samedi 14 mars 2015

Accords de Linas-Marcoussis : la vraie histoire du « Oui » de Gbagbo à Chirac

A Marcoussis, m'as-tu vu ?
Il y a plus d'un mois déjà, après dix jours de conclave à Linas-Marcoussis (du nom d'une petite agglomération de la région parisienne), les acteurs de la crise ivoirienne ont tous apposé leur signature au bas d'un accord. Le vendredi 24 janvier, vers 2 heures du matin, les frères ennemis d'hier, main dans la main, ont entonné l'Abidjanaise, l'hymne national, pour saluer leur succès. Au terme des accords, le chef de l'État ivoirien restera donc en place jusqu'en octobre 2005, terme de son mandat actuel, mais devra, au cours des deux années à venir, partager le pouvoir avec un Premier ministre « de consensus », inamovible jusqu'à la prochaine présidentielle. Ce dernier est chargé de former un gouvernement de réconciliation nationale, composé de représentants désignés par chacune des délégations ivoiriennes ayant participé à la table ronde.
Le document de Marcoussis précise que « l'attribution des ministères sera faite de manière équilibrée entre les parties pendant toute la durée du gouvernement ». La Conférence des chefs d'État qui s'est tenu les 25 et 26 janvier au Centre des conférences internationales de l'avenue Kléber, dans le 16e arrondissement de Paris, a avalisé Marcoussis. Et s'est attachée à franchir le premier écueil : le partage « équitable » du pouvoir. Voici, reconstituée grâce aux témoignages croisés de plusieurs participants, la véritable histoire des dernières heures qui ont scellé ce qu'il est convenu d'appeler les « accords » de Kléber. Dont l'application n'a eu de cesse de nourrir controverses et polémiques plus d'un mois durant. Édifiant...
Mené à la baguette, conclu dans la précipitation, signé dans l'euphorie et fêté au champagne, l'accord de Linas-Marcoussis pouvait laisser présager un retour à la paix. Pourtant, dès le lendemain, obstacles, difficultés et âpres négociations reprenaient de plus belle. Ce vendredi 24 janvier, vers midi, un déjeuner est organisé au Quai d'Orsay. Dominique de Villepin profite de l'occasion pour convier les trois principaux chefs de délégation au Quai, le soir même à 19 heures, avec le président Laurent Gbagbo : l'ancien chef de l'État Henri Konan Bédié (Parti démocratique de Côte d'Ivoire, PDCI), Alassane Ouattara (Rassemblement des républicains, RDR) et Guillaume Soro (Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire, MPCI). 19 heures, bureau de Dominique de Villepin. Alassane Ouattara fait son entrée. Dans la pièce, outre le ministre français des Affaires étrangères, sa conseillère Nathalie Delapalme, Bédié et Gbagbo, arrivé d'Abidjan dans la matinée, sont déjà là. À l'origine, cette rencontre devait être un dîner. Le planning déjà chargé de Villepin en décidera autrement. Le conclave est consacré au choix du Premier ministre.
L'un après l'autre, les participants proposent leurs candidats. Henri Konan Bédié cite son ancien Premier ministre Daniel Kablan Duncan ; Alassane Ouattara, le numéro deux du RDR Henriette Diabaté. Laurent Gbagbo, lui, choisit Amara Essy, le président intérimaire de la Commission de l'Union africaine. Guillaume Soro, qui a pris connaissance de ce rendez-vous tardivement, arrive vers 19 h 30. Dominique de Villepin lui explique l'objet de la réunion et les positions des uns et des autres. Sûr de lui, Soro estime que ce choix doit revenir au MPCI puisque ses partisans occupent plus de la moitié du territoire, ont montré leur force et accepté le maintien de Gbagbo au pouvoir : « Maintenant, s'il y a un problème, des trois noms cités, seul celui de Diabaté peut convenir. Je la connais, elle est respectée, j'étais son colistier aux législatives [finalement boycottées] de mars 2001 à Port-Bouët, près d'Abidjan, même si je n'étais pas du RDR. Nous nous sentirons plus à l'aise avec elle, explique-t-il. Duncan, on n'en veut pas parce que c'est le fils spirituel de Bédié, donc de l'ivoirité. Amara Essy ne l'a jamais dénoncée. D'ailleurs, quand il était à Lomé à l'occasion de discussions avec le président Eyadéma, il a montré qu'il était encore "ivoiritaire". Nous ne pouvons l'accepter. » La discussion traîne en longueur. Gbagbo tente de défendre Amara Essy. Parce qu'il a été ministre des Affaires étrangères (de Houphouët et de Bédié), qu'il est musulman et que sa femme est catholique. Le tout, calmement, sur un ton égal. Bédié conteste, arguant du fait qu'il faut un technocrate, un homme de gestion. Ouattara lui répond que l'urgence est à la réconciliation et non à la technocratie, précisant également qu'il n'a rien contre Duncan puisqu'il a été son proche collaborateur, mais que c'est Henriette Diabaté qui a le meilleur profil.
Soro fait preuve de cran. Et distille les piques. Ainsi, il accuse Bédié d'être à l'origine des maux actuels de la Côte d'Ivoire. À Gbagbo, il rétorque qu'il a été avec lui au Front populaire ivoirien (FPI) : « Je sais comment cela fonctionne. N'essayez pas d'intimider qui que ce soit ». Ambiance... Au bout d'une heure d'entretien, Villepin met un terme aux débats, non sans souligner le caractère consensuel de la candidature Diabaté. « Je ferai le compte-rendu de cette réunion au président Chirac. Je vous propose que l'on se retrouve samedi matin, soit avant l'ouverture de la Conférence soit juste après. » Les participants s'égayent dans Paris et vont dîner chacun de son côté. Gbagbo a pris les coordonnées des uns et des autres. Et s'est entretenu avec Soro dans la nuit. Samedi matin, 10 h 30. C'est l'ouverture du sommet restreint des chefs d'État consacré à la Côte d'Ivoire, au Centre des conférences de l'avenue Kléber, à Paris. Première suspension à 11 h 30. Bédié, Soro et Ouattara s'apprêtent à quitter les lieux puisqu'ils ne sont pas censés participer à la suite des débats. Mais il leur est demandé de patienter. Vers 12 h 30, on vient chercher Guillaume Soro qui s'entretenait dans un coin du Centre des conférences avec Alassane Ouattara. Ce dernier et Bédié s'installent un quart d'heure après dans un salon. Vers 13 heures, on les conduit dans une salle. Ils y découvrent le président français Jacques Chirac. À sa droite, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro. À la gauche de Chirac, le chef de l'État gabonais Omar Bongo, le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan et Dominique de Villepin. Bédié et Ouattara s'installent. Jacques Chirac leur explique qu'il a reçu les deux principaux protagonistes, qu'ils ont discuté : « Le président Gbagbo a décidé de nommer Seydou Diarra [présent à Paris et qui a assisté à la table ronde de Marcoussis] comme Premier ministre. Nous voudrions avoir votre assentiment. » Les leaders respectifs du PDCI et du RDR prennent le train en marche.
Car le deal était conclu avant leur entrée en scène : exit donc Diabaté récusée par Gbagbo (qui a même menacé de démissionner si ce choix était maintenu) pour cause d'appartenance au RDR. En échange, Chirac a demandé à Soro de lui proposer trois noms. Réponse du jeune leader rebelle : « Diabaté, Soro et Dacoury-Tabley ». « Mais il est malin, le petit ! » s'exclame Bongo. Malin et « dur en affaires », car en acceptant Seydou Diarra, proposé par Gbagbo, Soro exige, dans un premier temps, d'obtenir pour sa formation tous les postes de souveraineté ! « Mais tu es gourmand, lui rétorque Bongo, il faut en laisser aux autres... » Habile, Soro fait mine de céder : « Bon, nous considérons que c'est nous qui avons le pouvoir. Il nous faut rassurer notre base sur le fait que nous disposerons de la réalité de ce pouvoir. Nous ne transigerons pas au-delà de l'obtention des ministères de la Défense et de l'Intérieur. » Sous pression, Gbagbo accepte le deal. Et, à aucun moment des négociations, il ne l'a remis en question. Mis devant le fait accompli, Bédié et Ouattara doivent donc donner leur aval. Devant les réticences de Bédié, le président français, solennel, répond : « Pour faire la paix, êtes-vous prêt à accepter cela ? » Difficile de dire non... Fidèle à lui-même, Bédié acquiesce, évoquant la mémoire d'Houphouët. Ouattara reconnaît que Seydou Diarra est un homme de consensus puisqu'il a présidé le Forum pour la réconciliation nationale d'octobre à décembre 2001. Chirac explique alors aux deux derniers arrivants que Soro a accepté Diarra à condition que le MPCI ait les portefeuilles de la Défense et de l'Intérieur. Henri Konan Bédié manque s'étouffer et prétexte que ces postes doivent revenir au PDCI, le parti le plus important du pays. Réponse cinglante d'un Jacques Chirac quelque peu exaspéré : « Ce sont eux qui ont les armes, pas vous ! » On ne peut plus clair... Guillaume Soro, qui a compris qu'il était désormais en position de force, insiste pour qu'on annonce simultanément la nomination du Premier ministre et l'attribution de la Défense et de l'Intérieur au MPCI. Pour Kofi Annan, on ne peut placer les deux choses sur le même plan. Le secrétaire général des Nations unies propose donc qu'on annonce le nom du chef du gouvernement, puis qu'ils se retrouvent après le déjeuner pour se mettre d'accord. Ensuite, ils annonceront la répartition des ministères d'État, y compris la Défense et l'Intérieur pour le MPCI.
Les participants retournent en salle de conférence vers 13 h 30. Jacques Chirac se félicite que cette première étape ait été franchie et annonce la nomination de Diarra. C'est l'heure de se restaurer. Au cours de ce déjeuner d'une demi-heure, où les « frères ennemis » sont autour de la même table, Gbagbo essaie de détendre l'atmosphère. Des officiels du Quai d'Orsay annoncent qu'ils ont préparé une salle (la même où ont été conduits Ouattara et Bédié) pour que les quatre grandes formations et le nouveau Premier ministre désigné puissent se retrouver et régler le problème de la composition du gouvernement. Les cinq se retrouvent seuls, entre eux. Ils dressent la liste des ministères les plus importants pour en faire des ministères d'État : Défense, Intérieur, Affaires étrangères, Justice, Économie et Finances, Mines et Énergie, Agriculture, Santé et Solidarité, Environnement... Le principe est le suivant : deux ministères d'État et cinq ministères pour chacune des quatre principales formations (FPI, PDCI, RDR et MPCI). Un dernier ministère d'État sera attribué pour l'ensemble des autres formations politiques. Ce principe arrêté, reste à se mettre d'accord sur l'attribution exacte des maroquins. L'heure est au marchandage et au partage du gâteau. Les appétits se dévoilent au grand jour. Gbagbo choisit l'Économie et les Finances ainsi que les Mines et l'Énergie pour le FPI. Des ministères d'argent... Ouattara opte pour la Justice et l'Économie et les Finances. Premier conflit d'intérêt. Bédié fait le même choix que son homologue du RDR. Avant de choisir les Infrastructures économiques et les Mines et l'Énergie. Après ce « premier tour », Ouattara marque, lui, sa préférence pour le ministère de la Justice puisque personne d'autre ne le revendique. Gbagbo obtient l'Économie et les Finances, et Bédié, les Infrastructures économiques. Seydou Diarra, lui, consigne méticuleusement les débats.
Puis Alassane Ouattara tente de convaincre Bedié que, le PDCI étant le plus ancien parti, c'est à lui de prendre les Affaires étrangères. L'ancien chef de l'État accepte. Du même coup, Laurent Gbagbo obtient les Mines et l'Énergie qu'il disputait à Bédié. Enfin, Ouattara choisit l'Agriculture comme second ministère d'État. Seydou Diarra récapitule : Défense et Intérieur (MPCI), Économie et Finances et Mines et Énergie (FPI), Affaires étrangères et infrastructures économiques (PDCI), Justice et Agriculture (RDR). Il reste un ministère d'État à attribuer, pour l'ensemble des autres formations. Entrent alors en scène les « petits partis » : Mpigo, MJP, PIT, UDPCI, UDCY et MFA. Parmi eux, seuls l'UDPCI de feu le général Robert Gueï et le PIT de Francis Wodié pèsent d'un certain poids sur la scène politique. Conviés à rejoindre les ténors, les représentants de délégation clament leur mécontentement et dénoncent leur mise à l'écart. C'est Paul Akoto Yao, vice-président de l'UDPCI, qui, le premier, s'emporte. Certains menacent de ne pas intégrer le futur gouvernement dans ces conditions. C'est alors qu'Alassane Ouattara intervient, prétextant que Bédié et lui ont également été mis devant le fait accompli. « Gbagbo et Soro se sont mis d'accord entre eux. » Surgit Villepin, venu annoncer à Laurent Gbagbo que le président Chirac demande à le voir. En pleine discussion, le chef de l'État ivoirien lui répond « dans deux minutes ». Les traits tendus, Villepin lui réplique fermement « Non, maintenant ! » Quelque peu surpris, Gbagbo s'exécute. Cinq minutes s'écoulent. De longues minutes. Puis les deux présidents reviennent, accompagnés de Kofi Annan et d'Omar Bongo. « Messieurs Diarra, Ouattara et Bédié restent. Les autres partent. » Seydou Diarra fait le compte-rendu des discussions sur l'attribution des ministères. Il propose que, compte tenu de la susceptibilité des petits partis, ces derniers se voient attribuer deux ministères d'État (un pour l'UDPCI et un pour le PIT). Soit dix ministères d'État au total. Sachant qu'il y a également cinq ministères pour chacun des quatre grands partis et un ministère pour chacun des six petits, cela fait un gouvernement de trente-six membres. Jacques Chirac demande le retour dans la salle des six formations. On les informe du nouveau modus operandi. Enfin, Chirac demande à Akoto Yao s'il est d'accord. Nouveau problème : Akoto Yao réclame le ministère des Affaires étrangères. Un ministère qui « doit revenir à un proche du président du PDCI, qui peut transmettre le message d'Houphouët »... Chirac, croyant qu'il était du PDCI, acquiesce et lui signale que c'est déjà prévu. Amusés, Ouattara et Bédié plaisantent dans leur coin. « Tu n'as qu'à le faire venir au PDCI », ironise Ouattara.
Francis Wodié puis tous les autres donnent leur accord. L'heure est venue d'officialiser ces décisions. Chirac explique à Diarra qu'il doit informer les chefs d'État, mais, pour que les choses se fassent dans les règles, ce n'est pas à Kléber que le gouvernement doit être nommé mais depuis l'ambassade de Côte d'Ivoire. Gbagbo l'y présentera à la presse. Retour dans la salle de conférence. Le président français donne la parole à Laurent Gbagbo. Ce dernier se déclare heureux, car « ils venaient de trouver la paix ». Il confirme qu'il a choisi Seydou Diarra comme Premier ministre et qu'il signera le décret de nomination plus tard à l'ambassade. Diarra prend la parole et annonce, devant le parterre de chefs d'État et de bailleurs de fonds, la répartition des postes ministériels. Il est 17 h 30. Le plus dur est fait. Dominique de Villepin avait proposé qu'il y ait un document écrit, signé de tous. Diarra devait le rédiger pour le dimanche 26 janvier au matin. Incroyable mais vrai, ce document n'a jamais vu le jour. Reste les témoins... 
Par Marwane Ben Yahmed

 
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ». 

Source : Jeune Afrique 04 mars 2003
 
NOTA BENE

Pour ne pas laisser nos amis lecteurs ignorer le fin mot de l’histoire de cette étrange « médiation » française, rappelons-en un détail que le chroniqueur de Jeune Afrique a oublié de mentionner. Sitôt « nommé » par Laurent Gbagbo, Seydou Diarra fut pourvu par les responsables j'ai failli écrire : « les conspirateurs » français d’une doublure façon Guy Nairay, en la personne d’un certain Marc Vizy discrètement bombardé « chef du projet français d’appui à la sortie de crise en Côte d’Ivoire et conseiller spécial du Premier ministre ivoirien », histoire sans doute de ne pas déroger à une tradition houphouéto-foccartienne bien établie. 
 

Laurent Gbagbo et « son »
Premier ministre Seydou Diarra. (Photo: AFP)
La doublure de Seydou Diarra

Voici comment « La Lettre du continent » présenta l’affaire dans sa livraison du 15 avril 2004 : « Marc Vizy. Cet ancien membre du cabinet de Lionel Jospin, ancien préfet et, avant son départ pour Abidjan, haut fonctionnaire au ministère des DOM-TOM, vient d'être détaché auprès du Premier ministre ivoirien Seydou Diarra pour prendre en charge la « responsabilité globale » pour tout ce qui relève de la « sortie de crise », donc de tout, tout simplement. En particulier, Vizy aura pour tâche d'assurer le redéploiement administratif dans les zones rebelles – un souci constant du président Laurent Gbagbo – et la réactivation des collectivités locales qui ont été laminées par dix-neuf mois de guerre civile, ouverte ou larvée. Au regard de son cahier de charges, et compte tenu des relations exécrables qu’entretiennent l'ambassadeur de France à Abidjan, Gildas Le Lidec et le chef du gouvernement de réconciliation nationale, Marc Vizy est perçu à la "primature" comme la courroie de transmission française pour pousser à la reconquête administrative du nord occupé par les rebelles. Mission périlleuse ! »
Le péril devait être vraiment grand. Car l'honnête M. Vizy ne s’attarda guère dans cette mission ultraglauque. Dès le 1er novembre de la même année 2004, il était annoncé comme Directeur des services généraux de la Région Guadeloupe.
 
La Rédaction

 

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