A Marcoussis, m'as-tu vu ? |
Il y a plus d'un mois déjà, après dix jours de conclave à
Linas-Marcoussis (du nom d'une petite agglomération de la région parisienne),
les acteurs de la crise ivoirienne ont tous apposé leur signature au bas d'un
accord. Le vendredi 24 janvier, vers 2 heures du matin, les frères ennemis
d'hier, main dans la main, ont entonné l'Abidjanaise, l'hymne national, pour
saluer leur succès. Au terme des accords, le chef de l'État ivoirien restera
donc en place jusqu'en octobre 2005, terme de son mandat actuel, mais devra, au
cours des deux années à venir, partager le pouvoir avec un Premier ministre «
de consensus », inamovible jusqu'à la prochaine présidentielle. Ce dernier est
chargé de former un gouvernement de réconciliation nationale, composé de
représentants désignés par chacune des délégations ivoiriennes ayant participé
à la table ronde.
Le document de Marcoussis précise que « l'attribution des
ministères sera faite de manière équilibrée entre les parties pendant toute la
durée du gouvernement ». La Conférence des chefs d'État qui s'est tenu les 25
et 26 janvier au Centre des conférences internationales de l'avenue Kléber,
dans le 16e arrondissement de Paris, a avalisé Marcoussis. Et s'est attachée à
franchir le premier écueil : le partage « équitable » du pouvoir. Voici,
reconstituée grâce aux témoignages croisés de plusieurs participants, la
véritable histoire des dernières heures qui ont scellé ce qu'il est convenu
d'appeler les « accords » de Kléber. Dont l'application n'a eu de cesse de
nourrir controverses et polémiques plus d'un mois durant. Édifiant...
Mené à la baguette, conclu dans la précipitation, signé dans
l'euphorie et fêté au champagne, l'accord de Linas-Marcoussis pouvait laisser
présager un retour à la paix. Pourtant, dès le lendemain, obstacles,
difficultés et âpres négociations reprenaient de plus belle. Ce vendredi 24
janvier, vers midi, un déjeuner est organisé au Quai d'Orsay. Dominique de
Villepin profite de l'occasion pour convier les trois principaux chefs de
délégation au Quai, le soir même à 19 heures, avec le président Laurent Gbagbo
: l'ancien chef de l'État Henri Konan Bédié (Parti démocratique de Côte
d'Ivoire, PDCI), Alassane Ouattara (Rassemblement des républicains, RDR) et
Guillaume Soro (Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire, MPCI). 19 heures,
bureau de Dominique de Villepin. Alassane Ouattara fait son entrée. Dans la
pièce, outre le ministre français des Affaires étrangères, sa conseillère
Nathalie Delapalme, Bédié et Gbagbo, arrivé d'Abidjan dans la matinée, sont
déjà là. À l'origine, cette rencontre devait être un dîner. Le planning déjà
chargé de Villepin en décidera autrement. Le conclave est consacré au choix du
Premier ministre.
L'un après l'autre, les participants proposent leurs candidats.
Henri Konan Bédié cite son ancien Premier ministre Daniel Kablan Duncan ;
Alassane Ouattara, le numéro deux du RDR Henriette Diabaté. Laurent Gbagbo,
lui, choisit Amara Essy, le président intérimaire de la Commission de l'Union
africaine. Guillaume Soro, qui a pris connaissance de ce rendez-vous
tardivement, arrive vers 19 h 30. Dominique de Villepin lui explique l'objet de
la réunion et les positions des uns et des autres. Sûr de lui, Soro estime que
ce choix doit revenir au MPCI puisque ses partisans occupent plus de la moitié du
territoire, ont montré leur force et accepté le maintien de Gbagbo au pouvoir :
« Maintenant, s'il y a un problème, des
trois noms cités, seul celui de Diabaté peut convenir. Je la connais, elle est
respectée, j'étais son colistier aux législatives [finalement boycottées] de
mars 2001 à Port-Bouët, près d'Abidjan, même si je n'étais pas du RDR. Nous
nous sentirons plus à l'aise avec elle, explique-t-il. Duncan, on n'en veut pas
parce que c'est le fils spirituel de Bédié, donc de l'ivoirité. Amara Essy ne
l'a jamais dénoncée. D'ailleurs, quand il était à Lomé à l'occasion de
discussions avec le président Eyadéma, il a montré qu'il était encore
"ivoiritaire". Nous ne pouvons l'accepter. » La discussion traîne
en longueur. Gbagbo tente de défendre Amara Essy. Parce qu'il a été ministre
des Affaires étrangères (de Houphouët et de Bédié), qu'il est musulman et que
sa femme est catholique. Le tout, calmement, sur un ton égal. Bédié conteste,
arguant du fait qu'il faut un technocrate, un homme de gestion. Ouattara lui
répond que l'urgence est à la réconciliation et non à la technocratie,
précisant également qu'il n'a rien contre Duncan puisqu'il a été son proche
collaborateur, mais que c'est Henriette Diabaté qui a le meilleur profil.
Soro fait preuve de cran. Et distille les piques. Ainsi, il accuse
Bédié d'être à l'origine des maux actuels de la Côte d'Ivoire. À Gbagbo, il
rétorque qu'il a été avec lui au Front populaire ivoirien (FPI) : « Je sais comment cela fonctionne. N'essayez
pas d'intimider qui que ce soit ». Ambiance... Au bout d'une heure
d'entretien, Villepin met un terme aux débats, non sans souligner le caractère
consensuel de la candidature Diabaté. «
Je ferai le compte-rendu de cette réunion au président Chirac. Je vous propose
que l'on se retrouve samedi matin, soit avant l'ouverture de la Conférence soit
juste après. » Les participants s'égayent dans Paris et vont dîner chacun
de son côté. Gbagbo a pris les coordonnées des uns et des autres. Et s'est
entretenu avec Soro dans la nuit. Samedi matin, 10 h 30. C'est l'ouverture du
sommet restreint des chefs d'État consacré à la Côte d'Ivoire, au Centre des
conférences de l'avenue Kléber, à Paris. Première suspension à 11 h 30. Bédié,
Soro et Ouattara s'apprêtent à quitter les lieux puisqu'ils ne sont pas censés
participer à la suite des débats. Mais il leur est demandé de patienter. Vers
12 h 30, on vient chercher Guillaume Soro qui s'entretenait dans un coin du
Centre des conférences avec Alassane Ouattara. Ce dernier et Bédié s'installent
un quart d'heure après dans un salon. Vers 13 heures, on les conduit dans une
salle. Ils y découvrent le président français Jacques Chirac. À sa droite,
Laurent Gbagbo et Guillaume Soro. À la gauche de Chirac, le chef de l'État
gabonais Omar Bongo, le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan et
Dominique de Villepin. Bédié et Ouattara s'installent. Jacques Chirac leur
explique qu'il a reçu les deux principaux protagonistes, qu'ils ont discuté : « Le président Gbagbo a décidé de nommer
Seydou Diarra [présent à Paris et qui a assisté à la table ronde de Marcoussis]
comme Premier ministre. Nous voudrions avoir votre assentiment. » Les
leaders respectifs du PDCI et du RDR prennent le train en marche.
Car le deal était conclu avant leur entrée en scène : exit donc
Diabaté récusée par Gbagbo (qui a même menacé de démissionner si ce choix était
maintenu) pour cause d'appartenance au RDR. En échange, Chirac a demandé à Soro
de lui proposer trois noms. Réponse du jeune leader rebelle : « Diabaté, Soro
et Dacoury-Tabley ». « Mais il est malin, le petit ! » s'exclame Bongo. Malin
et « dur en affaires », car en acceptant Seydou Diarra, proposé par Gbagbo,
Soro exige, dans un premier temps, d'obtenir pour sa formation tous les postes
de souveraineté ! « Mais tu es gourmand, lui rétorque Bongo, il faut en laisser
aux autres... » Habile, Soro fait mine de céder : « Bon, nous considérons que
c'est nous qui avons le pouvoir. Il nous faut rassurer notre base sur le fait
que nous disposerons de la réalité de ce pouvoir. Nous ne transigerons pas
au-delà de l'obtention des ministères de la Défense et de l'Intérieur. » Sous
pression, Gbagbo accepte le deal. Et, à aucun moment des négociations, il ne
l'a remis en question. Mis devant le fait accompli, Bédié et Ouattara doivent
donc donner leur aval. Devant les réticences de Bédié, le président français,
solennel, répond : « Pour faire la paix, êtes-vous prêt à accepter cela ? »
Difficile de dire non... Fidèle à lui-même, Bédié acquiesce, évoquant la
mémoire d'Houphouët. Ouattara reconnaît que Seydou Diarra est un homme de
consensus puisqu'il a présidé le Forum pour la réconciliation nationale
d'octobre à décembre 2001. Chirac explique alors aux deux derniers arrivants
que Soro a accepté Diarra à condition que le MPCI ait les portefeuilles de la
Défense et de l'Intérieur. Henri Konan Bédié manque s'étouffer et prétexte que
ces postes doivent revenir au PDCI, le parti le plus important du pays. Réponse
cinglante d'un Jacques Chirac quelque peu exaspéré : « Ce sont eux qui ont les armes, pas vous ! » On ne peut plus
clair... Guillaume Soro, qui a compris qu'il était désormais en position de
force, insiste pour qu'on annonce simultanément la nomination du Premier
ministre et l'attribution de la Défense et de l'Intérieur au MPCI. Pour Kofi
Annan, on ne peut placer les deux choses sur le même plan. Le secrétaire
général des Nations unies propose donc qu'on annonce le nom du chef du
gouvernement, puis qu'ils se retrouvent après le déjeuner pour se mettre
d'accord. Ensuite, ils annonceront la répartition des ministères d'État, y
compris la Défense et l'Intérieur pour le MPCI.
Les participants retournent en salle de conférence vers 13 h 30.
Jacques Chirac se félicite que cette première étape ait été franchie et annonce
la nomination de Diarra. C'est l'heure de se restaurer. Au cours de ce déjeuner
d'une demi-heure, où les « frères ennemis » sont autour de la même table,
Gbagbo essaie de détendre l'atmosphère. Des officiels du Quai d'Orsay annoncent
qu'ils ont préparé une salle (la même où ont été conduits Ouattara et Bédié)
pour que les quatre grandes formations et le nouveau Premier ministre désigné
puissent se retrouver et régler le problème de la composition du gouvernement.
Les cinq se retrouvent seuls, entre eux. Ils dressent la liste des ministères les
plus importants pour en faire des ministères d'État : Défense, Intérieur,
Affaires étrangères, Justice, Économie et Finances, Mines et Énergie,
Agriculture, Santé et Solidarité, Environnement... Le principe est le suivant :
deux ministères d'État et cinq ministères pour chacune des quatre principales
formations (FPI, PDCI, RDR et MPCI). Un dernier ministère d'État sera attribué
pour l'ensemble des autres formations politiques. Ce principe arrêté, reste à
se mettre d'accord sur l'attribution exacte des maroquins. L'heure est au
marchandage et au partage du gâteau. Les appétits se dévoilent au grand jour.
Gbagbo choisit l'Économie et les Finances ainsi que les Mines et l'Énergie pour
le FPI. Des ministères d'argent... Ouattara opte pour la Justice et l'Économie
et les Finances. Premier conflit d'intérêt. Bédié fait le même choix que son
homologue du RDR. Avant de choisir les Infrastructures économiques et les Mines
et l'Énergie. Après ce « premier tour », Ouattara marque, lui, sa préférence
pour le ministère de la Justice puisque personne d'autre ne le revendique.
Gbagbo obtient l'Économie et les Finances, et Bédié, les Infrastructures
économiques. Seydou Diarra, lui, consigne méticuleusement les débats.
Puis Alassane Ouattara tente de convaincre Bedié que, le PDCI
étant le plus ancien parti, c'est à lui de prendre les Affaires étrangères.
L'ancien chef de l'État accepte. Du même coup, Laurent Gbagbo obtient les Mines
et l'Énergie qu'il disputait à Bédié. Enfin, Ouattara choisit l'Agriculture
comme second ministère d'État. Seydou Diarra récapitule : Défense et Intérieur
(MPCI), Économie et Finances et Mines et Énergie (FPI), Affaires étrangères et
infrastructures économiques (PDCI), Justice et Agriculture (RDR). Il reste un
ministère d'État à attribuer, pour l'ensemble des autres formations. Entrent
alors en scène les « petits partis » : Mpigo, MJP, PIT, UDPCI, UDCY et MFA.
Parmi eux, seuls l'UDPCI de feu le général Robert Gueï et le PIT de Francis
Wodié pèsent d'un certain poids sur la scène politique. Conviés à rejoindre les
ténors, les représentants de délégation clament leur mécontentement et
dénoncent leur mise à l'écart. C'est Paul Akoto Yao, vice-président de l'UDPCI,
qui, le premier, s'emporte. Certains menacent de ne pas intégrer le futur
gouvernement dans ces conditions. C'est alors qu'Alassane Ouattara intervient,
prétextant que Bédié et lui ont également été mis devant le fait accompli. «
Gbagbo et Soro se sont mis d'accord entre eux. » Surgit Villepin, venu annoncer
à Laurent Gbagbo que le président Chirac demande à le voir. En pleine
discussion, le chef de l'État ivoirien lui répond « dans deux minutes ». Les
traits tendus, Villepin lui réplique fermement « Non, maintenant ! » Quelque
peu surpris, Gbagbo s'exécute. Cinq minutes s'écoulent. De longues minutes.
Puis les deux présidents reviennent, accompagnés de Kofi Annan et d'Omar Bongo.
« Messieurs Diarra, Ouattara et Bédié restent. Les autres partent. » Seydou
Diarra fait le compte-rendu des discussions sur l'attribution des ministères.
Il propose que, compte tenu de la susceptibilité des petits partis, ces
derniers se voient attribuer deux ministères d'État (un pour l'UDPCI et un pour
le PIT). Soit dix ministères d'État au total. Sachant qu'il y a également cinq
ministères pour chacun des quatre grands partis et un ministère pour chacun des
six petits, cela fait un gouvernement de trente-six membres. Jacques Chirac
demande le retour dans la salle des six formations. On les informe du nouveau
modus operandi. Enfin, Chirac demande à Akoto Yao s'il est d'accord. Nouveau
problème : Akoto Yao réclame le ministère des Affaires étrangères. Un ministère
qui « doit revenir à un proche du président du PDCI, qui peut transmettre le
message d'Houphouët »... Chirac, croyant qu'il était du PDCI, acquiesce et lui signale
que c'est déjà prévu. Amusés, Ouattara et Bédié plaisantent dans leur coin. «
Tu n'as qu'à le faire venir au PDCI », ironise Ouattara.
Francis Wodié puis tous les autres donnent leur accord. L'heure
est venue d'officialiser ces décisions. Chirac explique à Diarra qu'il doit
informer les chefs d'État, mais, pour que les choses se fassent dans les
règles, ce n'est pas à Kléber que le gouvernement doit être nommé mais depuis
l'ambassade de Côte d'Ivoire. Gbagbo l'y présentera à la presse. Retour dans la
salle de conférence. Le président français donne la parole à Laurent Gbagbo. Ce
dernier se déclare heureux, car « ils venaient de trouver la paix ». Il
confirme qu'il a choisi Seydou Diarra comme Premier ministre et qu'il signera
le décret de nomination plus tard à l'ambassade. Diarra prend la parole et
annonce, devant le parterre de chefs d'État et de bailleurs de fonds, la
répartition des postes ministériels. Il est 17 h 30. Le plus dur est fait.
Dominique de Villepin avait proposé qu'il y ait un document écrit, signé de
tous. Diarra devait le rédiger pour le dimanche 26 janvier au matin. Incroyable
mais vrai, ce document n'a jamais vu le jour. Reste les témoins...
Par Marwane Ben Yahmed
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous
vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : Jeune Afrique 04 mars 2003
NOTA BENE
Pour ne pas laisser nos amis lecteurs ignorer le fin mot de l’histoire de cette étrange « médiation » française, rappelons-en un détail que le chroniqueur de Jeune Afrique a oublié de mentionner. Sitôt « nommé » par Laurent Gbagbo, Seydou Diarra fut pourvu par les responsables – j'ai failli écrire : « les conspirateurs » – français d’une doublure façon Guy Nairay, en la personne d’un certain Marc Vizy discrètement bombardé « chef du projet français d’appui à la sortie de crise en Côte d’Ivoire et conseiller spécial du Premier ministre ivoirien », histoire sans doute de ne pas déroger à une tradition houphouéto-foccartienne bien établie.
Laurent
Gbagbo et « son »
Premier ministre Seydou Diarra. (Photo: AFP) |
La doublure de Seydou Diarra
Voici comment « La Lettre du continent » présenta l’affaire dans sa livraison du 15 avril 2004 : « Marc Vizy. Cet ancien membre du cabinet de Lionel Jospin, ancien préfet et, avant son départ pour Abidjan, haut fonctionnaire au ministère des DOM-TOM, vient d'être détaché auprès du Premier ministre ivoirien Seydou Diarra pour prendre en charge la « responsabilité globale » pour tout ce qui relève de la « sortie de crise », donc de tout, tout simplement. En particulier, Vizy aura pour tâche d'assurer le redéploiement administratif dans les zones rebelles – un souci constant du président Laurent Gbagbo – et la réactivation des collectivités locales qui ont été laminées par dix-neuf mois de guerre civile, ouverte ou larvée. Au regard de son cahier de charges, et compte tenu des relations exécrables qu’entretiennent l'ambassadeur de France à Abidjan, Gildas Le Lidec et le chef du gouvernement de réconciliation nationale, Marc Vizy est perçu à la "primature" comme la courroie de transmission française pour pousser à la reconquête administrative du nord occupé par les rebelles. Mission périlleuse ! »
Le péril devait être vraiment grand. Car l'honnête M. Vizy ne s’attarda guère
dans cette mission ultraglauque. Dès le 1er novembre de la même
année 2004, il était annoncé comme Directeur des services généraux de la Région Guadeloupe.
La Rédaction
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