Arzu Çerkezoglu |
Entretien avec Arzu
Çerkezoglu, secrétaire générale
de la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie (Disk).
Deux semaines
après la tentative de coup d’État avortée, le président turc, Recep Tayyip
Erdogan, continue son OPA sur l’armée. Un nouveau décret place désormais
l’institution militaire sous la tutelle du ministère de la Défense. Une
révision constitutionnelle pourrait donner au chef de l’AKP (Parti de la
justice et du développement) la maîtrise de l’état-major ainsi que des services
de renseignement. Environ 10 000 personnes font l’objet de poursuites et sont
en détention préventive, dont des journalistes. Plus de 50 000 Turcs ont été
limogés. « Le grand ménage » des sympathisants du prédicateur exilé Fethullah
Gülen – accusé par Ankara du putsch avorté – se poursuit également dans les
domaines de la justice, l’éducation et les médias. Dans cette ambiance
délétère, le pouvoir a néanmoins admis pour la première fois hier que la purge
post coup d’État avait pu donner lieu à des « erreurs »... Dans ce contexte, la
secrétaire générale de la Confédération des syndicats révolutionnaires de
Turquie (Disk), Arzu Çerkezoglu, est particulièrement exposée. Au mois de juin,
elle a été arrêtée à l’aéroport d’Istanbul et incarcérée alors qu’elle devait
participer à une réunion en Allemagne. Elle a été libérée grâce aux pressions
internationales et, comme on pourra le constater à travers cet entretien, elle
continue plus que jamais son combat.
Avez-vous été surprise par la tentative de coup d’État, le
15 juillet ?
ARZU
ÇERKEZOGLU : Si l’on tient compte du processus en cours depuis un
an en Turquie – je veux parler des élections de juin qui n’ont pas plu au
pouvoir et des nouvelles élections organisées en novembre, l’état de guerre non
déclarée… – rien ne nous étonne ! Nous sommes dans un processus hors du commun.
Le parti au pouvoir, l’AKP, pensait obtenir une majorité nécessaire lors du
scrutin du 7 juin 2015 pour instaurer un système présidentiel, mais ce n’est
pas ce qui est arrivé. Dès le 8 juin, l’AKP a joué un jeu dangereux. Dans un
pays normal, y compris la Turquie avant la venue au pouvoir de l’AKP, au vu des
résultats des élections, il était possible de former une alliance pour
permettre d’avancer. Mais, à partir du 8 juin, c’est comme si les hommes
au pouvoir avaient appuyé sur un bouton. Une nouvelle phase a alors commencé,
qui s’est caractérisée par des massacres, des assassinats, une atmosphère de
chaos politique, dans laquelle on a entraîné les Turcs. De nouvelles élections
ont été convoquées qui n’avaient pas lieu d’être. Vingt jours avant les
élections de novembre, le 10 octobre, nous avons organisé une manifestation à
Ankara, un grand rassemblement pacifique et pacifiste avec d’autres forces
syndicales et soutenu par le HDP (Parti démocratique des peuples, qui soutient
la lutte des Kurdes – NDLR). La participation était monstre. Un événement qui
aurait pu avoir un grand impact sur le résultat du scrutin parce qu’il
délivrait un message de paix. Mais il a été saboté par un attentat dans lequel
nous avons perdu une centaine de nos camarades. D’ailleurs, quelques jours
après, celui qui était alors Premier ministre, Ahmet Davutoglu, a annoncé que
l’AKP gagnait des voix. C’est dire… On connaît la suite. L’AKP a eu une
majorité suffisante et a généralisé l’état de guerre. À partir de là et vu
l’atmosphère de tension, de non-démocratie, nous étions dans le processus dont
j’ai parlé.
Quelle en a été la traduction concrète ?
ARZU ÇERKEZOGLU : Bien avant la tentative de coup d’État, les arrestations se
sont multipliées : des universitaires, des journalistes… La presse a été
muselée. Sous prétexte d’insultes au président, des poursuites ont été
déclenchées. Toute critique a été verrouillée. Il s’agit en réalité de nous
faire taire. Il y a eu régulièrement des attentats qui n’ont jamais été
élucidés. Et des centaines de personnes ont été tuées au Kurdistan. Avec ces
méthodes, en réalité, ils ont fait prisonniers tous les peuples de Turquie.
Il faut également
souligner que nous avons vécu un processus de coups d’État issus des
contradictions internes du pouvoir. Ceux qui sont responsables de cette
situation depuis une quinzaine d’années sont entrés en conflit. Il est
invraisemblable que les trois institutions, l’armée, la police et la justice,
soient entrées dans un conflit interne suivi d’une épuration de dizaines de
milliers de personnes. Il n’y a pas de précédent dans l’histoire de la Turquie.
Pour la première fois, l’Assemblée nationale a été bombardée. À la suite de
l’échec du coup d’État, le gouvernement essaie de trouver des solutions pour
faire perdurer son pouvoir antidémocratique. Voilà aussi pourquoi nous ne
sommes pas vraiment surpris de ce qui se passe.
Pourquoi l’AKP et la confrérie Fethullah Gülen sont-ils
entrés en conflit ?
ARZU ÇERKEZOGLU : Ce sont deux entités très semblables qui ont travaillé en
parfaite coopération depuis des années. Ce qui montre l’infiltration de
Fethullah Gülen au sein du pouvoir. Même des préfets nommés il y a à peine trois
mois sont maintenant en état d’arrestation, car considérés comme putschistes !
Idem pour le haut commandement de l’armée. Le propre aide de camp de Reçep
Erdogan a été arrêté. Il s’agit donc de gens auxquels le président avait confié
sa sécurité personnelle. Il est question d’une infiltration hors du commun. Il
s’agit de milliers de policiers, de juges, de fonctionnaires, de personnes
directement responsables des décisions d’État.
Ces trois
dernières années, ils sont effectivement entrés en conflit sur les questions de
pouvoir, mais aussi de profits de toutes sortes. Ils ont pourtant poursuivi
cette coexistence. Il y a toujours eu des tendances différentes au sein du
pouvoir, c’est partout le cas, mais pas comme ça. Même si on n’a pas vraiment
les détails du conflit qui les oppose, on sait par contre qu’ils peuvent le
surmonter et s’allier à nouveau si le besoin s’en fait sentir pour garder le
pouvoir. Par exemple, on a assisté à ce procès retentissant concernant la
filière dite Ergenekon (réseau politico-criminel, impliquant des officiers de
l’armée, des universitaires, des journalistes, des membres de l’extrême droite,
qui aurait eu pour but le renversement de l’État AKP, mais qui s’apparente
également à une manipulation pour discréditer également la gauche – NDLR). À
l’époque déjà, des soldats et des officiers avaient été limogés. Ils sont
réhabilités et appelés à occuper les postes laissés vacants avec l’arrestation
de ceux soupçonnés d’avoir participé au putsch. En tant que syndicalistes, de
toute manière, nous ne pouvons ni accepter ni tolérer la suspension d’une
action démocratique de la part du gouvernement.
Mais ce gouvernement avait-il vraiment une action
démocratique jusque-là ?
ARZU ÇERKEZOGLU : Si l’on regarde tout ce qui s’est passé depuis treize ans
et la réaction du gouvernement après la tentative de coup d’État, rien ne nous
amène à être optimistes. L’état d’urgence a été instauré, ce qui met hors-jeu
l’Assemblée nationale et, d’une certaine manière, correspond au bombardement
par les putschistes. L’idée développée maintenant du rétablissement de la peine
de mort ne correspond-elle pas à la même idée que les putschistes, en 1980, qui
déclaraient à propos des condamnés : « Si
on ne les pend pas, vous voulez qu’on les nourrisse ? » Que penser également
de la suspension de la Cour européenne des droits de l’homme ?
En réalité, ce
que Erdogan a appelé « riposter au coup
d’État par la démocratie » revient en fait à répondre par un nouveau coup
d’État. C’est la première fois que l’état d’urgence est décrété sur l’ensemble
du territoire turc. Celui instauré de 1987 à 2002 était régional. Tout le monde
se souvient de l’état d’urgence comme synonyme de morts, de disparus et de
déportation de population. Le pouvoir dit que ça ne se passera pas comme ça,
mais il récidive sans arrêt, notamment avec la politique mise en œuvre à l’Est
(au Kurdistan – NDLR). Le premier décret pris a été d’étendre la garde à vue de
quatre jours à un mois. Ce qui confirme nos inquiétudes. Il est clair que
l’état d’urgence ne sera pas comparable à la démocratie mais à un régime
répressif. Les Turcs n’ont pas besoin de choisir entre deux dictatures ou entre
deux coups d’État. Pas non plus entre la torture, la peine de mort ou l’état
d’urgence. Ils n’ont pas besoin que l’Assemblée nationale soit écartée. Non, ce
dont ils ont besoin, c’est la démocratie, la paix, la laïcité. Ils ont besoin
d’un système démocratique où ils peuvent avoir la croyance qu’ils veulent et
exprimer leurs idées telles qu’elles leur paraissent justes.
Quelles conséquences cela peut-il avoir pour les salariés,
leurs droits, leurs conditions de travail ?
ARZU
ÇERKEZOGLU : Les victimes
des coups d’État et des périodes non démocratiques ont toujours été les
syndicats, notamment le nôtre, la Disk, et la classe ouvrière. Après le coup
d’État de septembre 1980, nous avons été interdits pendant onze ans. Juste
avant, le président de la Disk avait été assassiné et ses assassins n’ont
jamais été condamnés sous prétexte de prescription. En revanche, avec l’état
d’exception, 52 de nos dirigeants ont été jugés et tous les droits
syndicaux avaient été suspendus. Aujourd’hui, les droits des salariés sont
menacés et ils vont nous empêcher de nous défendre. Il existe déjà une
multitude de projets de lois préparés par le gouvernement et le patronat, qui
suppriment les dernières défenses sociales. Or, ils peuvent maintenant
légiférer par décret, sans passer par l’Assemblée nationale, sous prétexte
d’état d’urgence. Ils veulent une généralisation de la sous-traitance,
l’annulation des primes d’ancienneté et balayer les dernières miettes de la
sécurité de l’emploi et de la sécurité au travail. Chaque jour, trois à quatre
ouvriers meurent sur leur lieu de travail par manque de protection. Les droits
sociaux ont reculé. En revanche, quand l’AKP est arrivé au pouvoir, il y avait
trois milliardaires ; aujourd’hui ils sont 42 !
Comment entendez-vous mener la bataille dans ces
conditions ? Avec qui ?
ARZU ÇERKEZOGLU : La question essentielle est la création du front
démocratique. Le pays se dirige vers un régime personnel, antidémocratique.
C’est pour cela que la Disk avec d’autres organisations de travailleurs et les
forces démocratiques du pays se sont battues contre cette tentative de
dictature et que l’idée d’un front démocratique est apparue. Nous commencions à
avoir des réunions dans ce sens quand il y a eu la tentative de coup d’État.
Aujourd’hui, il y a encore plus besoin de cette unité des forces progressistes,
des associations alévies, mais aussi des partis de l’opposition comme le HDP et
le CHP et aussi des révolutionnaires socialistes. On a besoin de leur union.
Ceux qui ont conscience de leurs droits et ceux qui luttent au péril de leur
vie. Le front démocratique n’en est qu’à sa phase de départ. Mais les
évolutions politiques depuis le 15 juillet nous poussent à accélérer les
choses, à oser de nouveaux pas. Les limites de l’état d’urgence seront définies
par notre résistance dans la rue. Nous sommes donc obligés de réaliser cette
union.
Entretien réalisé
par Pierre Barbancey
Source : L'Humanité 2 août 2016
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