Interview de Smockey, cofondateur du « Balai
citoyen »
Le 19 décembre 2015 aux studios
Abazon, nous l’avons rencontré pour un grand entretien. En pleine préparation
d’un voyage au Sénégal et en France, Smockey, artiste rappeur, arrangeur et
activiste de la « société civile », nous parle ici de son engagement,
de sa décoration, de son association, de ses rapports avec Isaac Zida, du
putsch manqué de Gilbert Diendéré, de la fin de la Transition, de ce qu’il
attend du nouveau pouvoir.
Il y a parfois eu une certaine polémique sur sa création. D’où est née l’idée du « Balai citoyen » ?
Comme un clochard marocain me l’a dit à
Casablanca pour me remercier de lui avoir donné une cigarette : « s’organiser,
c’est gagner ». Cette idée s’est imposée de fait parce que nous avions compris
la nécessité de nous unir dans la lutte, car certains de nos coureurs,
notamment Thomas Sankara ou Norbert Zongo, sont décédés, seuls quasiment dans
leur combat, surtout Norbert en tant que journaliste d’investigation. En 2011,
il y a eu cet épisode de la série de mutineries dans l’armée où Blaise Compaoré
a été chassé par sa propre garde, le RSP. Il nous a semblé important de
profiter de cette situation pour en finir avec ce diktat. C’est ainsi que
lorsque l’opposition a lancé le message « Blaise dégage », j’ai tout de suite
adhéré et on s’est retrouvé sur la place de la Révolution avec ma fameuse
pancarte.
Je dois reconnaître cependant qu’il y a
eu une grosse frustration à l’époque, car ce mouvement n’a pas été suivi par
les autres OSC, notamment les centrales syndicales. C’est ce jour que je me
suis senti un peu esseulé dans cette lutte et que j’ai compris la nécessité de
créer nos propres moyens de lutte pour pouvoir être autonomes et aller au bout
de nos convictions. Par la suite, nous avons décidé un soir, alors que nous
étions dans le restau d’un ami, de mettre en place une organisation bien
structurée. Le frangin Sams’K a donc proposé le balai comme symbole de notre
engagement, et j’ai adhéré tout de suite. On a rajouté citoyen après pour sa
connotation politique. Et en même temps, j’ai croqué sur une feuille le logo.
C’est allé très vite par la suite.
La création du Balai citoyen est donc
venue de la volonté de se trouver une autre forme de résistance en dehors des
structures classiques avec lesquelles nous avions l’habitude de cohabiter et
qui, parfois, n’osaient pas aller loin. Nous nous sommes dit qu’il fallait
proposer quelque chose à cette jeunesse qui, comme nous, n’avait plus confiance
aux partis politiques d’opposition ou à d’autres structures classiques de
lutte. C’est devenu par la suite une cause commune pour tous les camarades qui
nous côtoyaient alors.
En pleine Transition, des rumeurs et des critiques fusaient, faisant cas de connexions entre les OSC telles que le Balai citoyen avec le Premier ministre Isaac Zida. Est-il vrai que vous avez reçu de l’argent pour soutenir la Transition ?
Il n’y a pire sourd que celui qui ne
veut pas entendre. On a très souvent répété qu’au sein du Balai citoyen, les
choses étaient suffisamment claires pour que celui qui veut prendre la peine de
vérifier les informations puisse le faire. Nous avons une comptabilité claire
d’autant que nous n’avons jamais reçu le moindre Kopeck d’aucun parti
d’opposition, d’aucun parti politique au pouvoir, d’aucune structure, d’aucun
individu en dehors du récent appui de Diakonia à notre campagne, « Je vote et
je reste ». De nombreuses folies ont été entendues : que le Balai citoyen
aurait reçu des milliards de la part de Zida ; que le Balai citoyen a été créé
par l’UPC ; que le MPP a financé notre campagne « Je vote et je reste » ; que nous
circulons tous en Land Cruiser V8. Il y a même pire : que moi, Smockey, j’ai un
immeuble à Abidjan, situé à la Riviera ; après, l’immeuble s’est déplacé à
Ouagadougou. Puis j’apprends que j’ai une villa ; un terrain nu de 300 millions
de FCFA ; que je suis allé jusqu’à faire des infidélités avec la femme d’un
ambassadeur dont je préfère taire le nom. Il y a eu tellement de choses
ignobles qui ont été dites. A partir d’un certain moment, si vous tendez une
oreille à tout cela, vous risquez d’être si écœuré que vous allez quitter le
terrain de la lutte.
Ce que je peux dire, c’est que tout ce
que nous faisons est vérifiable. Je roule toujours avec la même bagnole que je
possède depuis plus de 7 ans. Je l’ai repeinte après l’insurrection et on a dit
que Smockey a acheté une nouvelle voiture. C’est la même Mercedes C220 que tout
le monde connaît. Pour ce qui est des propriétés, tout cela est vérifiable
surtout pour des artistes qui ne passent pas inaperçus ; c’est facile de
vérifier ces informations. Je réaffirme le fait que je suis toujours astreint
aux mêmes obligations. Je reçois les mêmes émoluments liés à mon statut
d’artiste. Ma situation financière n’a pas changé ; bien au contraire, elle
s’est empirée avec les dégâts que j’ai subis au niveau de mon entreprise. Que
ceux qui ont la délation facile aillent jusqu’au bout de leur logique. Cela
fait quand même plus d’un an que l’on entend toutes sortes de choses et je
pense que si ce que les gens avancent avait un vrai fondement, nous n’aurions
pas tardé à crouler sous les preuves de ces allégations. Les gens doivent
comprendre que maintenant, il faut qu’on avance.
Le putsch manqué de Gilbert Diendéré s’est heurté à une résistance et tu étais au premier plan. Comment as-tu vécu cette semaine folle du 16 au 23 septembre 2015 quand Ouagadougou était devenu le Far West ?
C’était dur parce qu’avec tous les
sacrifices que le peuple avait consentis, on se disait qu’on allait pouvoir
ainsi desserrer la pression. Bien avant le putsch, certaines sources m’avaient
prévenu déjà un mois à l’avance que j’étais ciblé particulièrement et que
j’avais intérêt à m’exiler pendant un bon moment. On ne m’a pas dit que c’était
un putsch, mais on m’a dit clairement que quelque chose se préparait et que si
je ne quittais pas le pays, ma vie serait en danger. Ma source avait insisté
pour que je quitte le pays, mais j’avais dit que je ne pouvais pas le faire au
regard de mes engagements, de ma responsabilité citoyenne. On ne peut pas
appeler à la résistance citoyenne et disparaître au premier danger. Ce serait
de la lâcheté. Je suis resté donc malgré les informations et la nouvelle du
putsch ne m’a donc pas surpris, mais m’a plutôt rendu triste. Et ce, au regard
des acquis engrangés. C’est ce qui explique aussi notre réaction rapide pour
que cette situation ne s’enlise pas. Nous avons pris des décisions en 30
minutes et nous avons décidé de marcher sur le palais de Kosyam pour ne pas
donner du temps aux adversaires de la Transition d’arriver à leurs fins.
Tu parles de menaces de mort. On se rappelle cette roquette envoyée sur ton studio par des éléments de l’ex-RSP. Comment ta famille, qui a failli en mourir, voit ton engagement, ton activisme ? L’accepte-t-elle ?
C’est sûr qu’elle le vit très
difficilement et elle le paie cher depuis début 2001. En effet, dans mon
premier album « Epitaphe », j’ai chanté « Yaaba », un titre qui était une
réponse à l’époque à ma famille qui avait reçu des pressions de la part du
système de l’époque. Mon grand-père s’était déplacé à l’époque en ville pour me
dire de faire attention, car ici ce n’était pas comme chez les Blancs. Je me
suis donc dit que je pouvais le traduire en chanson pour lui témoigner ma
considération, que j’écoutais ses conseils tout en tenant compte de mes
convictions. Il y a eu toujours beaucoup de remous avec ma famille qui avait du
mal à me comprendre, car elle avait surtout peur pour moi. Aujourd’hui, ça va
mieux et je pense que ma famille est fière du combat que nous avons mené. Elle
commence à comprendre que les objectifs que nous visions n’étaient pas
personnels. Elle a compris par la suite qu’elle n’arriverait pas à me faire
changer. Avec cette victoire du peuple burkinabè et de sa diaspora, cela donne
de l’importance à ce combat que nous avons mené.
Entre la rue et les scènes, l’activiste et l’artiste ont rivalisé d’ardeur en toi. Comment es-tu parvenu à allier les deux au cours de ces deux années « chaudes » ?
Les 30 et 31 octobre 2014, pendant qu’on
dressait des barricades dans la rue, pendant qu’on élaborait des plans pour
épuiser les forces du désordre de l’époque de la IVe République, il
y avait aussi une scène. Moi, j’ai participé au festival des Récréatrales à Gounghin, où il y avait
une pièce que nous présentions avec Serge Aimé Coulibaly qui s’appelle « Nuit
blanche à Ouagadougou » et qui parle de cette insurrection-là. C’est donc une
sorte de pièce prémonitoire. Je me rappelle le 28 octobre quand nous étions sur
la place de la Révolution, le Lion (Boukary Kaboré, président du PUND. NDLR)
était présent aussi. Il y avait une foule de manifestants qui cherchaient à
passer la nuit sur la Place et, en face, tout un bataillon de CRS qui est
arrivé, prêt à en découdre avec nous. On m’a demandé de calmer la foule et de
la convaincre de quitter les lieux, car notre autorisation expirait à 18h. Les
CRS m’ont dit que si dans 5 minutes les manifestants ne bougeaient pas, ils
allaient charger. J’ai essayé donc de convaincre la foule qu’elle pouvait
reculer pour mieux sauter parce que perdre une bataille, ce n’est pas perdre la
guerre ; que ce n’était qu’un repli stratégique pour nous réorganiser le
lendemain matin. J’ai demandé au CRS de nous laisser 30 min afin de convaincre
les camarades.
Et au moment où moi j’étais en concertation avec la foule et les CRS, mon téléphone a sonné déjà à plusieurs reprises. Lorsque j’ai décroché plus tard, c’était la scène des Récréatrales qui me réclamait. Ça faisait une heure que l’on m’attendait pour monter sur scène. Les responsables là-bas m’ont fait savoir que j’étais un artiste irresponsable, que ce n’était pas professionnel. Je me suis fait engueuler (rires). Mais on avait réussi à éviter le bain de sang entre la foule et les CRS qui se tenaient face à face. Quant à moi, j’ai foncé directement sur scène avec des vêtements qui sentaient toujours le lacrymogène. Pour te dire qu’à un moment donné, on était obligé de jongler avec les deux : la lutte et nos jobs. La pièce qu’on a jouée a donc été prémonitoire : la fiction a rattrapé la réalité, ou c’est la réalité qui a rattrapé la fiction.
Et au moment où moi j’étais en concertation avec la foule et les CRS, mon téléphone a sonné déjà à plusieurs reprises. Lorsque j’ai décroché plus tard, c’était la scène des Récréatrales qui me réclamait. Ça faisait une heure que l’on m’attendait pour monter sur scène. Les responsables là-bas m’ont fait savoir que j’étais un artiste irresponsable, que ce n’était pas professionnel. Je me suis fait engueuler (rires). Mais on avait réussi à éviter le bain de sang entre la foule et les CRS qui se tenaient face à face. Quant à moi, j’ai foncé directement sur scène avec des vêtements qui sentaient toujours le lacrymogène. Pour te dire qu’à un moment donné, on était obligé de jongler avec les deux : la lutte et nos jobs. La pièce qu’on a jouée a donc été prémonitoire : la fiction a rattrapé la réalité, ou c’est la réalité qui a rattrapé la fiction.
Moi, je ne dissocie pas l’activisme du
culturel. Les deux sont liés à mon avis, parce que la musique que je fais
depuis de nombreuses années contient les germes de cet activisme. C’est aussi
une musique de dénonciation. Pour moi, c’est une façon de passer de la théorie
à l’art, les deux doivent forcément s’entremêler si on veut donner de la
crédibilité au discours. Parce que lorsque vous voulez donner du crédit à ce
que vous dites, lorsque vous voulez sensibiliser l’opinion publique, lorsque
vous voulez provoquer une réaction, il y a cette crédibilité qui est essentielle.
Vous devez pouvoir donner l’exemple. J’ai toujours dit qu’avant d’être
artiste-musicien, fermier ou menuisier, éleveur ou paysan, nous sommes tous
citoyens. On naît citoyen de par son acte de naissance. C’est une
responsabilité première qui est la responsabilité citoyenne qui me semble
importante pour chaque Burkinabè, pour chaque Africain.
Il y a eu, malgré tout, les scrutins libres et transparents qui ont abouti à l’élection de Roch Marc Christian Kaboré… Peut-on dire que tout est bien qui finit bien ?
Non, on ne peut pas dire ça. Dans la
vie, rien n’est complètement bien ou complètement mal. Il y a des acquis,
certes, mais nous restons réalistes. Je ne suis pas d’un optimisme béat. Le
premier acquis est donc le fait qu’on a maintenant un peuple qui sait que sa
volonté compte, qu’elle est même supérieure à celle de ses dirigeants. A partir
de ce moment, le peuple burkinabè ne laissera pas passer des décisions qui
impacteront négativement son avenir. C’est un peuple déterminé à rendre la vie
dure aux politiciens qui sont contre ses intérêts. Ensuite, nous avons des
acquis indéniables comme l’alternance qui est désormais sacralisée avec deux
mandats de 5 ans chacun.
Il y a des acquis considérables, même si
le système n’a pas complètement changé au regard du CV des nouveaux arrivants,
vu que certains ont été les architectes du système Compaoré. Pour sûr, ils ne
peuvent pas gouverner comme sous Blaise Compaoré, car le peuple burkinabè est
réclamant, il est vigilant. Même si Blaise lui-même revenait aujourd’hui, il ne
pourrait pas ramener les fantômes de cette époque. Et si cette offre politique
ne nous convient pas, nous avons au moins 5 ans pour renouveler notre classe
politique. Je suis optimiste à ce niveau-là.
Smockey, chevalier de l’Ordre du Mérite au Burkina Faso, qu’est-ce que cela représente ?
Je mentirais si je disais que ça ne me
fait pas plaisir. Que la Nation vous reconnaisse des mérites, ça fait chaud au
cœur, même si vous ne vous êtes jamais battu pour cela. J’ai toujours dit que
la lutte est égoïste et qu’il faudrait la prendre comme telle si l’on voulait
aller loin. Ainsi vous ne serez jamais déçu si vous venez à être trahi. Je le
prends donc comme un honneur et un privilège, mais j’ai eu du mal à l’accepter.
C’est dans la dynamique de solidarité, notamment avec mes camarades, que je me
suis dit que je devais l’accepter. J’ai eu du mal à l’accepter du moment où des
aînés comme Joseph Ki-Zerbo et Norbert Zongo ont été décorés à titre posthume.
Ne serait-ce que par respect pour tous ces devanciers qui ont mené des luttes
de résistance incroyables et qui n’ont jamais été gratifiés d’une distinction,
pour moi, c’était une forme de désobéissance civique que de refuser les
félicitations du jury. Mais dans ma carrière, dans ma vie, j’ai toujours évité
d’être mal compris. Je l’ai donc acceptée et j’en profite pour interpeller les
autorités sur toutes ces frustrations qu’il a pu y avoir en ce qui concerne les
distinctions.
Le bilan de la Transition est diversement apprécié. En es-tu satisfait ?
Cette transition a été menée à terme
avec succès, il faut le dire ; au-delà bien sûr des nombreuses insuffisances
qui l’ont émaillée. Dès le début, il y a eu des nominations de complaisance
malheureusement ; il y a de mauvaises pratiques de l’ancien pouvoir qui ont tout
simplement continué… Heureusement qu’il y avait une veille citoyenne qui a
permis très vite d’alerter l’opinion publique sur ces mauvaises pratiques-là.
Il y a eu également de belles choses qui ont été réalisées, de belles phrases
qui ont été dites, les dossiers Sankara et Zongo qui ont été rouverts, même
s’ils sont toujours en attente de jugement. Il y a eu aussi des décisions
courageuses qui ont été prises. Le CNT, quoi qu’on dise, a fait un travail
formidable avec des lois audacieuses. Il y a eu la volonté de dissoudre le RSP
qui s’est terminée comme on le sait. Il y a eu donc de bonnes choses et de
mauvaises sous la Transition.
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Je pense que c’est dommage qu’elle
finisse avec ces nominations qui ont été faites récemment et qui font grincer
les dents. Lorsque nous avons pu éviter ce putsch au plus fort prix et qu’après
il y a eu les élections, le Burkina Faso est apparu dès lors comme un exemple
en Afrique. Et je pense que les derniers actes de la Transition ne sont pas à
son honneur. Ce qu’on retient en général, c’est la manière de votre arrivée et
celle de votre départ. Si la fin n’est pas conforme aux aspirations des masses
populaires, on peut même oublier tout ce que vous avez réalisé de bien.
J’aurais voulu qu’elle laisse derrière elle des décisions altruistes, que les
dirigeants, pour une fois, arrêtent de penser à eux-mêmes et à leur entourage
immédiat.
Entretien réalisé par M. Arnaud Ouédraogo
Source : L’Observateur Paalga 8 janvier 2016
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