidation et ces menaces ont eu pour conséquence de braquer certains opposants, les obligeant au boycott de plusieurs rendez-vous électoraux entre 2011 et 2015. Cette orchestration de la terreur s’est atténuée au fil du temps. La présidentielle d’octobre 2015 a été un premier tournant, marquant le retour de l’opposition dans l’arène politique nationale. En octobre 2016, la forte mobilisation contre le référendum a apporté la preuve que celle-ci pouvait se rassembler autour de l’essentiel afin de se poser en alternative crédible à un régime qui a échoué à trouver des solutions aux problèmes des Ivoiriens.
C’est notre responsabilité de ne pas tourner le dos à nos concitoyens. Comme en 2011, je rejette donc toute idée de boycotter des élections. Nous devons aussi combattre Alassane Ouattara dans les urnes. Cinq années de boycott électoral ont été improductives, stériles. La politique de la chaise vide n’a rien apporté. Le régime actuel a fait voter une Constitution sans concertation. La dynamique de pression née lors de la séquence référendaire va se poursuivre au cœur des institutions de la République, à l’Assemblée nationale, par exemple.
Sputnik : Justement, quelles sont les chances de l’opposition démocratique d’être représentée dans le futur Parlement ?
Ces législatives restent ouvertes. L’heure du bilan a sonné pour Ouattara qui doit être sévèrement sanctionné. C’est l’occasion pour les électeurs d’exprimer clairement leur refus de la politique actuelle. Le gouvernement est affaibli par son piètre bilan économique et social, avec un fort chômage qui frappe des millions de jeunes. Outre la forte baisse du pouvoir d’achat des ménages, l’insécurité est devenue endémique avec la violence d’adolescents endoctrinés, sans oublier le niveau de corruption trop élevé. Des menaces sérieuses pèsent sur le régime de retraite des fonctionnaires, la liberté syndicale est menacée, les instituteurs sont régulièrement en grève, l’Université est paralysée, etc.
À quoi répond ce double standard, ce deux poids, deux mesures ? La CPI est un outil créé par les pays occidentaux, la France en tête, pour dominer l’Afrique. Naturellement, je me réjouis que le Kenya, le Burundi, la Gambie, l’Afrique du Sud et l’Angola aient pris leurs responsabilités. Ce processus doit s’amplifier, car, au total, 34 pays africains ont ratifié le traité fondateur de la CPI.
Malheureusement, nos gouvernants restent divisés. Un consensus me semble indispensable pour se retirer de cette institution dont la crédibilité est largement minée.
Et l’inventaire des « affaires africaines » actuellement instruites par cette Cour néocolonialiste suffit à en relever l’urgence. La CPI aurait pu profiter du procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé pour se laver des soupçons de n’être qu’un tribunal pour les vaincus et d’être instrumentalisée par les Occidentaux, qui choisissent leurs ennemis. Elle préfère réécrire l’histoire récente de la Côte d’Ivoire. Or, tout le monde sait la vérité, sauf la procureure de la CPI qui ne poursuit qu’un seul camp. Depuis septembre 2002, il est de notoriété publique que la rébellion de Guillaume Soro, parrainée par M. Ouattara et la France, s’est rendue coupable des pires crimes contre l’humanité. Étrangement, aucun des combattants rebelles n’est présent dans le box des accusés. C’est une justice bancale.
Sputnik : Après que le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie ont officiellement lancé la procédure de retrait de la CPI, l’occupant actuel du palais présidentiel à Abidjan, le pro-occidental Alassane Ouattara, en visite à Paris, a appelé les autres pays africains à rester au sein de cette organisation. Pensez-vous que les « anciennes » colonies françaises d’Afrique seront en effet plus enclines à rester membres de la CPI, à la différence des autres nations africaines ?
Le problème de l’Afrique francophone, c’est la France qui y maintient sa domination dans les domaines économiques, politiques, culturels, militaires et judiciaires. Comme je l’avais expliqué à l’un des membres de la commission des Affaires étrangères de la Douma (le Parlement russe) lors d’une précédente visite à Moscou, les ex-colonies françaises doivent se libérer. Il est anormal que nos gouvernants soient soumis au diktat de l’ancienne métropole, qui exerce des pressions intolérables sur eux.
La France a joué un rôle important dans la création de la CPI en 1998 puis elle a ratifié le Statut en juin 2000. Paris est même le troisième contributeur au budget annuel de la Cour (environ 112 millions d’euros). Autant dire que cette institution revêt un caractère stratégique pour la France. Je me souviens qu’en 2003, en pleines négociations avec la rébellion ivoirienne que le gouvernement français finançait, assistait diplomatiquement et militairement, Jacques Chirac agitait déjà le chiffon rouge de la CPI en menaçant de traduire « Gbagbo l’insoumis » devant la justice internationale.
Les présidents passent, mais les méthodes de la France demeurent. Ce qui explique la prudence des dirigeants africains francophones à se joindre à leurs homologues anglophones, entrés en dissidence avec la CPI. Le déclic viendra forcément un jour, car aussi longtemps que la CPI concentrera ses enquêtes uniquement sur les seuls leaders du continent, les Africains du sud, du nord, de l’est ou de l’ouest ne se sentiront pas concernés par cette justice prétendument universelle. Nos États devraient œuvrer à rendre opérationnelle la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, une idée lancée en 1998 par l’Union africaine (UA). Au moins, ce tribunal continental serait bien fondé à se mêler de nos affaires.
Sputnik : Dans nos précédents entretiens, nous avons beaucoup parlé de la réconciliation, qui ne serait possible que si Laurent Gbagbo était libéré. Quelle est la situation qui prévaut aujourd’hui en Côte d’Ivoire ? Comment voyez-vous l’avenir de votre pays ?
La rébellion et la guerre civile ont fracturé et délité notre société. Parvenu aux affaires après un conflit armé, Alassane Ouattara a abandonné le chantier de la réconciliation nationale, qui est au point mort. Il s’est enfermé dans un sectarisme primaire. Cette politique clanique est dangereuse, car elle sape les fondements de la Nation.
Jamais en Côte d’Ivoire ni l’ethnie ni la religion, voire l’appartenance à un parti politique, n’ont été des critères déterminants pour accéder à un emploi public ou une promotion sociale. Aujourd’hui, c’est le règne du clientélisme politico-ethnique sur fond de népotisme. L’heure devrait pourtant être au rassemblement et à la défense de l’intérêt général, fruit d’une réelle volonté politique.
Par ailleurs, il y a encore des civils et des militaires, proches ou sympathisants de Gbagbo, en exil quand ils ne croupissent pas dans les geôles du régime. Environ 228 personnes sont portées disparues tandis que 241 prisonniers restent incarcérés dans des conditions inhumaines, subissant régulièrement des tortures. Sept compatriotes sont aussi emprisonnés au Liberia voisin depuis mars 2012. La justice tarde à se prononcer sur le sort de ces personnes détenues en toute illégalité.
D’autre part, l’équité voudrait que les responsables des violences postélectorales de 2011 du camp Ouattara soient poursuivies par la justice ivoirienne. Ce n’est malheureusement pas le cas. Exactement comme à la CPI. Le règlement politique de la question des prisonniers de la crise postélectorale est une des clés de la réconciliation en Côte d’Ivoire. Tout comme la réhabilitation du président Gbagbo, dont la libération est vivement espérée. Par son engagement politique et syndical, Laurent Gbagbo est devenu, au fil des décennies, le dénominateur commun d’une écrasante majorité d’Ivoiriens. Opposant, il a été de toutes les luttes politiques pour l’avènement du multipartisme et sociales pour une société plus égalitaire.
Au pouvoir en 2000, il a entamé une refondation contrariée dès 2002 par la rébellion. Un tel homme ne peut être voué aux poubelles de l’Histoire. Libre, il sera le véritable moteur de la paix en Côte d’Ivoire, un pays dont l’avenir se conjuguera avec démocratie et État de droit. C’est le sens du combat que nous menons. Certes, le chemin est long et parsemé d’embûches, mais nous y parviendrons.

Propos recueillis par Mikhail Gamandiy-Egorov (09.12.2016)

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Source : connectionivoirienne

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