J’ai
promis de revenir sur la question de l’importance de Climbié dans l’histoire
littéraire de la Côte d’Ivoire comme dans la bibliographie de son auteur. Nous
y voilà. Ce récit fut écrit entre 1950 et 1953. Bernard Dadié avait évidemment
à portée de la main les notes qu’il avait rédigées nuit après nuit dans la
prison de Grand-Bassam et qu’il ne publiera que trente ans plus tard. Il sait,
mieux que quiconque, que, durant ces mois douloureux, des millions de femmes et
d’hommes consentirent des sacrifices inouïs. Mais, à l’arrivée, tous ces gens
sont absents de Climbié, comme ils
le sont aussi des œuvres théâtrales majeures de Dadié. Parce que en ces temps
où la « fraternisation » avait remplacé la lutte positive, s’il y
avait un sujet tabou, c’était bien celui-là.
Pour expliquer cette absence, B. Kotchy propose une hypothèse : « Par cette absence de représentation
du personnage collectif et effectif, Bernard Dadié ne veut-il pas indiquer qu’à
ce stade de notre société, cette conscience collective qui engendre et
« dynamise » les mouvements révolutionnaires n’a pas encore surgi
(...) mais (...) seuls du sein du peuple se dégagent quelques individus
conscients qui finissent par éveiller la conscience collective. »
C’est une hypothèse intéressante, mais qui ne fait pas
suffisamment cas de l’aventure réellement vécue en 1949-1950 par le futur
romancier et dramaturge, et qu’il a retracée au jour le jour dans Carnet de prison, ce livre caché qu’il
a dévoilé à un moment où, le pouvoir auquel il participait étant affaibli, un
certain tabou avait aussi perdu beaucoup de ses vertus dissuasives.
Quand,
en 1981, poussé par je ne sais quelle prémonition, je relisais Climbié après ma découverte émerveillée
de Carnet de prison qui venait de
paraître, j’imaginais sans cesse
Dadié quand il composait le premier, triant avec soin dans le deuxième afin de
n’en retenir que ce qui ne pouvait pas déplaire à ceux que, dans sa déclaration
devant la cour d’assises, l’un de ses camarades appelait « les maîtres du
jour ». Et je ne pouvais pas
douter qu’en jetant son Carnet de prison
sur le marché sans une préface ni même un avant-propos de sa main, il avait
voulu affirmer le caractère « collectif » de cette chronique
traversée par des millions de visages et de voix et, ainsi, restituer à toute
son œuvre, mais à « Climbié »
tout particulièrement, la dimension « réaliste » et « la
représentation du personnage collectif et effectif » qui leur manquaient.
Il se serait donc agi pour l’auteur de Climbié, de faire symboliquement retour
à ses véritables sources après s’être délivré du carcan de la censure implicite
– le fameux tabou – qui asphyxiait son œuvre depuis ses commencements. C’est
ainsi que la première œuvre romanesque de la littérature ivoirienne devint
enfin complète. Le premier roman ivoirien, ce n’est pas Climbié seul mais, tout
ensemble, Climbié et Carnet de prison.
« J’ai bien souvent rêvé, nota Bernard Dadié dans son « journal » un jour de
1938. (…). J’ai rêvé de partir en
France, en Europe, de courir le monde et j’ai bien souvent hésité. J’ai voulu
être un « homme », j’ai voulu me consacrer à mon pays, au monde, (…).
J’ai rêvé d’être un « saint » en voulant me faire prêtre. J’ai rêvé
d’être romancier, etc. J’ai rêvé aussi d’être un instituteur, mais j’ai craint
de former des enfants incomplets. (…). »
Finalement,
c’est écrivain qu’il choisira d’être. Mais, être un écrivain dans les
conditions des années 1920-1930, c’est-à-dire dans un pays dont les habitants
ne possédaient pas de langue écrite, et ignoraient la langue dans laquelle on
écrirait… c’était autant, sinon plus, une vocation de pédagogue ou de… – osons
le mot –, de civilisateur, que de
simple faiseur de vers ou de romans. D’autant plus que dans de telles
conditions, il ne pouvait pas être question de se tenir en dehors ou au-dessus
de la mêlée. Et, par conséquent, impossibilité totale, voire inanité, d’un
« art pour l’art »…
Vivre et écrire, c’était tout un pour cet enfant
d’Assinie né avec dans la tête une plume et peut-être le rêve qu’elle
produirait les mêmes effets sur les destinées de ses semblables que la plume du
Zola de « J’accuse » ou celle du Victor Hugo des
« Misérables » ou de « Choses vues ». C’est
peut-être en cela que Bernard Dadié se distingue le
plus de tous les autres écrivains africains, ceux qui l’ont précédé comme ceux
qui sont venus après lui. S’il est essentiellement le fils
de ses propres œuvres, il est aussi celui des époques et des intempéries de la
vie – en particulier de la vie politique – qu’il a
traversées. Il ne l’est pas comme une éponge qui recueille passivement et
retient ce qui l’imprègne, mais comme un miroir, qui renvoie la lumière qu’il
reçoit. C’est pourquoi son œuvre est si riche et tellement variée par ses
thèmes, par ses genres, par ses styles, ainsi que par les vecteurs sur lesquels
elle s’est montrée au public.
Ecrire
des articles de journaux en son nom propre ou au nom d’une association ou d’un
parti politique, des poèmes, transcrire des légendes et des contes, composer
des pièces pour le théâtre, tenir un journal intime, c’est tout un pour lui : « Aucun
genre n’a pour moi de préséance sur les autres, dira-t-il à Richard
Bonneau. Poésie, théâtre, nouvelles,
chroniques ou contes ne sont que des volets, des moyens de travail. Il n’y a
chez moi pas plus de classification que de préséance. »[1]
Il y a tout de même une nette
prédilection pour les textes destinés à la scène, qui dominent dans son œuvre
tant par la qualité que par la quantité. Sur ses 27 opus, 11 sont des pièces de
théâtre. Le reste se compose de 5 romans, 4 volumes de contes et légendes, 3
essais, 1 recueil de nouvelles et 3 de poésies. C’est par le genre théâtral
qu’il a commencé sa carrière, et c’est ce même genre « qui l’imposera dans les années 1970, selon l’universitaire
et critique ivoirien Bruno Gnaoulé Oupoh, comme
l’un des plus grands écrivains noirs de ce siècle ».[2]
L’œuvre
de Bernard Dadié est indissociable de sa vie d’homme, qui aura été presque
aussi longue et aussi tourmentée que celle du pays qui l’a vu naître. A travers
elle, on voit toute une société en train de prendre forme, et toute son
histoire se dérouler depuis ses débuts, entre 1920 et 1930, jusqu’à ce
commencement du XXIe siècle.
Ce
n’est pas sans raison que tous nos grands écrivains plus tard venus
reconnaissent en Bernard Dadié le père de la
littérature ivoirienne ; et on pourrait presque dire : leur
« contemporain capital », comme on l’a dit en son temps d’un André
Gide. Il ne faut certes pas s’attendre à trouver entre ses cadets et lui une
filiation immédiate, qui serait trop banale. C’est plutôt une certaine relation
qu’il y a entre leurs livres, les siens, et le mouvement profond de l’histoire
de la Côte d’Ivoire. Il suffit de lire « Les
Soleils des indépendances » ou « Monnè,
outrages et défis » d’Ahmadou Kourouma, « Violent était le vent » et les autres livres de Charles
Nokan, « La carte d’identité »
et « D’éclairs et de foudres »
de jean-Marie Adiaffi, le théâtre de Bernard Zadi
Zaourou, tous écrivains marquants de la génération qui vient juste derrière
celle de Bernard Dadié, pour constater une espèce
d’adhérence de tous ces auteurs à ce qui s’est produit ou n’a pas pu se
produire en Côte d’Ivoire en 1950 et dans les années qui ont précédé ou suivi
cette année-là. Comme s’ils y étaient solidement enchaînés, ils paraissent
incapables de s’en détacher quand même manifestement ils le voudraient de
toutes leurs forces. Et si après les avoir lus, on relit Bernard
Dadié, on s’aperçoit que tous les livres de ces auteurs sont déjà dans
les siens, au moins en germe ou en intention. En sorte qu’on pourrait dire,
sans vouloir mettre en doute l’originalité ni le talent ni les mérites de ces
auteurs, que seule les sépare de leur grand aîné, à la rigueur, une certaine
manière, parfois espiègle comme dans le cas de Kourouma, de poser leur rapport
à la langue évidemment étrangère dans laquelle ils écrivent.
« Au-delà
des idéologies, des opinions politiques, des croyances religieuses, il a mené
ses combats sur un seul terrain : la littérature. Elle a toujours été pour lui
la manifestation vivante des efforts des hommes pour devenir enfin
l'Homme. »[3] Cette opinion d’un biographe d’André Gide pourrait s’appliquer à Bernard Dadié, qui se définit comme « un militant des lettres » avant tout.
Pour finir, et puisqu’il faut bien que j’avoue tout à
fait que ma dévotion se partage à peu près également entre ces deux écrivains
qui, en un certain sens, ne sont peut-être pas si éloignés que ça l’un de
l’autre – pensez à Voyage au Congo
et à Retour du Tchad, qui valurent à
leur auteur son prix Nobel (c’est lui-même qui l’aurait dit) –, j’emprunterai à
un Mgr Ennio Francia, l’hommage qu’il
rendit à Gide au moment de sa mort, pour l’appliquer à Bernard Dadié, toujours
bien vivant, lui, grâce à Dieu ! : « Nous avons appris par son exemple une recherche
impitoyable de la vérité, sans subterfuges ni sous-entendus ».
Et nous n’avons pas fini d’apprendre !
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