NOUS AVONS LE GRAND
PLAISIR D'ANNONCER À NOS AMIS LECTEURS LA PARUTION DU DERNIER
OUVRAGE DE L'ESSAYISTE IVOIRIEN JEAN-CLAUDE DJÉRÉKÉ INTITULÉ
"ABATTRE LA FRANCAFRIQUE, OU PÉRIR. LE DILEMME DE L'AFRIQUE
FRANCOPHONE", AVEC UNE PRÉFACE DE NOTRE COLLABORATEUR
MARCEL AMONDJI.
POUR MARQUER
L'ÉVÉNEMENT, NOUS VOUS OFFRONS CETTE PRÉFACE, EN ESPÉRANT QU'ELLE
VOUS DONNE ENVIE D'ALLER DÉCOUVRIR PAR VOUS-MÊMES CE BEAU LIVRE DE
COMBAT.
***
Préface de "Abattre la Françafrique ou périr.
Le dilemme de l'Afrique francophone", de J.-C. Djéréké
(L'Harmattan, Paris)
Il
y a des coïncidences bien étranges… Au moment où me parvenait le
message où un jeune ami encore (presque) inconnu me demandait une
préface pour son livre que voici, j’étais justement en pleine
réflexion sur ce qui en constitue le thème principal, à savoir la
méconnaissance, réelle ou feinte, par les « élites » de nos
pays, des causes réelles, ainsi que des vrais enjeux de nos
tragédies politiques.
Méconnaissance
ou, plutôt, refus de reconnaître ? Et s’agirait-il d’un refus
de bonne foi, ou bien d’un déni volontaire dicté par la lâcheté,
ou bien de tout cela à la fois ? Mais qu’importe ? Qu’il y ait
intention délibérée, ou non, le résultat est le même :
comprendre ce qui est arrivé à notre pays, comment cela est arrivé,
qui en est coupable, comment s’y prendre pour se donner les
meilleures chances d’en sortir à peu près avec bonheur, est
proprement impossible. Mais comment aurait-il pu en être autrement
quand chacun a sa propre définition de chaque mot, sa propre
interprétation de chaque événement, sa propre compréhension de
l’Histoire et, par voie de conséquence, face à l’avenir, aucun
dessein propre, aucune vision originale, mais seulement une sorte de
disponibilité bestiale de chacun à ployer le cou sous le premier
joug qu’on lui impose ?
La
meilleure illustration de cet état de choses, c’est le nom que
nous avons pris l’habitude de donner au drame que nous vivons en
Côte d’Ivoire depuis 1999. Nous l’appelons « crise ivoirienne »
alors qu’il serait certainement plus conforme à la vérité de
l’appeler « crise des relations franco-ivoiriennes ». Car, en
vérité, notre patrie n’est jamais sortie de son statut de colonie
depuis que son territoire fut conquis par la France. C’est le
paradoxe ivoirien : le pays, qui a produit le mouvement
anticolonialiste le plus puissant et le plus authentiquement
populaire de toute l’Afrique intertropicale, est aussi celui où le
colonialisme n’a jamais été réellement aboli ! Mais, au moins,
jusqu’au 11 avril 2011, la mémoire de la puissance de ce mouvement
et la crainte que son réveil ne fût pas impossible imposaient aux
dominateurs un certain respect vis-à-vis des dominés, même si ce
n’était que de façade… Depuis le 11 avril, ce rempart moral est
tombé et nous voici revenus aux temps où des Kouassi Ngo, des Bani
Bro et autres « naçarafôtigui » aidaient les Angoulvant à nous
imposer le joug…
Avant
de prétendre s’attaquer à la solution d’un problème, encore
faut-il bien en connaître toutes les données. Il faut enfin oser
appeler un chat un chat, et la politique actuelle de la France
vis-à-vis de notre pays, une entreprise de recolonisation larvée !
C’est ce que fait Jean-Claude Djéréké tout au long de son essai.
Et il le fait en homme qui sait qu’il n’est point d’action
efficace qui ne suppose une réelle connaissance des hommes et des
choses et que, par conséquent, tout appel à l’action doit aussi
être un enseignement. Enseigner, c’est aider les autres à
s’ouvrir aux choses et aux êtres tels qu’ils sont. Dans ces
textes, vous ne trouverez pas d’injonctions, seulement des mises en
garde. C’est le regard d’un veilleur qui scrute l’horizon et
qui signale les passes dangereuses, les écueils, les impasses…
Il
y a déjà beaucoup de livres consacrés à cette crise. Les uns
signés de soi-disant journalistes d’investigation ne font
cependant qu’ajouter à la confusion régnante, et il n’est pas
toujours évident que ce n’est pas là, justement, le vrai dessein
de leurs auteurs. D’autres, qui procèdent d’intentions plus
saines, ne sont à l’arrivée que des auto-contemplations de leurs
propres auteurs. L’essai de J.-C. Djéréké est, à ce jour, le
seul dans lequel l’auteur démontre un réel souci d’éclairer le
lecteur sur la vraie nature de cette crise, sur ses vraies causes et
sur ses véritables enjeux. Il a choisi de le faire sous cette forme
– une compilation de textes préexistants – plutôt que sous la
forme d’une dissertation d’un seul bloc de 156 pages. Peut-être
ce choix est-il réellement, ainsi qu’il le dit, le mieux adapté
au sujet, à l’époque et au public visé. Car c’est un genre
aujourd’hui fort prisé en Côte d’Ivoire, probablement parce que
le lecteur ne s’y sent pas sans cesse sous la férule de l’auteur,
et qu’il peut s’y promener à son rythme et à sa guise, comme
les abeilles qui vont de fleur en fleur puiser de quoi faire leur
miel.
*
«
Abattre la Françafrique ou périr ! » Oui, c’est bien là le
dilemme devant lequel nous nous trouvons, nous et notre peuple. Mais,
qu’on ne se méprenne pas sur le sens de cette dichotomie : « nous
et notre peuple. » Ce « nous » ne renvoie pas à l’idée d’une
élite ou d’une aristocratie ; ce sont tout simplement ceux qui,
par les choses qu’ils savent, non pas de science infuse, mais pour
les avoir apprises, et apprises très précisément dans l’intention
d’en faire profiter ceux des nôtres qui sans cela, sans cette
pédagogie, ne les sauraient jamais, notamment parce que d’autres
s’évertuent, eux, à les leur cacher.
«
Abattre la Françafrique ou périr » ! De mon temps, on ne l’aurait
sans doute pas dit de façon aussi abrupte. Mais c’était une autre
époque. En ce temps-là, les choses nous paraissaient si faciles !
Nous croyions que la libération de notre pays était inéluctable,
quelque ardue et quelque coûteuse même qu’elle promît d’être
; nous croyions qu’elle serait totale car nous ne soupçonnions
point les « ruses du colonialisme français » ; nous croyions
qu’elle serait nécessairement un formidable tremplin pour un
développement national tous azimuts, et dont nous-mêmes serions les
artisans et les tout premiers bénéficiaires. Telle était
l’indépendance dont nous rêvions entre 20 et 30 ans, avant que
Jacques Foccart et Félix Houphouët ne nous imposent leurs «
indépendances Potemkine ». C’est ce qui opposait la majorité de
la jeunesse ivoirienne à celui qui n’était alors qu’un simple
député et un ministre de pacotille à Paris, mais déjà
indécrottablement inféodé au colonialisme français. Lui-même,
nous n’imaginions pas qu’il durerait tant, ni surtout qu’il
pousserait la trahison jusqu’à livrer si complètement notre
commune patrie à ses pires ennemis.
Cher
Jean-Claude, en vous lisant, j’ai l’impression de me trouver en
présence d’un de mes bons camarades de ces temps-là ! Or c’était
juste le moment où vous, vous alliez naître au monde ! 1962 !
Parbleu ! C’est autour de cette année-là, entre 1958 et 1963, que
nous naquîmes nous aussi, une deuxième fois, en sortant enfin de la
gangue de nos illusions sous les coups redoublés de la dure réalité.
Ainsi, d’une certaine manière, vous et moi, nous sommes des
contemporains. Voilà donc le pourquoi de tant de convergences ! Mais
nous ne sommes pas contemporains seulement de cette manière
allégorique ; nous le sommes encore à travers l’ami commun qu’ici
je me contente de nommer Auguste D… afin de ne pas risquer de
blesser sa modestie.
Le
plus ancien souvenir personnel que je garde d’Auguste remonte à
l’année 1948, alors que nous étions en France depuis deux ans.
Pour le centenaire de l’« abolition de l’esclavage » de 1848,
les autorités du lycée avaient organisé un vin d’honneur, et
nous devions en être les invités très spéciaux. Notre ami refusa
tout net d’y figurer, disant haut et fort qu’il n’y avait aucun
rapport entre lui et cet événement. Ce n’était pas le simple
coup de sang d’un adolescent en crise, mais un authentique acte
citoyen. Refuser de participer à ce vin d’honneur, c’était
dénoncer la manie que les Français avaient déjà de rejeter sur
nous toute la culpabilité de nos misères alors qu’eux seuls en
sont la cause. Vous savez bien quel homme il est aujourd’hui, plus
de soixante ans après. Cet homme-là était déjà en lui… Pour ma
part, je crois que ce fut à cette occasion, et grâce à Auguste,
que je commençai à regarder notre histoire avec des yeux
différents.
Dix
ans plus tard, c’est à Auguste encore que je dus mon tout premier
et véritable engagement politique. C’était le 31 juillet 1959. Ce
jour-là, dans une maison d’Anoumabo, un groupe d’étudiants se
jurèrent de travailler ensemble à la création d’une organisation
politique clandestine ayant pour objectif l’indépendance de la
Côte d’Ivoire. L’événement avait été suggéré par lui et je
me souviens encore de la grande fierté que j’éprouvai d’y être
associé.
*
Le
poète espagnol Antonio Machado doublement mort en exil, de sa patrie
trahie et de sa République assassinée, avertissait : Il n’existe
pas de chemin tout tracé d’avance ; le chemin, c’est celui que
fait notre passage ; mais nul autre – pas même nous – n’y
cheminera une deuxième fois. Je n’ai pas rappelé ces souvenirs
par nostalgie. Il s’agit seulement d’affirmer ceci : qu’importe
si nous autres avons marché toutes ces années sans atteindre, ni
même approcher, notre objectif, et sans avoir laissé beaucoup de
traces ? L’essentiel, c’est d’avoir quand même marché ; c’est
d’avoir entretenu en nous cette petite flamme secrète, jusqu’à
ce moment où, à la veille de disparaître, nous avons le bonheur de
la reconnaître chez quelqu’un de nos cadets, et qui brûle
tellement de la transmettre à son tour.
En
parcourant ce livre, j’ai ressenti la même fierté qu’il y a 55
ans, dans cette maison d’Anoumabo dont j’ai parlé. Fierté que
J.-C. Djéréké ait voulu m’associer comme préfacier à son
inlassable travail d’élucidation des enjeux d’une tragédie dont
notre génération n’a pas su préserver la Patrie, faute d’avoir
eu le courage ou l’intelligence – en politique ce sont des
synonymes – d’affronter une certaine réalité.
“Abattre
la Françafrique ou périr ” ? Oui… Mais, aujourd’hui, c’est
aussi en nous-mêmes que cela est nécessaire.
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