Portrait de Diderot par Van Loo © Photo RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle |
Aucun homme n'a reçu de la nature le
droit de commander aux autres. La liberté est un présent du
ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il
jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité,
c'est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle
a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants
seraient en état de se conduire. Toute autre autorité
vient d'une autre origine que de la nature. Qu'on examine
bien, et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force
et la violence de celui qui s'en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s'y
sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux, et celui à qui ils ont
déféré l’autorité.
La puissance qui s'acquiert par la
violence, n'est qu'une usurpation, et ne dure qu'autant que la force de celui
qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces
derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils
le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait
imposé. La même loi qui a fait l’autorité, la
défait alors : c'est la loi du plus fort.
Quelquefois l’autorité
qui s'établit par la violence change de nature ; c'est
lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a
soumis : mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ;
et celui qui se l'était arrogée devenant alors prince, cesse d'être tyran.
La puissance qui vient du consentement
des peuples, suppose nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légitime,
utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la
restreignent entre des limites : car l'homme ne doit ni ne peut se donner
entièrement et sans réserve à un autre homme ; parce qu'il a un maître
supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C'est Dieu,
dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux
qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les communique point. Il
permet pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes
établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux
: mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément
et sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur.
Toute autre soumission est le véritable crime de l'idolâtrie. Fléchir le genou
devant un homme ou devant une image, n'est qu'une cérémonie extérieure, dont le
vrai Dieu, qui demande le cœur et l'esprit, ne se soucie guère, et qu'il
abandonne à l'institution des hommes pour en faire comme il leur conviendra,
des marques d'un culte civil et politique, ou d'un culte de religion. Ainsi ce
ne sont point ces cérémonies en elles-mêmes, mais l'esprit de leur établissement,
qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de
scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce
qu'on a voulu qu'il signifiât : mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite
sans aucune réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire
l'unique et le dernier motif de ses actions, c'est assurément un crime de
lèse-majesté divine au premier chef : autrement ce pouvoir de Dieu, dont on
parle tant, ne serait qu'un vain bruit dont la politique humaine userait à sa
fantaisie, et dont l'esprit d'irréligion pourrait se jouer à son tour ; de
sorte que toutes les idées de puissance et de subordination venant à se
confondre, le prince se jouerait de Dieu, et le sujet du prince.
[…]
Le
prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il
a sur eux ; et cette autorité est
bornée par les lois de la nature et de l'État. Les lois de la nature et de
l'État sont les conditions sous lesquelles ils se sont soumis, ou sont censés
s'être soumis à son gouvernement. L'une de ces conditions est que n'ayant de
pouvoir et d'autorité
sur eux que par leur choix et de leur consentement, il ne
peut jamais employer cette autorité pour
casser l'acte ou le contrat par lequel elle lui a été déférée : il agirait dès
lors contre lui-même, puisque son autorité ne
peut subsister que par le titre qui l'a établie. Qui annule l'un détruit
l'autre. Le prince ne peut donc pas disposer de son pouvoir et de ses sujets
sans le consentement de la nation, et indépendamment du choix marqué dans le
contrat de soumission. S'il en usait autrement, tout serait nul, et les lois le
relèveraient des promesses et des serments qu'il aurait pu faire, comme un mineur
qui aurait agi sans connaissance de cause, puisqu'il aurait prétendu disposer
de ce qu'il n'avait qu'en dépôt et avec clause de substitution, de la même
manière que s'il l'avait eu en toute propriété et sans aucune condition.
D'ailleurs le gouvernement, quoique
héréditaire dans une famille, et mis entre les mains d'un seul, n'est pas un
bien particulier, mais un bien public, qui par conséquent ne peut jamais être
enlevé au peuple, à qui seul il appartient essentiellement et en pleine
propriété. Aussi est-ce toujours lui qui en fait le bail : il intervient
toujours dans le contrat qui en adjuge l'exercice. Ce n'est pas l'État qui
appartient au prince, c'est le prince qui appartient à l'État : mais il
appartient au prince de gouverner dans l'État, parce que l'État l'a choisi pour
cela ; qu'il s'est engagé envers les peuples à l'administration des affaires,
et que ceux-ci de leur côté se sont engagés à lui obéir conformément aux lois.
Celui qui porte la couronne peut bien s'en décharger absolument s'il le veut :
mais il ne peut la remettre sur la tête d'un autre sans le consentement de la nation
qui l'a mise sur la sienne. En un mot, la couronne, le gouvernement, et l'autorité
publique, sont des biens dont le corps de la nation est
propriétaire, et dont les princes sont les usufruitiers, les ministres et les
dépositaires. Quoique chefs de l'État, ils n'en sont pas moins membres, à la
vérité les premiers, les plus vénérables et les plus puissants, pouvant tout
pour gouverner, mais ne pouvant rien légitimement pour changer le gouvernement
établi, ni pour mettre un autre chef à leur place. Le sceptre de Louis XV passe
nécessairement à son fils aîné, et il n'y a aucune puissance qui puisse s'y
opposer : ni celle de la nation, parce que c'est la condition du contrat ; ni
celle de son père par la même raison.
Le dépôt de l'autorité
n'est quelquefois que pour un temps limité, comme dans la
République romaine. Il est quelquefois pour la vie d'un seul homme, comme en
Pologne ; quelquefois pour tout le temps que subsistera une famille, comme en
Angleterre ; quelquefois pour le temps que subsistera une famille par les mâles
seulement, comme en France.
Ce dépôt est quelquefois confié à un
certain ordre dans la société ; quelquefois à plusieurs choisis de tous les
ordres, et quelquefois à un seul.
Les conditions de ce pacte sont
différentes dans les différents États. Mais partout, la nation est en droit de
maintenir envers et contre tous le contrat qu'elle a fait ; aucune puissance ne
peut le changer ; et quand il n'a plus lieu, elle rentre dans le droit et dans
la pleine liberté d'en passer un nouveau avec qui, et comme il lui plaît. C'est
ce qui arriverait en France, si par le plus grand des malheurs la famille
entière régnante venait à s'éteindre jusque dans ses moindres rejetons ; alors
le sceptre et la couronne retourneraient à la nation.
Il semble qu'il n'y ait que des esclaves
dont l'esprit serait aussi borné que le cœur serait bas, qui pussent penser
autrement. Ces sortes de gens ne sont nés ni pour la gloire du prince, ni pour
l'avantage de la société : ils n'ont ni vertu, ni grandeur d'âme. La crainte et
l'intérêt sont les ressorts de leur conduite. La nature ne les produit que pour
servir de lustre aux hommes vertueux ; et la Providence s'en sert pour former
les puissances tyranniques, dont elle châtie pour l'ordinaire les peuples et
les souverains qui offensent Dieu ; ceux-ci en usurpant, ceux-là en accordant
trop à l'homme de ce pouvoir suprême, que le Créateur s'est réservé sur la
créature.
L'observation des lois, la conservation
de la liberté et l'amour de la patrie, sont les sources fécondes de toutes
grandes choses et de toutes belles actions. Là se trouvent le bonheur des
peuples, et la véritable illustration des princes qui les gouvernent. Là
l'obéissance est glorieuse, et le commandement auguste. Au contraire, la
flatterie, l'intérêt particulier, et l'esprit de servitude sont l'origine de
tous les maux qui accablent un État, et de toutes les lâchetés qui le
déshonorent. Là les sujets sont misérables, et les princes haïs ; là le
monarque ne s'est jamais entendu proclamer le
bien-aimé ; la soumission y est honteuse, et la domination
cruelle. Si je rassemble sous un même point de vue la France et la Turquie,
j'aperçois d'un côté une société d'hommes que la raison unit, que la vertu fait
agir, et qu'un chef également sage et glorieux gouverne selon les lois de la
justice ; de l'autre, un troupeau d'animaux que l'habitude assemble, que la loi
de la verge fait marcher, et qu'un maître absolu mène selon son caprice.
[…]
Diderot
Source : Diderot et d’Alembert, L’Encyclopédie, Flammarion,
Paris, 2010 ; p.143-147.
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