dimanche 7 août 2016

Se battre au lieu de festoyer pour une indépendance fictive. Lettre à un ami diplomate, par Jean-Claude Djereke.

Jacques Foccart et son masque ivoirien

Cher ami, dans ta lettre du 2 août 2016, tu écris que, pour le 56e anniversaire de la commémoration de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, on mangera, on boira et on dansera à gogo et que tu souhaiterais que je sois de la fête qui aura lieu dans les locaux de notre ambassade.

Juillet et août sont habituellement des mois où certains élèves sont célébrés. Ils font la fête avec leurs parents et amis parce qu’ils sont sortis victorieux de l’épreuve du baccalauréat ou du brevet, parce qu’ils sont passés d’un niveau à un autre, d’une étape à une autre, parce qu’ils sont entrés dans une nouvelle vie, parce qu’ils ont accompli un bond qualificatif. D’après la Bible, les Juifs célébraient Pâque pour commémorer la sortie d’Égypte du peuple hébreu, la naissance d’Israël en tant que peuple et le passage à sec de la Mer Rouge. En somme, ils fêtaient leur liberté retrouvée, la fin de leur asservissement et oppression. Voilà pourquoi Pâque est une des fêtes les plus importantes de la religion juive. Chaque année, les chrétiens célèbrent Pâques en souvenir de la résurrection de Jésus, qui est son passage de la mort à la vie.
Notre pays a-t-il fait un seul bond qualitatif depuis le 7 août 1960 ? Sommes-nous sortis de la pauvreté et de la dépendance ? Les conditions de vie et de travail de notre peuple se sont-elles améliorées ? Les Ivoiriens vivent-ils plus longtemps aujourd’hui ? Hormis « la carte d’identité nationale et celle du parti unique qui sont les morceaux du pauvre dans le partage, et ont la sécheresse et la dureté de la chair du taureau » (pour parler comme Fama dans Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma), l’accession de notre pays à l’indépendance a-t-elle changé fondamentalement leur existence ? Bref, ont-ils gagné plus d’argent et de liberté ?
À toutes ces questions, je ne puis répondre que par la négative car, dans nos villages, les paysans utilisent encore la machette et la daba comme en 1960 alors que l’argent du cacao et du café aurait pu servir à mécaniser l’agriculture ; la ville n’est pas mieux lotie car les riches et leurs familles préfèrent se soigner en Europe parce qu’ils ne font pas confiance à nos hôpitaux et dispensaires qui manquent du strict minimum. Non seulement aucune nouvelle université digne de ce nom n’a été construite après 1960 mais les lycées et collèges qui marchaient bien autrefois se sont considérablement dégradés ; les internats se comptent sur les doigts de la main. Le 43e Bima est toujours présent à Port-Bouët alors que vous ne trouvez aucune base militaire anglaise au Ghana, en Zambie ou au Kenya et que le Portugal ne possède pas de base militaire en Angola ou au Mozambique.
Notre monnaie demeure le franc CFA qui n’est ni connu ni reconnu en France, pays auquel il profite d’abord et avant tout, pendant que chaque pays de l’Afrique anglophone dispose de sa propre monnaie et qu’il ne s’en porte pas plus mal. Nous n’avons pas arrêté de n’être que des pourvoyeurs de matières premières dont les prix continuent d’être fixés par l’Occident alors que certains pays asiatiques qui étaient au même niveau que nous en 1960 se sont industrialisés. L’ex-puissance coloniale n’a pas cessé d’intervenir dans nos affaires internes ; elle s’est même permis en 2011 de dire qui a gagné notre présidentielle de 2010 et de bombarder les symboles de notre souveraineté (résidence du chef de l’État, Télévision nationale, camps militaires, etc.) pour placer à la tête de notre pays un président à sa solde (rappelle-toi le « on a sorti Gbagbo et installé Ouattara, sans aucune polémique » de Sarkozy dans  l’ouvrage Ça reste entre nous, hein ? Deux ans de confidences de Nicolas Sarkozy publié par Nathalie Schuck et Frédéric Gerschel) et, depuis, c’est le retour en force des coopérants, conseillers et assistants techniques français sur les bords de la lagune Ébrié.
Je pourrais citer d’autres faits mais je me limite à ceux-ci pour montrer que notre indépendance est fictive. Il nous reste à conquérir la vraie indépendance, celle dont s’honore l’Algérie et que les Algériens n’ont pas reçue sur un plateau d’argent mais qu’ils ont arrachée après une lutte âpre et difficile où ils firent preuve de courage, de détermination et de solidarité. La vraie indépendance signifie être maître de son propre destin, elle « ne consiste pas à avoir un bon maître, mais à n'en point avoir » (Cicéron). Césaire a dit qu’il croyait à cette indépendance tout en se demandant si les Martiniquais la voulaient vraiment (cf : Nègre je suis, Nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, 2005, p. 43). Les Ivoiriens désirent-ils vraiment la liberté ? Sont-ils prêts à en payer le prix ? Car la liberté coûte cher. Par exemple, serions-nous capables, si les circonstances devaient nous y contraindre, de ne manger que l’attiéké et de ne boire que le bandji ? Accepterions-nous de nous soigner et de scolariser notre progéniture sur place ?
Une chose est certaine : ce n’est ni en nous amusant à longueur d’année, ni en dansant sans cesse que nous gagnerons la bataille de la vraie indépendance. Malheureusement, nous sommes bien contents quand une télé caporalisée nous sert la danse ad nauseam pour nous abrutir et nous détourner des enjeux de société comme la plèbe réclamait naguère le pain et les jeux (panem et circenses) dans la Rome antique. Je ne suis pas contre la danse en tant que telle ; je constate simplement que nous en faisons un peu trop dans ce domaine. Qu’est-ce qui peut arriver à un peuple qui danse trop ou passe le plus clair de son temps à se trémousser les fesses ? Réponse de l’écrivain congolais Henri Lopes : « L’Afrique à force de rire et de danser s’était laissée surprendre par les peuples plus austères, elle en avait été déportée et asservie » (cf. : Tribaliques, Yaoundé, CLE-Press pocket, 1983, p. 29).
Tu as promis qu’on dansera beaucoup, ce 7 août 2016. Je vous souhaite, à tes invités et à toi-même, de vous livrer à toutes les danses possibles, y compris à celles qu’on qualifie d’endiablées. Quant à moi, je resterai chez moi pour réfléchir à la situation de notre pays. Même des gens ayant soutenu Ouattara reconnaissent que cette situation est devenue catastrophique, que la Côte d’Ivoire va de plus en plus mal, que les prix de l’électricité augmentent mois après mois, ce qui jeta dernièrement plusieurs personnes dans la rue à Bouaké, Yamoussoukro, Tiassalé et Daloa, que l’argent ne circule que parmi les bénéficiaires du rattrapage ethnique, que pas un jour ne passe sans que des Ivoiriens ne perdent la vie sur les routes ; j’aurai une pensée pour les prisonniers et exilés politiques, pour tous ces hommes et femmes tués ou blessés par les « Microbes » et pour les Ivoiriens injustement expropriés ; je relirai volontiers Ki-Zerbo, Cheikh Anta Diop ou Fabien Eboussi Boulaga qui « tient pour une catastrophe sans nom que, pendant deux ou trois générations, tous ceux qui ont fait des études supérieures et secondaires aient été larbinisés, rendus serviles, tenus en laisse au moyen d’un salaire » (Fabien Eboussi, Lignes de résistance, Yaoundé, CLE, 1999).
C’est à dessein que le philosophe camerounais évite d’employer le mot « intellectuel ». Pour lui, on ne peut se dire intellectuel et verser facilement dans la lâcheté et la démission lorsque de graves menaces pèsent sur la Res publica. Comme Eboussi, Mongo Beti (Alexandre Biyidi Awala, de son vrai nom) préfère appeler tous ceux qui ont fréquenté le collège, le lycée et l’université de « simples diplômés » et non des intellectuels. Pourquoi ? Parce que, selon lui, être intellectuel, c’est se comporter comme les Français Émile Zola, Victor Hugo, Jean-Paul Sartre, André Malraux, le Tchèque Vaclav Havel, l’Argentin Adolfo Perez Esquivel, le Polonais Adam Michnik ou l’Américain Noam Chomsky. À leurs risques et périls, en effet, ces personnalités se sont mouillées pour le triomphe de la vérité et de la justice ; plusieurs fois, elles se sont prononcées ouvertement sur ce qui se passait dans leur pays. Jamais elles n’ont choisi de se réfugier dans le silence pour protéger de périssables avantages matériels. Jamais elles n’ont fait passer leur petit confort et leur tranquillité avant le salut du pays. En un mot, elles n’ont jamais accepté de jouer un rôle de spectateurs.
Pourquoi avons-nous, en Afrique, plus de diplômés que d’intellectuels ? Parce que, quoique conscients des problèmes et défis du continent et quoique « capables de critiquer avec compétence et lucidité les gouvernements africains dans un salon, ils sont incapables de passer à l’action et de s’engager par peur de représailles ». Or, ajoute Mongo Beti, « il ne suffit pas de dire j’ai été à l’école normale supérieure. Une élite qui ne peut pas s’engager n’existe pas » (Mongo Beti parle, testament d’un esprit rebelle. Entretiens avec Ambroise Kom, éditions Homnisphères, 2006).
Le 7 août 2016 ne sera pas un jour de fête pour moi car on ne célèbre que ce qu’on a conquis. Nous n’avons encore rien conquis. Bien au contraire, nous sommes en train de perdre le peu d’acquis arrachés de haute lutte par la gauche ivoirienne en 1990 : liberté d’opinion, liberté d’expression, liberté de réunion, liberté d’association, liberté de mouvement. Je le perçois plutôt comme un moment de recueillement et de réflexion. Ce sera aussi un moment pour relire l’histoire de notre pays. Je reste persuadé que l’Afrique ne peut pas s’en sortir si elle se contente de jouer et de danser. Elle a aussi besoin de lire ; les Africains doivent lire car « le livre et la lecture peuvent être une école de la vie, faire acquérir au lecteur des expériences et une sagesse qui n’ont pas nécessairement besoin de naître d’une confrontation avec les réalités de l’existence ; ils offrent au lecteur l’occasion d’une précocité intellectuelle » (Koffi Anyinéfa, Le fait littéraire dans l’œuvre de Henri Lopes : Éléments d’une sociologie de la littérature africaine, in Éthiopiques, revue trimestrielle de culture négro-africaine, n° 52, 1er semestre 1989 – vol. 6 n° 1).
En conclusion, je dirais que célébrer l’indépendance de notre pays n’a aucun sens au moment où notre pays est occupé militairement, économiquement et politiquement par la France ; au moment où ceux et celles qui se sont battus pour arracher le multipartisme en 1990 sont exilés ou incarcérés ; au moment où les rares banques nationales sont privatisées. Sortons d’abord notre pays de cette situation. Battons-nous pour qu’il ne nous soit pas complètement arraché. Cette bataille me semble plus importante et plus urgente que festoyer pour une indépendance de façade.

J.-C. Djereke


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Source : connectionivoirienne.net 5 août 2016

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