samedi 7 mars 2015

LA SOURCE DE L’AUTORITÉ POLITIQUE

Portrait de Diderot par Van Loo
© Photo RMN-Grand Palais
(Musée du Louvre) /

 Stéphane Maréchalle
Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle : mais la puissance pater­nelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que de la nature. Qu'on exa­mine bien, et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux, et celui à qui ils ont déféré l’autorité.
La puissance qui s'acquiert par la violence, n'est qu'une usur­pation, et ne dure qu'autant que la force de celui qui com­mande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’autorité, la défait alors : c'est la loi du plus fort.
Quelquefois l’autorité qui s'établit par la violence change de nature ; c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consente­ment exprès de ceux qu'on a soumis : mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l'était arrogée devenant alors prince, cesse d'être tyran.
La puissance qui vient du consentement des peuples, sup­pose nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légi­time, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites : car l'homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme ; parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C'est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les commu­nique point. Il permet pour le bien commun et pour le main­tien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux : mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglé­ment et sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur. Toute autre soumission est le véritable crime de l'idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image, n'est qu'une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu, qui demande le cœur et l'esprit, ne se soucie guère, et qu'il abandonne à l'institution des hommes pour en faire comme il leur conviendra, des marques d'un culte civil et poli­tique, ou d'un culte de religion. Ainsi ce ne sont point ces cérémonies en elles-mêmes, mais l'esprit de leur établissement, qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de scrupule à servir le roi le genou en terre ; le céré­monial ne signifie que ce qu'on a voulu qu'il signifiât : mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire l'unique et le dernier motif de ses actions, c'est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef : autrement ce pouvoir de Dieu, dont on parle tant, ne serait qu'un vain bruit dont la politique humaine userait à sa fantaisie, et dont l'esprit d'irréli­gion pourrait se jouer à son tour ; de sorte que toutes les idées de puissance et de subordination venant à se confondre, le prince se jouerait de Dieu, et le sujet du prince. 
[…] 
Le prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il a sur eux ; et cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l'État. Les lois de la nature et de l'État sont les conditions sous les­quelles ils se sont soumis, ou sont censés s'être soumis à son gouvernement. L'une de ces conditions est que n'ayant de pou­voir et d'autorité sur eux que par leur choix et de leur consente­ment, il ne peut jamais employer cette autorité pour casser l'acte ou le contrat par lequel elle lui a été déférée : il agirait dès lors contre lui-même, puisque son autorité ne peut subsister que par le titre qui l'a établie. Qui annule l'un détruit l'autre. Le prince ne peut donc pas disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation, et indépendamment du choix marqué dans le contrat de soumission. S'il en usait autrement, tout serait nul, et les lois le relèveraient des pro­messes et des serments qu'il aurait pu faire, comme un mineur qui aurait agi sans connaissance de cause, puisqu'il aurait pré­tendu disposer de ce qu'il n'avait qu'en dépôt et avec clause de substitution, de la même manière que s'il l'avait eu en toute propriété et sans aucune condition.
D'ailleurs le gouvernement, quoique héréditaire dans une famille, et mis entre les mains d'un seul, n'est pas un bien particulier, mais un bien public, qui par conséquent ne peut jamais être enlevé au peuple, à qui seul il appartient essentielle­ment et en pleine propriété. Aussi est-ce toujours lui qui en fait le bail : il intervient toujours dans le contrat qui en adjuge l'exercice. Ce n'est pas l'État qui appartient au prince, c'est le prince qui appartient à l'État : mais il appartient au prince de gouverner dans l'État, parce que l'État l'a choisi pour cela ; qu'il s'est engagé envers les peuples à l'administration des affaires, et que ceux-ci de leur côté se sont engagés à lui obéir conformément aux lois. Celui qui porte la couronne peut bien s'en décharger absolument s'il le veut : mais il ne peut la remettre sur la tête d'un autre sans le consentement de la nation qui l'a mise sur la sienne. En un mot, la couronne, le gouvernement, et l'autorité publique, sont des biens dont le corps de la nation est propriétaire, et dont les princes sont les usufruitiers, les ministres et les dépositaires. Quoique chefs de l'État, ils n'en sont pas moins membres, à la vérité les premiers, les plus vénérables et les plus puissants, pouvant tout pour gouverner, mais ne pouvant rien légitimement pour changer le gouvernement établi, ni pour mettre un autre chef à leur place. Le sceptre de Louis XV passe nécessairement à son fils aîné, et il n'y a aucune puissance qui puisse s'y opposer : ni celle de la nation, parce que c'est la condition du contrat ; ni celle de son père par la même raison.
Le dépôt de l'autorité n'est quelquefois que pour un temps limité, comme dans la République romaine. Il est quelquefois pour la vie d'un seul homme, comme en Pologne ; quelquefois pour tout le temps que subsistera une famille, comme en Angleterre ; quelquefois pour le temps que subsistera une famille par les mâles seulement, comme en France.
Ce dépôt est quelquefois confié à un certain ordre dans la société ; quelquefois à plusieurs choisis de tous les ordres, et quelquefois à un seul.
Les conditions de ce pacte sont différentes dans les différents États. Mais partout, la nation est en droit de maintenir envers et contre tous le contrat qu'elle a fait ; aucune puissance ne peut le changer ; et quand il n'a plus lieu, elle rentre dans le droit et dans la pleine liberté d'en passer un nouveau avec qui, et comme il lui plaît. C'est ce qui arriverait en France, si par le plus grand des malheurs la famille entière régnante venait à s'éteindre jusque dans ses moindres rejetons ; alors le sceptre et la couronne retourneraient à la nation.
Il semble qu'il n'y ait que des esclaves dont l'esprit serait aussi borné que le cœur serait bas, qui pussent penser autre­ment. Ces sortes de gens ne sont nés ni pour la gloire du prince, ni pour l'avantage de la société : ils n'ont ni vertu, ni grandeur d'âme. La crainte et l'intérêt sont les ressorts de leur conduite. La nature ne les produit que pour servir de lustre aux hommes vertueux ; et la Providence s'en sert pour former les puissances tyranniques, dont elle châtie pour l'ordinaire les peuples et les souverains qui offensent Dieu ; ceux-ci en usur­pant, ceux-là en accordant trop à l'homme de ce pouvoir suprême, que le Créateur s'est réservé sur la créature.
L'observation des lois, la conservation de la liberté et l'amour de la patrie, sont les sources fécondes de toutes grandes choses et de toutes belles actions. Là se trouvent le bonheur des peuples, et la véritable illustration des princes qui les gou­vernent. Là l'obéissance est glorieuse, et le commandement auguste. Au contraire, la flatterie, l'intérêt particulier, et l'esprit de servitude sont l'origine de tous les maux qui accablent un État, et de toutes les lâchetés qui le déshonorent. Là les sujets sont misérables, et les princes haïs ; là le monarque ne s'est jamais entendu proclamer le bien-aimé ; la soumission y est honteuse, et la domination cruelle. Si je rassemble sous un même point de vue la France et la Turquie, j'aperçois d'un côté une société d'hommes que la raison unit, que la vertu fait agir, et qu'un chef également sage et glorieux gouverne selon les lois de la justice ; de l'autre, un troupeau d'animaux que l'habitude assemble, que la loi de la verge fait marcher, et qu'un maître absolu mène selon son caprice. 
[…] 
Diderot  

Source : Diderot et d’Alembert, L’Encyclopédie, Flammarion, Paris, 2010 ; p.143-147.

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