mercredi 3 septembre 2014

LES DADIÉ, de GABRIEL à BERNARD. HISTOIRE D’UNE FIDÉLITÉ (4/4)

J’ai promis de revenir sur la question de l’importance de Climbié dans l’histoire littéraire de la Côte d’Ivoire comme dans la bibliographie de son auteur. Nous y voilà. Ce récit fut écrit entre 1950 et 1953. Bernard Dadié avait évidemment à portée de la main les notes qu’il avait rédigées nuit après nuit dans la prison de Grand-Bassam et qu’il ne publiera que trente ans plus tard. Il sait, mieux que quiconque, que, durant ces mois douloureux, des millions de femmes et d’hommes consentirent des sacrifices inouïs. Mais, à l’arrivée, tous ces gens sont absents de Climbié, comme ils le sont aussi des œuvres théâtrales majeures de Dadié. Parce que en ces temps où la « fraternisation » avait remplacé la lutte positive, s’il y avait un sujet tabou, c’était bien celui-là.
Pour expliquer cette absence, B. Kotchy propose une hypothèse : « Par cette absence de représentation du personnage collectif et effectif, Bernard Dadié ne veut-il pas indiquer qu’à ce stade de notre société, cette conscience collective qui engendre et « dynamise » les mouvements révolutionnaires n’a pas encore surgi (...) mais (...) seuls du sein du peuple se dégagent quelques individus conscients qui finissent par éveiller la conscience collective. »
C’est une hypothèse intéressante, mais qui ne fait pas suffisamment cas de l’aventure réellement vécue en 1949-1950 par le futur romancier et dramaturge, et qu’il a retracée au jour le jour dans Carnet de prison, ce livre caché qu’il a dévoilé à un moment où, le pouvoir auquel il participait étant affaibli, un certain tabou avait aussi perdu beaucoup de ses vertus dissuasives.

Quand, en 1981, poussé par je ne sais quelle prémonition, je relisais Climbié après ma découverte émerveillée de Carnet de prison qui venait de paraître, j’imaginais sans cesse Dadié quand il composait le premier, triant avec soin dans le deuxième afin de n’en retenir que ce qui ne pouvait pas déplaire à ceux que, dans sa déclaration devant la cour d’assises, l’un de ses camarades appelait « les maîtres du jour ». Et je ne pouvais pas douter qu’en jetant son Carnet de prison sur le marché sans une préface ni même un avant-propos de sa main, il avait voulu affirmer le caractère « collectif » de cette chronique traversée par des millions de visages et de voix et, ainsi, restituer à toute son œuvre, mais à « Climbié » tout particulièrement, la dimension « réaliste » et « la représentation du personnage collectif et effectif » qui leur manquaient. Il se serait donc agi pour l’auteur de Climbié, de faire symboliquement retour à ses véritables sources après s’être délivré du carcan de la censure implicite – le fameux tabou – qui asphyxiait son œuvre depuis ses commencements. C’est ainsi que la première œuvre romanesque de la littérature ivoirienne devint enfin complète. Le premier roman ivoirien, ce n’est pas Climbié seul mais, tout ensemble, Climbié et Carnet de prison.
« J’ai bien souvent rêvé, nota Bernard Dadié dans son « journal » un jour de 1938. (…). J’ai rêvé de partir en France, en Europe, de courir le monde et j’ai bien souvent hésité. J’ai voulu être un « homme », j’ai voulu me consacrer à mon pays, au monde, (…). J’ai rêvé d’être un « saint » en voulant me faire prêtre. J’ai rêvé d’être romancier, etc. J’ai rêvé aussi d’être un instituteur, mais j’ai craint de former des enfants incomplets. (…). »
Finalement, c’est écrivain qu’il choisira d’être. Mais, être un écrivain dans les conditions des années 1920-1930, c’est-à-dire dans un pays dont les habitants ne possédaient pas de langue écrite, et ignoraient la langue dans laquelle on écrirait… c’était autant, sinon plus, une vocation de pédagogue ou de… – osons le mot –, de civilisateur, que de simple faiseur de vers ou de romans. D’autant plus que dans de telles conditions, il ne pouvait pas être question de se tenir en dehors ou au-dessus de la mêlée. Et, par conséquent, impossibilité totale, voire inanité, d’un « art pour l’art »…
Vivre et écrire, c’était tout un pour cet enfant d’Assinie né avec dans la tête une plume et peut-être le rêve qu’elle produirait les mêmes effets sur les destinées de ses semblables que la plume du Zola de « J’accuse » ou celle du Victor Hugo des « Misérables » ou de « Choses vues ». C’est peut-être en cela que Bernard Dadié se distingue le plus de tous les autres écrivains africains, ceux qui l’ont précédé comme ceux qui sont venus après lui. S’il est essentiellement le fils de ses propres œuvres, il est aussi celui des époques et des intempéries de la vie – en particulier de la vie politique – qu’il a traversées. Il ne l’est pas comme une éponge qui recueille passivement et retient ce qui l’imprègne, mais comme un miroir, qui renvoie la lumière qu’il reçoit. C’est pourquoi son œuvre est si riche et tellement variée par ses thèmes, par ses genres, par ses styles, ainsi que par les vecteurs sur lesquels elle s’est montrée au public.
Ecrire des articles de journaux en son nom propre ou au nom d’une association ou d’un parti politique, des poèmes, transcrire des légendes et des contes, composer des pièces pour le théâtre, tenir un journal intime, c’est tout un pour lui : « Aucun genre n’a pour moi de préséance sur les autres, dira-t-il à Richard Bonneau. Poésie, théâtre, nouvelles, chroniques ou contes ne sont que des volets, des moyens de travail. Il n’y a chez moi pas plus de classification que de préséance. »[1] Il y a tout  de même une nette prédilection pour les textes destinés à la scène, qui dominent dans son œuvre tant par la qualité que par la quantité. Sur ses 27 opus, 11 sont des pièces de théâtre. Le reste se compose de 5 romans, 4 volumes de contes et légendes, 3 essais, 1 recueil de nouvelles et 3 de poésies. C’est par le genre théâtral qu’il a commencé sa carrière, et c’est ce même genre « qui l’imposera dans les années 1970, selon l’universitaire et critique ivoirien Bruno Gnaoulé Oupoh, comme l’un des plus grands écrivains noirs de ce siècle ».[2]
L’œuvre de Bernard Dadié est indissociable de sa vie d’homme, qui aura été presque aussi longue et aussi tourmentée que celle du pays qui l’a vu naître. A travers elle, on voit toute une société en train de prendre forme, et toute son histoire se dérouler depuis ses débuts, entre 1920 et 1930, jusqu’à ce commencement du XXIe siècle.
Ce n’est pas sans raison que tous nos grands écrivains plus tard venus reconnaissent en Bernard Dadié le père de la littérature ivoirienne ; et on pourrait presque dire : leur « contemporain capital », comme on l’a dit en son temps d’un André Gide. Il ne faut certes pas s’attendre à trouver entre ses cadets et lui une filiation immédiate, qui serait trop banale. C’est plutôt une certaine relation qu’il y a entre leurs livres, les siens, et le mouvement profond de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Il suffit de lire « Les Soleils des indépendances » ou « Monnè, outrages et défis » d’Ahmadou Kourouma, « Violent était le vent » et les autres livres de Charles Nokan, « La carte d’identité » et « D’éclairs et de foudres » de jean-Marie Adiaffi, le théâtre de Bernard Zadi Zaourou, tous écrivains marquants de la génération qui vient juste derrière celle de Bernard Dadié, pour constater une espèce d’adhérence de tous ces auteurs à ce qui s’est produit ou n’a pas pu se produire en Côte d’Ivoire en 1950 et dans les années qui ont précédé ou suivi cette année-là. Comme s’ils y étaient solidement enchaînés, ils paraissent incapables de s’en détacher quand même manifestement ils le voudraient de toutes leurs forces. Et si après les avoir lus, on relit Bernard Dadié, on s’aperçoit que tous les livres de ces auteurs sont déjà dans les siens, au moins en germe ou en intention. En sorte qu’on pourrait dire, sans vouloir mettre en doute l’originalité ni le talent ni les mérites de ces auteurs, que seule les sépare de leur grand aîné, à la rigueur, une certaine manière, parfois espiègle comme dans le cas de Kourouma, de poser leur rapport à la langue évidemment étrangère dans laquelle ils écrivent.
« Au-delà des idéologies, des opinions politiques, des croyances religieuses, il a mené ses combats sur un seul terrain : la littérature. Elle a toujours été pour lui la manifestation vivante des efforts des hommes pour devenir enfin l'Homme. »[3] Cette opinion d’un biographe d’André Gide pourrait s’appliquer à Bernard Dadié, qui se définit comme « un militant des lettres » avant tout.
Pour finir, et puisqu’il faut bien que j’avoue tout à fait que ma dévotion se partage à peu près également entre ces deux écrivains qui, en un certain sens, ne sont peut-être pas si éloignés que ça l’un de l’autre – pensez à Voyage au Congo et à Retour du Tchad, qui valurent à leur auteur son prix Nobel (c’est lui-même qui l’aurait dit) –, j’emprunterai à un Mgr Ennio Francia, l’hommage qu’il rendit à Gide au moment de sa mort, pour l’appliquer à Bernard Dadié, toujours bien vivant, lui, grâce à Dieu ! : « Nous avons appris par son exemple une recherche impitoyable de la vérité, sans subterfuges ni sous-entendus ».
Et nous n’avons pas fini d’apprendre ! 

Marcel Amondji 


[1] - Cité par Bruno Gnaoulé Oupoh, « La littérature ivoirienne », KARTHALA-CEDA, 2000 ; p. 53.
[2] - Ibid.
[3] - 4e de couverture de André Gide, Le Messager, par Pierre Lepape, 1ère édition, 1997.

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