David N’Goran (docteur ès Lettres et diplômé de Science politique) est
l’auteur d’un essai intitulé : « Les
enfants de la lutte » (Publibook,
Paris 2012), qui se veut « une contribution à l’histoire politique
ivoirienne des deux dernières décennies ». Il en parle ici avec le
journaliste Serges Yavo de Soir Info.
1 - A l’origine de « Les enfants de la lutte », il y a comme une
déception, une déchirure…
Le titre, « Les enfants de la lutte »,
renvoie à une époque historico-socio-discursive bien déterminée. Un peu sur le
modèle de ce que Salman Rushdie appelait « Les enfants de minuit » ou encore de
ce que Wabéri décrivait comme « les enfants de la postcolonie », j’ai choisi de
proposer une critique d’une des périodes les plus glorieuses du militantisme
politique ivoirien. Cette période fut retentissante à cause de sa teneur
néo-romantique, telle qu’elle réussit à faire rêver au moins trois générations
d’Ivoiriens et d’Africains. Vous parlez de « déception » et de « déchirure » !
Eh bien, c’est peu de dire que ce régime, avec tous ses discours afférents, n’a
pu mettre en pratique qu’un gouvernement de la calamité.
2 - Vous écrivez, semble-t-il, un livre pour interpeller mais aussi pour
panser des plaies, vos plaies…
J’ai écrit ce texte pour affronter mes propres
vertiges. Après que le beau slogan « gouverner la Côte d’Ivoire autrement »
s’est mué en supercherie, et qu’une propagande orageuse a installé dans le
corps social juste une idéologie ultranationaliste nauséeuse, imbibée d’un
tribalisme de caverne, il me fallait interroger mon propre positionnement dans
ce pays où être de « gauche », de « droite » ou du « centre » relève en fin de
compte de la politique de la pieuvre mimétique…Et puis, j’ai été un témoin
direct du « vote des bêtes sauvages » comme disait le romancier, avec son lot
de bestialité hors entendement. J’ai vu des corps joncher les rues à la merci
des chiens. La plaie fondamentale qu’il me fallait intellectuellement
affronter, c’est que cette part horrible de notre histoire nationale, a partie
liée avec des idées politiques, manifestement généreuses auxquelles nous avions
souscrit.
3 - Avec pour sous-titre Chronique d’une imagination politique à Abidjan,
votre livre est pourtant d’un réel frappant.
Ce que vous dites me réconforte. Le style peu
orthodoxe dont j’ai fait usage avait pour fonction de traduire les conditions
du dire. D’où le discours hybride que n’a pas supporté le professeur
Jean-Pierre Dozon, le premier préfacier pressenti. Heureusement, Madame Tanella
Boni, poète, romancière et philosophe, a bien compris le sens du signe et m’a
soutenu. Je voudrais profiter de votre espace pour lui dire merci pour sa
préface. J’ai donc fait appel à un style d’écriture emprunté à nos sciences
humaines et sociales en général, en convoquant, précisément, les romanciers
postcoloniaux, la sociologie et la science politique. Cette interdisciplinarité
entendait pouvoir représenter le réel vécu, c’est-à-dire, une société ivoirienne
sens dessus-dessous, avec des acteurs dont l’éthos du politique fait confondre
le vrai et le faux, le réel et la fiction, l’homme et l’animal, la vie et la
mort. Voilà ce qu’était notre société, voilà ce qu’elle est à ce jour, et de ce
point de vue, vous avez raison de dire que mon texte est réaliste, même si nous
parlons, avant tout, d’un essai et que son réalisme est supposé aller de soi.
4 - Peut-on dire que cette imagination prend en compte le passé pour penser
l’avenir ?
Oui, bien entendu, j’ai tenté une historiographie
de notre scène politique. C’est à peu près ça le rôle de l’histoire : fixer le
passé, le méditer et inventer l’avenir de la société en anticipant sur ses
lois. Je dirais que c’est le minimum pour un peuple digne de ce nom après cette
honteuse parenthèse de sang. Pourtant, il suffit de constater la texture des
discours croisés, en cours actuellement dans notre pays, pour comprendre
combien je suis bien naïf de penser qu’un livre puisse guider notre peuple,
hypnotisé qu’il est par une politisation si féroce du quotidien! Je ne serai
pas un ivoiro-pessimiste en disant que vu ce qui se dit et se vit à Abidjan,
hier comme aujourd’hui, « l’âge d’or n’est pas pour demain », sauf si nous
acceptons d’opérer un sursaut d’intelligence supérieure.
5 - Vous convoquez dans vos analyses, la rue, le zouglou, la presse,
l’école, même le religieux…Quelle forme prend la lutte selon ces différents
ordres sociaux ?
La forme que prend cette lutte est celle de la violence brute. Tout se
passe comme si « faire la politique » à Abidjan consiste à devenir « lutteur »,
c’est-à-dire, baroudeur, selon la perspective d’une adversité radicale ou d’une
logique guerrière. Cet art de la violence brute s’irradie dans le corps social
à travers les sites socio-historiques que vous avez énumérés, c’est-à-dire, la
rue, le zouglou, la presse, les jeunes, l’école, le religieux, etc. Mais avant,
des stratèges sortent de leurs laboratoires un ensemble de techniques de
dressage qui leur permettent d’opérer le viol de l’imaginaire des militants. Ne
dit-on pas que « le viol commence par le langage » ? Or, quelles peuvent être,
selon vous, les conséquences d’un tel acte dans un espace où les acteurs
politiques sont formés approximativement à l’éthique de l’intérêt général, pour
avoir été socialisés essentiellement par le syndicalisme primaire, et où les
citoyens sont à plus de 75% dépourvus d’une compétence politique élémentaire ?
6 - Les enfants de la lutte, à l’image de Laurent Gbagbo et Blé Goudé,
comme vous le démontrez, n’ont pas joué franc jeu. Un concept comme la
Refondation ne serait-il pas alors une duperie ?
Il n’y a pas que Laurent Gbagbo, Blé Goudé, Guillaume Soro et les autres.
Il y a eu, certes, ces acteurs et leurs émules, dont certains courent encore
nos rues, siègent à l’Assemblée nationale, mènent la vie des princes, quand
d’autres sont tenus dans des geôles, ou tapis dans l’ombre… Mais il y a aussi
le discours sur « l’autogouvernement » pour emprunter un mot cher à Michel
Foucault : « Qu’avons-nous fait de
nous-mêmes ? ». Ou encore : «
Qu’as-tu fait de ton frère ? ». Il est évident qu’ils nous répondront,
forts de leur mauvaise foi : « Suis-je le
gardien de mon frère ? ». Pour ma part, j’avais déjà soupçonné, même
en étant encore militant pro-Gbagbo, la « refondation » d’être la plus grande
roublardise de notre temps. En tout cas, pour nous qui en avons rêvé sur fond
d’héroïsme de la « grande libération », l’autre nom de la « seconde
indépendance », ce fut un vrai désastre. Nous avons eu droit à un gigantesque
carnaval qui nous a fait murmurer cette parole de ces Africains qui ont connu
les indépendances des années 1960, à savoir : « Quand donc prendra fin cette indépendance de malheur ? ».
7 - Une attitude qui a désagrégé la société ivoirienne…
La société ivoirienne est profondément
désarticulée. Tout est l’affaire d’un personnel inquiétant qui concentre à lui
seul toute la laideur politique et morale dont souffre la Côte d’Ivoire : des
politiques dont la pourriture mentale défie tout qualificatif, des pseudo-journalistes
psalmodiant à longueur de journées les slogans éhontés de la haine, des hommes
de loi lisant le code juridique à l’envers, des religieux, escrocs et voleurs
de la foi de leurs ouailles, des étudiants devenus miliciens et tueurs
professionnels, des soldats déshumanisés massacrant leurs compatriotes à l’arme
lourde, des artistes livrés à la prostitution de luxe, des « intellectuels »
d’obédience clanique, tribale et ethnique faisant l’apologie d’une conception
primitiviste de l’identité, de la nation et de l’État, une société civile
formée à une culture rétrograde de la peur de « l’Autre » et de la différence… Nous
voilà très chers ! C’est d’ailleurs ici qu’on trouvera les autres plaies, non moins béantes, qui
méritent d’être pansées, je veux dire, l’idéal national, mais aussi le lien
familial, social, religieux, ou même conjugal, en tant qu’horizon
programmatique, que les idéologies partisanes ont fini de désagréger, que la
haine a brisés et qu’il nous faut réinventer. Il me semble que c’est dans ceci que
réside la tâche de la Commission « dialogue vérité et réconciliation » dont la
méthodologie et l’action sont malheureusement jusqu’ici invisibles.
8 - Vous déniez toute volonté révolutionnaire aux protagonistes. Alors,
quelle différence fondamentale existe-t-il entre lutte et révolution ?
Si je dois improviser une sémantique à cet effet,
je dirai que la « lutte » est un thème majeur qui couvre tout à la fois les
motifs de « la révolte » et de « la révolution ». Il est donc clair que d’un
point de vue axiologique, la poétique de la lutte est positive, sauf quand elle
est constamment privatisée, comme c’est le cas dans notre histoire politique.
De ce point de vue, je ne ferai pas injure en disant que notre pays n’a jamais
connu de « révolution » au sens gramscien du terme, c’est-à-dire, en tant que
changement radical qui fait disparaître l’ancien au profit du nouveau. Ici,
tous nos prétendus révolutionnaires ont compris l’affaire au sens de « Ôte-toi de là que je m’y mette » dont
l’équivalent de sens sera plus tard : «
Avant on n’avait rien, maintenant on a un peu »…. Et puis la technique est
un modèle importé qui nous fait plus de mal que de bien. Feu Zadi, notre maître
à tous, disait que « le populisme, la rhétorique belliqueuse et les casses
n’étaient en rien révolutionnaires ». Or, les prétendus révolutionnaires sous
nos cieux se prenaient pour Trosky en Russie sous Lénine ou Staline.
Conséquence : chaque parti politique a sa révolution. Ainsi, le coup d’Etat de
1999 ne sera qu’une « révolution » pour une minorité d’élites politiques qui y
trouvèrent leurs intérêts, tout comme la « révolution » du FPI en octobre 2000
ne sera pas celle du PDCI ou du RDR. De même, la « révolution » du RDR en avril
2011 ne sera jamais acceptée comme telle par le FPI. Vous voyez comment dans
ces conditions le corpus révolutionnaire qui s’offre à nous n’est qu’une somme
de « luttes » partisanes qui projette le peuple aux marges de l’imaginaire
national.
9 - Vous êtes souvent dur dans vos propos. Êtes-vous malgré tout optimiste
quant à l’avènement d’une lutte qui se muerait en une vraie révolution ?
Nous sommes en 2012, et aujourd’hui, on ne peut
plus enseigner à nos enfants, nos jeunes frères et sœurs que la « révolution »
consiste à injurier, à égorger ou même à brûler vifs ceux qui ne pensent pas
comme nous. On ne leur dira pas que la « révolution » consiste à brandir des
pancartes contre l’Occident tout en caressant sournoisement le rêve de s’y
installer, et de devenir un citoyen occidental. Je pense qu’à ce stade de notre
civilisation, « la vraie révolution » sera celle qui fera de nous des citoyens
acharnés au travail. Cela suppose de (re) placer le savoir au centre de notre
projet de société, afin de nous rendre compétitifs à tous les domaines de la
connaissance, de la science et de la technique. Cela suppose également que la
meilleure ressource économique soit l’intelligence et non le clinquant. Cela
suppose, enfin, que nous ayons une Université digne de ce nom. Malheureusement,
nous n’en avons pas ! Peindre les murs, abattre les arbres, planter des fleurs
et du gazon, installer une fontaine artificielle ne font pas une Université.
Tant qu’on voudra ainsi continuer de faire du « strip-tease politique », nous
attendrons en vain la vraie révolution. Tout au plus aurons-nous droit à des
bagarres de rue qui font office de mode d’accession au pouvoir… Et puis,
sait-on jamais : peut-être qu’un jour des hommes et des femmes, fatigués d’être
pris en otage, fatigués de subir une politique de la mort, se lèveront et
marcheront, afin de se tenir debout par eux-mêmes…
(Titre original : « Nous
sommes dans le strip-tease politique » !)
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Source : Connectionivoirienne.net 29 décembre 2012
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