Le linguiste et philosophe Noam Chomsky (à gauche de profil),
figure majeure du paysage intellectuel états-unien, nous a livré ses réflexions
exclusives après la mort de Fidel Castro à l'occasion d'une rencontre dans les
locaux de « l'Humanité » et de « l'Humanité Dimanche ».
« Les
réactions à la mort de Fidel Castro diffèrent selon l'endroit du monde où vous
vous trouvez. Par exemple, en Haïti ou en Afrique du Sud, c'était une figure très
respectée, une icône, et sa disparition a suscité une grande émotion.
« Aux
États-Unis, l'ambiance générale a été résumée par le premier titre du "New
York Times", lequel indiquait en substance : "Le dictateur cubain est
mort". Par curiosité, j'ai jeté un œil aux archives de ce journal pour
voir combien de fois ils avaient qualifié le roi d'Arabie saoudite de
"dictateur". Sans surprise, il n'y avait aucune occurrence...
« Il
y a également un silence absolu sur le rôle joué par les États-Unis à Cuba, la
manière dont Washington a œuvré pour nuire aux velléités d'indépendance de
l'île et à son développement, dès la révolution survenue en janvier 1959.
L'administration Eisenhower a tenté de renverser Castro, puis, sous celle de
Kennedy, il y a eu l'invasion manquée de la baie des Cochons, suivie d'une
campagne terroriste majeure.
« Des
centaines, voire des milliers de personnes ont été assassinées avec la
complicité de l'administration américaine et une guerre économique d'une
sauvagerie extrême a été déclarée contre le régime de Fidel Castro. Cette
opération, baptisée opération "Mangouste", a culminé en octobre 1962
et devait aboutir à un soulèvement à Cuba auquel Washington aurait apporté son
appui.
« Mais
en octobre 1962, Khrouchtchev a installé des missiles à Cuba, sans doute en
partie pour contrecarrer l'opération "Mangouste" mais aussi pour
compenser l'avantage militaire dont disposait l'armée américaine dans la guerre
froide, conséquence du refus par Washington de l'offre de désarmement mutuel
émise par Moscou. Ce fut sans doute le moment le plus dangereux de l'histoire
de l'humanité.
« Personne ne se demande pourquoi Mandela, à peine libéré
de prison, a rendu hommage à Fidel Castro.
« Dès
la fin de la crise des missiles, Kennedy a relancé les opérations terroristes
contre Cuba ainsi que la guerre économique, ce qui a eu des implications
majeures sur les capacités de développement de Cuba.
« Imaginez
ce que serait la situation aux États-Unis si, dans la foulée de son
indépendance, une superpuissance avait infligé pareil traitement : jamais des
institutions démocratiques n'auraient pu y prospérer.
« Tout
cela a été omis lors de l'annonce de la mort de Fidel Castro. Autres omissions
: pourquoi une personnalité aussi respectée que Nelson Mandela, à peine libérée
de prison, a-t-elle rendu hommage à Fidel Castro en le remerciant de son aide
pour la libération de son pays du joug de l'apartheid ?
« Pourquoi La Havane a-t-elle envoyé tant de médecins
au chevet d'Haïti après le séisme de 2010 ?
« Le
rayonnement et l'activisme international de cette petite île ont été
stupéfiants, notamment lorsque l'Afrique du Sud a envahi l'Angola avec le
soutien des États-Unis. Les soldats cubains y ont combattu les troupes de
Pretoria quand les États-Unis faisaient partie des derniers pays au monde à
soutenir l'apartheid.
« Sur
le plan interne, à Cuba, il y avait certes une combinaison de répression, de
violations des droits de l'homme, mais à quels niveaux ces abus étaient-ils
liés aux attaques répétées venues de l'extérieur ? Il est difficile d'avoir un
jugement clair sur cette question. Il faut également noter que le système de
santé à Cuba s'est imposé comme l'un des plus efficaces de la planète, bien
supérieur, par exemple, à celui que nous avons aux États-Unis.
« Et
concernant les violations des droits de l'homme, ce qui s'y est produit de pire
ces quinze dernières années a eu lieu à Guantanamo, dans la partie de l'île
occupée par l'armée américaine, qui y a torturé des centaines de personnes dans
le cadre de la "guerre contre le terrorisme" ».
Cette entrevue fait
partie d’un dossier de 28 pages paru dans « l’Humanité Dimanche » (édition du
1er au 14 décembre 2016) à l’occasion du décès de Fidel Castro.
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