Georges Peillon, un témoin capital |
La documentariste
italienne Nicoletta Fagiolo, désireuse de faire raconter «l’autre histoire» de
la crise ivoirienne au-delà des versions officielles menteuses, a engagé un vaste
et courageux projet qu’elle a dénommée Côte d’Ivoire Voices, et dont Le Nouveau
Courrier est partenaire. Elle a «mis en boîte» des dizaines de témoignages de
personnalités ivoiriennes, africaines et françaises témoins des péripéties
récentes que la Côte d’Ivoire a traversées, et a choisi de commencer par les
distiller sur Internet. Nous publions ici des extraits de son entretien avec
Georges Peillon, ancien porte-parole de l’opération Licorne marqué par son
expérience ivoirienne, au point de démissionner de l’armée française. Les
propos de Georges Peillon, qui décrit tels qu’ils étaient les ex-Comzones de la
rébellion des Forces nouvelles (des «chefs de bande», des «voleurs», des
«violeurs», qui ont sciemment détruit une partie de l’état-civil du pays et pillé
les agences de la BCEAO à Bouaké et à Man) hissés au statut d’interlocuteurs
respectables pour la France, et désormais au cœur du dispositif sécuritaire
ivoirien, permettent de comprendre les racines de la grande insécurité et du
racket insensé qui s’est emparé de l’ensemble du pays aujourd’hui. Ce n’est
finalement qu’une extension du domaine du pillage ! Georges Peillon raconte
aussi comment la France a refusé d’aider à la réunification de la Côte d’Ivoire
après la signature des accords de Linas-Marcoussis. Il raconte ses
conversations avec des journalistes français anti-Gbagbo par principe. Et
confie ses propres impressions sur le premier président de la Deuxième
République ivoirienne, souffre-douleur de la toujours puissance tutélaire.
Extraits.
« [La zone de confiance] a
été tout le sujet de préoccupation toute l’année 2003, voire l’année 2004. (…)
Militairement on savait faire, en trois-quatre jours on pouvait être dans la
zone Nord et occuper littéralement l’ensemble du pays, mais ça nécessitait une
décision politique. Je me souviens très bien qu’à l’époque Michèle Alliot-Marie
qui était la ministre de la Défense était venue pour le 31 décembre 2003. Et le
général qui commandait à l’époque l’opération Licorne attendait le feu vert.
Parce qu’on savait qu’il y avait les exactions au Nord, qu’il fallait quand
même qu’on réussisse à réunifier le pays qui était complètement scindé en deux.
Et en fait, cette décision politique de dire «oui, on soutient le gouvernement
Gbagbo, et on va rétablir la paix et la stabilité au nord de la zone de
confiance» n’est jamais venue. Quelque part, la France a souscrit à cette
partition du pays avec au nord les Forces nouvelles et au sud le gouvernement
du président Laurent Gbagbo.
J’ai eu l’occasion de
côtoyer les Forces nouvelles à l’occasion de négociations sur le désarmement,
de rétablissement d’accès de circulation et de communication. Nous avions en
face de nous tout sauf des militaires. Et en dehors d’un ou deux qui étaient
conscients de leur rôle militaire, il s’agissait de chefs de bande. D’aucuns
diraient des chefs de gang. Je me souviens très bien d’être allé à Bouaké et
d’avoir marché un peu avec mon général dans les rues de Bouaké vers le marché
ou dans la caserne où étaient stationnées les Forces nouvelles, et c’était
absolument n’importe quoi.
C’est vrai que nous étions
une armée traditionnelle, européenne, structurée, hiérarchisée. Et en face de
nous on avait des gens qui avaient du pouvoir uniquement par la violence, par
la terreur qu’ils faisaient régner. Ce qui m’a rendu un petit peu amer, c’est
de voir la ville d’Abidjan, l’année dernière, livrée à ces gens-là qui ont
soutenu – pourquoi ? comment ? – le président Ouattara. Ce sera toujours une
grande interrogation : quel a été le deal passé entre ces chefs de bande et le
président Ouattara ? Je l’ignore. Mais c’est vrai que c’était tout sauf
rassurant. Mais il faut s’imaginer à la place des populations qui étaient dans
le Nord du pays ou dans l’Ouest du pays. Côtoyer au quotidien des gens qui
étaient sans foi ni loi. Et donc ça a été très très dur culturellement de
devoir entamer des discussions – je ne parle même pas des négociations – avec
des gens qui étaient bardés de gris-gris, qui étaient tout sauf une armée
organisée et loyale (…)
Le président Gbagbo n’a
jamais vraiment apprécié les médias français parce que les médias français ont
pris assez vite le parti pris anti-Gbagbo. Je me souviens très bien avoir eu la
rédaction en chef de RFI qui m’avait dit : "mais de toute façon, nous on
est complètement anti-Gbagbo, et on continuera sur cette ligne-là". Le
Figaro Magazine avait sorti un article absolument dévastateur contre Gbagbo où
il le présentait comme une espèce de grand enfant jouant avec les populations.
Le Monde, c’était pareil. Libération, je n’en parle pas.
Il y avait une sorte de
consensus contre Gbagbo dans les médias français. Des médias français qui
étaient totalement absents de la Côte d’Ivoire. A part le bureau de France 2,
l’AFP et RFI, les journalistes français venaient passer deux, trois jours à
Abidjan, se faisaient une idée a priori de la situation, et repartaient. Mais
ils n’allaient jamais dans le Nord, ils n’allaient jamais rencontrer les Forces
nouvelles. C’était une vision a priori de la situation. Et ça c’était
extrêmement gênant pour ceux qui restaient en Côte d’Ivoire.
La guerre a peut-être
commencé avant [la crise postélectorale, ndlr]. Quand vous avez des mercenaires
libériens qui arrivent en Côte d’Ivoire, quand vous avez des opérations armées
contre ce que les Ivoiriens appellent les "corps habillés" (…), c’est
une guerre qui est larvée (…) On était dans une situation de crise tendue
pendant une dizaine d’années. Et qui s’est concrétisée en quelque sorte en
2010. Les exactions sur les populations – quel que soit le côté, il faut le
souligner – c’est déjà un état de guerre larvée.
Le problème de la zone
nord, c’est qu’il n’y avait plus d’organisation administrative (…) Comme les
bandes armées des Forces nouvelles avaient pillé tout ce qui représentait
l’administration (…) on arrivait à trouver dans le marché de Bouaké des
beignets emballés dans des extraits de naissance. Et comme en plus derrière la
fameuse notion d’ivoirité – c’est-à-dire seuls ceux qui sont nés en Côte
d’Ivoire vont pouvoir être identifiés comme citoyens ivoiriens – n’était pas
très intéressante pour les Forces nouvelles, puisqu’on sait bien que beaucoup
de Forces nouvelles venaient du Burkina Faso, ou du Liberia, ou du Mali,
c’était aussi un moyen, en écrasant toute forme d’administration, de semer le
désordre et la zizanie, et de faire continuer une instabilité chronique
militaire, sécuritaire, dans toute la moitié nord du pays.
La question de
l’intégration des deux camps – Forces nouvelles et Forces loyalistes –, elle
s’est posée assez vite en 2002-2003 avec ce qu’on a appelé le programme DDR.
(…) Cela a été un échec cuisant. Il y a des millions et des millions de FCFA
qui ont été investis dans ce programme (…) ça n’a jamais débouché sur quoi que
ce soit. Il y a beaucoup d’énergie et d’argent qui ont été dépensés pour rien
parce que des deux côtés, il n’y avait pas de volonté de restaurer une paix
même précaire. Chacun avait peur de se faire rouler par l’autre (…) C’était
l’illustration d’une absence totale de confiance dans les relations entre les
deux entités (…)
Comme il n’y avait aucun
contrôle de l’administration (…) c’était une espèce d’anarchie totale, la
Banque de Bouaké a été mise à sac, puis après la Banque de Man dans l’ouest du
pays. Des millions de FCFA ont été dispersés dans la nature. Il fallait que
nous parvenions à négocier avec des gens qui étaient responsables de ces mises
à sac. C’est un peu compliqué. Culturellement et sur le plan éthique, c’est
très difficile à accepter. Les bandes armées des Forces nouvelles, on a
toujours hésité sur le qualificatif. Est-ce que c’était des voleurs, des
violeurs et des pilleurs ou des vrais combattants (…) Mon avis c’est que
c’était tout sauf des combattants. Et qu’ils ont absolument mis à sac la partie
nord du pays. Je me souviens très bien d’être allé dans le nord-est de la Côte
d’Ivoire, dans une ville qui s’appelle Bouna, où c’était absolument la terreur
qui régnait. C’était une bande armée qui faisait régner un semblant
d’organisation. Et la population était effarée, terrée chez elle. C’était des
exécutions sommaires. Dans le Nord du pays, c’est le porte-parole de l’ONU qui
me le disait à l’époque, on a retrouvé des containers remplis de prisonniers
exposés en plein soleil. C’est difficile de vouloir après engager une
quelconque négociation !
C’est pour cela que l’idée
de dire «on va aller dans le Nord pour régler la situation» a germé très vite.
Parce qu’on savait quand même, on avait des informations, des renseignements
qui nous disaient que c’était une totale anarchie. La France a quelque part une
certaine responsabilité sur cette espèce d’état de non-droit de la zone nord.
Les Ivoiriens attendaient énormément de la France. Pas que militairement. Sur
le plan diplomatique et politique, la Côte d’Ivoire a toujours été, j’ai envie
de dire, la fille aînée de l’Afrique et de la France. Les Ivoiriens attendaient
que la France, que le président Chirac s’engage pour restaurer la paix et
l’unité du pays. Je pense que les non-réponses françaises n’ont fait
qu’engendrer le désarroi. Ça s’est expliqué comment, ça s’est vu comment ?
Quand les Ivoiriens d’Abidjan s’en prennent aux ressortissants français, qui
sont un acteur économique important en Côte d’Ivoire, c’est parce qu’ils
représentent la France qui n’a pas été capable de donner une réponse politique,
claire, un engagement auprès du président Gbagbo en place. Pourquoi ? Comment ?
Il faudrait poser la question à tous les ministres des Affaires étrangères qui
étaient en place à l’époque. Mais c’est une des explications que je donne à cette
défiance progressive des Ivoiriens vis-à-vis de la France. Non-respect des
accords de défense, dont on a eu l’impression sur place qu’ils se limitaient à
la protection des ressortissants français, mais pas des Ivoiriens (…)
La mort de Jean Hélène,
qui était le correspondant de Radio France Internationale à Abidjan, était
assez significative d’un parti pris des médias français contre le pouvoir du
président Gbagbo. Les rédactions parisiennes estiment qu’elles savent tout, et
donc qu’il est absolument impossible de parler de la Côte d’Ivoire sans
condamner d’emblée le président Gbagbo. J’avoue que c’est quand même très
étonnant quand on est observateur. J’avais la presse qui arrivait tous les
jours. Et souvent on ne comprenait pas pourquoi il y avait ce parti pris qui
était affiché en permanence contre la Côte d’Ivoire du président Gbagbo et
contre les Ivoiriens. Et quand Jean Hélène est assassiné, ce n’est pas Jean
Hélène, mais c’est RFI, c’est la voix de la France qu’on assassine. Lui, il
n’est que le porte-parole, un journaliste parmi d’autres.
Après, France 2 va
déménager, quitter Abidjan, aller à Dakar. D’autres agences anglo-saxonnes vont
quitter la Côte d’Ivoire pour aller ailleurs. (…) Ce qui fait qu’au lieu de
réparer le fossé d’incompréhension qu’il pouvait y avoir, il va se creuser
davantage.
De mémoire, il n’y a pas
un seul média français qui a réussi à prendre un contrepoint par rapport au
discours ambiant. Le problème de la presse française est qu’elle est
extrêmement suiviste. On parle de consanguinité des médias en France. Tout le
monde répète les informations des autres. Le média qui va se dégager des autres
pour donner une opinion divergente, je crois que je n’en ai pas vu pendant le
temps où je suis resté en Côte d’Ivoire. Il n’y a jamais eu d’interrogation
réelle. Quand on proposait à des journalistes français d’aller voir les Forces
nouvelles ou avec qui on était amené à négocier, c’était non. D’emblée, ce sont
des gentils, ce sont les pauvres, ce sont les faibles. On veut détruire le
système Gbagbo, qui est un système fasciste, autoritaire, etc…
L’impression que j’ai du
gouvernement Gbagbo pendant la période où je suis en Côte d’Ivoire, ce n’est
pas vraiment un gouvernement fasciste. C’est surtout un gouvernement qui essaie
de limiter la casse et de réussir la réunification du pays. Si on estime qu’un
gouvernement fasciste, c’est d’autoriser les journaux d’opposition tels qu’ils
existaient à Abidjan (…), je ne suis pas certain que ce soit très
antidémocratique. (…) Je n’ai jamais dit que le camp du président Gbagbo était
le camp des saints. Mais c’était à mon avis, et je maintiens, sans doute la
moins mauvaise solution pour la Côte d’Ivoire. Le gouvernement Gbagbo, c’était
un programme social. J’assume complètement ce que je vais dire : je crois que
Laurent Gbagbo était un homme d’Etat. Le problème c’est (…) qu’il faut
quelqu’un en face, pour pouvoir négocier. Et pour réussir à trouver un
compromis. (…) Il faut être deux pour dialoguer, il n’y avait personne en face.
(…) Il faut rappeler que
pendant toute la période où M. Gbagbo est au pouvoir à Abidjan, les ministres
des Forces nouvelles, ceux qui défendent la zone nord, ils habitent à Abidjan.
Ils sont accompagnés et ils sont protégés par les forces loyalistes, par les
forces de M. Gbagbo. Ça, on l’a oublié. Si jamais on pensait que M. Gbagbo était
un véritable fasciste, ils les auraient enfermés, en prison tout de suite. Il
les aurait capturés. Or c’était des gens qui pouvaient circuler librement ! (…)
Il fallait absolument que l’administration arrive à faire un semblant
d’administration. Ça c’est évident. Mais je dis souvent que la zone nord était
une zone de non-droit, une terra incognita. Pendant des semaines, on ne savait
plus ce qui se passait dans le Nord. C’était quand même assez inquiétant. Plus
de nouvelles, des familles séparées. De temps en temps, il y avait des
circulations de bus qui allaient d’une zone à une autre. Mais les gens étaient
rackettés systématiquement dès qu’ils passaient la zone de confiance. Je pense
sincèrement que le président Gbagbo a toujours voulu construire, maintenir
l’unité du pays. Et que c’était son objectif, qu’il n’a pas eu d’autre objectif
politique que ça. C’était de maintenir l’unité du pays et surtout d’éviter la
partition.
J’ai continué de suivre un
peu les événements de Côte d’Ivoire mais évidemment avec le lien qui se détend
de plus en plus. Jusqu’aux événements de 2010 et l’arrestation. Et là, j’avoue
que j’ai été quand même assez stupéfié. Je me suis dit : «les brigands sont à
Abidjan». Quand on voit comment ont été traités le président Gbagbo et son
épouse, c’est quand même pas terrible ! Mais visiblement ils ont eu
l’assentiment de l’ensemble de cette fameuse "communauté internationale"
pour prendre le pouvoir à Abidjan. On verra bien ce que ça donnera (…).
Marcoussis était un marché
de dupes. Tous les Ivoiriens l’ont compris à ce moment-là. On labellisait d’une
façon très officielle des gens qui étaient des hors-la-loi.
La Françafrique, ceux qui
disent qu’elle a disparu, ce sont des menteurs. La Françafrique a sans doute
changé de visage entre les années 1960, en particulier au moment de la
décolonisation, et les années 2000. Mais la Françafrique est toujours là. Elle
est omniprésente. Elle s’appelle des noms des grandes entreprises qui ont pignon
sur rue. Evidemment, il faut pouvoir financer des concessions, il faut pouvoir
cotiser à certains partis politiques. D’ailleurs, certaines entreprises
françaises ont cotisé au FPI de M. Gbagbo. Ce qui est un véritable paradoxe
quand même ! (…)
On ne revient toujours à
la même question fondamentale. Qui a soutenu le président Gbagbo ? Personne. Au
bout d’un moment, tout le monde a envie de mettre la main sur la Côte d’Ivoire,
parce que c’est un pays qui est plein de ressources naturelles (…) à la fois au
Nord et au Sud. Il y a le cacao, le café… C’est un peu un calcul politique
perpétuel. "Je parie sur qui pour que mon bénéfice à la fin de la crise
soit entier ? (…)" C’est d’un cynisme absolu (…) mais c’est comme ça que
ça se passe (…) Evidemment, les médias français vont s’attarder sur les
jeunesses patriotes, sur la pauvreté des populations, sur le «terrorisme» des
collaborateurs du président Gbagbo. Mais combien de papiers ont été faits sur
la mise à sac des plantations de cacao, l’investigation de plus en plus
grandissante des compagnies américaines dans le marché du café, sur les Forces
nouvelles dans le Nord, sur l’absence de médias dans le Nord ? Rien. Le parti
pris est là, aussi. Donc il faut être extrêmement prudent sur les conclusions à
tirer.
L’implication des pays
voisins dans l’affaire de la Côte d’Ivoire, c’est une réalité. L’implication du
Burkina Faso et en même temps les conseillers militaires qu’il y avait au
Burkina Faso, ça a joué un rôle. Je pense qu’il y a des intérêts économiques
qui sont bien supérieurs aux intérêts politiques. Et qu’on est prêt à laisser
tomber un ami pour conserver les rentes économiques et financières d’une
Nation. On ne revient pas indemne de la Côte d’Ivoire !
Lorsque j’ai écrit "Ivoire
Nue", le livre est sorti et je me suis fait rappeler à l’ordre, en
particulier à propos d’un chapitre sur les relations avec l’ambassade de France
à Abidjan. Je suis convoqué chez un général, et il me dit : "Vous avez
probablement raison, mais on ne peut pas le dire". C’est toute la question
de la relation entre la France et l’Afrique noire francophone résumée en trente
secondes. Cela m’a un petit peu exaspéré, énervé. Et c’est l’un des éléments
qui m’ont fait quitter l’institution militaire. Sans aucun doute. Maintenant,
je suis chef d’entreprise, et je fais du conseil en communication de crise pour
des entreprises qui rencontrent des situations sensibles ou qui sont dans une
logique de préparations à des crises qu’elles soient sociales, techniques ou
environnementales (…) »
Propos
retranscrits par Théophile Kouamouo (Le Nouveau Courrier 18/12/2012)
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Source : Ivorian.Net
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