Houphouet déguisé en capitaine d'opérette. Juste derrière lui, on apercoit Ernest Boka qu'il fera massacrer dans son palais de Yamoussoukro le 4 avril 1964. |
Dans
l'histoire de la jeune Côte d'Ivoire, l'image d'Houphouët-Boigny demeure en ce
début du XXIe siècle une référence essentielle. Cependant, depuis quelques
années, elle est sérieusement bousculée par celle de Laurent Gbagbo
apparaissant de plus en plus éclatante parce que chargée d'un symbole qui parle
au cœur de l'humain : la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes.
En effet, dans l'Afrique des années soixante à quatre-vingt-dix, Houphouët-Boigny et la Côte d'Ivoire qu'il dirigeait représentaient pour la France et le reste du monde l'Afrique prospère quand elle accepte de marcher à l'ombre tutélaire de son ancien colonisateur. Les puissances européennes ayant lâché leur emprise sur leurs anciennes colonies - qui se débattaient dans les difficultés propres à des états nouvellement indépendants - apparaissaient alors comme de piètres humanistes.
En effet, dans l'Afrique des années soixante à quatre-vingt-dix, Houphouët-Boigny et la Côte d'Ivoire qu'il dirigeait représentaient pour la France et le reste du monde l'Afrique prospère quand elle accepte de marcher à l'ombre tutélaire de son ancien colonisateur. Les puissances européennes ayant lâché leur emprise sur leurs anciennes colonies - qui se débattaient dans les difficultés propres à des états nouvellement indépendants - apparaissaient alors comme de piètres humanistes.
Ardemment
opposé à l'indépendance des pays africains, quand l'heure des indépendances
sonna, Félix Houphouët-Boigny ne ménagea aucun effort pour arrimer la Côte
d'Ivoire et l'Afrique francophone à la mère patrie : la France. Auréolé de tous
les qualificatifs inventés par ses parrains – « père de la nation », « le sage
de l'Afrique » – il se fit l'excellent ambassadeur de la France auprès de ses
pairs africains et son zélé commissionnaire des basses besognes dans les
conflits locaux.
Il
se montra si soucieux de l'intérêt et du prestige de la mère patrie qu'il
oublia l'essentiel : la Côte d'Ivoire. Certes, son rôle de « préfet français »,
lui faisant bénéficier de toutes les indulgences – et peut-être aussi de
certaines largesses – lui permit de donner à la Côte d'Ivoire un visage
séduisant qui attirait tous les regards et aussi la jalousie de ses voisins. En
effet, en une vingtaine d'années, son pays se révéla, dans ce désert de l'ouest
africain, une oasis enchantée vers laquelle accouraient les pauvres hères
assoiffés de bonheur matériel. Malheureusement, bien vite, certains, comme René
Dumont – auteur de L'Afrique noire est mal partie, publiée en 1962 –
reconnaissant le miroir aux alouettes, crièrent au mirage économique d'une
terre en perdition. Rien ne sert en effet de s'ériger en bâtisseur d'œuvres titanesques
si les populations ne peuvent bénéficier de soins, payer les études de leurs
enfants, si les paysans qui sont les mamelles de l'Etat doivent vivre
pauvrement. Ces voix qui s'alarmaient indiquaient que si le peuple restait
écarté de la politique qui dessinait son destin, et si les lettrés ne devaient
avoir pour seule visée que la place du colon, les grands projets seraient
toujours inadaptés et insuffisants pour faire de la Côte d'Ivoire un pays
développé. Selon ces esprits éclairés, la contribution volontaire des
populations aux décisions politiques paraissait nécessaire pour mieux cibler
les besoins et contribuer aussi à une meilleure cohésion nationale pouvant
déboucher sur une vraie indépendance économique.
Absence d'héritage politique de sa présidence
Effectivement,
sur le plan national, pendant très longtemps, Houphouët-Boigny s'est fermement
opposé à tout projet pouvant aboutir à une sortie du giron français. Pour lui,
la Côte d'Ivoire devait demeurer rivée à la France par ce que François Mattei
appelle si joliment les « trois piliers de la cathédrale françafricaine » : le
président du pays est choisi par la France ; l'armée française est installée
sur le sol ivoirien ; la monnaie ivoirienne, le franc Cfa – vestige colonial –
est contrôlée par la France. Ce qui voudrait dire que l'idéal
d'Houphouët-Boigny, c'est une Côte d'Ivoire sous la telle de la France.
J. Foccart et F. Houphouet tout heureux du destin tragique qu'ils ont préparé pour la Côte d'Ivoire. |
Il y
avait pourtant un domaine où le prétendu « père de la nation » aurait pu, s’il
avait voulu, amorcer une brèche dans l'édifice françafricain. C'était celui de
la démocratie. Un effort dans ce sens aurait permis l'émergence rapide d'idées
nouvelles et de projets nouveaux aidant à la marche vers la véritable
indépendance du pays. D'ailleurs, à cette époque, certains croyaient -
naïvement ou non - que ne voulant pas lutter frontalement avec le colonisateur,
il avait au fond de lui l'intime conviction qu'il fallait préparer les armes
qui permettraient plus tard aux Ivoiriens d'arracher leur pays à l'emprise de
la France. Il n'en fut rien. A aucun moment, « le vieux » – comme on l'appelait
affectueusement – ne montra à ses compatriotes que cette conquête lui tenait à
cœur, qu'elle était primordiale. A aucun moment, il ne pensa à leur confier un
héritage qui leur deviendrait cher au point de les pousser à consacrer toutes
leurs énergies, leur vie, à le défendre.
Il
commit même le crime de s’opposer fermement à l’instauration du multipartisme
inscrit dans la constitution ivoirienne ! Sans l’entêtement de Laurent Gbagbo –
qui a pris tous les risques et essuyé toutes les humiliations – jamais la Côte
d’Ivoire n’aurait connu les balbutiements de la démocratie qu’elle a vécue
avant le coup d’Etat français d’avril 2011. C’est grâce à la conquête du
multipartisme par Laurent Gbagbo – qui n’a jamais remis en cause les
institutions et particulièrement la composition du Conseil constitutionnel, le
seul juge des résultats des élections – que chaque nouveau président de la
République a été incontestablement le chef de l’armée nationale laissée par
Houphouët-Boigny à sa mort.
En
effet, une armée nationale qui fait allégeance à l’élu du peuple proclamé et
investi par le Conseil constitutionnel est la preuve que les institutions du
pays fonctionnent et que la démocratie est bien en marche. Grâce à l'adoption
du multipartisme, les Ivoiriens avaient donc enfin un bien commun à défendre.
La preuve qu'ils s’imprégnaient peu à peu des principes de la démocratie et en
reconnaissaient les valeurs se vérifie dans ce qui s’est passé après l'épisode
du pouvoir militaire avec le général Robert Guéi. En 2000, après des élections
chahutées, l’armée s’est placée sous l’autorité de celui qui été reconnu l'élu
du peuple par le Conseil constitutionnel.
Malheureusement,
ce processus démocratique avec des institutions fortes a pris fin en avril
2011, lorsqu'un nouveau pouvoir s’est installé hors de l’investiture prononcée
par le Conseil constitutionnel avec une armée autre que celle héritée des
précédents présidents. Or, toute armée, suppléant celle existante grâce à la volonté
d'un seul homme, est une armée prétorienne, c'est-à-dire une armée privée. Les
FRCI sont en effet l'armée personnelle d'Alassane Ouattara et de ses amis et
constituent un danger pour l'avenir de la République.
L. Gbagbo recu par Houphouet à son retour d'exil |
Qui
peut dire ce que Houphouët-Boigny a laissé à ses compatriotes et pour quoi ils
seraient prêts à se battre ? Nous mesurons la vacuité de son héritage politique
aujourd’hui d'autant plus que la démocratie – disparue en 2010 – apparaît
véritablement chère au cœur des Ivoiriens. Oui, le multipartisme a enseigné à
chaque Ivoirien la force nécessaire des institutions avec ses bienfaits
immédiats : l’absence de prisonniers politiques, la liberté de la presse et
d’opinion, le respect de la vie. Et force est de constater que l'architecte de
cette grande œuvre, qui constitue la vraie construction d’une nation, n’est pas
celui que l’on a pompeusement appelé « le père de la nation », mais le
Prométhée national – Laurent Gbagbo – qui, aujourd'hui, le supplante largement
dans le cœur des Ivoiriens. Sans ce dernier, « le vieux » les aurait laissés
démunis au bord d'un précipice insondable, sans héritage politique, sans idéal
à défendre. Grâce à Laurent Gbagbo, entre 2000 et 2010, quand les Ivoiriens
descendaient dans la rue, ce n'étaient pas pour crier qu'ils avaient faim mais
pour défendre la démocratie menacée.
Absence de mémoires ou de manuscrit
Si
Houphouët-Boigny n’a laissé aucun héritage politique à ses concitoyens, il n’a
pas songé non plus à les instruire par des écrits. Pas de mémoire de son
vivant, pas de mémoire après sa mort !
Pour
se dédouaner de ce manquement, il aimait à clamer que les deux personnes les
plus célèbres de notre ère – Jésus et Mohamed – n’ont jamais rien écrit. Il a
oublié qu’il n’est ni l’un, ni l’autre. Il avait surtout perdu de vue que Jésus
et Mohamed ont beaucoup agi, exposant leur vie à l’adversité. S’il avait été
plus attentif à l’Histoire, il aurait constaté que l’esprit de l’humanité se
nourrit de deux sources : l’attachement, d’une part, à ceux qui ont donné leur
vie pour un idéal, et d’autre part à ceux qui ont laissé des idées fortes pour
instruire les générations futures.
Un
vrai pouvoir d’Etat, lorsqu’il est confronté à des situations particulières,
doit être capable de prévenir ses successeurs de certains dangers, leur faire
partager ce qu’il a pu ou n’a pas pu faire dans le secret, afin que ceux-ci
puissent avancer d’un pas plus serein. A-t-on forcé la main à Houphouët-Boigny
pour qu’il favorise l’immigration de ses voisins sahéliens sur la terre ivoirienne
afin d’éviter à la France d’être inondée de Burkinabés et de Maliens ? Dans
quelles conditions a-t-il nommé Alassane Ouattara Premier ministre alors que
personne ne le connaissait ni d’Eve ni d’Adam ? Que savait-il réellement de son
dernier Premier ministre, dont il prenait publiquement la défense devant ses
compatriotes qui voyaient très mal sa présence à ce poste ? A-t-il passé un
contrat avec lui ? Que croyait-il avoir réussi et quel projet avait-il pour
l’avenir politique de la Côte d’Ivoire qu’il n’a pu réaliser ? Que de questions
sans réponse !
Par
des écrits, Houphouët-Boigny aurait pu nous éclairer et nous éviter certaines
crises fâcheuses et déchirantes. S’enorgueillir d’être un grand bâtisseur de
monuments ne fait pas de vous un bâtisseur de nation. Quand on avoue sa
faiblesse intellectuelle et politique, on choisit de se refugier dans le
pouvoir de l’argent en élevant des édifices à sa propre gloire et à celle de
ceux que l’on aime. On se montre dépensier pour s’attirer les faveurs des uns
et des autres. Mais la nation se construit avant tout en esprit et en
politique, c’est-à-dire en pensant à l’homme attaché à son milieu, en lui
donnant l’occasion de tendre vers un idéal où son bonheur peut se réaliser par
son travail et sa persévérance. Que pensait Houphouët-Boigny de tout cela ?
Nous n'en savons rien parce qu'il est parti sans nous laisser un seul mot pour
nous éclairer.
Absence d'héritage familial
L'élément
qui a fini par convaincre, rétrospectivement, bon nombre de ses concitoyens que
« le vieux » était indigne de leur admiration et de leur considération, c'est
la bataille qui s'est engagée autour des biens qu'il n'a pu emporter dans sa
tombe. Personne ne peut dire qu'il a été surpris par la mort, puisqu'il n'a pas
quitté ce monde dans la fleur de l'âge. D'autre part, nous savons qu'il a
longtemps vécu en France et côtoyé les pratiques de ce pays.
Malheureusement, on constate aujourd'hui qu'il a vécu parmi les Français qu'il a servis, de près et de loin, sans jamais avoir été imprégné de l'esprit de leurs pratiques qu'il copiait cependant. Tel le crocodile dont il a fait son animal de compagnie parce qu'il l'inspirait, la rivière dans laquelle il se baignait quotidiennement ne l'a jamais rendu meilleur.
Malheureusement, on constate aujourd'hui qu'il a vécu parmi les Français qu'il a servis, de près et de loin, sans jamais avoir été imprégné de l'esprit de leurs pratiques qu'il copiait cependant. Tel le crocodile dont il a fait son animal de compagnie parce qu'il l'inspirait, la rivière dans laquelle il se baignait quotidiennement ne l'a jamais rendu meilleur.
Houphouët-Boigny
est demeuré, durant sa vie entière, un paysan baoulé, gérant ses affaires
familiales de la même façon qu'il gérait celles de l'Etat. Il est demeuré dans
l'oralité alors que la société moderne se construit sur la base de l'écrit, sur
des textes de lois, sur des témoignages palpables.
Imbu
de sa personne, méfiant des siens, il ne plaça sa confiance qu'en ses amis
Blancs qui savaient le flatter comme il aimait. Aussi confia-t-il la gestion de
sa fortune aux Européens. Normal donc que personne ne sache aujourd'hui ce que
sont devenus tous ses biens immobiliers sur le territoire français. On prétend
çà et là qu'ils ont été vendus. Par qui ? Pour le compte de qui ? Qui en avait
la gestion ? La France et ses médias, toujours prompts à accuser Laurent Gbagbo
de tous les maux, n'ont pas osé lui imputer ce vol, même au nom de la Côte
d'Ivoire.
Parce
qu'il était doué pour ne jamais faire confiance aux siens, les nombreux comptes
que Houphouët-Boigny se vantait publiquement d'avoir ouverts en Suisse sont
aujourd'hui introuvables. A qui la faute ? A lui tout seul, bien sûr. Il est
normal que des comptes ouverts sous le sceau du secret se perdent dans la
nature - pour ne pas dire dans les poches des banquiers - après la mort du
détenteur du code. Sans testament écrit officiel ou officieux désignant les
bénéficiaires et contenant les éléments nécessaires pour accéder aux biens
cachés, courir après l'héritage familial d'Houphouët-Boigny, c'est courir après
un mirage.
Que
peuvent retenir les Ivoiriens de la présidence d'Houphouët-Boigny ? Une seule
image : le précipice béant qui s'ouvre devant eux ! Résultat, on se jette dans
le vide, on se déchire, on se fait la guerre. A sa mort, les Ivoiriens n'ont
même pas eu l'honneur d'être perçus comme une famille se disputant un héritage
; parce qu'il n’y en avait pas. Aussi, ils ont assisté, indifférents, à la
querelle entre Konan Bédié et Alassane Ouattara pour le fauteuil présidentiel.
Par contre, quand Laurent Gbagbo leur offrit le multipartisme et la démocratie,
ils devinrent fiers et jaloux de leur patrie et se mirent à la défendre
ardemment contre l'adversité et même contre la puissante armée française. C'est
dire combien un héritage national, bien reconnaissable par tous, est nécessaire
à la cohésion d'un pays. Grâce à Laurent Gbagbo, tout le monde sait ce que les
Ivoiriens défendent contre le pouvoir installé par la France en avril 2011.
Houphouët-Boigny est donc définitivement écarté des valeurs qui animent le
combat des Ivoiriens.
Raphaël ADJOBI
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance
diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne
éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de
la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils
soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des
enjeux de la « crise ivoirienne ».
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