Deuxième Partie
Le diplomate et le militaire
(Pages 134 à 143)
« Des lors que
les militaires alignent les moyens de leur puissance en hommes et en matériels
et qu'ils jouent de leur spécificité professionnelle et technique, les
diplomates sont pratiquement contraints de s'effacer car les ambassades, avec
leurs moyens réduits, ne font plus guère le poids. A tout le moins commençait à
s'établir un délicat équilibre des pouvoirs pour masquer une inévitable lutte
d'influence. C'est par une simple dépêche de l’AFP que mon prédécesseur apprit
début octobre l'arrivée d'un général de
division, tête de pont d'un corps expéditionnaire qui allait se monter jusqu'à
près de 5000 hommes. Ni le Département, ni le ministère de la Défense ne
l'avaient prévenu et il en nourrit un ressentiment irrépressible. Lorsque je
remplaçai Renaud Vignal deux mois plus tard, j’avais dans mes instructions de
faire en sorte qu'il n'y ait plus « une feuille de papier à cigarette » entre
les représentations civile et militaire de la France en Côte d'Ivoire. Le
général Emmanuel Beth, commandant la force Licorne, joua le jeu sans problème,
avec un esprit de coopération et de partage que poursuivit le général Joana
avec une chaleur particulièrement humaine. Les choses changèrent dès l'arrivée
en juin 2004 du général Poncet. Son atterrissage à bord d'un Falcon 50 de
l'ETEC, alors même que son prédécesseur avait quitté Abidjan sur le vol
régulier d'Air France en classe économique, annonçait déjà les ambitions du
nouveau patron des forces françaises en Côte d'Ivoire. Cette arrivée en
proconsul fut confirmée par le petit cénacle d'officiers proches de lui dont
Poncet prit soin de s'entourer dès le départ, dont l'un d'entre eux était
spécialiste en communication et s'est fait par la suite un nom comme
commentateur militaire à France Télévisions. En dehors de cet entourage de
confiance, le général était cassant et dur avec ses hommes, à quelque grade
qu'ils se situent.
II ne cacha pas dès sa prise de fonction sa volonté de jouer
un rôle personnel de premier plan sur l’aspect politique de la crise
ivoirienne. De fait l’ancien patron des forces spéciales, à la différence de
ses prédécesseurs, consacra peu aux tournées des popotes en province, le long
de la ligne de cessez-le-feu, ou aux aspects proprement militaires de ses
responsabilités qu'il délégua volontiers à ses adjoints successifs. En
revanche, il se déploya et se dépensa en exercices intellectuels dans la
capitale, devant toutes les tribunes qui pouvaient lui être offertes, notamment
auprès de la communauté française. Je fus obligé d'apaiser l’ire compréhensible
de mon consul général qui y voyait une immixtion évidente sur ses
plates-bandes. J'eus moi-même à me calmer car le général était loin d'être un «
bon camarade » et ne passait que fort peu d'informations. En revanche, il
participait assidûment à toutes les réunions politiques organisées sous l'égide
des Nations unies par le représentant permanent du secrétaire général. Ma
conviction, confirmée par la suite, est que Henri Poncet, qui savait que le
tournant de la crise, forcément politique, se jouerait comme d'habitude dans la
capitale, s'y était préparé dès son arrivée. II avait anticipé les évènements
espérant en recueillir des retombées favorables. »
Voilà qui répond d’une certaine manière à
toutes nos questions précédentes. Car, et encore une fois, Le Lidec aura beau
dire, le général Poncet n’était pas un franc-tireur qui agissait pour son
propre compte et à sa fantaisie, mais la pièce principale d’un dispositif dont
la mise en place avait probablement été envisagée dès le rappel de Renaud
Vignal, mais qui ne sera vraiment au point que lorsque, après deux tentatives infructueuses
(lui-même et son successeur André Janier), on dénichera en la personne de
Jean-Claude Simon, l’« ambassadeur » qui n’aura pas honte de se salir
les mains.
« Je n'eus
pratiquement plus aucun contact avec le général Poncet, retranché dans son
bunker du 43ème BIMa, à partir du moment où il fit détruire les deux Sukhoi
ivoiriens qui avaient procédé au bombardement de Bouaké, le 6 novembre vers
13h30. J'avoue continuer d'avoir des doutes sur l'origine précise de l'ordre
ainsi donné, un samedi de surcroit où l’on sait que les responsables ne sont
pas si vite joignables, et la façon dont il aurait pu être exécuté dans un laps
de temps si rapide et sur un objectif aussi large puisqu'il était en fait
décidé de neutraliser tout objet volant ivoirien, quelle que soit sa nature
civile ou militaire. Lorsque le conseiller Afrique de Jacques Chirac, mon
collègue Michel de Bonnecorse, m'annonça par téléphone l’ordre de destruction,
l'action était déjà en passe d'être conduite sur l'aéroport de Yamoussoukro. Je
n'ai pu donc que lui répliquer combien l’opération me semblait lourde de
conséquence pour la sécurité des quinze mille Français résidant en Côte
d'Ivoire. Pour autant, la prise rapide de contrôle de l’aéroport international
d'Abidjan s'avérait des lors indispensable pour procéder à l’évacuation des
ressortissants français et occidentaux.
Le responsable de
Licorne aurait eu en revanche plus de nez à mieux se coordonner avec
l'ambassade pour gérer la crise politique et tous les aspects consulaires qui
allaient s'enchainer à grande vitesse. Le retour en catastrophe sur Abidjan de
la colonne Destremau stationnée à Bouaké, afin d'y sécuriser le 43ème BIMa
exposé pratiquement sans défense aux cohortes des « jeunes patriotes » de
Gbagbo, en est l'illustration même. Les premiers éléments français firent leur
entrée dans la capitale dans l'après-midi du dimanche 7 novembre. Ne
connaissant pas les lieux, ils s'égarèrent en ville avant d'être guidés par
Licorne vers le parking de l'hôtel Ivoire, prévu dans le plan de sécurité pour
être l’un des principaux lieux de rassemblement de la communauté française. Le
gros des troupes françaises arriva plus tard dans la soirée. Plutôt que de
suivre le tracé simple des deux grandes avenues se coupant à angle droit, le
boulevard de France et le boulevard des Martyrs, la colonne de chars, opercules
ouvertes, s'engagea étrangement dans la rue du Bélier, un étroit chemin oblique qui menait directement à la
résidence de France, mais surtout à celle voisine du président ivoirien devant
laquelle elle s'immobilisa. On m'a rapporté que plusieurs occupants de la
présidence, soit directement, soit même en téléphonant à Paris, s'étaient
déclarés prêts à se rendre... L'épisode reste pour moi peu clair. Il est
démenti formellement par les plus hautes autorités militaires, mais les
versions données, qu'il s'agisse d'un voiturage erroné de l'ONUCI, de la
protection de la résidence de France ou d'éviter des barrages supplémentaires
ne me paraissent guère convaincantes. Je me souviens entre autres du regret
qu'exprimait une semaine après le général Poncet, lorsque nous nous retrouvâmes
autour d'un barbecue à la résidence, de ne pas avoir obtenu l’autorisation de
Paris de bombarder le palais présidentiel pour régler le sort de Laurent
Gbagbo. »
Tout ce passage confirme notre hypothèse d’un
coup préparé de longue date, dont on cherchait un peu désespérément l’occasion
de le jouer, mais dont l’exécution se heurtait à de terribles incertitudes.
Mais, et peut-être même sans réellement le vouloir, Le Lidec nous apprend
quelque chose de très important : la « colonne Destremau » –
« la colonne », comme cela se disait déjà du temps de Monteil ou
d’Angoulvant – avait bel et bien pour objectif la résidence officielle du
président Gbagbo. Et le général Poncet ne pouvait pas ne pas le savoir ;
et il n’aurait donc rien trouvé à redire si le coup avait réussi – c’est le
sens de ses regrets… Manque de pot, il y avait un obstacle alors insurmontable,
ou plutôt, deux obstacles : le premier, c’était l’état de l’opinion
publique ivoirienne et le risque tout à fait réel d’un soulèvement de tout un
peuple exaspéré jouant le tout pour le tout ; le deuxième, c’était
« la désunion interne française » (voir ci-après), symbolisée dans ce
livre par la sourde rivalité entre « le diplomate et le militaire ».
« La manœuvre
fut conduite sept ans plus tard ! »
Formule admirable ! Evidemment, comme il
n’était plus là, Le Lidec n’était pas obligé de faire le détail ni de faire
dans la dentelle… Mais si cette formule me fait cette impression, c’est parce
que c’est le condensé de tout ce que Le Lidec venait de dire. Il n’était pas
obligé de faire le détail des sept années de préparation du dernier acte du
coup d’Etat le plus long de l’histoire : l’écrasement par la France des
forces vives de la nation ivoirienne et la capture de son dirigeant d’alors,
Laurent Gbagbo, après un processus électoral odieusement bidonné, dont il était
très probablement le vainqueur au grand dam de ceux qui, à l’instar de
Jean-Marc Simon, n’étaient venus que pour reconstituer coûte que coûte la Côte
d’Ivoire d’Houphouët, le fameux « Etat franco-africain » célébré par
J.-P. Dozon : « Après
dix années de souffrance, voici que la France et la Côte d'Ivoire que certains,
poursuivant des buts inavoués, ont voulu séparer d'une manière totalement
artificielle, se retrouvent enfin dans la joie et dans l'espérance. (...). Nous
avions su inventer vous et nous, sous l'impulsion du président Félix
Houphouët-Boigny et du Général de Gaulle, cet art de vivre ensemble qui
étonnait le monde et qui faisait l'envie de toute l'Afrique ».[1]
« Le lendemain
de cet épisode marqua encore davantage la désunion interne française et
l’atteinte grave portée à notre image en Afrique. J'avais dans la nuit réussi à
communiquer au téléphone avec Laurent Gbagbo. Ce dernier demandait à ce que les
troupes françaises quittent rapidement l'hôtel Ivoire ou elles devaient donc
rassembler et sécuriser la communauté française. II offrait en contrepartie
leur stationnement autour de l'hôtel du Golf, déjà « internationalisé » par
l'accueil des responsables des Nations unies et des représentants de
l'opposition. Je compris avec mon équipe qu'il ne reviendrait pas sur cette
position pour des raisons précises. En choisissant plusieurs années avant ce
site comme principal axe de notre plan de sécurité, nous n'avions pas pris en
considération sa proximité d'avec le palais présidentiel. Nous avions aussi
sous-estimé son importance stratégique, avec les émetteurs de Radio Côte
d'Ivoire placés au sommet de la tour de l'hôtel qui abritait également les
bureaux du Mossad, Israël jouant un rôle non négligeable pour la sécurité du
régime en place. Je réussis avec difficulté à joindre dans la nuit le général
Poncet pour l’informer de ma conversation avec Gbagbo et de notre analyse, lui
suggérant de donner ordre au colonel Destremau de quitter l’Ivoire pour l'hôtel
du Golf. Mon interlocuteur me répondit que ses hommes, qui avaient dévalé dans
des conditions extrêmes les 400 kilomètres séparant Bouake d'Abidjan,
méritaient du repos et qu'il trancherait la question du bivouac le lendemain
matin.
Campant depuis le 6
novembre dans mon bureau, je fus réveillé à l'aube du 8 par un appel
téléphonique de Mamadou Koulibaly, président de l'Assemblée nationale et proche
de Laurent Gbagbo. Je n'avais eu que de très rares contacts avec lui bien qu'il
m'ait fortement impressionné par son aisance et son intelligence lors de la
visite de courtoisie que je lui avais rendue à mon arrivée.
Aussi, son appel ce
matin-là avait bien une signification particulière. Tenu informé du transfert
de position entre les deux hôtels que son président avait demandé, il me
conseilla de ne pas agir à la hâte et de faire en sorte que ce mouvement soit
placé sous couvert d'une décision confirmée au plus haut niveau et qui
recevrait des lors une diffusion générale à l'adresse de la population. Le
général Poncet, qu'il contacta directement quand il comprit que je ne
contrôlais plus grand chose, tomba dans le piège et accepta de se faire trainer
de direct en direct sur la télévision ivoirienne pour signer, en fin de
matinée, une sorte d'accord en bonne et due forme quant au transfert de la
colonne Destremau. Dans le même temps, le redoutable conseiller ivoirien avait
dès le matin ameuté des quartiers nord d'Abidjan tous les militants du front
national patriotique pour qu'ils se mobilisent autour de l'hôtel Ivoire et
fassent obstacle au départ des chars de l'armée française. Le temps passait, le
général pataugeait, la situation s'envenimait, la tension montait entre la
centaine de soldats français pris dans la nasse et la foule africaine qui
grossissait minute par minute. C'était comme par hasard le jour où Thabo Mbeki,
président de la République sud-africaine et soutien ouvert du chef de l'Etat
ivoirien, arrivait en visite à Abidjan. Tout avait été conçu dans le plan
machiavélique du camp Gbagbo pour faire en sorte que le souvenir du drame de
Tien An Men soit immédiatement rappelé. Montrer au visiteur la sortie en force
des chars français sur des corps
ivoiriens rappellerait très exactement ce qui s'était déroulé à Pékin le
4 juin 1989. La mise en scène fut réussie puisque le désengagement par la force
de la colonne Destremau de l'hôtel Ivoire se solda par la mort de plusieurs
dizaines d'Ivoiriens. Je n'ai jamais compris pourquoi le commandant de Licorne
avait voulu conserver à cet emploi de protection consulaire en milieu urbain
des troupes d’élite combattantes, de surcroît fatiguées par les évènements
qu'elles avaient affrontés. Il avait pourtant à sa disposition immédiate, sur
zone, plusieurs détachements de gendarmerie mobile, plus aguerris à ce type
d'exercice rapproché. Son aversion naturelle pour la gendarmerie lui fit
négliger ce moyen d'affronter de meilleure façon un évènement qui s'avéra
finalement dramatique. »
Le rôle de Mamadou Koulibaly, alors président
de l’Assemblée nationale, au moment de cet épisode, rôle par ailleurs bien
éclairé par l’attitude du général Henri Poncet qui ressemble beaucoup à de la
connivence, ainsi que par les soupçons quasi instinctifs d’un Le Lidec
décidément peu au fait des réalités de ce terrain – qui englobent aussi les
êtres humains –, doit être analysé à la lumière de son comportement ultérieur,
dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne fut guère cohérent avec celui
que Le Lidec a observé. Un Le Lidec qui, au départ, ne pensait que du bien de
celui qu’il qualifiera ce jour-là de « redoutable conseiller
ivoirien ».
Tout d’abord, à quel titre Mamadou Koulibaly
intervint-il alors ? Il y a manifestement usurpation de fonction car, il
avait beau être le 2e personnage de l’Etat, il n’était point
légitime à agir en lieu et place d’un président de la République toujours à son
poste, ni même à se substituer motu proprio au Premier ministre, au ministre de
la Défense ou à celui de l’Intérieur, ni à l’autorité militaire, et cela même
au cas où une vacance brutale au sommet de l’Etat l’aurait placé de facto
au-dessus d’eux. Il est pour le moins étrange qu’un diplomate expérimenté comme
Le Lidec ne se soit pas interrogé sur la légitimité de cet interlocuteur…
Décidément, l’Afrique restera donc toujours cet endroit où, pourvu qu’ils ne
gênent pas les intérêts de sa patrie, les faits les plus étranges paraissent
tout à fait normaux à un bon Français ! En fait, à la lumière de tout ce
que nous avons vu faire et dire à Mamadou Koulibaly après et depuis le 11 avril
2011, il semble bien que ses démarches auprès de l’ambassadeur de France et du
commandant du corps expéditionnaire français en novembre 2004 faisaient aussi
partie de l’entreprise visant à renverser Gbagbo, dont pour sa part la colonne
Destremau constituait le fer de lance. Dans la configuration institutionnelle de
l’époque, si ce soudard avait réussi son coup, le président de l’Assemblée
nationale serait devenu, de fait comme de droit, le nouveau chef de l’Etat
ivoirien. Il ne s’agissait donc pas seulement d’une simple tentative d’usurpation
– ce qui est déjà répréhensible –, mais d’une véritable forfaiture ; et qui
est donc restée impunie.
« Ces deux ou
trois anecdotes n'entendent être qu'une très modeste contribution à des
épisodes historiques qui furent aussi riches et compliqués que difficiles à
vivre.
Elles mettent
seulement en évidence la disparité des points de vue, analyses et moyens qui
peuvent parfois séparer diplomates et militaires. Mais, en ce qui me concerne,
elles n'ont en rien entamé les liens profonds de solidarité et de coopération
qui les rapprochent dans l'honneur qu'ils assument de représenter la France
hors des frontières. Cette certitude m'avait d'ailleurs conduit à demander au
général Bruno Dary, alors gouverneur militaire de Paris que j’avais connu sur
le terrain comme commandant en second de l’opération Licorne, de me remettre
les insignes d'officier de la Légion d'honneur. II me fit l'honneur de me les
remettre à l'Hôtel des Invalides.
C'est vraiment sur
le tard que je me permets d'ajouter à ces souvenirs personnels une rapide
considération politique qui s'y raccroche d'ailleurs directement. C'est notre
intervention militaire au Mali qui me l’a inspirée et je pense que beaucoup des
personnels militaires aux côtés de qui j’ai servi en Côte d'Ivoire auront eu le
même réflexe. On peut en effet observer tout au long de notre opération de
2013, dans les communications officielles publiées comme dans les commentaires
apportés, que pratiquement aucune mention explicite n'a été faite de la Côte
d'Ivoire, en dépit de l'étalement de l'opération Licorne sur près de dix
années. Hormis le facteur de la menace terroriste et djihadiste, les situations
n'étaient pourtant pas si éloignées dans deux pays voisins l’un de l’autre, à
configurations géographique et sociale proches, connaissant des problèmes de
développement largement identiques, avec enfin des deux côtés de la frontière
des forces armées nationales faibles et désorganisées et des rebellions au
contraire entreprenantes. Que n'avons-nous huit ans plus tôt rêvé nous aussi,
avec l’état-major de Licorne, d'une « charge de la brigade légère » qui eut
repoussé militairement la rébellion pour apporter diplomatiquement une
solution. Au lieu de quoi, nous avons
tracé une ligne de démarcation et nous nous sommes assis, à Marcoussis,
au milieu des problèmes sans grande chance de les résoudre. Nous n'avons pas
cité la Côte d'Ivoire mais nous avons abondamment fait référence, un peu à la
Libye, mais essentiellement à l'Afghanistan pour démontrer qu'au Mali
également, nous saurions organiser notre retrait à une date rapprochée. Il serait
pourtant dangereux de ne poser aucune réflexion en profondeur, notamment
sur le plan du développement, et de n'avoir comme seule préoccupation que de
fixer aussi rapidement que possible une date butoir de retrait pour désarmer
les critiques inévitables de l'opinion publique intérieure. C'est sans doute sa
durée qui a empêché les politiques de prendre « Licorne » comme référence d'une
opération extérieure, alors que tant d'efforts et de sacrifices ont été
déployés par tant d'hommes, pour des résultats politiques qui restent encore
aujourd'hui à être vérifiés. »
« Cette
expérience de trois ans au bord de la lagune Ebrié, comme écrit cette chère
Lettre du Continent, me laisse en fait, sur un plan politique général, une
impression quelque peu dubitative quant à notre façon de conduire des
expéditions militaires en Afrique, puisqu'elles semblent encore de mise.
N'a-t-on pas remis en priorité, sous la pression de l’actualité et des effets
de la communication, des objectifs avant tout sécuritaires et humanitaires qui
viendraient sournoisement supplanter les impératifs du développement ? Je ne
veux pas à mon tour faire ici le procès d'une "France Afrique" dont
je pensais vivre les derniers soubresauts mais m'inquiéter seulement du mode
opératoire et du plan de communication dont nous entourons nos interventions,
trop rapidement qualifiées de « victoire » alors que l'histoire nous a enseigne
si souvent que l’enlisement guettait toute offensive, fut-elle "éclair"
au départ. Le scenario, d'ailleurs mis au point lors de notre intervention en
Côte d'Ivoire et affiné au fil de nos opérations extérieures suivantes,
s'égraine en trois principes : l’intervention militaire vise en premier lieu à
assurer la protection des ressortissants français et étrangers. Elle s'inscrit
dans le cadre d'un mandat du conseil de sécurité sous chapitre VII de la
charte. Elle accompagne le déploiement des casques bleus de l'ONU, présentés
comme l’ossature principale de l’intervention, et trouvera le relais de
l'effort que les Africains eux-mêmes sont appelés à fournir.
La réalité apparait
pourtant bien en-deçà de ces paradigmes. La justification première de
protection de la sécurité de nos ressortissants, sans en nier le bien-fondé en
certaines circonstances particulières, force à se demander pourquoi certaines
communautés françaises y auraient droit et pas d'autres, situées dans des zones
aussi dangereuses mais hors de portée du rayon d'action des forces françaises
ou tout simplement hors-champ de l’intérêt de l’opinion publique. Nos
opérations extérieures gagneraient sans doute en force et en grandeur si nous
abandonnions ce prétexte hexagonal et étriqué de la protection consulaire qui
n'entre pas dans le rôle et la vocation des armées. Erigée en principe, cette
protection trouve naturellement son terme lorsque tous nos ressortissants et
d'autres étrangers éventuellement sont mis à l’abri de toute atteinte. La
question qui découle naturellement est de savoir si on laisse les populations
locales à leur sort ? Mais je dois dire qu'au-delà du principe, les Français
d'Abidjan, de Sassandra, de San Pedro et d'ailleurs ont été bien soulagés de
voir arriver nos soldats. En second lieu, nos diplomates sont particulièrement
experts pour agir efficacement aux Nations unies mais n'est-ce pas souvent par
défaut, nos partenaires nous laissant volontairement seuls à nous enferrer, que
nous emportons nos « résolutions-parapluie », même à l'unanimité ? Pour avoir
servi dans des pays en crise accueillant des casques bleus, il n'est plus
besoin de faire de longs discours sur la façon qu'ils ont de s'y conduire.
Coupés le plus souvent des populations, peu mobiles et patauds sur le terrain,
craintifs devant des anicroches qui pourraient les engager plus avant, ils
préfèrent leurs camps retranchés derrière barbelés pour y toucher les soldes
qui, seules, les motivent. Quant à la formation de troupes africaines qui
puissent prendre la relève pour assurer la sécurité, c'est à mon sens, pour en
avoir suivi pendant quinze ans les différents avatars, un véritable serpent de
mer qui n'a toujours pas donné les résultats escomptés. Et que dire d'une
coopération dans ce domaine de l'Union européenne dont les protocoles de
formation et les méthodologies diffèrent tant de pays à pays ! »
Tout ce passage n’a pas besoin de
commentaires. Il suffit de le lire avec attention et de le méditer en
profondeur pour en pénétrer toute la signification et toutes les implications.
Quand on dit que cette crise n’est pas une
« crise ivoirienne » mais une « crise des relations
franco-ivoiriennes », ce qu’il faut surtout comprendre par-là, c’est que
tant que cette crise durera, tout ce qui sera un problème pour nous, Ivoiriens,
sera aussi un problème pour les Français. Évidemment les Français ne voudront
jamais le reconnaître d’eux-mêmes car, s’agissant de leurs turpitudes coloniales,
c’est bien connu, ils sont incapables de se corriger. C’est donc à nous de les
y forcer, et c’est tout à fait possible, même si cela a évidemment un coût qui
pourrait être très élevé. Ce n’est pas la voie que Bédié a choisie après son
renversement. Ce n’est pas non plus le choix vers lequel aujourd’hui Affi
N’Guessan veut entraîner les militants et les sympathisants du FPI ; et je
ne suis pas sûr qu’à cet égard ses adversaires font un choix vraiment différent
du sien.
D’ailleurs, en la matière, Laurent Gbagbo lui-même, dont les uns et les autres se
réclament à cor et à cris, ne chercha jamais vraiment à forcer les Français à
assumer leur part de responsabilité dans les malheurs de ce pays qu’ils se
plaisaient naguère à exhiber comme le fleuron de leur empire « décolonisé ».
Obliger
les Français à reconnaître leur responsabilité dans nos malheurs, c’est d’abord
commencer nous-mêmes par poser en toute clarté que nos objectifs sont
diamétralement opposés aux leurs et par bien nous pénétrer de cette vérité :
si nous en sommes là, c’est parce que, se sachant plus forts que nous dans
notre propre pays aujourd’hui et pour longtemps, ils nous y comptent pour rien.
« Vouloir le changement en Côte d’Ivoire, titrions-nous
récemment un article de ce blog, c’est aussi se prononcer sur la question de
notre souveraineté »[2],
c’est-à-dire : tout faire pour la récupérer d’entre les mains des
colonialistes impénitents et de leurs créatures.
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