Avec la fin de la
mission de Christian
Dutheil de La Rochère, c’était toute une époque de
l’histoire de cette ambassade qui s’achevait. Une époque inscrite entre deux
tragédies, celle de 1963-1964 et celle qui allait commencer en 1999.
Avec Dutheil de La Rochère lui-même, c’était une espèce de
transition qui avait commencé. La France voulait, semble-t-il, banaliser une
représentation trop longtemps marquée par la connivence entre Félix Houphouët
et Jacques Foccart. Ce qui, soit dit pour mémoire, s’avèrera à la longue
beaucoup plus facile à dire qu’à faire… Les ambassadeurs n’étaient plus choisis
pour leur absolue compatibilité avec un système qui, du temps où Jacques
Foccart était le seul maître de « la politique africaine de la
France », s’apparentait plus à une entreprise maffieuse qu’à la
diplomatie. Mais, si l’ambassadeur ne devait plus être nécessairement une
barbouze, la structure dont il héritait restait imprégnée par le même esprit
que du temps de Raphaël-Leygues ou de Dupuch. D’autant plus que, pour ce qui
est de ses fins dernières, « la politique africaine de la France »
non plus n’avait pas vraiment changé. On imagine le conflit cornélien qui
devait agiter l’honnête homme qui se retrouvait brutalement propulsé dans un
tel univers ! Ce n’est pas un hasard si, une fois libéré de leur devoir de
réserve, trois d’entre eux, sur cinq, tiendront à l’honneur de laisser un
témoignage de leur passage sous la forme, qui d’un article, qui d’un livre…
La disparition d’Houphouët eut une autre conséquence
importante. Pendant tout son règne « solitaire », qui a réellement commencé
en janvier 1963 avec les « faux complots », la vie politique
ivoirienne se déroulait sur deux scènes distinctes, parfaitement étanches l’une
à l’autre : l’une qu’on pourrait nommer l’« espace
proconsulaire », qui englobait « la présidence de la République »
et le secrétariat général du gouvernement – c’est-à-dire Houphouët et son
proche entourage d’expatriés – ainsi que l’ambassade de France et ses
dépendances, et qui était le lieu où, en fait, tout se décidait ; l’autre
que l’on peut qualifier d’« espace ludique », parce que c’était là où
un certain nombre d’Ivoiriens jouaient à la politique comme les enfants jouent
à papa-maman. Cet espace-là englobait l’Assemblée nationale, le Conseil
économique et social, les municipalités, le parti unique, la centrale syndicale
unique et quelques autres associations plus ou moins tolérées. Cette
géographie, qui fut sérieusement chahutée lors de la crise des premières années
1990, s’est néanmoins maintenue telle quelle, grosso modo, jusqu’au dénouement
tragique de la crise postélectorale de 2010-2011. L’une des conséquences les
plus significatives du coup d’Etat franco-onusien du 11 avril 2011 –
significative mais vouée par nature à passer inaperçue du grand public et,
apparemment, même des spécialistes les plus capés de l’ivoirologie française –,
ce fut en effet la suppression définitive de toute séparation entre
« l’espace ludique » et « l’espace proconsulaire », ce
dernier ayant fini par perdre tout ce qui faisait sa singularité du temps
d’Houphouët, c’est-à-dire la présence d’un chef de l’Etat, fantoche de chez les
fantoches certes, mais dont la légende dorée en imposait à presque tout le
monde, au-dedans comme au dehors. Depuis lors, toute la scène politique
ivoirienne est devenue cet immense terrain de jeu sur lequel s’affrontent le
clan de ceux qui « doivent gouverner » et celui de ceux qui
« doivent s’opposer » – typologie due au Premier ministre éternel
Daniel Kablan Duncan –, tandis que les choses vraiment sérieuses se traitent et
se décident ailleurs, comme d’habitude. Un ailleurs qui au demeurant n’est plus
nécessairement l’ambassade de France seule, comme c’était le cas au temps où
l’ambassadeur de France était, au sens plein de ces mots, un missus dominicus, c’est-à-dire le seul
et unique représentant en Côte d’Ivoire de son pays. On sait en effet,
notamment depuis le témoignage de Gildas Le Lidec, qu’il peut même être
considéré comme une quantité négligeable, au point d’être dépouillé de toutes
ses prérogatives au profit des militaires, par exemple[1].
Pour bien comprendre et mesurer l’importance de ce qui a
changé avec la disparition d’Houphouët, il est nécessaire de se rappeler quels
étaient sa vraie fonction et son vrai rôle dans le dispositif foccartien, tel
qu’il existait en Côte d’Ivoire de son temps. Qu’on me permette, à ce propos et
encore une fois juste pour mémoire, de rappeler ce que j’écrivais dans mon post
du 10 mars 2012[2] : « Avec Ouattara au pouvoir, c’est comme si on avait mélangé
Houphouët et Guy Nairay dans la même personne pour l’asseoir dans le fauteuil
présidentiel. La Françafrique triomphe et elle n’a même plus besoin de se
cacher. Et c’est seulement par jeu qu’elle fait semblant de pousser le pauvre
Bédié devant elle. Elle est même si "décomplexée", qu’elle peut
présider la Cedeao, qui elle-même n’a jamais été aussi Françafrique-compatible
qu’aujourd’hui ». Par là je ne voulais pas dire
qu’Houphouët gouvernait et que Ouattara, lui, ne gouverne pas. Pour ce qui est
de l’exercice effectif de leurs plantureux pouvoirs constitutionnels, ils sont très
exactement logés à la même enseigne. Voici, d’après un témoin digne de foi, ce
qu’il en était pour Félix
Houphouët : « Le véritable Président
de la Côte d’Ivoire, de 1960 jusqu’à la mort d’Houphouët, se nommait Jacques
Foccart. Houphouët n’était qu’un vice-président. C’est Foccart qui décidait de
tout, en réalité, dans notre pays. Il pouvait dénommer un ministre ou refuser
qu’un cadre ivoirien X ou Y soit nommé ministre. C’était lui, le manitou en
Côte d’Ivoire. Ses visites étaient régulières à Abidjan et bien souvent Georges
Ouégnin (le directeur de protocole sous Houphouët) lui cédait son bureau pour
recevoir les personnalités dont il voulait tirer les oreilles »[3].
Foccart n’est plus, mais gageons que ses épigones n’ont rien oublié pour
perpétuer cette tradition très française et que, si les guynairays, les alainbelkiris
et les antoinecésaréos ne sont plus
aussi voyants qu’ils pouvaient se permettre de l’être du temps d’Houphouët, ils
n’encombrent pas moins les allées de la présidence ouattarienne.
Cela dit, Houphouët, lui, n’a jamais prétendu gouverner, ni
même fait semblant. Dès sa prise de fonction, en mai 1959, il abandonna
totalement cette occupation – trop dangereuse à ses yeux – aux agents que Jacques
Foccart avait placés tout autour de lui afin de réduire au strict minimum
l’influence qu’auraient pu exercer sur lui d’éventuels mouvements d’humeur
d’une opinion publique qu’on savait sourdement hostile au projet
néocolonialiste hypocritement baptisé « décolonisation ». Mais cela
ne veut pas dire qu’Houphouët ne jouait aucun rôle, ou qu’il ne jouait qu’un
rôle passif. En fait, depuis son retournement, en 1950, il a toujours joué un
rôle très actif dans la promotion du néocolonialisme français. Cela consistait
principalement à faire barrage de sa personne à tout ce qui aurait voulu ou qui
aurait tendu à s’y opposer. Et c’est ce qu’il fit avec zèle, tant que, abusant
cyniquement de leur confiance, il put tromper la vigilance des Ivoiriens. Pour
l’essentiel, c’est sur lui seul qu’a reposé la stabilité tant vantée de
l’édifice néocolonial français en Afrique, et en Côte d’Ivoire en particulier.
Un tel rôle, Houphouët était le seul politicien ivoirien de
sa génération – et on pourrait même dire, de tous les temps, car désormais il
est clair qu’il n’y en aura jamais plus un autre comme lui – à pouvoir
l’incarner avec cette perfection et cette efficacité. Du point de vue des
colonialistes français, s’entend…
Mais pourquoi lui et pas un autre, Auguste Denise ou
Jean-Baptiste Mockey par exemple ? Ce
n’était pas, comme le voudraient ses griots, seulement en raison de
l’indéniable singularité de son histoire personnelle à l’intérieur de
l’histoire générale de la Côte d’Ivoire, mais parce que, après son
retournement, en même temps qu’il se lançait dans une activité débridée de
propagandiste du néocolonialisme français, il avait obtenu de ses employeurs d’être
le seul Ivoirien admis dans leur combine. Pierre
Messmer, qui fut le dernier à porter le titre de gouverneur de la Côte
d’Ivoire, fut entre 1954 et 1956 un témoin privilégié de la fulgurante
ascension d’Houphouët vers l’hégémonie. Grâce à lui on sait comment il s’y est
pris pour écarter de sa route tous ses rivaux potentiels : « Parmi les administrateurs en service
à mon cabinet, deux au moins – Hepp et Sarkissoff – avaient noué de bonnes
relations avec plusieurs Ivoiriens de l’élite intellectuelle, militants du RDA.
Ils les recevaient chez eux, sortaient ensemble, etc., parlaient beaucoup de
l’avenir. Félix Houphouët en a pris ombrage et me le fait savoir. Il se réjouit
que les liens d’amitié entre Blancs et Noirs se multiplient et il donne
lui-même l’exemple, mais il se méfie des conciliabules de groupes où ses amis
risquent de lui échapper. »[4]
Pas vraiment glorieux, le procédé… Mais, qu’importe, du moment que lui seul
pouvait permettre d’atteindre le but rêvé ! Le but, c’était d’être, en
Côte d’Ivoire, la pièce indispensable de la machine néocoloniale française et,
surtout, de le rester le plus longtemps possible… Voilà
comment Houphouët
devint ce personnage paradoxal du serviteur pour lequel ses propres maîtres
feignaient d’avoir la plus grande considération. Il avait beau n’être qu’un
fantoche tout à leur main, ils se devaient, néanmoins, de le traiter avec
déférence pour ne pas le déprécier aux yeux des Ivoiriens, au risque qu’il ne fût
plus capable de les tenir. Aussi, de son temps, les rapports entre
l’ambassadeur de France et le chef apparent de l’Etat ivoirien n’auraient
jamais pris la forme conflictuelle qu’ils prendront, par exemple, à partir de
septembre 2002. Mais, n’anticipons pas…
*
Quand Dutheil
de La Rochère quitta la Côte d’Ivoire, on n’en était
pas encore là. Par ailleurs, la situation politique en général, et celle du
chef de l’Etat en particulier, était grave mais pas désespérée. En tout cas, le
successeur d’Houphouët, qui avait été élu deux ans plus tôt pour son propre compte,
pouvait encore croire qu’avec l’aide de la France tutélaire, il s’en tirerait
sans dommages malgré une opposition interne de plus en plus virulente, et
malgré un discrédit extérieur qui s’aggravait sans cesse. Après une
réorganisation des forces de sécurité, comme pour s’en faire une armure, Henri
Konan Bédié avait commandité un audit des Forces armées nationales de Côte
d’Ivoire (FANCI), et ce fut pour les Ivoiriens l’occasion de faire la
connaissance du général de division Fruchard, un français, évidemment. Bédié avait
en effet « demandé
au président de la République française – alors Jacques Chirac – de lui envoyer une mission d'audit pour examiner ce qu'il fallait faire
pour que les forces armées, la gendarmerie et la police soient le plus adaptées
possible à cette nouvelle politique de défense »[5].
Et le général Fruchard, accompagné de six
autres officiers français, d’un préfet, français lui aussi, et de l’ambassadeur
de France, était venu à Daoukro[6]
pour un premier rapport de mission. Ironie de l’histoire, sa venue fut annoncée
le 22 décembre 1997, soit exactement deux ans jour pour jour
avant le discours que Bédié prononcera devant les députés le 22 décembre 1999, et qui lui vaudra d’être renversé, deux jours
plus tard, par une bande de sous-officiers manipulés par des commanditaires
tapis dans l’ombre et qui, probablement, n’étaient pas d’irréductibles
adversaires de « la politique africaine de la France ».
*
Le 16 décembre 1998, succédant à Christian
Dutheil de La Rochère, Francis Lott était devenu le cinquième ambassadeur de
France en Côte d’Ivoire. Dans mes souvenirs, le nom de l’ambassadeur Lott n’est
associé qu’à un seul événement, c’est le discours que Bédié prononça devant les
députés – et le corps diplomatique – ce fameux 22 décembre 1999. A l’issue de
la cérémonie, un journaliste demanda au représentant de la
France ce qu’il avait pensé des propos du président Bédié : « C’est un très beau discours que
j’ai trouvé tout à fait intéressant, et qui a intéressé tous les parlementaires
qui étaient présents. L’opinion publique ivoirienne doit, je pense, se
retrouver dans ce discours ».[7]
La même question avait été posée à deux de ses collègues, l’ambassadeur
d’Israël et l’ambassadeur des Pays-Bas. « Nous
avons écouté avec beaucoup d'attention le discours du président de la
République. II a donné aux Ivoiriens un message d'espoir. Je profite de
l'occasion pour souhaiter au peuple de Côte d'Ivoire, une année de millénaire
pleine d'espoir, de progrès et de prospérité », déclara le premier. « C'est un discours qui trace de
nouvelles idées. Je crois qu'il est trop tôt pour le commenter maintenant. II
faut l'étudier totalement », dit le second. A la lumière de ces deux
réponses, qui ne sont guère différentes de la sienne ni par leur contenu ni par
leur formulation, Francis Lott m’était apparu comme un ambassadeur normal, pour le dire avec un mot à la
mode, tout à l’opposé d’un Raphaël-Leygues ou d’un Dupuch qui, s’ils avaient
été à sa place ce jour-là, auraient certainement quitté les lieux avec fracas
sans attendre la fin des propos sacrilèges de Bédié.
D’après certaines
sources, durant les presque deux années qu’il resta encore à ce poste après la chute
de Bédié, Francis Lott se serait rendu coupable d’ingérences caractérisées. Par
exemple, c’est lui qui aurait persuadé à Robert Guéi de se porter candidat à la
présidence de la République, puis de refuser de reconnaître sa défaite face à
Laurent Gbagbo. Mais, outre qu’il s’agit de sources en elles-mêmes peu fiables,
ce qu’elles imputent à charge à Francis Lott reste dans les limites du rôle
normal d’un ambassadeur, dans un pays où les intérêts en tous genres de celui
qu’il y représente sont aussi importants que ceux de la France en Côte
d’Ivoire.
*
On pourrait presque dire la même chose de Renaud Vignal, l’ambassadeur
qui succéda à Francis Lott en 2001. Il s’attirera le même reproche après le 19
septembre 2002, pour avoir adressé par écrit au journaliste Honorat Dé Yédagne,
directeur général de Fraternité Matin, ces propos fort peu diplomatiques :
« Que vous ayez à
Abidjan des "bourreurs de crânes" stupides dans leur nationalisme
exacerbé et xénophobes, passe encore... Que vous, vous vous laissiez aller, au
nom de je ne sais quelle hystérie nationaliste, à hurler avec les loups les
plus imbéciles contre la France, les bras m'en tombent... »[8]. Il faut dire qu’il
avait invité le journaliste à dîner et que c’est après ces agapes que ce
dernier était allé à la RTI pour, en différé, cracher dans la soupe… On
reprocha aussi à Vignal d’avoir fait cette prédiction qui, certes, ressemble un
peu beaucoup à un souhait, voire à un programme : « Le chef de l'Etat [Laurent
Gbagbo] ne passera pas la Noël au Palais
présidentiel »[9]. Mais,
considérés en eux-mêmes, quoi de plus banal que de tels propos sous la plume ou
dans la bouche d’un ambassadeur de France en Côte d’Ivoire brutalement
confronté à une crise politique aux enjeux suprêmement confus et dont,
fatalement, la gestion l’intéressait aussi directement que s’il était
effectivement le chef de l’Etat ivoirien ? Car, les choses étant ce
qu’elles étaient, cela l’intéressait aussi vraiment, et jusqu’à ce
point-là !, même si c’était à rebours des Ivoiriens, puisque pour eux la
solution de la crise impliquait un relâchement significatif des liens
traditionnels entre la France et la Côte d’Ivoire, tandis que du point de de la
France, il s’agissait de stopper la tendance de ces liens à se distendre
toujours plus depuis la disparition d’Houphouët. Bref, la petite palabre entre
Renaud Vignal et Honorat Dé Yédagne, et ses prolongements, comme la philippique
un peu grotesque du pourtant ultrafrancophile Urbain Amoa[10], par
exemple, ont l’immense intérêt de nous donner à voir concrètement combien cette
ambassade est loin d’être une simple ambassade.
*
C’est d’ailleurs dans la période du très bref
séjour de l’ambassadeur Renaud Vignal en Côte d’Ivoire que nous trouvons le
plus d’indices révélateurs de cette singularité ; et ce sont précisément
les événements de septembre 2002 qui en fournissent les meilleures occasions.
Ainsi, l’épisode du séjour d’Alassane Ouattara et de son épouse dans la
résidence de l’ambassadeur d’Allemagne avant leur transfert au domicile de
Dominique Pin, le premier conseiller de l’ambassade de France. Tant que les
Ouattara furent chez lui, l’ambassadeur d’Allemagne ne cessa pas d’implorer son
ministre de demander à son homologue français de le décharger de ce fardeau.
Cet ambassadeur avait apparemment d’excellentes raisons d’agir comme si, en
Côte d’Ivoire, et en vertu d’on ne sait quelles nouvelles règles du droit
international, seuls les représentants de la France sont habilités à gérer ce
genre de situation. Ainsi encore, l’empoignade verbale par médias interposés,
entre les services de l’ambassadeur de France et les autorités légitimes du
pays hôte, qui n’est possible ni même imaginable dans aucun pays libre, sauf la
Côte d’Ivoire.
C’est à
dessein que j’écris « services de l’ambassadeur » et non
« l’ambassadeur ». Je ne connais de feu Renaud Vignal que ce que
chacun peut savoir de lui après avoir lu sa biographie officielle ; mais
j’avoue que j’ai peine à croire que l’ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre
Cot, qui fut, pour des raisons honorables, un ministre de la Coopération aussi
éphémère que lui-même aura été ambassadeur en Côte d’Ivoire, est vraiment
l’auteur des propos orduriers, suant la haine et le mépris, contenus dans
« sa » supposée lettre à Honorat Dé Yédagne. En revanche, je n’aurais
point été surpris si cette lettre avait été attribuée au premier conseiller,
feu Dominique Pin, dont une tribune parue dans Libération le 5 janvier 2011 a le
même ton.
Ce n’est
là, il va sans dire, que mon sentiment personnel ; aussi, peut-être
faut-il que je m’en explique. Ma première explication, c’est la différence que
j’ai cru percevoir entre le regard de l’ambassadeur et celui de son premier
conseiller sur le personnel politique du cru, à en juger, par exemple, d’après leur
perception d’Alassane et Dominique Ouattara. Voici, d’abord, l’impression de Renaud Vignal telle qu’il l’a
consignée dans un rapport officiel à sa hiérarchie après une longue visite à
leur domicile parisien, 140, av Victor-Hugo, le 21 novembre 2001 : « Couple nouveau riche, avec tous les
signes du snobisme, apparemment heureux de vivre une vie facile entre l'avenue
Victor-Hugo et la propriété de Mougins [...]. Comme avec l'ex-président Bédié,
le 17 octobre, après son retour au pays le 15 octobre, j'ai eu, avec
"ADO", le sentiment d'un "homme du passé". Mais, à la
différence de Bédié, d'un dirigeant qui n'a pas encore, depuis un an, eu le
courage, personnel et politique, de revenir au pays. Prisonnier qu'il semble
être du confort de son "exil doré". Qui m'a, in fine, parlé de son
"retour", sans indication de date, surtout pour me demander que la
France, s'il revenait, puisse veiller à sa liberté de ressortir du pays, pour
animer la société de conseil qu'il dirige à Paris. »[11] Maintenant, voici comment Dominique Pin
a vu les mêmes juste l’année d’après, après leur sauvetage de soi-disant
« escadrons de la mort » : « Alassane Ouattara restera deux mois et demi chez moi. J’ai alors
découvert un homme sage, mesuré, ouvert au dialogue, refusant toujours d’envoyer
ses partisans au massacre comme le souhaitait la partie adverse, privilégiant
la négociation à l’affrontement, convaincu que c’est seulement par une élection
libre, transparente et honnête qu’il pourrait un jour accéder à la présidence
de son pays. Bref, tout le contraire de l’image détestable que ses adversaires
veulent donner de lui par d’abjectes et coûteuses campagnes de
communication ».
Pour bien mesurer
la crédibilité d’un tel témoin, il faut confronter sa description sulpicienne d’Alassane
Ouattara avec cet autre passage de sa tribune qui ne le situe pas dans la
catégorie des hommes sages et mesurés : «
Je n'oublierai jamais les charniers de Yopougon, de Monoko-Zohy, les escadrons
de la mort, les assassinats du général Guéi, de Rose Guéi, du docteur
Dacoury-Tabley, les morts de la mosquée de Daloa, les exécutions dans les
quartiers. »[12] Il n’est pas
sans intérêt de savoir que cela fut écrit en pleine crise postélectorale, quand
la France de Nicolas Sarkozy préparait le renversement de Laurent Gbagbo.
Tel une de ces barbouzes totalement déhontées que
Foccart sema à profusion, avec la complicité d’Houphouët, en Côte d’Ivoire et
alentour, Dominique Pin ne recule devant aucun mensonge, si grossier soit-il.
Ainsi cet amalgame qui lui permet de charger Gbagbo de toute une série de
crimes qui n’ont de rapports entre eux que d’être survenus dans le même laps de
temps ou dans la même séquence événementielle. A l’époque où ce sycophante
écrit, soit près de dix ans après les faits dont il prétend se souvenir, non
seulement personne n’est en mesure de dire qui étaient les auteurs de ces
crimes, mais tout le monde savait que les cadavres du « charnier de
Yopougon », par exemple, provenaient de plusieurs scènes différentes, et
que certains étaient de toute évidence des noyés. En outre, tous étaient morts
(ou avaient été tués) avant que Gbagbo ne soit officiellement aux commandes. C’était
donc, manifestement, une fabrication, une intox, et cet amalgame pourrait bien
en indiquer et les auteurs et le but… Mais, là, Dominique Pin avait
un alibi solide : lui non plus n’était pas encore en poste à Abidjan quand ce prétendu charnier fut
« découvert ». Mais comment ne pas penser à une entreprise de la plus
basse espèce quand, même les crimes dont il a pu être un témoin privilégie
depuis son observatoire de l’ambassade de France, il ne s’en souvient que si, profitant du rideau de fumée d’une propagande outrageusement
favorable aux soi-disant rebelles, il peut en accuser Gbagbo et ses partisans
sans craindre d’être démenti ; ou quand il est apparemment incapable de se
rappeler que la même nuit où Guéi et sa femme furent tués, le ministre de
l’Intérieur Emile Boga Doudou, plusieurs officiers généraux, supérieurs et
subalternes, des dizaines de sous-officiers, de simples soldats et de civils loyalistes,
furent aussi massacrés à Abidjan, à Bouaké, à Korhogo et dans plusieurs autres
villes ; ou encore, quand, comparant sa tribune dans Libération le 5
janvier 2011[13]
avec la « Pétition d’un collectif d’africanistes français
et étrangers » pleine de contre-vérités parue dans le monde daté du
19 janvier 2011[14], on constate tant de
similitudes… que c’est à se demander si Dominique Pin, « qui, dit-on, n'[était] pas un diplomate
comme les autres »[15], n’avait pas été
spécialement prépositionné à Abidjan, comme qui dirait posté en embuscade, dans
le cadre de la préparation de ce qui aurait pu advenir si la résilience des unités
loyalistes des FANCI à Abidjan n’avait pas fait échouer la tentative de coup
d’Etat de la nuit du 18 au 19 septembre. Et si cette haine féroce qu’il voua à
Laurent Gbagbo jusqu’au seuil de la mort n’était pas
simplement la réaction de dépit de quelqu’un qui, cette nuit-là, rata un coup
tordu qu’il avait cru facile et sans risques.
Marcel Amondji
(A suivre)
Articles
précédents :
A propos d’une ambassade qui n’en fut jamais
vraiment une (Première partie)
A propos d’une ambassade qui n’en fut jamais
vraiment une (Deuxième partie)
A propos d’une ambassade qui n’en fut jamais
vraiment une (Interlude)
[3] - Didier Dépry (d’après la confidence
d’un ancien chargé de mission à la présidence), Notre Voie 10 septembre 2011.
[4] - Voir : « Après
tant de batailles », Albin
Michel, 1992 et « Les Blancs s’en
vont. Récits de décolonisation », Albin Michel, 1998.
[5] - Fraternité Matin 22 décembre 1997.
[6] - Cette ville est à Bédié ce que
Yamoussoukro était pour Houphouët.
[7] - Le Jour 23 décembre 1999.
[8] - Cité par L'Inter 17 octobre 2002.
[10] - Fraternité Matin 17 octobre 2002.
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