En cas d'agression, les détenus tapent sur les barreaux
pour alerter les gardes pénitentiaires.
Crédits : Roland Polman
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Le
premier choc, c’est l’odeur. Celle des excréments, engluée dans une humidité
poisseuse impossible à chasser dans ces couloirs sans lumière. Chaque semaine
pourtant, les bénévoles de la fondation Amigo, des religieux catholiques pour
la plupart, aident les enfants à balayer leur dortoir et à récurer les
sanitaires, constamment bouchés.
Les
détenus volontaires sont nombreux, visiblement heureux de s’acquitter d’une
corvée qui leur permet de retrouver quelques millimètres de propreté là où la
crasse semble s’être inexorablement incrustée. La tâche est éreintante :
au premier étage, celui des dortoirs, il n’y a pas d’eau courante. L’unique
robinet, qui ne fonctionne que quelques heures par jour, se trouve dans la cour
au rez-de-chaussée.
Après
avoir grimpé les escaliers pliés sous le poids de leurs bassines, les jeunes
garçons jettent les litres d’eau savonneuse sur le sol pour faire fuir les
rats, qui déguerpissent jusqu’à la cour en attendant de remonter. « Ils
viennent la nuit nous manger la corne des pieds, ça nous réveille »,
explique Eloge[1], en s’amusant de la
grimace d’effroi de son interlocutrice.
Entre 60 et 80 « pensionnaires »
Difficile
de croire qu’une telle scène, digne d’un roman réaliste du XIXe siècle, ait lieu à Abidjan.
Cette capitale économique qui a vu son centre-ville repeint de couleurs vives
au moment où les autorités inauguraient avec de fastueux feux d’artifice le
pont Henri-Konan-Bédié en décembre 2014. C’est pourtant bien ce que vivent
les jeunes du Centre d’observation des mineurs (COM), qui accueille entre 60 et
80 « pensionnaires » en moyenne toute l’année.
Logé
dans l’enceinte de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), dans la
commune de Yopougon, ce qui devrait être un centre d’accompagnement judiciaire
applique de fait une politique carcérale. « On n’est pas sereins à cause de nos voisins,
témoigne Brou Degui, le directeur du COM depuis seize ans. Il est arrivé
que des détenus adultes sautent le mur pour venir agresser les enfants.
Heureusement l’Onuci nous a aidés à poser des barbelés. »
Des
agressions, un terme pudique pour parler des viols qu’ont subi plusieurs
jeunes. Des médicaments, de la drogue et divers objets sont aussi échangés,
jetés au-dessus de ce mur. Dans la cour, le personnel d’encadrement est
invisible ou presque : les éducateurs du COM sont censés arriver à
9 heures et partir à 17 heures, « mais ils rentrent souvent chez eux dès midi,
et passent leur temps dans leur bureau climatisé », s’énerve
un humanitaire qui intervient régulièrement sur place. Quand les adultes
quittent les lieux, les jeunes sont enfermés à l’étage des dortoirs. « En cas
d’urgence, ils tapent sur les barreaux pour alerter les gardes
pénitentiaires », assume le directeur.
Les
mineurs sont alors abandonnés à eux-mêmes, dans cet espace où il n’y a rien de
superflu, et même pas l’essentiel. Alors que la nuit tombe autour de
18 h 30, certains box n’ont même pas d’ampoule. Ce que les détenus
qualifient pompeusement de lit se résume à un moulage de béton, sur lequel ils
posent une simple natte. Les « anciens », une dizaine tout au plus,
dorment sur une mince couche de mousse qui s’effrite. Des ONG donnent pourtant
régulièrement des matelas ou du matériel pour les ateliers… Des cadeaux souvent
mis de côté dans une salle du deuxième étage, fermée à clé par le directeur du
COM, qui assure attendre d’avoir assez de matelas pour en distribuer à tous les
détenus.
Des
humanitaires ont pourtant apporté 150 matelas bien épais entre 2011 et 2012. « On se
demande comment ils ont pu disparaître, s’étonne le père Vincent,
directeur de la fondation Amigo. C’est pareil pour les assiettes et le reste…
Parfois les enfants vendent ce qu’on leur donne pour améliorer le quotidien,
mais ça ne peut pas tout expliquer. » Les jeunes, eux, ne
s’embarrassent pas des convenances, et expliquent que les éducateurs partent
régulièrement avec les cadeaux des ONG sous le bras, en les cachant à peine.
Une
situation vraisemblable à la vue des rares moustiquaires installées dans les
dortoirs, qu’aucun crochet n’a été prévu pour tendre : les quelques
protections vertes sont nouées aux néons cassés ou aux barreaux des fenêtres,
dans un enchevêtrement fébrile de fils qui menace de s’effondrer. Amidou lui
n’en a pas. Quand le garçon de 14 ans remonte la manche de son pull élimé, sa
peau noire s’efface presque sous les marques roses laissées par les piqûres.
Les moustiques n’ont pas à chercher loin pour se reproduire, car la cour et ce
qui a un jour ressemblé à un terrain de basket sont partiellement noyés sous
les flaques d’eau stagnante, sans parler des eaux usées qui remontent après
chaque pluie.
Amidou
est si fatigué que ce sont ses compagnons de chambrée qui racontent ses séjours
à
La peau des détenus s’efface presque sous
les marques roses laissées par les piqûres de moustiques.
Crédits : Roland Polman |
l’hôpital à cause de ses poumons abîmés. Le frêle garçon ouvre la main pour
montrer les cachets jaunes que l’administration a miraculeusement pu lui
procurer, des antibiotiques prescrits notamment en cas de pneumonie, piètre
consolation dans cet environnement insalubre. La Maca a pourtant été réhabilitée
en 2011 après la crise, des travaux de près de 2,5 milliards de CFA
(environ 3,5 millions d’euros). Le COM est censé avoir bénéficié d’une
partie de ce financement, notamment pour la plomberie, pourtant les sanitaires
sont inutilisables…
Amidou
s’inquiète des douleurs dans sa poitrine qui l’oppressent de plus en plus fort.
Heureusement, il n’est pas là depuis assez longtemps pour savoir qu’un
pensionnaire est mort d’une simple crise de palu, en décembre 2013, au
moment des congés de Noël.
« Nous
n’avons pas d’infirmier, alors c’est un éducateur qui se charge des premiers
soins, se désole Brou Degui, le directeur. Quand un jeune
a fait une crise d’appendicite, il y a quelques semaines, c’est le personnel
judiciaire qui s’est cotisé pour lui payer l’opération. »
Un budget annuel qui ne tient que trois mois
Le
COM fonctionne sur un budget annuel de 24 millions de CFA (environ
36 000 euros). « Ça nous permet de tenir pendant trois mois,
soupire Brou Degui. On doit payer les produits d’entretien, les fournitures de bureau, le
carburant du personnel… mais la plus grosse partie est dédiée aux repas. »
Des produits d’entretien gardés précieusement dans le bureau du directeur,
rarement distribués aux enfants. Pareil pour la télévision plasma neuve, encore
dans son carton, un autre don d’ONG. « On cherche l’endroit idéal où
l’installer », explique Brou Degui, qui ne semble pas pressé
de fournir aux détenus cette unique occasion de loisir.
Quant
aux repas, il n’y a pas de petit-déjeuner, et à midi, on livre aux mineurs
d’énormes marmites, réparties entre du riz compact et une sauce aux morceaux de
viandes rares et douteux. « Il y a des cailloux, du sable, c’est
immangeable », se plaignent les jeunes sans même qu’on leur
pose la question. « Les juges des enfants sont venus nous voir début décembre, mais
les éducateurs ont caché les marmites, s’énerve Séverin, 15 ans. S’ils savaient
ce qu’on mange, ils feraient quelque chose. »
Il
est encore plus difficile de comprendre la manière dont le budget du COM est
réparti quand on sait que tous les repas viennent de la Maca voisine. Un lien
qui brouille davantage la frontière censée séparer les deux établissements. « Quand
les parents veulent rendre visite à leur enfant, ils doivent demander un billet
comme pour la maison d’arrêt alors qu’on devrait avoir un régime spécial »,
regrette le directeur.
Une « prison qui ne dit pas son nom »
Mais
rares sont les proches qui tentent l’expérience, car la plupart de ces
délinquants sont en rupture avec leurs parents. Quand ils sont arrêtés par la
police, souvent pour des délits mineurs comme des vols, ils plongent dans un
cercle vicieux : incapables de fournir le nom d’un référent familial aux
policiers, ils sont placés en détention par un juge, le temps qu’un parent
vienne les chercher. Une situation kafkaïenne décrite dans un rapport de la
protection judiciaire de l’enfance et de la jeunesse de février 2014.
« La
durée de la détention ne dépend plus forcément du délit, mais principalement de
la réaction parentale. (…) De nombreux parents ont disparu,
sont injoignables, ou encore, font le choix délibéré de ne pas récupérer
l’enfant. Ainsi, la plupart des enfants seront privés de liberté autant que
voudra le juge. (…) Il semble cependant peu logique que le mineur ait
pu être placé sous observation sans référent légal, alors que cette absence
pourrait être considérée comme une condition de nullité de la procédure
judiciaire. Ainsi, l’on constate que le droit est écarté lors de la mise sous
observation, mais strictement respecté lors de la modification de la
garde. »
Il
y a aussi les nombreux parents jamais prévenus de la présence de leur enfant au
COM, à cause d’un budget dédié aux recherches qui ne serait pas suffisant. Les
enfants restent ainsi en moyenne 7 à 8 mois dans cette « prison
qui ne dit pas son nom » selon une source au ministère de la
justice, certains sont parfois restés deux ans…
Pédophilie, transmission du VIH Sida...
D’autres
parents refusent de venir chercher leur enfant car ils pensent qu’il est
souillé par ce qu’on assimile à un passage en prison, accablant de honte la
famille. Il est vrai que plusieurs mineurs sont bien à la Maca, de l’autre côté
du mur du COM. Il s’agit des filles et des garçons placés sous « MD »
(mandat de dépôt), qui ont commis des fautes considérées comme graves par le
juge. Une proximité avec les adultes qui créé de nombreux problèmes : de
la pédophilie et leur corollaire, des cas de transmission du VIH Sida, assure,
désolée, cette source au ministère de la justice, qui admet que la justice
juvénile est négligée en Côte d’Ivoire : « Si les magistrats
rendaient plus souvent visite aux détenus dans les centres pénitentiaires comme
ils en ont le devoir, ils y réfléchiraient à deux fois avant d’envoyer
directement quelqu’un en prison ».
Le
père Vincent, le directeur de la Fondation Amigo, propose une solution depuis
plusieurs années : la création d’un établissement dédié aux mineurs, dans
une autre zone d’Abidjan. Une convention a été signée en 2009 entre cette
ONG spécialisée dans la réinsertion des jeunes en difficulté et le ministère de
la justice. La construction du centre d’observation Zagal est quasiment
terminée, reste à définir le financement du projet pour qu’il se concrétise.
Par Maureen Grisot
Titre
original : « Dans l’enfer de la prison pour mineurs d’Abidjan ».
[1] - Tous les prénoms ont été modifiés.
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