lundi 31 décembre 2012

De la Françafrique à la Mafiafrique




F.-X. Verschave
Pour bien terminer 2012 et pour bien commencer 2013, nous vous invitons à lire, méditer et diffuser ce beau texte du regretté François-Xavier Verschave, qui montre bien l'origine de tous les malheurs actuels de notre patrie...
Tête d'un résistant baoulé 
Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Françafrique ? D'où ça vient ? Et comment le peuple français a-t-il été roulé dans cette affaire ? Je ne vais pas refaire toute l'histoire de l'Occident et de la France avec l'Afrique, rappeler l'esclavage depuis trois ou quatre siècles, et la colonisation depuis le XIXe siècle, etc. Remontons seulement de soixante ans. Après la deuxième guerre mondiale, il y a eu une pression des peuples pour se libérer – un phénomène qu'on a appelé la décolonisation. Cela s'est fait de proche en proche, avec des tentatives de résistance tragiques, comme la guerre d'Indochine ou la guerre d'Algérie, successivement, puis la guerre du Vietnam, où les États-Unis ont pris le relais de la France. Donc, le mouvement de l'histoire et d’autres phénomènes ont acculé De Gaulle, revenant au pouvoir en pleine guerre d'Algérie en 1958, à décider officiellement d'accorder l'indépendance aux anciennes colonies françaises au sud du Sahara. Ça, c'est la nouvelle légalité internationale proclamée. En même temps, De Gaulle charge son bras droit Jacques Foccart, son homme de l’ombre – responsable du parti gaulliste, de son financement occulte, des services secrets, etc. –, de faire exactement l'inverse, c'est-à-dire de maintenir la dépendance. C'est ça le point de départ de la Françafrique : si vous avez une nouvelle légalité internationale qui est l'indépendance et que vous voulez maintenir la dépendance, c'est illégal ; donc, vous ne pouvez le faire que de manière cachée, inavouable, occulte. La Françafrique, c'est comme un iceberg. Vous avez la face du dessus, la partie émergée de l’iceberg : la France meilleure amie de l’Afrique, patrie des droits de l’Homme, etc. Et puis, en fait, vous avez 90% de la relation qui est immergée : l’ensemble des mécanismes de maintien de la domination française en Afrique avec des alliés africains. Je vais le détailler par la suite.


Pourquoi ce choix de De Gaulle de sacrifier les indépendances africaines à l’indépendance de la France ? Il y a quatre raisons. La première, c’est le rang de la France à l’ONU avec un cortège d’Etats clients, qui votent à sa suite. La deuxième, c’est l’accès aux matières premières stratégiques (pétrole, uranium) ou juteuses (le bois, le cacao, etc.). La troisième, c’est un financement d’une ampleur inouïe de la vie politique française, du parti gaulliste d’abord, et puis de l’ensemble des partis dits de gouvernement, à travers des prélèvements sur l’aide publique au développement ou la vente des matières premières. Et puis il y a une quatrième raison, que j’ai repérée un peu plus tardivement, mais qui est aussi très présente : c’est le rôle de la France comme sous-traitante des Etats-Unis dans la guerre froide, pour maintenir l’Afrique francophone dans la mouvance anticommuniste, contre l’Union soviétique. Donc, pour ces quatre raisons, on met en place un système qui va nier les indépendances. Et c’est là que le peuple français a été roulé. Parce que, après la fin de la guerre d’Algérie, en 1962, quand on a demandé aux Français par referendum : « Est-ce que vous voulez tourner la page de plusieurs siècles de domination et de mépris de l’Afrique ? », les Français ont voté oui à 80%. Cela voulait dire : « Oui, on a fait des saloperies, mais il faut en finir ; on tourne la page et on veut traiter avec ces pays comme avec des pays indépendants ». Or, vous allez le voir, on a mis en place non seulement un système néocolonial mais une caricature de néocolonialisme.


Comment s’y est-on pris ? Comment a-t-on construit cette face cachée de l’iceberg ? Premièrement, Foccart a sélectionné un certain nombre de chefs d’Etats « amis de la France », qui sont en fait des « gouverneurs à la peau noire ». Des gouverneurs à la peau noire c’est très pratique, parce qu’on a l’impression d’avoir des Etats indépendants, mais en fait ils ont des présidents français, ou tout comme. Un certain nombre d’entre eux ont la nationalité française et plusieurs, même, sont tout simplement des membres des services secrets français. Omar Bongo le reconnaît : il appartenait aux services secrets français. La manip’ est assez formidable : on avait des gouverneurs à la peau blanche, ce qui est un petit peu gênant pour faire croire à des indépendances ; et puis là, on recrute des gouverneurs à la peau noire.
Comment fait-on pour recruter ces gouverneurs ? On a commencé par une violence extrême. Il y avait un mouvement indépendantiste exceptionnel au Cameroun, l’UPC, mené par un personnage de la dimension de Mandela, qui s’appelait Ruben Um Nyobé. Ce mouvement, qui avait la confiance des populations camerounaises, luttait pour l’indépendance. Il a été écrasé entre 1957 et 1970 dans un bain de sang digne de la guerre du Vietnam, qui a fait entre cent mille et quatre cent mille morts, une centaine d’Oradour-sur-Glane… Cela ne figure dans aucun manuel d’histoire. Moi-même, je ne l’ai découvert qu’il y a une dizaine d’années. On a fait l’équivalent de la guerre d’Algérie au Cameroun ; on a écrasé un peuple, détruit une partie de ce pays.


Et puis ensuite on a eu recours à l’assassinat politique. Il y avait des leaders élus, de vrais représentants de leur peuple, comme Sylvanus Olympio au Togo. Eh bien, quatre sergents-chefs franco-togolais revenus de la guerre d’Algérie, après la guerre du Vietnam, ont fait un coup d’Etat avec l’appui de l’officier français qui était soi-disant chargé de la sécurité d’ Olympio : ils ont assassiné ce président le 13 janvier 1963. Quarante ans plus tard, un de ces officiers, Etienne Gnassingbe Eyadema, est toujours au pouvoir, avec un règne digne de Ceaucescu, et un pays qui a sombré dans le chaos et la pauvreté. En Centrafrique, vous aviez un homme d’Etat très prometteur, Barthélemy Boganda : il est mort dans un accident d’avion extrêmement curieux.


Pour le reste, on a procédé à la fraude électorale de manière massive ; on retrouvera ça un peu plus tard. On a écarté des candidats qui représentaient vraiment l’opinion de ces pays en promouvant des gens tout a fait dévoués à la cause française. Un seul a résisté, Sékou Touré, en Guinée. Mais il a subi en l’espace de deux ou trois ans tellement de tentatives de coups d’Etat et d’agressions de la part de Foccart qu’il a fini par imaginer de faux complots et par devenir paranoïaque. Vers la fin de sa vie, d’ailleurs, il s’est réconcilié avec Foccart.
Donc, à part la Guinée de Sékou Touré, l’ensemble des ex-colonies francophones ont été embarquées dans ce système, avec un certain nombre de chefs d’Etat auxquels on disait, en contrepartie de leur soumission : « Servez-vous dans les caisses publiques, confondez l’argent public et l’argent privé, bâtissez-vous des fortunes ». Un certain nombre ont pris ça au mot et ont constitués des fortunes égales à la dette extérieure de leur pays : Mobutu, Eyadema, Moussa Traoré, etc. Donc « Confondez l’argent public et l’argent privé, enrichissez-vous, mais laissez votre pays dans l’orbite française, laissez-nous continuer de prélever des matières premières à des prix défiant toute concurrence et de détourner une grande partie des flux financiers qui naissent de là ».


En plus de ce choix d’un certain nombre de chefs d’Etat «amis», ou plutôt vassaux, les mécanismes de la Françafrique ont touché l’ensemble des domaines : politique, économique, financier, policier, militaire… Par exemple, on a aussitôt recyclé les anciens de l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète (qui avait mené la guerre contre les accords d’Evian, accordant l’indépendance algérienne), dans les polices politiques de ces pays africains. Nombre de ces Etats ont été dotés de polices tortionnaires. Récemment, vous le savez, on a révélé que les tortionnaires dans la bataille d’Alger, Aussaresses et ses émules, ont été ensuite former les tortionnaires latino-américains, tellement on avait apprécié leurs expériences. On a mis en place auprès de chacun de ces chefs d’Etats un officier des services secrets chargé de le protéger… sauf lorsqu’il cessait de plaire. Le jour où le Nigérien Hamani Diori a voulu vendre son uranium ailleurs qu’en France, il a été déposé instantanément. Quant aux Comores, il y a eu deux chefs d’Etat assassinés, et un certain nombre d’autres déposés, par Denard et ses mercenaires. Les mercenaires, parlons-en. D’un côté, il y a la présence militaire officielle… mais c’est parfois gênant d’intervenir trop ouvertement. Alors, il y a un moyen beaucoup plus commode : ces gens qu’on présente comme des électrons libres, dont Denard est le prototype, et qui sont recrutés essentiellement dans les milieux d’extrêmes droites – j’y reviendrai. Et donc, on dit : « Voila, il y a des coups d’Etat, des révolutions, des renversements de présidents qui sont faits par des gens qu’on ne contrôle pas, ces fameux mercenaires, et ce Bob Denard qui sévit depuis 40 ans », désormais transformé en papy gâteau par la grâce du petit écran. Sauf que, chaque fois que Bob Denard a un procès, le gratin des services français vient dire à la barre : « Mais Bob Denard, il est des nôtres ! C’est un corsaire de la République, pas un mercenaire. Il a toujours servi le drapeau français ». Derrière ce fonctionnement opaque des mercenaires, la réalité, c’est bien un rappel aux chaînes de la dépendance.


Autre moyen de contrôler ces pays : Le franc CFA. On vous dit : « C’est formidable, on a doté ces pays d’une monnaie, avec le franc CFA ». (CFA, cela veut dire : Colonie française d’Afrique…). Sauf que ce franc CFA convertible a permis, pendant des dizaines d’années, de faire évader les capitaux de ces pays. Au moment des campagnes électorale en France, on se mettait à pleurer sur le fait que tel Etat africain, le Cameroun ou le Togo, par exemple n’avait plus de quoi payer ces fonctionnaires. Donc, on envoyait un avion avec une aide financière directe, un chargement de billet CFA, à Yaoundé ou à Lomé. Et cet avion repartait aussitôt en Suisse où les francs CFA touts neufs étaient convertis, puis partagés entre le chef d’Etat destinataire et le décideur politique français. On faisait de même avec certains prêts. Autrement dit, c’est l’un des multiples moyens par lesquels on a enflé démesurément la dette du Tiers monde, avec des sommes dont les Africains n’ont évidemment jamais vu la couleur.
Autre moyen de détourner l’argent et de constituer des caisses noires : la création d’entreprises faux-nez des services français. Le Floch-Prigent, ancien PDG d’Elf, a reconnu que Elf avait été crée pour ça. Dans cette compagnie, il y avait au moins quatre cents agents secrets. Et l’énorme différence, l’énorme rente qui peut provenir de l’argent du pétrole – payé très peu cher et en partie non déclaré –, toute cette énorme masse a servi aux services secrets à entreprendre un certain nombre d’actions parallèles, comme déclarer la guerre au Nigeria pour lui chiper son pétrole, ou faire des coups d’Etats dans un certain nombre de pays. Mais il y a eu aussi des faux-nez plus petits : un certain nombre d’entreprises de sécurité ou de fourniture aux missions de coopération facturaient deux ou trois fois le coût de leurs prestations pour détourner de l’argent, par exemple vers un Bob Denard, qui contrôlait directement certaines de ces sociétés.


Je pourrais continuer longtemps comme ça. Je vous en donnerai un exemple encore plus tard. Ce dont il faut se rendre compte, c’est que dans la Françafrique, il y a eu une inversion permanente de ce qu’on vous déclare. Dans la face émergée de l’iceberg, vous avez la France qui affiche ses principes, et dans la face immergée, on voit l’application d’un monde sans lois, d’un monde sans règle, plein de détournements financiers, de criminalité politique, de polices tortionnaires, ou – on le verra tout à l'heure – de soutiens à des guerres civiles. Ça, c'est la réalité. C'est au moins 90% de la réalité. Alors, cette Françafrique, qui dure encore jusqu'à aujourd'hui, on conçoit bien qu'elle comporte un certain nombre de risques pour ces pays, qu'elle a de graves conséquences sur leur situation économique et politique.
Tout d'abord, quand on dit aux chefs d'Etat : « Servez-vous dans la caisse », peu à peu, la corruption va passer de la tête jusqu'au bas de la société. Et ce qui restait encore de services publics au moment de la décolonisation s'est transformé progressivement en self-service public. Aujourd'hui, les capacités de santé ou d’éducation dans ces pays sont tout à fait démontées.

Deuxièmement, on peut comprendre que ces «Etats» néocoloniaux, fondés sur ce qu'on appelle une économie de rente, de pillage, de prélèvement de la richesse des matières premières ou de détournement de l'aide publique au développement (au moins 50% de cette aide), n'ont aucun intérêt au développement économique. C'est une constante. Parce que, quand vous avez un développement productif – des usines, des lieux de fabrication –, des classes d'acteurs économiques apparaissent – des classes de salariés ou d'entrepreneurs – qui vont se mettre à contester l'usage de l'argent public. On voit surgir des gens qui n'ont plus un besoin absolu de l'argent de l'Etat pour vivre, qui se mettent à penser librement et à contester le pouvoir. Donc, si dans ces pays il n'y a pas de développement économique hors des matières premières, ce n'est pas un hasard ; ce n'est pas du tout parce que ces pays en seraient incapables. Si on oppose aux entrepreneurs des obstacles administratifs ubuesques, c'est tout simplement que le dictateur ne veut pas d'un développement économique qui contesterait son pouvoir. A Madagascar, l'un des seuls entrepreneurs qui a réchappé à cette mise en échec, Marc Ravalomanana, est devenu président avec un fort soutien de la population, parce qu'il produisait malgache et que, maire de la capitale, il avait rompu avec les traditions de pillage des biens publics. Donc, beaucoup de dictateurs ont préféré éviter ce danger. Ils ne tolèrent d'entrepreneurs que totalement corrompus et assujettis, vulnérables à des accusations de détournement.

D'autres phénomènes ont encore aggravé la situation, comme la poussée démographique. Et puis il y a eu, à la fin des années 1970, ce qu'on a appelé « La dette du tiers monde ». En fait, il y avait trop d'argent dans les caisses de l'Occident et des pays pétroliers ; il fallait le recycler. Donc, on a poussé ces pays à s'endetter. On leur a dit : « Tout ça, c'est cadeau; on va vous faire une nouvelle forme d'aide publique au développement, on va vous prêter à 3, 2, voire même 0% et la différence avec le taux d'intérêt normal, on va compter ça comme de l'aide. Sauf que, quand ces prêts sont en partie ou totalement détournés, quand ces prêts vont dans des comptes en Suisse ou dans des paradis fiscaux, comme c'est le cas le plus souvent, avec quoi va-t-on rembourser ? L'argent a disparu et on n'a rien produit avec... Le cas du Congo-Brazzaville est caricatural, c'est une espèce d'alchimie extraordinaire. Voilà un pays qui avait beaucoup de pétrole. Ce pétrole, on le pompe, on l'achète presque pour rien, on n'en déclare pas une partie – un tiers, un quart ou la moitié, selon les gisements. Et donc, peu à peu, ce pays perd son pétrole. Mais en même temps, la dictature au pouvoir et ses amis de la Françafrique – les Sirven, Tarallo, Chirac, enfin tous les réseaux de la Françafrique – ont de gros besoins d'argent. Donc, au bout d'un certain temps, on ne se contente plus de la production présente mais, avec l'aide d'un certain nombre de banques, on va se faire prêter sur gage : le pétrole qui sera produit dans deux ans, trois ans, dix ans... Résultat, ce pays finit par avoir une dette qui est égale a trois fois sa production totale annuelle. Regardez la magie : ce pays a un plus, le pétrole, et ça se transforme en 3 moins, une dette égale à trois fois sa production pétrolière (et même davantage). Et puis, en plus, avec une partie de cet argent, on achète des armes pour armer les deux clans de la guerre civile, qui va détruire le pays au milieu des années 1990. Alors, vous allez dire : « Tout ça, c'est un fâcheux concours de circonstances ». Sauf que je démontre dans un ouvrage, L'envers de la dette, que c'est le même personnage, Jack Sigolet, établi à Genève au cœur des paradis fiscaux, bras droit d'André Tarallo, le Monsieur Afrique d'Elf, qui à la fois vend le pétrole, gère la dette et achète les armes. Alors, dire que c'est une coïncidence, c'est un peu difficile. Donc, si le Congo-Brazzaville a été détruit – j'y reviendrai –, c'est la responsabilité d'Elf, et comme Elf était nationalisée, c'est la responsabilité de la France, c'est notre responsabilité à tous, en tant que citoyens de ce pays qui laisse opérer la Françafrique : à la fois nous pillons le pétrole, nous montons une dette totalement artificielle, la moussant comme œufs en neige à travers des commissions prélevées dans une kyrielle de paradis fiscaux, et nous achetons des armes pour détruire ce pays. C'est un petit raccourci de la dette du tiers monde. Vous le voyez, en fait de dette, si on fait les comptes, c'est plutôt nous qui devons de l'argent à ces pays.


Je continue : donc, à cette époque-là (les années 1980), on commence à enfler la dette. La dette, quand on y regarde de près, quand on regarde où est passé l'argent, c'est dans la plupart des cas une escroquerie absolument gigantesque. Alors, avec tout ça, on arrive à la fin des années 1980. Il y a une poussée démocratique après la chute du mur de Berlin. Et à ce moment-là, les dictateurs ont beaucoup de mal à résister à cette pression. Ils vont devoir affronter des élections, mais ils ne peuvent plus tenir comme discours politique : « Je me représente parce que je fais le bien du peuple, parce que je vais assurer son développement ». Ce n'est plus crédible, et donc ils se mettent à utiliser l'arme ultime du politique, le bouc émissaire, qui malheureusement marche depuis les débuts de l'humanité. Ils se mettent à expliquer que, s'il y a des malheurs dans le pays, ce n'est pas leur faute, c'est la faute de l'autre ethnie, « cette ethnie que vous haïssez, n'est-ce pas, et qui, si elle vient au pouvoir, va vous ôter le pain de la bouche, prendre toutes les hautes fonctions, et même, éventuellement, vous massacrer ». C'est ce discours qui a été tenu au Rwanda, c'est ce qui menace dans un certain nombre d'autres pays. C'est un scénario sous-jacent à ce qui se passe en Côte d'Ivoire. A la criminalité économique et à des régimes dictatoriaux souvent tortionnaires, on a rajouté une criminalité politique de masse en dressant les gens les uns contre les autres. Encore un dernier exemple du fonctionnement de la Françafrique. Rappelons le schéma de l'iceberg qui représente la Françafrique : en haut, vous avez la France meilleure amie de l'Afrique, patrie des droits de l'homme, etc. ; sous la ligne de flottaison, vous avez ces fonctionnements de solidarité entre un certain nombre de Français et d'Africains qui se sont organisés pour tenir ces pays politiquement (par la dictature), militairement (avec les mercenaires), et à travers un certain nombre de circuits financiers pompant l'argent des matières premières, l'argent de la dette, l'argent de l'aide publique au développement. L'un des exemples les plus récents et les plus achevés de ce fonctionnement en iceberg, c'est ce qui s'est passé après la poussée démocratique des années 1990. La Françafrique a été prise au dépourvu par une révolution démocratique au Bénin. Aussitôt, elle a organisé un système qui a marché de manière quasi infaillible pendant pratiquement dix ans. Il consiste en ceci : avec notre argent, l'aide publique au développement, on envoie des urnes transparentes, des bulletins de vote et des enveloppes dans ces pays ; on déclare : « Oui, vraiment, c'est bien, ils arrivent à la démocratie; donc, on va les aider » ; et en même temps, on envoie dans les capitales de ces pays des coopérants très spéciaux, des réseaux Pasqua ou de la mairie de Paris, qui vont installer un système informatique de centralisation des résultats un peu spécial : alors que les gens ont veillé jour et nuit auprès des urnes pour être sûrs que leur suffrage soit respecté, alors qu'ils ont voté à 70 ou 80% pour chasser le dictateur, ils se retrouvent à la fin avec un dictateur réélu avec 80% des voix... ou 52% s'il est modeste. Voilà encore une alchimie extraordinaire.


Nous, avec notre argent, on aide les gens à se doter d'instruments de démocratie; au même moment, les réseaux de la Françafrique arrivent à faire en sorte que ces peuples aient encore pire qu'un dictateur, un dictateur « légitimé démocratiquement ». Et ça ne s'est pas passé que dans un pays ; ça s'est passé cinquante fois entre 1991 et 2003, avec chaque fois le même système, chaque fois le même discours, que ce soit au Togo, au Cameroun, au Congo-Brazzaville, au Gabon, à Djibouti, en Mauritanie, etc.

 
Il n'y a eu que trois ou quatre exceptions, dans deux pays pauvres d'abord, parce qu'ils sont trop pauvres pour intéresser beaucoup la Françafrique : le Mali, avec le renversement du dictateur Moussa Traoré, et le Niger, où quelques officiers progressistes ont renversé le dictateur installé par Foccart, qui s'appelait Ibrahim Baré Maïnassara. Alors là, quand ils ont renversé le dictateur, la France a crié à l'interruption du processus démocratique. Elle a coupé sa coopération. Et donc les Nigériens ont organisé leurs élections sans et malgré la France. Et ça a donné les élections les plus incontestées depuis quarante ans en Afrique. Il n'y a pratiquement pas eu un bulletin contesté.


Et puis, il y a encore deux exceptions célèbres. Au Sénégal, où il y avait une fraude instituée depuis très longtemps, s'est produite une invention démocratique. La société, qui en avait marre de l'ancien régime corrompu – ça ne veut pas dire que le nouveau est parfait, loin de là –, voulait au moins pouvoir changer de président. Eh bien, ils ont jumelé les téléphones portables et les radios locales de manière à annoncer en direct les résultats à chaque dépouillement d'urne, pour que l'on ne puisse pas truquer la totalisation. Dans d'autres pays, on a retardé du coup la mise sur le marché des téléphones portables… Un autre exemple, extraordinaire, presque unique dans l'histoire de l'humanité, c'est Madagascar. Jour et nuit, pendant quatre ou cinq mois, entre cinq cent mille et un million de personnes ont tenu la rue pour défendre le candidat élu et obtenir son installation à la place du dictateur soutenu par l’Elysée et par la Françafrique. Sous la pluie, des femmes de soixante-dix ans, des mères de famille, etc., une marée humaine se gardant de toute violence, a réussi peu à peu, par son courage, a dissuader l'armée et les milices du régime. Chaque fois que l’armée voulait attaquer le mouvement populaire, il y avait toujours une femme ou une fille de général dans la manifestation qui appelait sur son téléphone portable le père ou le mari pour dire : « Nous sommes dans la manifestation ». Et peu à peu, les généraux, les officiers ont craqué l'un après l'autre, ils sont passés dans le camp du président élu. C'est un exemple vraiment assez exceptionnel, tellement inquiétant pour les dictateurs en place qu'ils ont mis un an avant de reconnaître le nouveau régime.

 
Donc, tout n'est pas désespéré. Mais disons que pour ce qui est de notre rôle, du rôle de la France, on a passé son temps à faire « valider » par les urnes l'inverse de la volonté du peuple, quitte à dégoûter les gens de la démocratie.

 
Alors, J'avance. Je passe rapidement car je n'ai pas le temps de faire l'histoire de la Françafrique. Je vais quand même vous décrire brièvement ses réseaux, très, très sommairement. Et puis, je vous donnerai un ou deux exemples récents avant de passer à la mafiafrique.


Ces réseaux, Je vais d'abord vous les énumérer tels qu'ils nous sont apparus en première lecture, si je puis dire, et puis ensuite vous les décrire tels que nous les voyons maintenant, parce que c'est un peu différent, et à force d'y travailler, on y voit un peu plus clair. Je vous le dis rapidement, je n'ai pas le temps de détailler et d'insister – tout ça se trouve dans mes différents ouvrages. Simplement, je vais d'abord vous décrire un foisonnement.
II y a ce qu'on appelle les réseaux politico-affairistes. Le plus important d'entre eux, c'était le réseau Foccart, créé sous De Gaulle ; disons que c'était le réseau gaulliste. Et puis il y eut les réseaux néogaullistes – principalement le réseau Pasqua –, le réseau Giscard, le réseau Mitterrand, le réseau Madelin, le réseau Rocard, etc.


Ensuite, il y a quelques très grandes entreprises qui jouent un rôle dominant là où elles se trouvent. Il y a Elf, bien entendu, qui faisait la politique de la France au Gabon, au Cameroun, au Congo-Brazzaville, au Nigeria, en Angola, etc. Il y a Bouygues, qui contrôle les services publics en Côte d'Ivoire, qui a hérité d'une grande partie des subventions d'investissement de l'aide publique au développement. Il y a Bolloré qui a le monopole des transports et de la logistique sur une bonne partie de l'Afrique. Il y a Castel, qui contrôle les boissons, etc.
Et puis il y a les militaires. La plupart des hauts dignitaires de l’armée française ont fait leurs classes en Afrique où ils ont eu des carrières accélérées, deux ou trois fois plus rapides, avec des soldes faramineuses. L'armée française tient beaucoup à l'Afrique ; elle fait encore la politique de la France au Tchad ou à Djibouti. La plupart des généraux africains francophones, y compris les généraux-présidents, sont ses « frères d'armes ».


Vous avez encore les différents services secrets, qui se disputent entre eux et qui ont chacun un rôle dans la Françafrique. Vous avez la DGSE, le principal service secret vers l'étranger, qui contrôlait de près chacun des « gouverneurs à la peau noire ». Vous en avez un autre, qu'il est beaucoup plus surprenant de rencontrer en Afrique, la DST (Direction de la sécurité du territoire). En principe, elle ne devrait s'occuper que de l'intérieur de la France. Mais elle s'occupe aussi de l'extérieur pour diverses raisons. D'abord parce qu'il s'agirait de protéger la France des dangers de l'immigration. Ensuite, la DST, qui est une police politique, fait de la coopération avec l'ensemble des polices politiques de toutes les dictatures du monde. Donc, elle devient copine avec toutes les « sécurités intérieures » des pires dictatures. Et du coup la DST se retrouve impliquée dans beaucoup de pays, comme le Gabon, le Burkina, l'Algérie, l'Angola, etc. J'ai oublié de dire que, bien entendu, les réseaux françafricains sont devenus les mêmes au Maghreb qu'en Afrique noire, avec exactement les mêmes mécanismes en Algérie, en Tunisie et au Maroc que ceux que je vous ai décrits jusqu'à présent. Après la DGSE et la DST, il y a la Direction du renseignement militaire, poisson-pilote de l'armée, qui fait la propagande de la France lors des conflits en Afrique, et puis l'ancienne Sécurité militaire, qu'on appelle maintenant DPSD – sur laquelle je reviendrai –, qui, entre autres, contrôle les mercenaires et les trafics d'armes.


Il faut rajouter un certain nombre de réseaux d'initiés : une obédience franc-maçonne dévoyée, la Grande Loge Nationale Française (GLNF), fort à droite, à laquelle appartiennent tous les dictateurs franco-africains, une forte proportion des responsables des services secrets, des généraux français et africains, les dirigeants de grands médias comme TF1, une partie du lobby nucléaire et pétrolier, etc. Vous avez des sectes, très présentes en Afrique et liées à la Françafrique, comme les Rose-Croix ou même le Mandarom...


Il y a encore le Trésor, du ministère des Finances, l'administration française la plus puissante : elle applique à l’Afrique les politiques de la Banque mondiale.


Après cette description panoramique un peu éclatée, je vais revenir à un historique plus unifié, que je n'ai compris qu'assez tard, au début des années 2000, en travaillant sur le livre Noir Chirac. La relecture de la guerre froide m'a fait un peu déplacer les accents en considérant notamment que la dépendance de la France ou des décideurs français vis-à-vis des politiques américaine et atlantiste était beaucoup plus importante qu'il n'y paraissait. J'ai compris en particulier que le discours antiaméricain, qui est la propagande de base de la Françafrique, et notamment des réseaux Pasqua, est une propagande à usage subalterne. Parce qu'en réalité, ceux qui crient le plus fort leur antiaméricanisme sont les plus liés aux Américains : vieille astuce !


Selon ma perception d'aujourd'hui, l'historique des réseaux de la Françafrique s'est passé de la manière suivante. Vous avez au départ le réseau Foccart, qui agrégeait tous les éléments anticommunistes des réseaux de la guerre froide, ce qui incluait notamment un certain nombre d'éléments issus de l'extrême droite ou de la mafia corse – y compris mêlés à des trafics de drogue. J'ai expliqué dans La Françafrique et dans Noir silence que Charles Pasqua avait été l'initiateur de la French connection vers les Etats-Unis. Il m'a attaqué en diffamation, mais pas sur ce point. Sous couvert de Pernod-Ricard et au nom des services secrets, il a couvert un trafic de drogue, mais c'est un grand classique des services secrets. Et puis, en 1970, Pasqua se dispute avec Foccart et donc crée un réseau dissident, un réseau néogaulliste (les néogaullistes se distinguent des gaullistes en étant beaucoup plus dans la mouvance américaine). Et Pasqua devient le financier de la carrière de Chirac, qui est en train de monter en puissance et qui va devenir Premier ministre en 1974. A partir de 1974, le tandem Pasqua-Chirac prend les rênes du futur RPR et de la Françafrique, tandis que le réseau Foccart est déclinant.


Ensuite, apparaît Mitterrand. On croît qu'il va changer les choses, mais pas du tout : Mitterrand suivait les traces de Foccart depuis 1948. Il se contente de montrer sa capacité de nuisance en faisant publier Affaires africaines par son ami Pierre Péan, dénonçant le système Elf et le Gabon de Bongo. La Françafrique comprend, on lui donne une part du gâteau et Jean-Christophe Mitterrand se branche sur les réseaux Pasqua : le réseau Mitterrand, c’est en fait une simple branche des réseaux Pasqua.


En 1986, Chirac se réconcilie avec Foccart, qu'il emmène à la cellule Afrique de Matignon. Par conséquent, à partir de 1986, Chirac détient toutes les clés de la Françafrique : non seulement Pasqua, mais aussi Foccart. Et comme toute instance trop dominante a tendance à se diviser, à partir de 1989 se manifeste une tension extrême entre Pasqua et Chirac, avec des alternances de dispute et de réconciliation, c’est ce que j'appellerai plus tard « le conflit des anciens et des modernes » – grâce auquel nous avons appris a peu près tout ce que nous savons sur la Françafrique. Parce que tout ce que je vous raconte n'est pas seulement le fruit d'un travail considérable de dépouillement d'informations et de recoupements. C'est aussi paru crûment dans la presse, parce que les deux camps – Chirac-Juppé contre Pasqua et les anciens – se bombardaient par presse interposée, exposant les saloperies de l'autre. Ainsi, ce qu'on a appelé l'Angolagate, c'est tout simplement la guerre des modernes – Juppé, de Villepin – contre les réseaux Pasqua, la guerre aussi de la DGSE, du côté des modernes, contre la DST pasquaïenne, du côté des anciens. Je n'ai pas le temps de vous détailler tout ça, mais ce qui est clair, c'est quand même que le néogaullisme chiraquien contrôle la Françafrique depuis 1974, c'est-à-dire pratiquement depuis trente ans, et qu'il est l'ami des principaux dictateurs africains. (…)


François-Xavier Verschave

(Extrait de la transcription d’une conférence-débat de 3 heures avec des étudiants, le 1er octobre 2004, publiée la même année sous ce titre aux Éd. Tribord.)

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Source : grioo.com 17 Août 2005

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