A l’occasion de la commémoration du 14
juillet 1789, dont l’anniversaire cette année coïncide, à quelques jours près,
avec le centième anniversaire du commencement de la première guerre mondiale, dans laquelle des centaines
de milliers de jeunes indigènes des colonies françaises de l’ouest et
du centre du continent furent utilisés comme chair à canon par les généraux
français, notamment le général Charles Mangin, l’auteur de « La Force
noire »[1], nous
vous invitons à lire et à méditer les paroles que ce scandale inspira en son
temps au député Blaise Diagne, représentant du Sénégal.
La Rédaction
« Le 2 avril 1917,
à proximité du village de Fismes (Aisne), le général de la VIe Armée, Charles
Mangin, accompagné du Président de la République française, Raymond Poincaré,
passe en revue "ses" combattants d’Afrique arrivés des camps du Midi
de la France. En ce début du mois d’avril, dans l’attente des premiers signes
annonciateurs de l’offensive, les tirailleurs "sénégalais" sont logés
dans de misérables cantonnements, souffrant considérablement du froid. Ils "ont subi dès leurs débarquements des
tempêtes de neige et des froids rigoureux ; avant d’entrer en secteur, les
effectifs étaient fortement éprouvés par les intempéries" relate le
général Famin en mai 1917. Peu avant le début des combats, plus d’un millier
d’entre eux sont évacués pour pneumonie et engelures. Pourtant, les effectifs
des BTS rejoignent les troupes métropolitaines en première ligne le 15 avril.
Des pluies persistantes s’abattent sur les tranchées du Chemin des Dames. Les
combattants transis, découvrent la note du général Nivelle avec résignation et
détermination : "L’heure est
venue, confiance et courage, vive la France !".
A l’aube du 16 avril
1917, les tirailleurs "sénégalais" s’élancent à l’assaut des
escarpements du plateau du Chemin des Dames, ravagé depuis quelques jours par
d’incessants bombardements de l’artillerie française. L’optimisme et
l’obstination du général Nivelle ne peuvent dissimuler les terribles pertes de
ces journées de combat et suscitent de nombreuses polémiques sur la
participation de ces soldats d’Outre-mer. »
Bastien Dez, (« Les tirailleurs "sénégalais" au cœur de l'Offensive du Chemin
des Dames »).
1915 : les "Sénégalais" arrivent... |
Intervention de Blaise Diagne en comité secret de
la chambre des députés à propos des conditions d’emploi des
tirailleurs sénégalais lors de l’offensive du chemin des dames (Séance du
29
juin 1917).*
M. le Président. La
parole est à M. Diagne, pour développer son interpellation sur les
conditions d’emploi des tirailleurs
sénégalais au cours des opérations offensives dernières.
M. Diagne. Messieurs,
la question qui m’amène à la tribune ne comporte pas pour moi la nécessité soit
de vous faire un cours de stratégie militaire, soit d’avoir à définir ou à
critiquer la politique militaire du Gouvernement autrement qu’en ce qui
concerne l’utilisation des troupes noires.
C’est
peut-être la première fois que nous parlons ici d’une façon détaillée de
l’utilisation des troupes noires. Mais nous avons déjà traité cette question à
la commission de l’hygiène et à la commission de l’armée. J’ai pu donner ce que
je considérais comme l’exposé des fautes commises en matière d’utilisation de
ces troupes.
Il a toujours
été entendu qu’aux approches de l’hiver les troupes noires étaient retirées du
front pour être envoyées en hivernage dans le Midi.
Dans le plan
de préparation de l’offensive du 16 avril, il avait été convenu que ces troupes
seraient employées.
Au mois de
février, le grand quartier général réclamait ces troupes. Prévenu, je faisais
observer au Gouvernement tout le danger qu’il y avait à les utiliser à pareille
époque. Le 4 mars, M. le général Lyautey, alors
ministre de la guerre, me répondit que « les dates auxquelles ces troupes seraient
envoyées au front seraient fixées en tenant compte de la nécessité de les
ménager tant que la température l’exigerait ».
Messieurs, ce
n’est ni un sentiment d’égoïsme, ni un sentiment étroit de race qui me pousse à
venir vous entretenir aujourd’hui de cette question. (Applaudissements).
La vérité est
simple : il s’agit ici d’hommes qui ne sont pas des électeurs et je suis, par
conséquent, parfaitement à mon aise pour dire comment je comprenais et comment
je comprends l’utilisation de ces hommes et pour dire aussi qu’elles sont les
fautes qui ont été commises à leur égard dans leur emploi. (Très bien ! très bien !)
Eh bien, en
présence de cet engagement du Ministre de la Guerre, pris à la date du 4 mars,
parce que j’avais déclaré que si les informations qui m’avaient été données
étaient exactes, je déposerais une demande d’interpellation dans l’intérêt de
la défense nationale, j’ajoutais que le mois de mars étant un mois d’hiver, les
militaires indigènes noirs ne seraient pas en possession de leur complète
valeur physique, ce qui pouvait risquer d’aboutir à leur massacre inutile et à
l’échec des opérations appuyées sur leurs efforts. (Très bien ! très bien !)
Voilà ce que
j’écrivais le 21 février et le 28 avril – je vous demande la permission de vous
lire la lettre – voici ce que j’étais obligé d’écrire à M. le Ministre de la
Guerre qui est actuellement sur ces bancs :
«
Monsieur le ministre,
« A la date du
21 février dernier, je priais par écrit votre prédécesseur de tenir compte de
la température et de ne pas laisser engager les tirailleurs sénégalais dans
aucune opération, comme le désirait le commandant en chef des armées Nord et
Nord-Est, jusqu’à ce que la saison chaude vint.
« Par lettre
du 4 mars et en réponse à la mienne, le général Lyautey m’indiquait que les dates
auxquelles ces troupes seront envoyées au front seront fixées en tenant compte
de la nécessité de les ménager quand la température l’exigera.
« Votre
prédécesseur ajoutait que « l’attention de M. le général commandant en chef a
été appelée sur cette nécessité, aussi bien que sur celle de les installer dans
de bons cantonnements ».
« Or, il
résulte des faits lamentables, pour ne pas dire plus, que contre mon attente,
contre la raison et l’intérêt de la défense nationale, le commandement a mis en
jeu, dans les récentes opérations, ces troupes spéciales, dans des conditions
de température telles que les hommes étaient d’avance physiquement frappés
d’impuissance par le froid, la neige et la pluie. C’est donc à un véritable
massacre, sans utilité, hélas ! qu’ils ont été voués par l’inimaginable
légèreté de certains généraux… » (Applaudissements.)
M. Diagne. « …qui n’ont
voulu tenir compte ni des instructions du ministre, ni des fortes indications
de tous les chefs militaires compétents par leur expérience personnelle, quant
au degré de résistance des noirs en hiver.
« Dans des
conditions, j’ai l’honneur de vous informer, etc. »
Avant d’entrer
dans mon exposé, il était utile, Messieurs, de vous montrer comment, par un travers
de mentalité, les questions qui intéressent l’utilisation de ces noirs peuvent
être déformées en France.
Je vais vous
lire maintenant deux extraits du journal Le Pays, à la date du 28 juin 1917, contenant
une « Information sur la science à propos du tétanos », et vous allez voir avec
quelle inconscience amusante – ce n’est d’ailleurs qu’à ce seul titre que je
vous apporte le fait – on traite des
questions qui intéressent les militaires d’origine coloniale. A propos de la découverte
d’un nouveau sérum fait dans les laboratoires de l’école nationale vétérinaire,
l’informateur du journal écrit :
« On ne se
rend pas assez compte des superbes travaux qui sont entrepris dans notre grande
école nationale vétérinaire où, grâce à des facilités d’expérimentation sur des
animaux qu’on peut sacrifier » – retenez bien cela – « bien entendu, on est
arrivé à des solutions inespérées de grands problèmes médicaux. »
Après avoir
signalé ces expériences sur des animaux que l’on doit pouvoir sacrifier, on lit
: « Ce nouveau vaccin a été expérimenté, après tous contrôles désirables, sur
des blessés de race noire qui avaient été gravement atteints en une zone du
front reconnue, par ailleurs, extrêmement tétanigène. » (Mouvements divers).
M. Victor Augagneur[3].
Il ne faudrait pourtant pas laisser croire qu’on s’est livré à des expérimentations
sur des hommes de race noire. Voici sans doute ce que cette information veut
dire : il est reconnu par tous les chirurgiens et par les médecins que les
hommes de race noire sont plus sujets au tétanos que les hommes de race
blanche. Il n’est donc pas extraordinaire que, voulant démontrer l’efficacité
du vaccin, on dise qu’il réussit sur des noirs. Voilà ce qu’on a entendu
exprimer, mais il ne s’agit pas d’expérimentations.
M. Diagne. Messieurs,
je n’ai apporté ici cette information que pour montrer une certaine déformation
de la mentalité chez ceux qui l’ont écrite. Je n’ai retenu le fait que parce
que vous allez le retrouver d’une façon un peu plus tragique dans les faits de
l’offensive. Je dis « un peu plus tragique », parce que l’autorité militaire,
quelle qu’elle soit, à quelque degré de la hiérarchie qu’elle soit, ignore la
sensibilité physique des noirs pendant l’hiver, et alors on aboutit à ce
résultat que, lorsque des officiers généraux vont trouver le ministre, le
supplient de ne pas donner ces hommes au début du printemps, parce qu’on ne
saurait les utiliser à ce moment-là, le ministre le promet – je dois répéter
que c’était le général Lyautey – mais le G.Q.G. maintient son désir de les
employer.
Voilà donc des
hommes qui ont été amenés sur le front au moment où il neigeait, où il faisait froid.
Certains bataillons ont été promenés, sous le prétexte de travaux urgents, en
Alsace, au mois de mars et de trois jours en trois jours, c’est-à-dire dans
l’impossibilité de se prémunir contre le froid, ont changé de cantonnements ;
de sorte que lorsque ces bataillons sont finalement arrivés à pied d’œuvre dans
les tranchées, ils se trouvaient désorganisés dans toutes les spécialités. Je
pourrais vous donner le nombre des malades évacués ; car, si avant combat,
d’ordinaire les troupes d’assaut sont menées dans les tranchées la veille de l’attaque,
voici des troupes que l’on installe, à partir du 2 avril, dans les tranchées et
qu’on affecte à des travaux pénibles de corvée. En effet, comme les régiments
coloniaux sont amatelotés à des régiments européens, il est entendu que les
camarades européens ne doivent rien faire et que ce sont les autres qui doivent
faire les corvées.
M. Ceccaldi. Je vous
apporterai la preuve du contraire, parce qu’au moment où ces bataillons ont été
conduits sur le front, voulant accomplir la mission qui m’avait été confiée par
la commission du budget, j’ai assisté à l’attaque, j’étais à l’assaut avec eux
et j’ai vu que les blancs ont été engagés avant les noirs. Les noirs ont fait
leur devoir – je leur rends cet hommage – mais au moment où le froid les
avaient quelque peu éprouvés, le commandement a donné l’ordre de ramener à
l’arrière les bataillons noirs, qui n’ont pas été engagés dans la première
offensive. Il y a eu peut-être une faute lourde commise au 2e corps,
mais tout de même il n’est pas possible de laisser dire ici qu’on a envoyé les
noirs travailler et se battre pendant que les autres ne travaillaient pas et ne
se battaient pas.
M. Diagne. Si, dans
cette question, l’impatience de M. Ceccaldi n’a pas su attendre que j’aie administré
la preuve de ce que j’avance, ce n’est pas ma faute ; je ne suis pas ici pour
dire que, dans tel corps, on n’a pas commis les fautes ou les erreurs commises
dans tel autre corps. Je n’ai pas à savoir si tel officier supérieur ou tel officier
général est resté dans les limites de ses attributions et a eu à l’égard de ses
hommes des sentiments humains. La question n’est pas là pour moi. Vous
reconnaissez vous-même qu’il y a eu des fautes commises, et lorsque vous
affirmez que jamais ces hommes n’ont été employés à des corvées, je vais vous
opposer des rapports de chefs de corps, de commandant de bataillons, de chefs
de secteurs qui disent que leurs hommes ont été mis en corvée. (Applaudissements à gauche).
L’interruption
de M. Ceccaldi ne me gêne pas, elle permet surtout de dire, une fois pour toutes,
que lorsque nous discutons des questions coloniales, celles que nous avons
vécues, que nous vivons, à raison de notre éducation et de notre affinité de
race, nous sommes plus près d’une solution médiane que vous, Monsieur Ceccaldi,
qui ne connaissez les colonies que par les rapports de la commission du budget
et n’êtes pas qualifié pour nous donner des démentis. (Très bien ! très bien ! – Mouvements divers.)
Je tirerai
simplement des rapports officiels des commandants de bataillon, les faits.
Voici, trois
bataillons de tirailleurs, le 66e, le 67e et le 70e
bataillon sénégalais qui forment ensemble le 57e régiment colonial.
Ils arrivent le 2 avril au front où, aussitôt, le 66e bataillon est
envoyé aux tranchées d’abord pour des corvées, ensuite en première ligne, le
10, en face du Chemin des Dames, à Paissy.
L’effectif, au
2 avril, du 57e régiment était de 654 Européens et 2324 indigènes. Du 1er avril
au 20, on est obligé d’évacuer pour gelure des pieds 233 hommes et 93 pour
affections pulmonaires.
En vous
donnant ces chiffres pour la période qui précède l’attaque, j’ai le droit de
dire au Gouvernement, pour celui qui l’a
précédé, que, pour moi, c’est chaque fois un crime contre la défense nationale
de traiter ainsi ces hommes, qui viennent ici, n’ayant rien d’autre à défendre
que la liberté que vous devez demain leur donner d’une façon complète. (Applaudissements sur divers bancs du parti
socialiste et divers autres bancs à gauche).
Il est
inadmissible qu’on les livre aux intempéries de la saison. Je vois M. Ceccaldi
sourire.
Monsieur
Ceccaldi, vous qui, sous prétexte que vous êtes rapporteur des troupes
coloniales, êtes allé sur le front, avez été l’hôte des généraux, vous êtes
revenu ici pour affirmer, à moi-même, que toutes les précautions avaient été
prises pour ces hommes logés dans des baraquements Adrian. Pensez-vous qu’il a
fallu que je vienne à la Chambre pour savoir ce qu’est une baraque Adrian et
pour savoir qu’il est impossible d’y maintenir une chaleur suffisante, surtout
pour des hommes aussi fragiles ? Vous avez une large part de responsabilité
dans tout ceci parce que si votre situation à la Commission du Budget, comme rapporteur
des troupes coloniales, vous permet à un moment donné de vous couvrir de cette fonction,
elle ne suffit pas à vous donner compétence dans ces matières. (Très bien ! très bien ! – Mouvements
divers.)
Charge de tirailleurs sénégalais vue par la presse russe |
Alors c’est
l’attaque du 16 avril pour ces régiments ; ces troupes ont subi la pluie, la
neige, dans des conditions telles que je les retrouve dans une lettre du
colonel disant que ces hommes étaient obligés de mettre leur fusil en parapluie
sous le bras. Incapables de mettre baïonnette au canon, incapables de se servir
de leurs grenades, ils arrivent quand même à la troisième ligne allemande et y
subissent la contre-attaque allemande (Applaudissements),
couverts simplement par un bataillon de 400 hommes d’un régiment colonial
blanc. Dans le rapport il est écrit :
« Sur la
crête, deuxième ligne allemande intacte et prise de notre troupe en enfilade
par des fortins bétonnés à mitrailleuses. Malgré tout on arrive au-delà de la
troisième ligne avec vue au loin, mais avec l’impossibilité d’avancer. Les
pertes à ce moment sont de 60 %, et il est fait appel à des renforts à neuf
heures. Pour toute réponse, l’ordre de reprendre l’attaque survient en
l’absence de munitions, cartouches, grenades et fusées éclairantes. Le colonel dut
faire remarquer l’impossibilité de continuer et fit organiser un terrain sur la
troisième ligne allemande. Nuit du 16 au 17 survient : neige, ravitaillement
difficile.
« Incident :
dans la nuit, l’artillerie française tire sur nos troupes et tue une dizaine
d’hommes du bataillon européen et quelques indigènes.
« Vers six
heures du matin, les Allemands contre-attaquaient à la grenade. Les indigènes sont
tous dans l’impossibilité de se défendre. Les Européens, seuls, purent se
défendre et la troisième ligne fut reprise par les Boches. »
Voilà les
hommes pour lesquels toutes les précautions avaient été prises. Je puis en dire
autant pour le 58e bataillon colonial. Mais, avant, il faut que je
vous donne le chiffre des pertes dans ces deux journées des 16 et 18 avril sur
cet effectif : 67 officiers, 654 Européens, 2 324 indigènes. Outre 326 hommes
évacués pour œdèmes ou affections pulmonaires, nous voyons que l’effectif
réduit au 15 avril a subi les pertes suivantes : blessés : 19 officiers ;
Européens, 124 ; indigènes, 436 ; tués : 8 officiers, 45 Européens et 541
indigènes ; disparus : 3 officiers, 34 Européens, 304 indigènes. Faites la
proportion et vous verrez si c’est là le résultat qu’on peut demander à des
hommes lorsque déjà on les a mis dans l’impossibilité de défendre leur pays. (Applaudissements.)
Sur plusieurs bancs.
Quel était le général qui les commandait ?
M. Diagne. Nous y
viendrons.
Je reprends
ici le rapport, car je ne veux pas que vous pensiez que je brosse un tableau pessimiste
; je n’y ai pas d’intérêt. Si la guerre tourne mal, c’est nous qui devons en
faire les frais. Nous avons des raisons de combattre, mais nous demandons à
combattre dans des conditions humaines rationnelles ; nous demandons que celui
qui a un fusil à la main n’ait pas l’impression qu’il est un peu du bétail. (Applaudissements.)
Pour le 58e
colonial, qui est toujours composé de trois bataillons, nous lisons dans le
rapport d’un chef de bataillon :
« Le moral
élevé de la troupe lui avait permis déjà, du 31 mars, jour de son départ de
Saint-Raphaël au 16 avril, jour de l’attaque, de supporter courageusement les
souffrances imposées par le froid et le mauvais temps. Les évacuations, pendant
cette période, ont été de 62 indigènes, pour gelures ou affections pulmonaires.
»
Voici en ce
qui concerne le 68e, le 69e et le 71e
bataillon :
« 68e
bataillon : fondu par le feu et débandade par suite de l’absence des chefs tués
;
« 69e
bataillon : a dû se terrer ;
« 71e
bataillon : a dû se terrer. Restaient 417 hommes sur 1100 à l’attaque, sans
avoir tiré un coup de fusil. » (Exclamations.)
Et alors on fait
relever le 5e, le 65e et le 64e bataillon par
le 43e et le 12e colonial, déchiquetés et abîmés dans les
mêmes conditions. (Nouvelles
exclamations.)
A gauche. C’est un
crime !
M. Parvy. On n’en est
plus à un crime près !
M. Diagne. Puis,
absence de ravitaillement pendant trois jours ; les valides et les blessés sont
enlisés dans la boue et il n’y a pas de brancardiers divisionnaires pendant le
même laps de temps.
Je possède à
cet égard un document que m’a donné un médecin et duquel il résulte que les médecins
régimentaires se trouvent dans la nécessité d’entrer en conflit avec les
médecins brancardiers divisionnaires pour avoir des hommes, non pas seulement
pour retirer les blessés, mais encore pour retirer les gens valides enlisés, et
qui, revêtus d’un costume auquel ils ne sont pas habitués : souliers,
équipements, etc., ne pouvaient plus en sortir. Voilà quelle a été la situation
faite à ces malheureux soldats !
Et ici, je
crois nécessaire de vous citer, non pas en entier, car je ne veux pas lasser
votre patience (Parlez ! parlez !)
quelques extraits non pas de lettres, mais d’un rapport officiel daté du 24
avril :
« La pluie
tomba toute la nuit ; les hommes enfoncés dans la boue jusqu’aux genoux souffrirent
beaucoup de froid…
« Les éléments
des 68e et 69e bataillons occupant les tranchées d’Essen
et de Bonn se sont maintenus sur leurs positions toute la journée du 17 et la
nuit du 17 au 18, malgré le froid, la pluie, la neige et un bombardement
constant d’une exceptionnelle intensité.
« La plupart
des tirailleurs ayant les pieds et les mains atteints de gelures, sont restés néanmoins
vigilants à leur poste. Comme la plupart d’entre eux n’avaient plus la
possibilité matérielle de nettoyer leurs armes enduites d’une épaisse couche de
boue, ce furent les Européens qui s’employèrent à la remise en état de
l’armement. »
Ce geste de
solidarité, fraternelle, au milieu du danger, ne vous fait-il pas comprendre
d’une façon complète toute l’hérésie de ces mesures qui consiste à envoyer à la
mort, dans l’incapacité de se défendre, des hommes dont la vaillance au
contraire devrait être tant profitable à ce pays ? (Applaudissements.)
« C’est dans
un état de misère physique qu’ils repoussèrent encore, à la grenade, deux contre-attaques
sur notre flanc droit le 18 au matin, entre six et sept heures, au moment où le
8e tirailleurs algériens venait prendre possession du terrain
conquis.
« Il est
permis de penser que, malgré les pertes exceptionnellement lourdes subies par
le 69e bataillon et la disparition de presque tous ses cadres, il
aurait été possible par beau temps d’atteindre l’Ailette ; mais la boue a, en
réalité, empêché presque totalement le jeu des spécialités et même, par
instant, les tirs des voltigeurs. »
Ce rapport est
signé par le chef de bataillon qui commandait l’unité, dont je parle ; il est adressé
à la 6e armée…
Si je prends
le 59e régiment, formé toujours de trois bataillons sénégalais, nous
retrouvons exactement la même situation.
Le 16 avril, à
neuf heures, l’objectif était constitué par les pentes nord-est de Vauxaillon, entre
la ferme de Moisy incluse et le mont des Singes exclu.
En dix
minutes, la position fut enlevée ; alors que le bataillon de gauche (7e
colonial européen) et le bataillon de droite (43e colonial) étaient
repliés à la suite d’une contre-attaque allemande, les Sénégalais maintiennent
la position à eux seuls.
A deux heures
du matin, le 17, ordre de se replier sur le parallèle de départ exécuté après
un premier refus du commandant Malefosse, sur injonction du colonel Bonnin,
commandant la brigade, alors que la position est intenable. Alors on constate
encore une fois – les chefs sont obligés de le reconnaître – que les hommes ne
peuvent pas tenir.
Et ici j’ai
besoin de vous lire la lettre du colonel qui commandait un de ces régiments,
parce que l’attestation qui s’y trouve incluse va être la justification de mon
interpellation :
– « Je
passerai sous silence le voyage en chemin de fer par un temps rigoureux… » – Je
dois vous dire que ce colonel écrit à un officier général et que, moi, j’ai la
lettre entre les mains (Rires) ; elle m’a été remise.
– « … Nous
avons trouvé de la neige à Dijon ; le logement dans des baraques Adrian qui, au
point de vue de l’étanchéité, n’avaient rien à envier à celles de Saint-Raphaël…
». C’est une critique qui renforce précisément ce que j’ai dit moi-même.
« …Puis,
jusqu’au 17 décembre inclus, temps affreux, froid humide.
« Un de mes
bataillons, engagé depuis le début du mois dans les tranchées ; résultat : la moitié
du monde par terre avant l’attaque ; le noir ne résiste pas au froid, tout le
monde le sait, n’empêche qu’on agit toujours comme si on l’ignorait. (Très bien ! très bien ! sur les bancs du
parti socialiste.)
« Les deux
autres bataillons ne sont montés aux tranchées que le 11. Donc le jour J,
j’avais un bataillon à peu près intact, le bataillon X diminué de moitié,
éreinté, en outre par son long séjour dans les tranchées, par le temps froid et
humide et par les corvées de transport des bombes des crapouillots. Enfin,
comme troisième bataillon, le bataillon blanc… »
La lettre
continue ainsi :
« Le bataillon
X devait franchir le parapet à six heures et marcher ensuite en se conformant à
l’horaire réglé comme du papier à musique. A cinq heures cinquante, les Boches
ouvrent le feu de barrage sur la première ligne et il ne fallait pas être grand
clerc, ni être doué du flair de Sherlock Holmes pour deviner que le jour J
était arrivé et que l’heure H allait sonner. Des passerelles de 4 mètres,
pesant chacune dans les 50 kg, se manœuvrent difficilement dans les boyaux, où
on enfonce dans la boue jusqu’au ventre.
« De plus, il
est difficile de les déplacer, il est encore moins facile de les cacher.
« Les avions
boches, du reste, survolaient nos lignes depuis l’aube et nous mitraillaient à faible
hauteur. Nos aviateurs, as ou cigognes… – je laisse la responsabilité au
colonel qui écrit – étaient sans doute occupés ailleurs.
« Quoi qu’il
en soit, à six heures sonnant, le bataillon X est sorti de la tranchée, aligné comme
à l’exercice. C’était beau à voir et, naturellement, je ne me suis pas privé de
ce spectacle. »
Puis un autre
passage :
« Je dois
reconnaître que si un service a mal fonctionné, c’est bien celui des
brancardiers divisionnaires. Par contre, celui des détrousseurs de blessés n’a
rien laissé à désirer. De toutes parts, je reçois des plaintes. Pour n’en citer
qu’une : mon secrétaire, gros négociant de Saïgon, a le bras droit emporté et
le gauche mis en capilotade ; il a bien retrouvé son portefeuille dans sa
poche, mais sans banknote aucune… C’est triste. Comme je tuerais avec plaisir
un de ces charognards pris en flagrant délit ! »
Messieurs, la
résistance de ces hommes, leurs efforts auraient dû, vous le concevez, leur donner
l’occasion de citations. Or, savez-vous quel ordre le Grand Quartier Général a
sorti à le suite de l’offensive ? Le voici :
« Grand
quartier général, état-major, 1er bureau, n° 350, du 1er mai 1917.
« Les 57e
et 58e régiments d’infanterie coloniale seront dissous en tant que
régiments et leurs bataillons seront réorganisés en bataillons s’administrant
isolément. »
Voici la
récompense !
« Les drapeaux
de ces corps seront renvoyés à leur dépôt, il ne sera fait aucune cérémonie spéciale
au départ du drapeau des armées ni à son arrivée au corps.
Ce sont les
colonels eux-mêmes qui ont été froissés précisément de ce que les efforts de leurs
troupes aient été récompensés de cette façon.
Si je m’en
rapporte au chiffre des pertes que l’ex-commandant de la 6e armée
m’a fait porter chez moi par un de ses officiers d’état-major, voici la
situation : le Général Mangin, puisqu’il faut le nommer… (Mouvements divers.)
M. Georges Boussenot.
C’est pour savoir ce que l’on a fait de lui !
M. Diagne. Le général
Mangin m’a fait dire que, sur ses 25000 tirailleurs, c’est-à-dire sur la totalité
des bataillons, le total des pertes en tués, blessés ou disparus était de 6300,
c’est-à-dire, en somme, peu de chose. Ce que le général avait oublié et que
j’ai dû dire à son officier d’ordonnance, c’est que ces 6300 hommes perdus
l’étaient sur un total de 10000 hommes et non de 25000, car tous les bataillons
n’ont pas été engagés. Voilà les procédés de statistique dont usent des
généraux comme le général Mangin. Je veux en faire très librement la critique (Applaudissements à l’extrême-gauche et sur divers
bancs à gauche), car ce sont des illusions que de croire qu’on peut opposer
sans plus des poitrines de noirs à la mitraille.
Comment,
messieurs, la guerre est une guerre scientifique, une guerre qui demande à chacun
de ceux qui y participent une puissance d’initiative personnelle, qu’on ne
trouve que dans l’hérédité. Et alors ce sont ces braves gens sortis du fond de
l’Afrique – nous n’avons pas à savoir ici dans quelles conditions –…
M. Diagne. … qui sont
venus vous apporter leur effort, c’est à ceux-là que vous demandez, alors
qu’ils ne disposent pas de la même hérédité que vous et que vous n’avez pas
préparés par une éducation adéquate précisément à fournir en pleine initiative
personnelle cet effort, c’est à ceux-là que vous demandez de finir la guerre
pour vous ?
Non,
messieurs, et à moi-même, il paraît humiliant que ce pays qui a donné le
spectacle de 1793, ce pays qui a refoulé l’invasion de tous les peuples de
l’Europe, se permette d’accrocher à l’espoir de son salut, à la certitude de sa
libération, cette idée que ce seront des noirs sortis du fond de l’Afrique et
dans la simplicité primitive d’une mentalité qui s’élève à peine au jour, c’est
à ceux-là qu’on doit accrocher le salut de ce pays ? Non je ne l’accepte pas,
je ne tiens pas à vous humilier. (Interruptions.)
M. Diagne. Si ! on l’a
dit. Depuis 1916 on a développé cette théorie qu’avec des légions noires on
pouvait à un moment donné faire la guerre, et je n’ai pas besoin d’aller loin
pour rappeler le témoignage d’un de mes collègues qui venait de voir le général
Mangin, quelque temps avant l’invasion. Il disait à ce collègue : Lisez les
Mémoires du maréchal de Saxe, vous y verrez que de tout temps on a considéré
les noirs comme de vaillants soldats et si, en France, on ne veut pas de ces
hommes comme soldats, c’est simplement parce qu’on ne veut pas avoir à leur
donner demain la contrepartie de l’effort qu’on leur demande, c’est-à-dire la
liberté complète et totale.
Eh bien, moi,
j’ai une autre confiance en moi-même et en vous ; l’effort qui a été fourni est
un effort légitime, un effort que nous devions fournir, mais nous attendons que
vous nous le fassiez fournir dans des conditions meilleures, pour l’intérêt
même de ce pays. (Applaudissements.)
En France,
personne n’est diminué parce qu’il n’est que réformé, personne n’est diminué parce
qu’il n’est qu’auxiliaire, personne n’est diminué parce que l’âge ne lui permet
pas de combattre, et alors comment pourrions-nous admettre que, lorsque les
intempéries surviennent, des hommes qui ne sont pas adaptés à ce climat soient
forcés d’accepter un sacrifice comme celui qu’on leur impose ? Non, ceci n’est
pas digne de la France et j’ai le droit de dire que quand le général Mangin
s’accroche à cette illusion de croire qu’on peut compter sur eux à toute heure,
car c’est lui qui les a réclamés… (Interruptions
à droite).
M. Diagne. C’est lui
qui les a réclamés.
M. Henri Galli. Ce
n’est pas exact !
M. Diagne. Il les a
réclamés au Grand Quartier Général ; il faisait du général Nivelle ce qu’il voulait
(Interruptions.)
Je vais citer
ici le témoignage de plusieurs généraux : ils ont supplié le Ministre de la
Guerre, le général Lyautey, de ne pas donner ces hommes, parce que c’était les
vouer inévitablement à un massacre. J’estime que le Grand Quartier Général
n’avait pas besoin de se livrer à une expérience personnelle ; il suffit
d’avoir un cerveau ouvert, d’être rationnel et logique, pour comprendre le peu
de résistance de ces hommes à certaines saisons. Le général Mangin le savait,
c’est lui qui les a réclamés, parce qu’il était seul susceptible de les renvoyer.
D’ailleurs ma
conviction est faite par l’homme que le général Mangin m’a envoyé pour me faire
retirer ma demande d’interpellation. (Applaudissements
à gauche.) Savez-vous quel a été le mot de la fin de cet officier ?
Il m’a
simplement dit, avec une sérénité d’esprit qu’on ne retrouve que chez les
subordonnés qui ne sont pas personnellement responsables : « Nous avons été
desservis. Le marronnier du 20 mars malheureusement n’a pas fleuri. C’est là,
notre seule faute. » (Bruit.)
Non ! la faute
est plus grande, parce que chacun de ces hommes, que vous avez perdus, il faut
aller là-bas les remplacer par d’autres. Est-ce que les rumeurs, les
accusations légitimes contre ceux qui ont commis la folie de gaspiller ce
matériel humain, n’arriveront pas en Afrique et ne pensez-vous pas que c’est
folie de se préparer des lendemains difficiles ? Car la mentalité de ces hommes
offrira une résistance au sacrifice, s’il doit être consommé dans les
conditions où vous, Gouvernement, et vos prédécesseurs l’avez consommé. (Applaudissements sur un grand nombre de
bancs.)
B. Diagne |
Je fais appel
à l’honnêteté et à la loyauté des membres du Gouvernement. Je n’incrimine les précédents
gouvernants que pour avoir laissé faire. Ce n’est pas une question de personnes
pour moi. (Très bien ! très bien !)
La seule personne que je voie, je suis obligé de la voir, c’est le général
Mangin ; c’est lui qui a semé l’idée de ces légions de millions d’hommes noirs.
Cette idée-là procède de celle même que
M. Dalbiez[10]
formulait, à savoir qu’on a encore la prétention que du matériel humain peut
résister au canon et à la mitraille.
Eh bien ! non,
même pas des poitrines de nègres. (Vifs
applaudissements sur un grand nombre de bancs. – L’orateur, en retournant à son
banc, est félicité par ses collègues.)
*Compte rendu sténographique publié dans le Journal Officiel
après la guerre.
[1] - L’Harmattan, 2011.
[2]
- Jean PARVY, 1876-1933, député socialiste de la Haute-Vienne.
[3]
- Victor
AUGAGNEUR, 1855-1931, député du Rhône,
ancien gouverneur général de Madagascar de 1905 à
1910.
[6]
- René BOISNEUF, 1873-1927, député de la Guadeloupe.
[7]
- Georges BOUSSENOT, né en 1876, député radical-socialiste de la Réunion. Ancien médecin colonial au Soudan de 1900 à 1905
et médecin capitaine au 2e Corps d’Armée Colon d’août 1914 à janvier 1915.
[8]
- Charles BENOIST, 1961-1936, député de la Seine.
[9]
- Henri GALLICHET, dit GALLI,
1854-1922, député de la Seine, co-fondateur avec Paul DEROULEDE de la Ligue des Patriotes.
[10]
- Victor
DALBIEZ, 1876-1954, député radical-socialiste des Pyrénées-Orientales. Caporal au 126e RIT en août 1914, il est nommé
lieutenant en février 1915. Il est l’auteur de la loi de juin 1915 sur une
meilleure utilisation des hommes mobilisés et mobilisables.
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