TA-NEHISI COATES (Photo de Jeff Watts) |
A l'occasion de la sortie du film Selma
sur les écrans français et de la commémoration du cinquantenaire des marches
pour les droits civiques en Alabama, entretien avec Ta-Nehisi Coates, journaliste,
essayiste et spécialiste de la question africaine-américaine.
En mai 2014, Ta-Nehisi Coates, étoile montante du magazine The Atlantic, a publié un grand
article intitulé "The Case For Reparations" sur la situation des
Africains-Américains et la question des réparations pour l'esclavage. Cet
article a fait beaucoup de bruit dans le landernau médiatique américain et
continue, un an plus tard, de provoquer de nombreuses réactions. A l'heure des
commémorations du cinquantenaire du mouvement pour les droits civiques, nous
l'avons rencontré à Paris où il était en résidence à l'American Library pour
travailler à son nouveau livre : Between the World and Me* sur les récentes
bavures et violences policières contre les Noirs.
Lorsque vous avez écrit votre article sur la question
des réparations pour l'esclavage et les discriminations, vous attendiez-vous à
autant de réactions ?
TA-NEHISI COATES : Non j'ai été surpris et même
choqué, je ne m'attendais pas à ça. Alors que j'étais à Paris, j'ai dû revenir
une semaine aux Etats-Unis pour m'expliquer dans une conférence. J'ai avant
tout écrit cet article parce que le sujet m'intéressait. Ceci dit, je ne sais
pas si le débat est large ou très concentré. On peut avoir l'illusion que tout
le monde parle de ça, mais ce n'est pas forcément vrai.
Le point central de l'article est que la suprématie
blanche est au cœur de la société américaine. Je ne suis donc pas surpris des
récentes bavures et violences policières contre les Noirs. Ces choses arrivent
toujours. Bien sûr, à l'époque où j'ai écrit cet article, je ne savais pas que
l'affaire Michael Brown [un jeune Noir abattu par un policier blanc à Ferguson
le 9 août 2014] allait survenir. Mais je connais ce pays et je savais que ce
genre de choses ne pouvait qu'arriver.
Que pensez-vous des manifestations qui ont suivi et du
mouvement #BlackLivesMatter [les vies noires comptent] ?
Je suis content de voir de jeunes militants qui
descendent dans la rue et qui demandent des droits. Mais je ne suis pas sûr que
les choses changent, même s'ils font ce qu'il faut. Je suis fier lorsque je les
vois, mais je suis triste en même temps, car les choses ne vont pas changer du
jour au lendemain. Le problème, c'est le gouvernement.
Plus qu'un nouveau mouvement pour les droits civiques,
je pense qu'il s'agit d'une continuation. C'est un mouvement qui dure depuis le
début du XXe siècle avec la fondation de la NAACP [Association nationale pour
la promotion des gens de couleur fondée à New York en 1909] et même avant. Si
vous regardez l'histoire africaine-américaine, à chaque fois que le mouvement a
obtenu un succès, c'est parce qu'il y avait une motivation extérieure pour le
gouvernement. Par exemple, pendant le mouvement pour les droits civiques des
années 1950 et 1960, nous étions en pleine guerre froide et nous sortions de la
Seconde Guerre mondiale. Il y avait à l'époque une autre motivation pour le
gouvernement américain. Les lynchages, les tueries, la violence contre les
Noirs étaient devenus une question embarrassante. Comment les Etats-Unis
pouvaient-ils se permettre de sermonner les autres nations, de critiquer
l'Union soviétique alors qu'il était de notoriété publique que la ségrégation
était encore en vigueur aux Etats-Unis ?
Aujourd'hui, je ne pense pas qu'il y ait une
motivation extérieure de la même nature, dès lors que peuvent vraiment faire
les militants ? Et puis, on l'oublie trop souvent, avant la lutte pour les
droits civiques des années 1960, avant la guerre de Sécession, il y a eu des
générations entières de militants qui se battaient pour leurs droits, mais le
gouvernement américain n'avait pas de raison extérieure de leur accorder ce
qu'ils exigeaient. C'est ainsi qu'ils n'ont rien obtenu.
L'élection de Barack Obama a-t-elle changé quelque
chose ?
Oui, il est un symbole et les symboles sont
importants, mais je ne crois pas qu'il aurait pu faire plus. Il y a un problème
avec la façon dont il parle des Africains-Américains, cela cause plus de tort
que de bien. Il devrait peut-être arrêter d'en parler.
Il ne peut pas faire plus, car il n'est que président,
pas roi. Qui plus est, la politique est locale, elle se joue au niveau des
Etats. Il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un problème très ancien et Barack
Obama n'est président que pour huit ans. Cela ne peut pas changer en si peu de
temps. Il suffit de regarder les statistiques : quelle population figure
toujours en bas dans les statistiques que cela soit en termes de revenus, de
salaires, d'accession à la propriété ou de santé ? Ce sont encore et toujours
les Noirs. Ce problème ne peut pas être réglé en dix ans, c'est vraiment naïf de
penser ça.
Cela étant dit, Eric Holder, le premier
Africain-Américain nommé ministre de la Justice, a fait avancer les droits
civiques. Il a beaucoup œuvré notamment sur la réduction des disparités des
peines de prison pour trafic de drogue et en particulier les condamnations
liées au trafic du crack [qui touche particulièrement les Africains-Américains]
ainsi que pour faire respecter le droit de vote de tous les citoyens
américains.
Vous êtes donc pessimiste ?
Oui, je suis pessimiste, ou du moins je pense que les
gens ont une vision de la politique trop à court terme. Pour que les choses
changent, il va falloir vingt ans, cent ans. C'est pour ça que l'histoire est
importante. Les gens qui pensent que le problème peut être réglé en dix ans
sont naïfs.
En écrivant mes articles, mon but n'est pas de faire
changer les choses maintenant. Mon but premier, c'est l'exploration. J'étais
curieux de comprendre pourquoi la conversation entre les Noirs et les Blancs
était limitée. Personne ne parle des réparations, donc je pensais que la
conversation devait être lancée. Les écrivains doivent faire usage de leur
imagination. Mon travail est dans l'imagination du politique et de la culture.
Propos recueillis par Bérangère Cagnat et Gabriel Hassan
Source : Courrier
international 6 mars 2015
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