dimanche 26 juillet 2015

En feuilletant « De Phnom Penh à Abidjan. Fragments de vie d’un diplomate »2/5

Deuxième Partie
Le diplomate et le militaire
(Pages 134 à 143) 

« Des lors que les militaires alignent les moyens de leur puissance en hommes et en matériels et qu'ils jouent de leur spécificité professionnelle et technique, les diplomates sont pratiquement contraints de s'effacer car les ambassades, avec leurs moyens réduits, ne font plus guère le poids. A tout le moins commençait à s'établir un délicat équilibre des pouvoirs pour masquer une inévitable lutte d'influence. C'est par une simple dépêche de l’AFP que mon prédécesseur apprit début  octobre l'arrivée d'un général de division, tête de pont d'un corps expéditionnaire qui allait se monter jusqu'à près de 5000 hommes. Ni le Département, ni le ministère de la Défense ne l'avaient prévenu et il en nourrit un ressentiment irrépressible. Lorsque je remplaçai Renaud Vignal deux mois plus tard, j’avais dans mes instructions de faire en sorte qu'il n'y ait plus « une feuille de papier à cigarette » entre les représentations civile et militaire de la France en Côte d'Ivoire. Le général Emmanuel Beth, commandant la force Licorne, joua le jeu sans problème, avec un esprit de coopération et de partage que poursuivit le général Joana avec une chaleur particulièrement humaine. Les choses changèrent dès l'arrivée en juin 2004 du général Poncet. Son atterrissage à bord d'un Falcon 50 de l'ETEC, alors même que son prédécesseur avait quitté Abidjan sur le vol régulier d'Air France en classe économique, annonçait déjà les ambitions du nouveau patron des forces françaises en Côte d'Ivoire. Cette arrivée en proconsul fut confirmée par le petit cénacle d'officiers proches de lui dont Poncet prit soin de s'entourer dès le départ, dont l'un d'entre eux était spécialiste en communication et s'est fait par la suite un nom comme commentateur militaire à France Télévisions. En dehors de cet entourage de confiance, le général était cassant et dur avec ses hommes, à quelque grade qu'ils se situent.
II ne cacha pas dès sa prise de fonction sa volonté de jouer un rôle personnel de premier plan sur l’aspect politique de la crise ivoirienne. De fait l’ancien patron des forces spéciales, à la différence de ses prédécesseurs, consacra peu aux tournées des popotes en province, le long de la ligne de cessez-le-feu, ou aux aspects proprement militaires de ses responsabilités qu'il délégua volontiers à ses adjoints successifs. En revanche, il se déploya et se dépensa en exercices intellectuels dans la capitale, devant toutes les tribunes qui pouvaient lui être offertes, notamment auprès de la communauté française. Je fus obligé d'apaiser l’ire compréhensible de mon consul général qui y voyait une immixtion évidente sur ses plates-bandes. J'eus moi-même à me calmer car le général était loin d'être un « bon camarade » et ne passait que fort peu d'informations. En revanche, il participait assidûment à toutes les réunions politiques organisées sous l'égide des Nations unies par le représentant permanent du secrétaire général. Ma conviction, confirmée par la suite, est que Henri Poncet, qui savait que le tournant de la crise, forcément politique, se jouerait comme d'habitude dans la capitale, s'y était préparé dès son arrivée. II avait anticipé les évènements espérant en recueillir des retombées favorables. » 

Voilà qui répond d’une certaine manière à toutes nos questions précédentes. Car, et encore une fois, Le Lidec aura beau dire, le général Poncet n’était pas un franc-tireur qui agissait pour son propre compte et à sa fantaisie, mais la pièce principale d’un dispositif dont la mise en place avait probablement été envisagée dès le rappel de Renaud Vignal, mais qui ne sera vraiment au point que lorsque, après deux tentatives infructueuses (lui-même et son successeur André Janier), on dénichera en la personne de Jean-Claude Simon, l’« ambassadeur » qui n’aura pas honte de se salir les mains.

« Je n'eus pratiquement plus aucun contact avec le général Poncet, retranché dans son bunker du 43ème BIMa, à partir du moment où il fit détruire les deux Sukhoi ivoiriens qui avaient procédé au bombardement de Bouaké, le 6 novembre vers 13h30. J'avoue continuer d'avoir des doutes sur l'origine précise de l'ordre ainsi donné, un samedi de surcroit où l’on sait que les responsables ne sont pas si vite joignables, et la façon dont il aurait pu être exécuté dans un laps de temps si rapide et sur un objectif aussi large puisqu'il était en fait décidé de neutraliser tout objet volant ivoirien, quelle que soit sa nature civile ou militaire. Lorsque le conseiller Afrique de Jacques Chirac, mon collègue Michel de Bonnecorse, m'annonça par téléphone l’ordre de destruction, l'action était déjà en passe d'être conduite sur l'aéroport de Yamoussoukro. Je n'ai pu donc que lui répliquer combien l’opération me semblait lourde de conséquence pour la sécurité des quinze mille Français résidant en Côte d'Ivoire. Pour autant, la prise rapide de contrôle de l’aéroport international d'Abidjan s'avérait des lors indispensable pour procéder à l’évacuation des ressortissants français et occidentaux.
Le responsable de Licorne aurait eu en revanche plus de nez à mieux se coordonner avec l'ambassade pour gérer la crise politique et tous les aspects consulaires qui allaient s'enchainer à grande vitesse. Le retour en catastrophe sur Abidjan de la colonne Destremau stationnée à Bouaké, afin d'y sécuriser le 43ème BIMa exposé pratiquement sans défense aux cohortes des « jeunes patriotes » de Gbagbo, en est l'illustration même. Les premiers éléments français firent leur entrée dans la capitale dans l'après-midi du dimanche 7 novembre. Ne connaissant pas les lieux, ils s'égarèrent en ville avant d'être guidés par Licorne vers le parking de l'hôtel Ivoire, prévu dans le plan de sécurité pour être l’un des principaux lieux de rassemblement de la communauté française. Le gros des troupes françaises arriva plus tard dans la soirée. Plutôt que de suivre le tracé simple des deux grandes avenues se coupant à angle droit, le boulevard de France et le boulevard des Martyrs, la colonne de chars, opercules ouvertes, s'engagea étrangement dans la rue du Bélier, un étroit  chemin oblique qui menait directement à la résidence de France, mais surtout à celle voisine du président ivoirien devant laquelle elle s'immobilisa. On m'a rapporté que plusieurs occupants de la présidence, soit directement, soit même en téléphonant à Paris, s'étaient déclarés prêts à se rendre... L'épisode reste pour moi peu clair. Il est démenti formellement par les plus hautes autorités militaires, mais les versions données, qu'il s'agisse d'un voiturage erroné de l'ONUCI, de la protection de la résidence de France ou d'éviter des barrages supplémentaires ne me paraissent guère convaincantes. Je me souviens entre autres du regret qu'exprimait une semaine après le général Poncet, lorsque nous nous retrouvâmes autour d'un barbecue à la résidence, de ne pas avoir obtenu l’autorisation de Paris de bombarder le palais présidentiel pour régler le sort de Laurent Gbagbo. » 

Tout ce passage confirme notre hypothèse d’un coup préparé de longue date, dont on cherchait un peu désespérément l’occasion de le jouer, mais dont l’exécution se heurtait à de terribles incertitudes. Mais, et peut-être même sans réellement le vouloir, Le Lidec nous apprend quelque chose de très important : la « colonne Destremau » – « la colonne », comme cela se disait déjà du temps de Monteil ou d’Angoulvant – avait bel et bien pour objectif la résidence officielle du président Gbagbo. Et le général Poncet ne pouvait pas ne pas le savoir ; et il n’aurait donc rien trouvé à redire si le coup avait réussi – c’est le sens de ses regrets… Manque de pot, il y avait un obstacle alors insurmontable, ou plutôt, deux obstacles : le premier, c’était l’état de l’opinion publique ivoirienne et le risque tout à fait réel d’un soulèvement de tout un peuple exaspéré jouant le tout pour le tout ; le deuxième, c’était « la désunion interne française » (voir ci-après), symbolisée dans ce livre par la sourde rivalité entre « le diplomate et le militaire ».

« La manœuvre fut conduite sept ans plus tard ! » 

Formule admirable ! Evidemment, comme il n’était plus là, Le Lidec n’était pas obligé de faire le détail ni de faire dans la dentelle… Mais si cette formule me fait cette impression, c’est parce que c’est le condensé de tout ce que Le Lidec venait de dire. Il n’était pas obligé de faire le détail des sept années de préparation du dernier acte du coup d’Etat le plus long de l’histoire : l’écrasement par la France des forces vives de la nation ivoirienne et la capture de son dirigeant d’alors, Laurent Gbagbo, après un processus électoral odieusement bidonné, dont il était très probablement le vainqueur au grand dam de ceux qui, à l’instar de Jean-Marc Simon, n’étaient venus que pour reconstituer coûte que coûte la Côte d’Ivoire d’Houphouët, le fameux « Etat franco-africain » célébré par J.-P. Dozon : « Après dix années de souffrance, voici que la France et la Côte d'Ivoire que certains, poursuivant des buts inavoués, ont voulu séparer d'une manière totalement artificielle, se retrouvent enfin dans la joie et dans l'espérance. (...). Nous avions su inventer vous et nous, sous l'impulsion du président Félix Houphouët-Boigny et du Général de Gaulle, cet art de vivre ensemble qui étonnait le monde et qui faisait l'envie de toute l'Afrique ».[1]

« Le lendemain de cet épisode marqua encore davantage la désunion interne française et l’atteinte grave portée à notre image en Afrique. J'avais dans la nuit réussi à communiquer au téléphone avec Laurent Gbagbo. Ce dernier demandait à ce que les troupes françaises quittent rapidement l'hôtel Ivoire ou elles devaient donc rassembler et sécuriser la communauté française. II offrait en contrepartie leur stationnement autour de l'hôtel du Golf, déjà « internationalisé » par l'accueil des responsables des Nations unies et des représentants de l'opposition. Je compris avec mon équipe qu'il ne reviendrait pas sur cette position pour des raisons précises. En choisissant plusieurs années avant ce site comme principal axe de notre plan de sécurité, nous n'avions pas pris en considération sa proximité d'avec le palais présidentiel. Nous avions aussi sous-estimé son importance stratégique, avec les émetteurs de Radio Côte d'Ivoire placés au sommet de la tour de l'hôtel qui abritait également les bureaux du Mossad, Israël jouant un rôle non négligeable pour la sécurité du régime en place. Je réussis avec difficulté à joindre dans la nuit le général Poncet pour l’informer de ma conversation avec Gbagbo et de notre analyse, lui suggérant de donner ordre au colonel Destremau de quitter l’Ivoire pour l'hôtel du Golf. Mon interlocuteur me répondit que ses hommes, qui avaient dévalé dans des conditions extrêmes les 400 kilomètres séparant Bouake d'Abidjan, méritaient du repos et qu'il trancherait la question du bivouac le lendemain matin.
Campant depuis le 6 novembre dans mon bureau, je fus réveillé à l'aube du 8 par un appel téléphonique de Mamadou Koulibaly, président de l'Assemblée nationale et proche de Laurent Gbagbo. Je n'avais eu que de très rares contacts avec lui bien qu'il m'ait fortement impressionné par son aisance et son intelligence lors de la visite de courtoisie que je lui avais rendue à mon arrivée.
Aussi, son appel ce matin-là avait bien une signification particulière. Tenu informé du transfert de position entre les deux hôtels que son président avait demandé, il me conseilla de ne pas agir à la hâte et de faire en sorte que ce mouvement soit placé sous couvert d'une décision confirmée au plus haut niveau et qui recevrait des lors une diffusion générale à l'adresse de la population. Le général Poncet, qu'il contacta directement quand il comprit que je ne contrôlais plus grand chose, tomba dans le piège et accepta de se faire trainer de direct en direct sur la télévision ivoirienne pour signer, en fin de matinée, une sorte d'accord en bonne et due forme quant au transfert de la colonne Destremau. Dans le même temps, le redoutable conseiller ivoirien avait dès le matin ameuté des quartiers nord d'Abidjan tous les militants du front national patriotique pour qu'ils se mobilisent autour de l'hôtel Ivoire et fassent obstacle au départ des chars de l'armée française. Le temps passait, le général pataugeait, la situation s'envenimait, la tension montait entre la centaine de soldats français pris dans la nasse et la foule africaine qui grossissait minute par minute. C'était comme par hasard le jour où Thabo Mbeki, président de la République sud-africaine et soutien ouvert du chef de l'Etat ivoirien, arrivait en visite à Abidjan. Tout avait été conçu dans le plan machiavélique du camp Gbagbo pour faire en sorte que le souvenir du drame de Tien An Men soit immédiatement rappelé. Montrer au visiteur la sortie en force des chars français sur des corps  ivoiriens rappellerait très exactement ce qui s'était déroulé à Pékin le 4 juin 1989. La mise en scène fut réussie puisque le désengagement par la force de la colonne Destremau de l'hôtel Ivoire se solda par la mort de plusieurs dizaines d'Ivoiriens. Je n'ai jamais compris pourquoi le commandant de Licorne avait voulu conserver à cet emploi de protection consulaire en milieu urbain des troupes d’élite combattantes, de surcroît fatiguées par les évènements qu'elles avaient affrontés. Il avait pourtant à sa disposition immédiate, sur zone, plusieurs détachements de gendarmerie mobile, plus aguerris à ce type d'exercice rapproché. Son aversion naturelle pour la gendarmerie lui fit négliger ce moyen d'affronter de meilleure façon un évènement qui s'avéra finalement dramatique. » 

Le rôle de Mamadou Koulibaly, alors président de l’Assemblée nationale, au moment de cet épisode, rôle par ailleurs bien éclairé par l’attitude du général Henri Poncet qui ressemble beaucoup à de la connivence, ainsi que par les soupçons quasi instinctifs d’un Le Lidec décidément peu au fait des réalités de ce terrain – qui englobent aussi les êtres humains –, doit être analysé à la lumière de son comportement ultérieur, dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne fut guère cohérent avec celui que Le Lidec a observé. Un Le Lidec qui, au départ, ne pensait que du bien de celui qu’il qualifiera ce jour-là de « redoutable conseiller ivoirien ».
Tout d’abord, à quel titre Mamadou Koulibaly intervint-il alors ? Il y a manifestement usurpation de fonction car, il avait beau être le 2e personnage de l’Etat, il n’était point légitime à agir en lieu et place d’un président de la République toujours à son poste, ni même à se substituer motu proprio au Premier ministre, au ministre de la Défense ou à celui de l’Intérieur, ni à l’autorité militaire, et cela même au cas où une vacance brutale au sommet de l’Etat l’aurait placé de facto au-dessus d’eux. Il est pour le moins étrange qu’un diplomate expérimenté comme Le Lidec ne se soit pas interrogé sur la légitimité de cet interlocuteur… Décidément, l’Afrique restera donc toujours cet endroit où, pourvu qu’ils ne gênent pas les intérêts de sa patrie, les faits les plus étranges paraissent tout à fait normaux à un bon Français ! En fait, à la lumière de tout ce que nous avons vu faire et dire à Mamadou Koulibaly après et depuis le 11 avril 2011, il semble bien que ses démarches auprès de l’ambassadeur de France et du commandant du corps expéditionnaire français en novembre 2004 faisaient aussi partie de l’entreprise visant à renverser Gbagbo, dont pour sa part la colonne Destremau constituait le fer de lance. Dans la configuration institutionnelle de l’époque, si ce soudard avait réussi son coup, le président de l’Assemblée nationale serait devenu, de fait comme de droit, le nouveau chef de l’Etat ivoirien. Il ne s’agissait donc pas seulement d’une simple tentative d’usurpation – ce qui est déjà répréhensible –, mais d’une véritable forfaiture ; et qui est donc restée impunie.

« Ces deux ou trois anecdotes n'entendent être qu'une très modeste contribution à des épisodes historiques qui furent aussi riches et compliqués que difficiles à vivre.
Elles mettent seulement en évidence la disparité des points de vue, analyses et moyens qui peuvent parfois séparer diplomates et militaires. Mais, en ce qui me concerne, elles n'ont en rien entamé les liens profonds de solidarité et de coopération qui les rapprochent dans l'honneur qu'ils assument de représenter la France hors des frontières. Cette certitude m'avait d'ailleurs conduit à demander au général Bruno Dary, alors gouverneur militaire de Paris que j’avais connu sur le terrain comme commandant en second de l’opération Licorne, de me remettre les insignes d'officier de la Légion d'honneur. II me fit l'honneur de me les remettre à l'Hôtel des Invalides.
C'est vraiment sur le tard que je me permets d'ajouter à ces souvenirs personnels une rapide considération politique qui s'y raccroche d'ailleurs directement. C'est notre intervention militaire au Mali qui me l’a inspirée et je pense que beaucoup des personnels militaires aux côtés de qui j’ai servi en Côte d'Ivoire auront eu le même réflexe. On peut en effet observer tout au long de notre opération de 2013, dans les communications officielles publiées comme dans les commentaires apportés, que pratiquement aucune mention explicite n'a été faite de la Côte d'Ivoire, en dépit de l'étalement de l'opération Licorne sur près de dix années. Hormis le facteur de la menace terroriste et djihadiste, les situations n'étaient pourtant pas si éloignées dans deux pays voisins l’un de l’autre, à configurations géographique et sociale proches, connaissant des problèmes de développement largement identiques, avec enfin des deux côtés de la frontière des forces armées nationales faibles et désorganisées et des rebellions au contraire entreprenantes. Que n'avons-nous huit ans plus tôt rêvé nous aussi, avec l’état-major de Licorne, d'une « charge de la brigade légère » qui eut repoussé militairement la rébellion pour apporter diplomatiquement une solution. Au lieu de quoi, nous avons  tracé une ligne de démarcation et nous nous sommes assis, à Marcoussis, au milieu des problèmes sans grande chance de les résoudre. Nous n'avons pas cité la Côte d'Ivoire mais nous avons abondamment fait référence, un peu à la Libye, mais essentiellement à l'Afghanistan pour démontrer qu'au Mali également, nous saurions organiser notre retrait à une date rapprochée. Il  serait  pourtant dangereux de ne poser aucune réflexion en profondeur, notamment sur le plan du développement, et de n'avoir comme seule préoccupation que de fixer aussi rapidement que possible une date butoir de retrait pour désarmer les critiques inévitables de l'opinion publique intérieure. C'est sans doute sa durée qui a empêché les politiques de prendre « Licorne » comme référence d'une opération extérieure, alors que tant d'efforts et de sacrifices ont été déployés par tant d'hommes, pour des résultats politiques qui restent encore aujourd'hui à être vérifiés. »
« Cette expérience de trois ans au bord de la lagune Ebrié, comme écrit cette chère Lettre du Continent, me laisse en fait, sur un plan politique général, une impression quelque peu dubitative quant à notre façon de conduire des expéditions militaires en Afrique, puisqu'elles semblent encore de mise. N'a-t-on pas remis en priorité, sous la pression de l’actualité et des effets de la communication, des objectifs avant tout sécuritaires et humanitaires qui viendraient sournoisement supplanter les impératifs du développement ? Je ne veux pas à mon tour faire ici le procès d'une "France Afrique" dont je pensais vivre les derniers soubresauts mais m'inquiéter seulement du mode opératoire et du plan de communication dont nous entourons nos interventions, trop rapidement qualifiées de « victoire » alors que l'histoire nous a enseigne si souvent que l’enlisement guettait toute offensive, fut-elle "éclair" au départ. Le scenario, d'ailleurs mis au point lors de notre intervention en Côte d'Ivoire et affiné au fil de nos opérations extérieures suivantes, s'égraine en trois principes : l’intervention militaire vise en premier lieu à assurer la protection des ressortissants français et étrangers. Elle s'inscrit dans le cadre d'un mandat du conseil de sécurité sous chapitre VII de la charte. Elle accompagne le déploiement des casques bleus de l'ONU, présentés comme l’ossature principale de l’intervention, et trouvera le relais de l'effort que les Africains eux-mêmes sont appelés à fournir.
La réalité apparait pourtant bien en-deçà de ces paradigmes. La justification première de protection de la sécurité de nos ressortissants, sans en nier le bien-fondé en certaines circonstances particulières, force à se demander pourquoi certaines communautés françaises y auraient droit et pas d'autres, situées dans des zones aussi dangereuses mais hors de portée du rayon d'action des forces françaises ou tout simplement hors-champ de l’intérêt de l’opinion publique. Nos opérations extérieures gagneraient sans doute en force et en grandeur si nous abandonnions ce prétexte hexagonal et étriqué de la protection consulaire qui n'entre pas dans le rôle et la vocation des armées. Erigée en principe, cette protection trouve naturellement son terme lorsque tous nos ressortissants et d'autres étrangers éventuellement sont mis à l’abri de toute atteinte. La question qui découle naturellement est de savoir si on laisse les populations locales à leur sort ? Mais je dois dire qu'au-delà du principe, les Français d'Abidjan, de Sassandra, de San Pedro et d'ailleurs ont été bien soulagés de voir arriver nos soldats. En second lieu, nos diplomates sont particulièrement experts pour agir efficacement aux Nations unies mais n'est-ce pas souvent par défaut, nos partenaires nous laissant volontairement seuls à nous enferrer, que nous emportons nos « résolutions-parapluie », même à l'unanimité ? Pour avoir servi dans des pays en crise accueillant des casques bleus, il n'est plus besoin de faire de longs discours sur la façon qu'ils ont de s'y conduire. Coupés le plus souvent des populations, peu mobiles et patauds sur le terrain, craintifs devant des anicroches qui pourraient les engager plus avant, ils préfèrent leurs camps retranchés derrière barbelés pour y toucher les soldes qui, seules, les motivent. Quant à la formation de troupes africaines qui puissent prendre la relève pour assurer la sécurité, c'est à mon sens, pour en avoir suivi pendant quinze ans les différents avatars, un véritable serpent de mer qui n'a toujours pas donné les résultats escomptés. Et que dire d'une coopération dans ce domaine de l'Union européenne dont les protocoles de formation et les méthodologies diffèrent tant de pays à pays ! » 

Tout ce passage n’a pas besoin de commentaires. Il suffit de le lire avec attention et de le méditer en profondeur pour en pénétrer toute la signification et toutes les implications.
Quand on dit que cette crise n’est pas une « crise ivoirienne » mais une « crise des relations franco-ivoiriennes », ce qu’il faut surtout comprendre par-là, c’est que tant que cette crise durera, tout ce qui sera un problème pour nous, Ivoiriens, sera aussi un problème pour les Français. Évidemment les Français ne voudront jamais le reconnaître d’eux-mêmes car, s’agissant de leurs turpitudes coloniales, c’est bien connu, ils sont incapables de se corriger. C’est donc à nous de les y forcer, et c’est tout à fait possible, même si cela a évidemment un coût qui pourrait être très élevé. Ce n’est pas la voie que Bédié a choisie après son renversement. Ce n’est pas non plus le choix vers lequel aujourd’hui Affi N’Guessan veut entraîner les militants et les sympathisants du FPI ; et je ne suis pas sûr qu’à cet égard ses adversaires font un choix vraiment différent du sien. D’ailleurs, en la matière, Laurent Gbagbo lui-même, dont les uns et les autres se réclament à cor et à cris, ne chercha jamais vraiment à forcer les Français à assumer leur part de responsabilité dans les malheurs de ce pays qu’ils se plaisaient naguère à exhiber comme le fleuron de leur empire « décolonisé ».
Obliger les Français à reconnaître leur responsabilité dans nos malheurs, c’est d’abord commencer nous-mêmes par poser en toute clarté que nos objectifs sont diamétralement opposés aux leurs et par bien nous pénétrer de cette vérité : si nous en sommes là, c’est parce que, se sachant plus forts que nous dans notre propre pays aujourd’hui et pour longtemps, ils nous y comptent pour rien. « Vouloir le changement en Côte d’Ivoire, titrions-nous récemment un article de ce blog, c’est aussi se prononcer sur la question de notre souveraineté »[2], c’est-à-dire : tout faire pour la récupérer d’entre les mains des colonialistes impénitents et de leurs créatures.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire