Décédé le 16 juillet, à l’âge de 95
ans, sir Jack Goody (John Rankine Goody) était l’un des représentants les plus
éminents de la tradition anthropologique britannique. Il a fortement contribué à
façonner la discipline tout en imprimant à celle-ci un cours radicalement
nouveau. S'il fallait résumer d'une phrase cette œuvre immense, on pourrait
dire que Jack Goody a voulu en permanence décentrer le regard du savant par sa
pratique de la sociologie comparatiste, et rompre avec l'« eurocentrisme » et
toute pensée binaire opposant l'Orient et l'Occident, le chaud et le froid, le
primitif et le civilisé, etc., soupçonnée d'établir des hiérarchies
culturelles. II a été un pionnier de la conversion du regard des ethnologues
vers l'Europe. Nul itinéraire d'anthropologue n'aura été marqué à ce point par
l'histoire. Dans l'anthropologie elle-même, il a voulu réintroduire la
dimension historique contre deux tendances dominantes du XXe siècle
: le fonctionnalisme pour qui chaque fait social doit être interprété à la
lumière du rôle qu'il joue dans le présent et, d'autre part, l'intemporalité du
structuralisme, incarné par son ami Claude Lévi-Strauss.
Il était de même réservé face à
certains excès des études postcoloniales, car selon lui, l'ethnocentrisme
n'était pas plus un privilège de l'Occident que le bilan comptable, la
rationalité, la démocratie ou l'amour courtois. Rien n'était plus éloigné de sa
pensée et de sa méthode que l'isolement d'un élément dont l'absence ou la présence
séparerait deux zones étanches de civilisation. Aucune région spécifique ne
pouvait être considérée selon lui comme responsable ou origine de la société
moderne et, à la fin de sa vie, l'émergence de l'Inde et de la Chine ont paru
lui donner raison et confirmer, par l'actualité, la réflexion de toute une
vie.
A la veille de l'indépendance de la Gold Coast
(actuel Ghana), lors d’un séjour de cinq ans au nord-ouest de ce pays, il
étudia les Lo Dagaa et transcrivit leur mythe de création du monde – le Bagré –, qui s'était jusque-là transmis oralement
(Une récitation du
Bagré, Armand
Colin, 1980). La diversité des versions de ce récit le frappe et l'amène à se
pencher sur l'impact de l'écriture, et plus généralement des « technologies de
l'intellect » sur le contenu de la pensée et l'évolution des sociétés. Ce
thème l'occupera tout au long de sa vie intellectuelle, et fera l'objet de son
premier livre traduit en français, La Raison graphique. La domestication de la pensée
sauvage (Minuit,
1978). Pour Jack Goody, ce sont les technologies culturelles, et non les «
mentalités » – notion qui lui inspire la plus grande méfiance –, qui
expliquent les chemins pris par les différentes civilisations.
En guise d’hommage, nous publions son interview
parue dans la revue en ligne Vacarme, N49,
17 octobre 2009.
D’après Nicolas Weill et Le Monde 26-27
juillet 2015
« Il n’y a
pas de primitifs, inaptes au changement : il y a des différences
d’équipement technique ; or une technique cela s’apprend. »
L’écriture doit être considérée, dites-vous, comme une
« technologie de l’intellect ». Si cette manière de voir est aussi
stimulante, c’est peut-être parce qu’elle vient pincer un certain orgueil de la
pensée : outillée, et en partie façonnée par les outils qu’elle emploie,
l’intelligence n’est pas aussi spirituelle, immatérielle, ou idéale qu’elle ne
le croit. Pouvez-vous, pour commencer, préciser cette idée, et décrire l’itinéraire
intellectuel et biographique qui vous y a conduit ?
Je l’ai
élaborée avec mon grand ami Ian Watt, il y a près de cinquante ans. Nous avions
suivi des études de littérature anglaise – il s’est illustré par la suite par
des travaux sur l’émergence du roman [1] – et pendant la Seconde Guerre
mondiale nous avions tous deux fait l’expérience d’une privation d’écriture,
fondatrice pour la suite de notre travail. Pour ma part, après m’être évadé
d’un camp de prisonniers en Italie, j’avais trouvé refuge pendant plusieurs
mois chez des paysans des Abruzzes, sans possibilité de lire ni d’écrire ;
j’avais alors pris la mesure de ce que ma vision du monde devait à ma
familiarité avec l’écriture. C’est ce lien entre outillage de la pensée et
manière de penser qui est en jeu dans la notion de technologie de
l’intellect : l’écriture nous permet des opérations cognitives – faire des
listes, des tableaux, réexaminer après-coup, etc. – qui nous donnent un
surcroît d’efficacité intellectuelle, mais modifient aussi qualitativement
notre compréhension du monde. La culture grecque classique, de Platon à
Euclide, doit beaucoup par exemple aux formes de pensée induites par
l’écriture : c’était l’objet de ce premier article publié avec Watt au
début des années 1960, sur une sollicitation de l’historien canadien Eric
Havelock [2].
En avançant
cette idée, nous nous opposions à la séparation entre sciences et arts,
artificielle au regard, justement, de leur dette commune envers l’écriture.
Mais aussi à une thèse héritée de l’anthropologie traditionnelle, confortée par
(et confortable pour) le colonialisme, qui voudrait qu’il y ait d’un côté des
sociétés primitives, de l’autre des sociétés avancées, la différence
s’expliquant par des mentalités spécifiques – prélogique là-bas, rationnelle
ici. Intellectuellement et politiquement, il nous semblait important de montrer
au contraire que les « mentalités » ne sont pas des caractéristiques innées,
mais des plis de pensée façonnés par l’usage d’un certain outillage. Il n’y a
pas de primitifs, inaptes au changement : il y a des différences
d’équipement technique ; or une technique cela s’apprend.
Mais nos
premiers travaux étaient encore trop ethnocentriques. Comme ceux d’Havelock,
ils donnaient un privilège épistémologique indu à une forme d’écriture,
l’alphabet grec, tenu pour la césure majeure dans l’histoire de la
pensée humaine, et sous-estimaient l’importance, par exemple, des alphabets sémitiques
ou des idéogrammes chinois. De fait, l’exemple de la Chine m’a beaucoup
apporté. Les travaux classiques, à l’époque, étaient ceux de Joseph Needham, à
la fois biochimiste, historien, chrétien et marxiste [3]. Il traçait, lui aussi, une
frontière culturelle massive entre deux types de mentalités, l’explication
causale des phénomènes naturels tentée par les Grecs et la « pensée
coordinative et associative » des Chinois. Mais dès qu’on mène la
comparaison sur le plan des technologies de l’intellect, cette frontière ne
tient plus : les pythagoriciens, avec leurs tétraèdres, tout comme les
Chinois, avec leurs horoscopes, se livrent à une manipulation graphique des
concepts. C’est entre des techniques de pensée impliquant dans les deux cas
l’écriture, et non entre des mentalités, qu’il faut chercher des différences.
Où les trouve-t-on ?
Prenez deux
signes écrits, un mot en français, un idéogramme chinois [4]. Dans un système alphabétique, le
signe écrit renvoie à des sons : b-a, ba. C’est ce qu’on appelle une
écriture phonétique. Dans le cas des idéogrammes, il renvoie non pas à un son,
mais à une idée ou à une chose. C’est aussi le cas des hiéroglyphes
égyptiens : tel dessin désigne un chat, tel autre l’amour, etc. On voit
bien l’avantage d’un système phonétique : dans l’alphabet latin, il suffit
d’apprendre vingt-six signes pour former tous les mots possibles ; avec
des idéogrammes, pour posséder un vocabulaire équivalent, il faut maîtriser une
quantité considérable de signes. C’est la raison pour laquelle l’alphabet est
considéré comme la forme d’écriture la plus rationnelle et la plus avancée,
logiquement et historiquement. La plus démocratique aussi : Lénine
plaidait pour une conversion de la Chine à l’alphabet. Or ce n’est pas
si simple. Certes, en Asie de l’Est, il faut connaître environ six mille
caractères pour entrer à l’université, ce qui dissuade plus d’un étudiant
potentiel. Mais en tant que technologie de l’intellect, les idéogrammes ont
certains avantages. D’une part, ils peuvent s’apprendre un par un : on
n’est pas obligé de connaître tout le système des signes et les règles de leur
combinaison, comme c’est le cas pour l’alphabet ; tout le monde, même sans
scolarisation, peut donc être un peu lecteur. D’autre part, une écriture comme
l’écriture chinoise, contrairement à l’écriture phonétique, n’est plus associée
à une langue particulière. Tout comme le chiffre 1 désigne le même nombre
partout dans le monde, qu’on le prononce one ou un, la
communication écrite devient possible entre locuteurs de langues différentes.
Je l’ai vu en Chine : une personne de Pékin peut se faire comprendre d’une
autre de Canton en dessinant un signe dans sa main, alors même qu’elles ne
parlent pas la même langue. On comprend qu’un type d’écriture puisse faciliter
l’unification d’un empire. Il y a quelques années, lors d’un colloque au Japon,
des amis chinois nous raillaient, nous les Européens, si fiers de notre
écriture alphabétique : « Vous voulez un marché unique ? Un
espace politique commun ? Passez aux idéogrammes ! » C’est cela
une technologie de l’intellect : une opération cognitive qui a des effets
cognitifs bien sûr, mais aussi sociaux – un accès plus ou moins large aux
élites diplômées, par exemple – et souvent politiques.
Vous écrivez : « Je m’intéresse au pouvoir
des mots, c’est-à-dire au pouvoir que l’écriture donne aux cultures qui la
possèdent, et à certains groupes au sein d’une société donnée ». Et vous
ajoutez : « y compris à des groupes dominés ». Politiquement,
l’écriture serait donc un outil à deux manches, fournissant à la fois aux
dominants de quoi dominer, et aux dominés de quoi s’affranchir ?
Certainement.
Quand entre deux sociétés ou au sein de l’une la maîtrise de l’écriture [5] est inégalement répartie,
l’écriture donne du pouvoir, et ne pas la maîtriser fragilise. J’en ai par
exemple été témoin au Nord-Ghana – où j’ai travaillé cinq ans, de manière
discontinue, à partir de 1949 – au moment de la mise en place d’un cadastre. La
culture du riz était en train de se mécaniser, les agriculteurs avaient besoin
de prêts pour acheter du matériel, les prêteurs voulaient que les terres
servent de garanties. Il a donc fallu cadastrer les terres, c’est-à-dire leur
assigner un propriétaire par écrit. Les droits de propriété, jusqu’alors
collectifs et réglés par des interactions orales, se concentrèrent ainsi sur
une seule personne, à l’exclusion des autres membres de la famille : on
assista à une expropriation du même ordre que celle provoquée par l’enclosure
des terres communes en Europe occidentale, lorsque la loi écrite supprima les
droits d’usage, largement oraux.
L’écriture a
pu servir d’instrument d’asservissement, très littéralement. Je pense à ce
papier que l’on remettait aux esclaves africains la veille de leur embarquement
pour le Brésil, portant leur nom chrétien. Plus généralement, l’écriture est
une pièce centrale dans l’attirail du gouvernement. Elle est au cœur de
l’activité bureaucratique : édicter un décret, établir un budget, réaliser
un recensement, exiger le port d’un livret de travail ou d’une pièce
d’identité, sont des techniques scripturaires. Elle est aussi à la pointe de
toutes les expansions impériales, européennes ou asiatiques : la première
chose que les Chinois ont faite quand ils ont conquis le Vietnam a été
d’introduire leur écriture, et les écoles qui permettraient de l’apprendre,
pour que nul n’ignore leur loi.
Mais plus
fondamentalement encore, l’écriture induit une structure sociale. Je ne pense
pas seulement à ces professions qui tirent avantage d’un accès privilégié,
sinon exclusif, à la lecture et à l’écriture, tels les scribes, prêtres,
clercs, etc. Je pense aussi à ce fait massif : pendant 5000 ans, depuis
l’apparition de l’écriture quelque part au Proche-Orient jusqu’à une période
très récente, l’histoire sociale de l’humanité a été celle de la domination
politique, économique, culturelle, d’une minorité de lettrés sur une majorité
de non-lettrés. Ce n’est pas tant que les uns ont accès, grâce à la maîtrise de
l’écriture, à des ressources dont les autres seraient privés, en particulier au
savoir. Non plus qu’une petite caste exerce, par l’écrit, une dictature féroce
sur la multitude. C’est que la culture écrite, bien que minoritaire, influe sur
la culture populaire, même lorsque celle-ci reste orale. Dans le Londres du XVIe
siècle, le peuple illettré assistait aux représentations du théâtre
élisabéthain. Sa conduite morale et ses pensées étaient surplombées par une
religion du Livre. Ses activités de production glissaient vers une économie
fondée sur des écritures comptables – le capitalisme naissant. L’écriture s’immisçait
dans sa vie de multiples manières, et en infléchissait le cours sans même qu’il
sache lire.
La preuve la
plus forte, sans doute, du pouvoir que donne l’écriture, est l’attrait qu’elle
exerce sur ceux qui n’y ont pas accès. Au Nord-Ghana, dans de nombreux rites,
un livre intervient, auquel on prête un pouvoir puissant : un homme peut
devenir fou à l’approcher de trop près. Aux États-Unis, Frederick Douglass, le
célèbre abolitionniste, ancien esclave lui-même, considérait expressément la
maîtrise de l’écriture comme un moyen de libération des Noirs. On peut
contester cette révérence pour l’écrit chez ceux qui en subissent le pouvoir.
On peut vouloir au contraire desserrer son hégémonie, à l’école notamment, et
donner davantage d’importance aux réalisations orales, ne serait-ce que pour
éviter certaines formes d’aversion à l’écriture, lourdes de conséquences
personnelles et politiques. Je l’ai publiquement plaidé. Il n’en reste pas
moins que la maîtrise de l’écriture émancipe. Dire qu’elle donne du pouvoir, ce
n’est pas la réduire à un instrument d’oppression.
De fait, vous décrivez avec précision le rôle qu’a pu
jouer l’écriture dans les soulèvements d’esclaves, au Brésil en particulier. Or
vous montrez que ce n’est pas seulement le contenu des écrits qui fournit une
arme aux insurgés, mais le fait même qu’il s’agisse d’écrits.
Toussaint-Louverture,
le chef des Jacobins noirs, ces esclaves haïtiens qui ont pris les armes contre
les Blancs en 1791, maîtrisait l’écriture : il avait lu le livre
abolitionniste de l’abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des
établissements & du commerce des Européens dans les deux Indes. On sait
aussi que les leaders de toutes les grandes insurrections américaines –
celles que menèrent Gabriel Prosser en 1800, Denmark Vesey en 1822, Nat Turner
en 1831 – avaient appris à lire et à écrire. De même, les organisateurs de la
révolte de Bahia, au Brésil, en 1835, étaient des musulmans lettrés, plus à
l’aise avec l’écriture que la très grande majorité des colons blancs. Mais là
encore, ce qui prouve le plus clairement que l’écriture a donné de la force aux
insurgés, c’est la réaction de ceux qui en ont subi les effets : à la
suite de la révolte de 1835, les Blancs renvoient en Afrique les Noirs
affranchis qui savent lire et écrire.
Reste à
comprendre de quelle manière l’écriture a imprimé sa marque sur ces
soulèvements. Elle a certes permis aux insurgés d’accéder à des textes dont le
contenu leur a fourni un support idéologique : les Lumières pour
Toussaint-Louverture, l’islam pour les insurgés de Bahia. Mais ce ne fut pas
son seul rôle, ni le principal. Quand on examine de près les sources
disponibles sur la révolte brésilienne, on voit qu’elle a été servie par
l’écriture de trois autres manières. Tout d’abord, très prosaïquement, elle a
permis aux émeutiers de s’organiser d’une manière dont la sophistication est
relevée par tous les observateurs : des billets servaient à transmettre
des instructions, à planifier des incendies simultanés, à fixer des rendez-vous
– on est bien du côté de la technicité de l’écriture, des savoir-faire qu’elle
transmet, des capacités qu’elle accroît. Ensuite, les insurgés se sont servis
des pouvoirs magico-religieux prêtés au livre : ils cousaient des sourates
du Coran dans leur manteau pour se protéger des balles et se donner du courage.
Mais l’islam a un autre avantage en termes de mobilisation collective, lié à
son statut de religion écrite davantage qu’à ses préceptes eux-mêmes :
écrit, donc détaché de ses conditions d’énonciation, donc universaliste, il a
la capacité de traverser les appartenances tribales, ce qui contribue à l’unité
des insurgés. Le contraste est grand entre la série d’insurrections qui secoue
Bahia entre 1807 et 1835 et la rareté des révoltes d’esclaves non musulmans en Afrique
occidentale, divisés par des affiliations ethniques résiduelles, exploitées par
les maîtres.
Aujourd’hui on voit monter en puissance une nouvelle
technologie de l’information, internet. Y a-t-il là un nouvel outillage de
l’intellect, susceptible de produire des effets nouveaux ? Ou plus
simplement une extension des savoir-faire associés à l’écriture, comme le fut
en son temps l’imprimerie ?
Les
nouvelles technologies électroniques peuvent impressionner. Je me souviens d’un
voyage dans le Sichuan, en Chine, il y a quelques années, où j’ai d’abord été
stupéfait. Pour moi, le Sichuan était la région du thé : une industrie, au
point qu’il y a encore peu de temps, la brique de thé servait de monnaie. Mais,
à l’exception de quelques maisons de thé, tout dans les villes avait été
détruit pour ériger d’immenses boîtes de béton. À l’université, les étudiants
communiquaient en pianotant sur des ordinateurs ou des téléphones
portables ; tous avaient des machines. Les grands magasins présentaient en
vitrine des machines vendues dix fois moins chères qu’ici, et proposaient
toutes les nouvelles technologies. Ce transfert de technologie, certes, était
radicalement nouveau. Mais d’un autre côté, un outil se substituait simplement
à un autre pour réaliser des fonctions analogues, comme ce fut le cas
fréquemment dans le passé, en Europe notamment, où les choses ont aussi pu
aller très vite – lors du développement de la lecture populaire au XVIIIe
siècle par exemple.
Quant à
internet spécifiquement, je suis toujours surpris, quand je demande à mon
assistant de faire une recherche, par la pertinence des résultats. Les quelques
pages sélectionnées sont toujours passionnantes, souvent imprévues, et je ne
peux pas m’empêcher de les lire. L’efficacité de l’outil, pour les lettrés qui
y recourent, est indubitable. Elle est moins claire pour un ostréiculteur de
Bouzigues : tout le monde n’a pas besoin de trouver des articles
scientifiques en ligne, ou n’a pas de goût pour le type de compétence requis
par ces recherches. Pour coopérer, s’organiser, internet n’est pas
indispensable, l’écriture apprise à l’école suffit. On peut la compléter avec
le maniement d’un clavier d’ordinateur, mais je ne suis pas sûr que nous ayons
affaire à un changement de régime dans la maîtrise de l’écriture. Nous sommes
toujours dans l’univers de l’écrit dans lequel nous a plongés l’école.
Bien sûr un
nouvel outil de communication écrite peut avoir des conséquences surprenantes.
Par
exemple, chez nous, la machine à écrire a favorisé la transformation du statut des femmes : ma mère a quitté son Écosse natale pour aller travailler à Londres car elle connaissait la dactylographie. Elle n’était pas seule dans ce cas, et on peut mettre en relation l’alphabétisation des femmes, l’apparition de la dactylographie et l’essor du féminisme. Mais ce n’est pas tant la machine à écrire qui a fait la différence, que la scolarisation de masse. C’est cette dernière qui a engendré les vrais changements dans ces pays : la structure fondamentalement orale des sociétés européennes a été profondément modifiée dès lors que la maîtrise de l’écriture devenait accessible aux personnes peu fortunées, aux classes populaires et aux femmes.
exemple, chez nous, la machine à écrire a favorisé la transformation du statut des femmes : ma mère a quitté son Écosse natale pour aller travailler à Londres car elle connaissait la dactylographie. Elle n’était pas seule dans ce cas, et on peut mettre en relation l’alphabétisation des femmes, l’apparition de la dactylographie et l’essor du féminisme. Mais ce n’est pas tant la machine à écrire qui a fait la différence, que la scolarisation de masse. C’est cette dernière qui a engendré les vrais changements dans ces pays : la structure fondamentalement orale des sociétés européennes a été profondément modifiée dès lors que la maîtrise de l’écriture devenait accessible aux personnes peu fortunées, aux classes populaires et aux femmes.
Vous montrez que les religions du Livre, en revanche,
ont joué un rôle ambivalent.
L’articulation
entre écriture, religion et domination est en effet complexe. Dans leurs
premiers âges, les écoles étaient très masculines : les enseignants
étaient des hommes, les élèves aussi, et de façon plus flagrante encore quand
l’éducation était liée à la religion. Dans les religions abrahamiques,
l’éducation était totalement dominée par le sexe masculin ; les prêtres
étaient des mâles. Dans les premières écoles chrétiennes, seuls des hommes
enseignaient la lecture et l’écriture. De même pour les madrasas. Cependant ce
privilège du sexe masculin n’a pas toujours profité à ses représentants. Pour
commencer, quand l’enseignement est centré sur les textes religieux,
l’apprentissage de la lecture s’arrête souvent quand les textes sont connus par
cœur – cela a valu pour les juifs, les musulmans et aussi les chrétiens. Dans
un contexte de maîtrise restreinte de l’écriture, où celle-ci n’est qu’un outil
secondaire pour faciliter la transmission orale d’une parole sacrée, son
apprentissage ne permet guère de profiter de la créativité qu’elle apporte en
d’autres contextes. Par ailleurs, quand la démographie s’en mêle et que des
familles éduquées qui n’ont que des filles leur prodiguent une éducation, ces
dernières apprennent à lire et à écrire, et finissent par acquérir des savoirs
non seulement érudits mais pratiques. Elles sauront parfois tenir des livres de
comptes quand les jeunes hommes ne connaissent que le latin ou l’arabe, et ne
savent rien d’autre que lire ou interpréter les classiques ou les textes
religieux.
De façon générale
d’ailleurs, l’écriture et la religion sont en relation paradoxale. D’un côté
l’écriture augmente les capacités intellectuelles ; le prosélytisme
religieux, lorsqu’il utilise l’écriture pour asseoir son dogme ou simplement se
répandre, peut contribuer indirectement à développer l’esprit critique, la
maîtrise de l’écriture donnant aussi accès à des œuvres profanes. De l’autre
les religions écrites tendent à produire de l’orthodoxie et à limiter l’usage
de l’écriture. Il faut se souvenir des propos du calife Omar, interrogé sur le
devenir de la bibliothèque après sa conquête d’Alexandrie en Égypte :
« Si ces livres nous disent ce qu’il y a dans le Coran, ils sont inutiles.
S’ils disent autre chose, ils sont nuisibles. Dans les deux cas, détruisons-les. »
Saint Augustin a tenu des propos similaires au sujet du savoir des Grecs et des
Romains.
Il y a donc
contradiction, dans le rapport de la religion à l’écriture, entre les effets
d’ouverture qu’elle induit en promouvant la maîtrise de l’écriture, et les effets
de clôture qu’elle crée en la restreignant aux textes sacrés. Et plus
fondamentalement aussi une tension, dans le rapport de l’écriture à
l’émancipation intellectuelle, entre un rapport sacré et un rapport profane au
texte. Tension qui produit des « renaissances », quand la balance
penche dans le sens profane.
La Renaissance, ou plutôt les renaissances : c’est ce sur quoi vous travaillez actuellement. Dans
quelle direction ? Quelles sont aujourd’hui vos pistes ?
Je tourne
autour de deux idées. Tout d’abord il me semble que les renaissances doivent
être comprises comme le mouvement de retour d’une oscillation pendulaire. À
certains moments le dogmatisme d’une religion du Livre peut ou doit être
contrebalancé par un retour à des savoirs originaux, aux textes considérés
comme fondateurs d’une civilisation. Le regard se porte alors sur les origines
– c’est l’étymologie du mot renaissance –, le plus souvent dans un regain de
maîtrise de l’écriture : c’est elle qui permet de remonter ce passé à la
surface. C’est aussi le moment où le théâtre et la sculpture ont de nouveau
droit de cité, après des interdits qui peuvent avoir duré mille ans, comme en
Europe. Le livre, de sacré, redevient profane.
Ma seconde
idée est que l’Occident n’a pas le monopole des renaissances. La Renaissance
européenne a opéré un retour à la tradition intellectuelle des Grecs. Mais ce
mouvement n’est pas propre à l’Europe. Les Arabes aussi, par périodes, ont vu
le livre redevenir profane. Bagdad a connu au IXe et au Xe
siècles une période d’intense foisonnement, où la quasi-totalité des ouvrages
de science disponibles à l’époque furent traduits en arabe – courant qui a
gagné ensuite l’Europe via le sud de l’Espagne, et a contribué à
« notre » renaissance. Cette renaissance arabe s’est éteinte quand la
maîtrise de l’écriture s’est affaiblie et le livre est redevenu sacré. L’Inde
et la Chine ont connu elles aussi de « nouvelles naissances ». La Chine,
après que le bouddhisme a étendu son emprise – un peu à la façon du
catholicisme, même si la référence au texte sacré était plus distanciée –, a
connu lors de la dynastie des Sung, aux XIe et XIIe
siècles, un retour au confucianisme, plus laïc, et un fort regain de l’activité
intellectuelle et scientifique.
Je ne veux
pas minimiser l’ampleur de la Renaissance européenne. Mais les théories
européocentriques qui en découlent ne tiennent pas. Marx et Weber ont présenté
l’histoire de l’Europe comme un phénomène linéaire, à la fois original et
déterminant, seul capable d’expliquer notre succès dans les sciences et les
techniques : l’enchaînement d’un Moyen Âge féodal avec une Renaissance,
suivie d’un capitalisme pur aurait produit ce « Grand Partage » qui a
distingué l’Europe du reste du monde, et les sociétés modernes des sociétés
primitives. Ces analyses sont démenties aujourd’hui par l’histoire. Elles sont
datées pour commencer : elles pouvaient valoir au XIXe siècle,
quand l’Europe était au sommet de sa puissance et l’Asie au plus bas, et à
condition de ne regarder ni autour de l’Europe, ni avant cette période. Il est
difficile par ailleurs de dire que les Européens ont tout inventé. On reconnaît
aujourd’hui que la Chine a été en avance sur l’Europe jusqu’au XVIe
siècle. À cette période le philosophe Francis Bacon pensait implicitement de
même : il considérait que trois grandes inventions avaient changé le
monde, la poudre à canon, le compas magnétique et l’imprimerie ; or toutes
trois venaient de Chine. Quant à la période qui sépare cette suprématie de la
Chine au XVIe siècle, de son déclin trois siècles plus tard, il
semble que les influences y aient été multiples entre l’Orient et l’Occident,
et que l’Est nous ait plus aidés que l’inverse. Voyez le savoir-faire
textile : l’histoire lyonnaise de la soie est intimement liée à la ville
de Lucques, en Italie. Mais l’art de dévider la soie vient vraisemblablement de
Chine. Quand Daniel Bourn, en 1748, fait breveter l’invention d’une machine à
carder le coton, on constate qu’elle ressemble étrangement aux machines
inventées par les Chinois pour tirer le fil de soie. La thèse d’une avance
spécifique de l’Europe, liée à son histoire propre, s’effondre enfin lorsqu’on
considère le retour de la Chine sur la scène mondiale : la preuve est
faite que nul besoin n’est de passer par les étapes de la Renaissance, du
protestantisme et du capitalisme pour s’affirmer économiquement et
industriellement. D’une façon générale, je ne crois pas que le capitalisme
(comme le voudraient les théories de Marx), un rapport particulier à la
religion (avec Weber) ou des phénomènes démographiques (selon Malthus) puissent
expliquer seuls l’évolution des civilisations et de leur rapport aux savoirs.
Les relations entre communication et invention jouent tout autant. Le
développement du commerce, par exemple, prend souche sur une part d’échanges
(d’objets, de savoir-faire, de savoirs) et une part d’activité plus
personnelle, faite d’invention et d’ingéniosité technique. La technologie de
l’intellect qu’est l’écriture y a d’ailleurs toute son importance.
On retrouve, quand vous vous intéressez à des objets
aussi divers que la famille, la cuisine, la culture des fleurs, le même alliage
entre ampleur de l’investigation – synchronique et diachronique, à travers
l’histoire comme à travers la planète – et attention méticuleuse aux
imbrications spécifiques de facteurs religieux, économiques, technologiques,
que ces derniers soient matériels ou intellectuels.
Les
technologies de l’intellect me passionnent, mais elles ne sont pas seules. La
cuisine m’a toujours intéressé. Lévi-Strauss en a parlé, mais son approche
était trop abstraite : il ne dit rien de ses conditions économiques. Il
faut replacer la cuisine en regard de ses modalités de production d’une part,
des systèmes de stratification d’autre part. Dans nos sociétés nous avons des
régimes culinaires très différenciés, chaque échelon de la hiérarchie sociale
secrète sa propre subculture et avec elle sa cuisine particulière. Mais mon ami
Marshall Sahlins avait remarqué qu’à l’inverse, en Afrique noire, la cuisine
qu’on vous offrait n’était pas différente selon qu’on se trouve chez un chef ou
chez un subalterne. Les variations, si elles existent, porteront sur les
quantités : on aura un peu plus de viande, on vous resservira davantage,
mais la nature des mets n’est pas fonction du statut hiérarchique du
consommateur. Pourquoi les cultures traditionnelles africaines ne
connaissent-elles pas cette différenciation, y compris dans les grands États
qui ont des structures politiques différenciées ? Que faut-il pour
qu’apparaissent une « grande » et une « petite »
cuisine ? La comparaison entre les pratiques agricoles et culinaires des zones
africaines et eurasiennes m’a conduit à penser que se jouait là une question de
surplus : l’agriculture africaine n’a pas produit le type de surplus
nécessaire à l’existence d’une cuisine différenciée. En Afrique les
cultivateurs ont utilisé très tardivement l’énergie animale pour le travail à
la ferme. L’araire n’y est apparu qu’avec les Européens. Ils travaillaient avec
la houe plutôt qu’avec la charrue et ne pouvaient labourer par conséquent que
des parcelles bien plus petites. C’est une différence de fond entre l’Eurasie
et l’Afrique. Là où les sociétés eurasiennes (l’Égypte ancienne, l’Antiquité
gréco-romaine, la Chine, l’Inde, le Moyen-Orient, l’Europe occidentale)
pratiquaient des formes d’agriculture intensive, utilisaient l’énergie animale
par le biais de la charrue, assuraient la régulation de l’eau par des
techniques d’irrigation, les sociétés africaines disposaient de moyens beaucoup
plus limités. Or avec les spécifications techniques se jouent des
spécifications sociales, des différenciations des tâches ; dans la gestion
du surplus se jouent des formes d’organisation de la domination. Et ici encore
l’écriture joue un rôle déterminant. Les sociétés eurasiennes l’employant à
toutes sortes de fins, pratiques, économiques, administratives, son usage vient
renforcer l’écart : l’avantage technique s’en trouve potentialisé. Ce
n’est pas la surface à cultiver mais la production de surplus qui fait la
différence entre la maison d’un chef et d’un roi européen.
La question
des fleurs relève elle aussi du surplus. Mais les situations qui m’ont
intéressé ici sont celles au contraire où les gens pourraient utiliser des
fleurs mais ne le font pas, où des sociétés qui pourraient avoir des fleurs, du
théâtre, de la musique, les rejettent ou les bannissent à une période de leur
histoire – comme ce fut le cas pour l’Europe au Moyen Âge, dans une parenthèse
entre une Antiquité qui chérissait l’horticulture au profit des rituels, des
parures et des parfums, et le « retour de la rose » à la Renaissance.
Au départ, mon questionnement portait pourtant là encore sur l’Afrique :
pourquoi l’Afrique noire n’a-t-elle pas de culture florale ? La réponse
est pour une part la même : du fait d’une agriculture moins productive,
qui ouvrait peu de perspectives à l’émergence d’une culture du luxe ou d’une
horticulture articulée à des pratiques religieuses, à des rituels d’offrande ou
au culte du beau, et non plus simplement aux besoins alimentaires de la
population. Mais il y a aussi autre chose : non seulement la nature en
Afrique noire est moins prodigue en espèces florales que dans d’autres régions
du monde, mais la fleur y est considérée comme une prémisse du fruit ou du
grain, selon une conception toujours vivante d’ailleurs en Europe, au sujet des
arbres fruitiers en particulier : « Si vous voulez jouir du fruit,
épargnez la fleur. » J’ai grandi dans un milieu écossais et protestant, où
l’idée de couper une branche de pommier en fleurs horrifiait, et où j’entendais
dire qu’« au fond, les fleurs sont plutôt des œufs ». Et je me
souviens de ma stupéfaction de voir dans le sud de la Chine des gens couper des
pêchers, des arbres entiers en pleine floraison, pour décorer les rues et les
magasins lors des fêtes du Nouvel An. Non que l’aspiration au beau n’existe pas
ici, mais dans cette conception s’exprime une aspiration écologique dans
laquelle le sentiment esthétique ne domine plus. Comme les images, les fleurs
sont ambivalentes. Elles participent des manières de comprendre et d’agir sur
la nature à travers la culture. Mais elles assument aussi un rôle dans la sphère
religieuse, comme offrandes aux dieux et aux morts, ou dans les relations de
pouvoir. Et elles relèvent d’une culture du goût qui ressort d’un commerce de
luxe, avant d’être de masse. À travers elles s’expriment le dilemme de la
conciliation des besoins matériels d’une civilisation, et de la sensibilité ou
des valeurs qu’elle engendre – débats où là encore l’écriture joue un rôle,
lorsqu’elle leur sert de support et en polarise les termes. Comme les images,
les fleurs ont été prises dans le double feu de l’iconoclasme et de la critique
du luxe et de la richesse. Elles se sont heurtées à la réprobation des
philosophes chinois et des stoïciens romains, comme des clercs islamiques ou
des réformateurs chrétiens.
Un autre fil semble relier vos travaux. Qu’elle aborde
la cuisine, les fleurs, la religion ou l’écriture, votre anthropologie se
caractérise par un double refus, dont on sent qu’il est à la fois scientifique,
éthique et politique : celui des « théories du Grand Partage »
(qui distribuent les cultures entre le simple et le complexe, le chaud et le
froid, le primitif et le développé...) et celui du relativisme (pour lequel
toutes les cultures se valent).
Ni l’une ni
l’autre de ces deux positions n’est tenable. La première parce qu’elle est
européocentrique. C’est flagrant chez un certain nombre d’anthropologues
classiques, et non des moindres : les différences qu’ils croient
identifier entre « eux » et « nous » sont en fait des
hiérarchies, en notre faveur. Mais c’est encore tangible chez certains chercheurs
contemporains, qui surestiment considérablement l’originalité de l’Occident.
Prenons l’idée selon laquelle la famille restreinte, nucléaire, serait une
caractéristique de l’Europe, résultant de l’histoire du capitalisme, ou que le
sentiment de l’enfance est une notion récente, liée à des mutations historiques
spécifiques à l’Occident. Sans doute y a-t-il une part de vrai à cela. Mais les
peintures chinoises d’enfants montrent clairement que les Chinois, de longue
date, n’ignorent pas le concept d’enfance. Et il suffit de regarder autour de
soi : quand je vais au Ghana, en Chine, en Inde, je vois des couples
pareils aux nôtres, des familles construites autour d’une cellule nucléaire.
Quant au
relativisme, il part d’une méfiance légitime envers toute classification
péjorative pour les cultures non occidentales. Mais il partage avec son grand
ennemi, l’ethnocentrisme, un même présupposé culturaliste : lui aussi
rapporte tout à des cultures spécifiques, même s’il refuse de les hiérarchiser.
Ce faisant il refuse d’admettre que les techniques, matérielles ou
intellectuelles, ont des exigences et des effets comparables, sinon absolument
similaires, quelle que soit la culture qui y recourt : chaque société,
groupe ou individu adapte la bicyclette à son propre contexte, soit, mais dans
une mesure relative. En négligeant l’accueil que leur a fait l’immense majorité
des peuples qui en ont eu l’occasion, le relativisme sous-estime les progrès
permis par l’adoption de certaines techniques.
Il me semble
que prendre en considération les techniques, en particulier de l’intellect,
permet d’échapper à l’alternative entre européocentrisme et relativisme. Il n’y
a pas de différence entre les individus quant à leurs capacités mentales. On en
trouve la preuve dans la transformation quotidienne, en Afrique, d’enfants
élevés dans un environnement « tribal » en universitaires, chercheurs
ou fonctionnaires. En revanche, il y a des différences de résultats
intellectuels, et ceux-ci dépendent très largement de l’outillage cognitif que
les sociétés fournissent (ou non) et dont les individus disposent (ou non).
Prenez le
Bagré. J’ai passé une pleine année de ma vie à retranscrire et à traduire ce
très long mythe des Lo Dagaa du Nord-Ghana. Il m’a fallu des semaines pour le
poser par écrit, des mois pour le traduire. Quand j’en ai entrepris le recueil,
à partir de 1950, je pensais qu’il n’y en avait qu’une version. Les gens avec
lesquels je travaillais m’avaient dit qu’il était toujours le même ; ils
m’en répétaient les premières lignes, qui étaient pratiquement identiques. Mais
je disposais d’un magnétophone, outil qui à la différence d’une simple notation
écrite, permettait l’enregistrement exact d’une récitation. Je l’ai transcrit
avec un ami Lo Dagaa. Nous avions de la peine à décrypter, il fallut faire de
nouveaux enregistrements. C’est alors que j’ai compris qu’il y avait des
versions différentes. Il était même impressionnant de voir à quel point elles
l’étaient : elles ne se distinguaient pas seulement par des détails
mineurs mais par des traits structurels majeurs. Les thèmes changeaient de
place, leur importance aussi. Dans une version, un dieu unique créait le
monde ; dans une autre, c’étaient les hommes, sans aide d’aucune
sorte ; dans une troisième, les elfes et les esprits venaient au secours
des humains. Ces variations étaient liées sans doute à la longueur du
récit : un énoncé aussi long, à la structure par ailleurs assez lâche, ne
peut être mémorisé de façon exacte sans version originale à laquelle se confronter.
Lorsqu’un récitant ne parvenait pas à se rappeler précisément ce qu’il avait
appris, il faisait donc du remplissage, il inventait. Cette découverte fut une
révélation pour moi. Mes amis Lo Dagaa ne répétaient donc pas simplement le
même texte au fil du temps, ils n’étaient pas prisonniers d’une sorte de
mentalité mythopoïétique ou primitive. Ils exploraient des questions
fondamentales, déclinaient diverses solutions plutôt que toujours la même.
Leurs variantes n’étaient pas par ailleurs des modulations superficielles du
mythe mais significatives, qui permettaient de saisir la façon dont ils
pensaient, appréhendaient la vie et la comprenaient. L’envisager me conduisit
certes à des désaccords avec mon ami Lévi-Strauss, mais aussi à mesurer toute la
mobilité dont étaient capables des individus soi-disant pris dans la fixité
d’une tradition. Sauf qu’une fois la religion écrite, les choses se figent. Le
mythe une fois fixé, les gens se mirent à juger des nouvelles versions en les
comparant à mon texte. Certains signalaient dans « ma » version des
oublis ou des erreurs, ou incriminaient le narrateur. D’autres ont simplement
perdu le Bagré : parce qu’ils pensaient que la version de Goody,
recueillie auprès d’anciens qui avaient acquis le statut d’ancêtres, était la
« vraie » version. Le Bagré reste ainsi pour moi emblématique des
effets de l’usage d’une technologie de l’intellect. Que s’est-il passé sinon la
rencontre entre une pratique cérémonielle (la récitation d’un mythe) et un
instrument (un magnétophone) ? Qu’aurais-je pu saisir si je n’avais pas
disposé de cet outil, exceptionnel à l’époque ? Une simple contingence
avait produit une multiplicité d’effets, de portée à la fois ambivalente et
imprévisible. Cette rencontre avait modifié tout à la fois la compréhension
d’un phénomène social, et altéré cette pratique sociale elle-même.
Vous-mêmes
d’ailleurs, qu’auriez-vous pu faire de cette longue conversation sans les
magnétophones qui sont posés sur cette table – sinon la recréer ou en restaurer
l’une des versions possibles ?
Titre original :
« La matière des idées. Entretien avec Jack Goody ».
[1] Ian Watt, The Rise of the
Novel : Studies in Defoe, Richardson and Fielding, University of
California Press, 1957.
[2] Historien de la Grèce
classique, engagé à gauche, Eric A. Havelock fut l’une des figures majeures de
ce qu’on a appelé « l’école de Toronto ». Sa thèse centrale, formulée
à la fin des années 1930, stabilisée dans les années 1960, creusée sans cesse
ensuite, est la suivante : il y a une relation intime entre la philosophie
platonicienne et le développement de l’écriture (Preface to Plato,
1963).
[4] On entend ici
« idéogramme » dans un sens générique, sans entrer dans les détails
des distinctions – mouvantes d’une définition linguistique à l’autre – entre
picto-, idéo- et logogrammes. L’important est l’opposition au système
phonétique.
[5] En anglais, literacy.
Nous traduirons systématiquement par « maîtrise de l’écriture ». La
traduction savante habituelle est un néologisme littéral :
« littératie ».
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