samedi 18 juillet 2015

LA POLITIQUE AU SERVICE DU PAYS

18 juillet 1990-18 juillet 2015.
La lettre pastorale historique des évêques a 25 ans.
 
INTRODUCTION
 
Nous vivons, tout le monde le sait, une époque particulièrement riche en événements dont les répercussions imprévues touchent tous les continents sans épargner notre Afrique en mal elle aussi de changements.
Les moyens de communication sociale (presse, radio, télévision) rendent abondamment compte de ces profondes transformations politico-sociales survenues un peu partout, comme en chaîne. C'est dans cet ensemble douloureux mais chargé d'espérance qu'il convient de situer le cas de la Côte d'Ivoire.
Responsables spirituels de bon nombre d'entre vous, sans être nécessairement des spécialistes en matière politique, mais constamment à l'écoute de vous tous, chrétiens et hommes de bonne volonté, Nous, Evêques de Côte d'Ivoire, nous nous sentons appelés à vous adresser cette lettre. Elle veut jeter un regard de foi sur la situation du pays et proposer des chemins de réflexion à la lumière de l'Evangile et de la doctrine sociale de l'Eglise.
Avec vous, nous voulons dégager le sens et la portée humaine et spirituelle de la fonction politique au service de la Nation, surtout dans la problématique nouvelle marquée par le pluralisme. Nous entendons ainsi, entre autres, apporter notre contribution à l'échéance prochaine des élections nationales, événement important que le pays s'apprête à vivre.
Après un survol des événements récents, conséquence de la crise, nous parlerons de la politique au service du pays, et notre message s'achèvera par des appels en direction des différentes couches de la population.
PREMIERE PARTIE : SURVOL DES EVENEMENTS, CONSEQUENCE DE LA CRISE.
Au plus fort des événements qui ont secoué la Côte d'Ivoire, nous avons poussé un cri de foi pour essayer de calmer les cœurs et les esprits des croyants que vous êtes. Quand le peuple de la Bible traversait des épreuves nationales, il se tournait vers Dieu pour lui crier sa douleur et son espoir en ces termes :
« Dieu, tu nous as rejetés, rompus, Tu étais irrité, reviens à nous ! Tu as fait trembler la terre, tu l’as fendue ; Guéris ses brèches, car elle chancelle ! Tu en fis voir de dures à ton peuple. Tu nous fis boire un vin de vertige ; Tu donnais à tes fidèles le signal de leur débâcle sous le tir de l'arc. » (Ps 60, 3-6).
Le peuple de Côte d'Ivoire lui aussi en a vu de dures. Maintenant que la tempête semble passée et que le pays retrouve une certaine accalmie, nous revenons vers vous pour vous inviter à analyser de plus près ces mêmes événements pour en saisir la signification. Il n'est pas inutile de rappeler brièvement ces événements pour mieux dégager leur double signification d'avertissement et d'appel de la part de Dieu.
1. - Bref rappel.
Les événements de ces derniers mois, nous nous garderons de les oublier, car ils sont chargés d'enseignements sur notre passé et pour notre avenir. On se rappelle que la « grogne populaire » a commencé avec la grève des étudiants, suivie plus  tard par les manifestations des élèves, elles aussi prolongées par les grèves des travailleurs.
L'ampleur de ces événements se mesure à la panique qu'ils ont provoquée au sein de toute la population dont les institutions ont été ébranlées. Ce qui était extraordinaire, c'était le caractère généralisé des grèves. Mais il n'y avait rien de plus affligeant et de plus préoccupant que la violence qui s'est donné libre cours durant certaines manifestations. Il s'agit d'une violence pensée, organisée, brutale en paroles comme en actes.
Enfin, nous devons évoquer explicitement et particulièrement ce grand malheur que constitue, pour toute la nation, « l'année blanche ». Nous en sommes tous frappés, affligés et humiliés : nous ne savons même pas comment nous relever, tant il est vrai que les solutions proposées, les décisions prises pour s'en sortir sont reçues avec scepticisme et inquiétude.
2. - Un avertissement.
Nous sommes certes traumatisés, scandalisés par ces événements, mais si nous croyons en Dieu et en l'homme, nous pouvons saisir dans ces difficultés un avertissement vigoureux qui nous montre crûment le danger à éviter. Ce qui nous arrive actuellement, quand on y réfléchit, nous montre effectivement que le temps du « miracle ivoirien » est clos et qu'il a fait maintenant place au « mal ivoirien ». De l'écorce à la moelle, ce « mal ivoirien » est économique, social, politique, moral, spirituel.
Notre économie est disloquée. Avec la détérioration des termes de l'échange, le travail, au village comme en ville, ne peut plus faire vivre le travailleur; l'appauvrissement qui en découle déstabilise les familles, la société. Celle-ci ne fonctionne plus selon les règles de l'équité, mais plutôt selon les critères de l'intérêt individuel et de la corruption. Alors on comprend très bien que la faillite sociale conduit droit à la faillite politique. Mais quand les habitants d'un pays sont croyants et que ce pays sombre dans l'appauvrissement, l'insécurité, l'immoralité, l'injustice, il faut conclure que la faillite est également spirituelle. En effet, si nous en sommes là aujourd'hui, c'est que, malgré notre foi en Dieu, comme animistes, musulmans, chrétiens, nous n'avons pas toujours agi conformément à la volonté de Dieu dans la gestion des choses et des hommes.
En effet, nous avons parfois géré avec beaucoup de légèreté et de malhonnêteté les immenses richesses que la Providence à mises à notre disposition. A tous les niveaux, le gaspillage, la corruption, le détournement du denier public se sont profondément ancrés dans les mœurs. Peut-être avons-nous perdu le sens de la vraie solidarité et du bien commun, à tel point que le citoyen n'est plus objectivement protégé par la loi mais par les relations qu'il a avec tel ou tel ; pire encore, le coupable reste trop souvent impuni à cause des appuis dont il dispose.
Mais ce qui nous interpelle avec plus d'insistance à travers les événements de ces derniers temps, c'est la violence qui a explosé notamment dans le milieu scolaire et dans les forces de l'ordre. Au-delà des bâtiments détruits et des coups de feu, c'est notre système scolaire et notre sécurité qui volent en éclats dans la colère et sombrent dans la méfiance, le doute et la peur. Ce sont là autant de signes qui montrent que, malgré l'apparente accalmie actuelle, la violence couve toujours dans ce pays de la paix qui pourrait devenir à tout moment, une véritable poudrière.
Nous condamnons fermement les actes de violence que nous avons vécus, aussi bien que les dénigrements systématiques de l'autorité! Mais nous voulons également percevoir dans ces débordements un appel au changement, à un mieux-être.
3. - Appel au changement.
Les événements qui ont secoué notre pays, et le font encore frissonner, exigent un changement dont nous nous efforçons ici de préciser la notion, le contenu et les effets.
a) Notion.
Sans entrer dans des considérations philosophiques, nous voulons simplement dire que le changement suppose une permanence : quelque chose du passé qui demeure dans le présent et qui continue dans le futur. C'est cela que nous appelons aujourd'hui les acquis de la Côte d'Ivoire. Ces acquis doivent être conservés pour que dans le changement, la nation soit identique à elle-même. Ainsi, notre devise : UNION, DISCIPLINE, TRAVAIL, la forme démocratique républicaine et laïque de notre Etat sont autant d'acquis que l'on ne saurait remettre en cause, sans compromettre l'identité même de la Côte d'Ivoire indépendante.
D'ailleurs, chaque fois que notre pays s'est montré fidèle aux valeurs auxquelles nous venons de faire allusion, il a remporté des succès indéniables, dus à l'effort courageux, à la mesure et à la sagesse du peuple tout entier, de ses dirigeants et du Chef de l'Etat. C'est pourquoi, dans la tourmente actuelle, il ne faudrait pas oublier les sacrifices de ces travailleurs des campagnes et des villes, l'engagement de ces cadres et de ces responsables politiques et administratifs, l'ardeur de ces jeunes à préparer leur avenir, l'avenir de ce pays. Le dévouement réel de toutes ces personnes connues ou inconnues doit être aujourd'hui notre fierté et nous inspirer constamment dans notre volonté de changement.
b) Contenu
Quand on parle de changement dans notre pays, on pense aussitôt au changement des structures et des hommes politiques, alors que ce qui est réellement en jeu c'est la mentalité et le comportement de l'ensemble des citoyens de ce pays. Les aspirations profondes à la justice, à la liberté doivent se vivre dans des cœurs renouvelés, débarrassés de toutes formes subtiles ou brutales d'injustice, d'asservissement et de mensonge. Ce renouvellement intérieur passe nécessairement par la reconnaissance des erreurs du passé et par le repentir.
Il est évident que ce renouvellement intérieur des mentalités et du comportement concerne tous les habitants du pays, nationaux comme étrangers. Chacun examinera sa conscience à la lumière de la justice, de la vérité, de la liberté, de la paix, dont on vient de redécouvrir la valeur dans l'existence de l'individu et de la société.
c) Les effets
Certes, le vrai changement se situe au niveau profond des mentalités et des cœurs, mais il ne serait rien s'il ne produisait pas de fruits visibles. Ces effets du changement, nous souhaitons vivement les constater dans le comportement des hommes et dans le fonctionnement des institutions.
Il nous faut en effet des hommes prêts à traiter les autres comme ils voudraient qu'on les traite eux-mêmes ; des hommes disponibles à accueillir la vérité et la liberté de l'autre; des hommes soucieux de proposer humblement leur propre vérité, afin que, dans un dialogue réel, ils contribuent à construire la paix dans la justice.
Ces hommes-là seront assurément les animateurs désirés pour le bon fonctionnement des institutions de la vie communautaire. Dans ce cadre concret et pratique d'un Etat de droit, où la loi est égale pour tous, chaque citoyen se sent naturellement reconnu, protégé et promu dans sa dignité d'homme ou de femme.
Maintenant que, dans notre pays, la liberté individuelle et collective s'exprime aussi dans l'existence de plusieurs partis politiques, on pourrait également attendre de ces derniers qu'ils veillent à ce que les institutions de l'Etat fonctionnent effectivement selon les valeurs de justice, de liberté, de vérité auxquelles nous aspirons tous. Ainsi, des partis qui ne sont pas au pouvoir n'en joueront pas moins leur rôle d'éveilleurs et d'éducateurs de la conscience politique de toute la nation.
DEUXIÈME PARTIE : LA POLITIQUE AU SERVICE DU PAYS.
Avec l'avènement du multipartisme, la Côte d'Ivoire va vivre une nouvelle expérience politique. Elle s'y prépare et entrevoit déjà l'horizon des prochaines élections. Tout le monde s'attend à ce que ces consultations populaires se déroulent dans la plus grande clarté et dans la transparence la plus totale. Nous ne devons décevoir, sur ce point, ni la nation, ni l'opinion internationale. Nous devons au contraire manifester notre maturité.
Nos paroles et nos actes et plus spécialement les droits et devoirs de vote auront pour seuls objectifs la promotion intégrale de l'homme et celle du bien commun. Nous osons espérer que les autorités politiques et les citoyens mettront tout en œuvre pour que ces opérations électorales se déroulent dans de très bonnes conditions de loyauté et de sauvegarde de la paix.
1. - Le devoir de vote.
Les Ivoiriens ont une conscience plus vive de la dignité humaine. Ils s'éveillent de plus en plus à la vie politique et exigent avec raison que soient mieux protégés le droit d'exprimer des opinions personnelles et celui de donner des points de vue autres que ceux des hommes au pouvoir. Cette garantie permet en effet de participer librement et activement à la vie et à la gestion des affaires publiques ainsi qu'à l'élection démocratique des gouvernants sans crainte d'être menacé ou poursuivi.
Le vote est un devoir important pour tout citoyen. Il permet au peuple de mettre en place un candidat de son choix. Mais nous rappelons que l'usage de ce libre suffrage doit viser le bien de la communauté. On veillera à ne pas désigner un candidat incapable. En effet, si en parfaite connaissance de cause on donne sa voix à quelqu'un qui n'est pas à la hauteur de la tâche qui lui est confiée, on participe sciemment à une opération qui risque de diviser et de retarder le pays. Par contre, participer à l'élection d'un candidat valable, c'est contribuer à la création de conditions qui favorisent la promotion de la nation ou de la région.
On comprend dès lors l'importance du vote. Le choix des citoyens doit porter sur des hommes intelligents et compétents, doués d'un minimum de culture politique, soucieux de développer le pays en tenant compte de toutes les couches sociales. Ces hommes doivent servir le pays avec désintéressement et non se servir. Ils feront preuve de qualités morales telles que le dévouement, l'esprit de service, le courage, la prudence et surtout l'honnêteté. Ces critères sérieux sont tout le contraire des critères faciles, égoïstes et dangereux qui reposent uniquement sur la famille, la tribu, l'argent et la religion.
Ainsi donc, avant d'accomplir son devoir de citoyen par le vote, l'Ivoirien se mettra devant sa conscience afin de poser son acte en faveur de celui qui peut contribuer réellement au développement intégral du pays ou de la région. Comme on le voit, il s'agit d'un acte lourd de conséquences. C'est pourquoi il est absolument nécessaire de l'accomplir librement, dans la vérité.
2. - Le multipartisme.
Nous accueillons l'avènement du multipartisme comme une manifestation plus explicite de liberté politique, une possibilité réelle d'opinions diversifiées et un cadre normal de débats publics. Un multipartisme bien compris et bien vécu peut en effet favoriser la concertation, l'alternance et le progrès. Mais mal compris, il peut donner lieu au tribalisme, au régionalisme, à l'immobilisme politique et à la paralysie de l'économie. Nous devons savoir que les partis politiques ne constituent pas une fin en soi. Ils sont des moyens d'actions au service de la société. Dans le parti unique comme dans le multipartisme, les principaux objectifs à atteindre sont la promotion du bien commun, la justice et la paix. En de cette voie, les groupes politiques n'ont aucun sens et deviennent des moyens d’oppositions violentes. Il y a donc lieu d'examiner à fond ce qui motive-la création des partis politiques ou l'appartenance à telle ou telle formation.
3. - Eviter la violence
Quand on perd de vue les objectifs cités ci-dessus, quand on fait fi de la vérité, de l'honnêteté et du sens de la justice pour s'enfermer dans l'égoïsme, on glisse facilement dans la discorde, le déchaînement des violences verbales et physiques. Alors triomphe l'esprit de domination avec son cortège de mépris des personnes, d'envie, d'orgueil, de vengeance. Et le mécontentement devant ces maux provoque des réactions qui conduisent à la destruction des acquis du pays, à la torture physique et morale. Toutes ces pratiques répréhensibles sont indignes de l'homme. Il faut abolir dans notre pays les pressions et l'usage organisé de la violence qui risquent fort de compromettre le jeu démocratique, de dresser les formations politiques les unes contre les autres et de bloquer le développement normal du pays. Que tous sachent que la Côte d'Ivoire a des précautions à prendre en ce moment pour ne pas déraper et tomber dans le feu de la violence. L'heure est donc venue de donner à tous une vraie éducation civique et politique.
4. - Education civique et politique
Cette formation reste sérieusement à faire pour la sauvegarde, la promotion et la maturation d'un véritable esprit démocratique. Il importe d'inculquer le respect de l'adversaire politique, d'éviter la délation et les propos diffamatoires. C'est un devoir impérieux pour l'Etat et pour les partis "d'assurer aux individus et aux masses l'information et la formation nécessaires, non seulement sur les réalités et les institutions du pays, mais aussi sur les devoirs de service qui incombent aux citoyens"(l). On doit enseigner à" ces derniers par tous les moyens traditionnels et modernes, dans la famille, au village, à l'école, par la presse, la radio et la télévision comment être artisans de paix et non comment entretenir entre eux des sentiments d'hostilité, "de haine et de partis pris idéologique" ^ qui les divisent et les opposent.
Très tôt les Ivoiriens seront initiés aux vertus d'un vrai patriotisme qui leur permettront d'instinct de parler et d'agir dans l'intérêt bien compris de leur pays. Ce pays qu'ils n'hésiteront pas à défendre de toutes leurs forces et avec amour ; ils s'évertueront à le développer par l'effort conjugué de leur intelligence et de leurs bras.
5. - La politique au service du pays
La préparation à la période des élections doit donner lieu à une réflexion approfondie sur l'action et la vie politique. Avec le Concile Vatican II, nous disons que "tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes et plus encore du bien commun de l'ensemble de la famille humaine".
La politique au service du pays doit être intégrale. Elle doit viser à développer "tout homme et tout l'homme".
« Tout homme », c’est-à-dire toutes les catégories de personnes vivant dans le pays : hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles et enfants ; paysans, ouvriers, commerçants, chômeurs, travailleurs, cadres et dirigeants politiques. Tous constitueront le centre de toute action politique.
Ce développement doit atteindre également "tout l'homme", c'est-à-dire, prendre en compte toutes les dimensions de la personne humaine : économique, physique, intellectuelle, culturelle, morale et spirituelle.
Les valeurs culturelles doivent être partagées et vécues en profondeur par tous, sinon les Ivoiriens risquent de se laisser emporter par des courants étrangers et d'être tout sauf eux-mêmes.
Il est temps de redonner aux valeurs morales leur importance et leur place dans la vie de la nation. Nous prions les autorités administratives et politiques de lancer une vraie campagne dans l'opinion publique pour supprimer ce dangereux courant de malversations qui prévaut dans notre pays, et faire naître et régner une tradition de rigueur et d'honnêteté. Le respect du bien public doit entrer dans les mœurs. On se gardera donc d'inquiéter ou de poursuivre ceux qui honnêtement réagissent contre les infractions. Cette santé morale nationale doit être l'affaire de tous. C'est pour l'avoir trop souvent négligée que nous nous trouvons dans la situation que nous connaissons.
Une politique intégrale ne peut se passer de la référence aux valeurs spirituelles. Les hommes politiques conscients de leur nécessité en tiennent compte. Ils se forgent sans doute dans le feu de l'action mais surtout dans la réflexion, l'écoute, l'étude personnelle assidue, le silence du recueillement et de la prière. Ce sont là des sources d'énergie auxquelles ils puisent pour être efficaces dans leur action. Ils savent se remettre en question et faire le point pour voir le chemin parcouru, examiner les difficultés du présent et planifier l'avenir. De tels hommes bâtissent la cité en tenant compte de Dieu... (Ps 126,1). Des Etats ont voulu construire un monde sans Dieu. Finalement, c'est contre l'homme lui-même que ces régimes se sont tournés. Ignorer le religieux ou le combattre, c'est s'arrêter à mi-chemin du développement intégral de l'homme.
6. - L'engagement politique.
La politique est un domaine complexe, difficile. C'est pourquoi beaucoup d'hommes affichent une indifférence presque totale face à l'engagement politique. Ils y voient le domaine du mensonge, de l'hypocrisie, de la ruse, des "coups bas" et n'osent pas s'y aventurer. Ils aiment "les choses propres" ; aussi regardent-ils la politique comme une "arène boueuse" dans laquelle ils se refusent de descendre. Ainsi ils ne se salissent pas les mains. Peut-être préfèrent-ils rester à l'écart pour se réserver le droit de critiquer ceux qui osent "se mouiller".
La fonction politique est une carrière noble et « l'Eglise tient en grande considération et estime l'activité de tous ceux qui se consacrent au bien de la chose publique et en assument les charges pour le service de tous »[1]. C'est pourquoi certains citoyens devraient l'embrasser sans hésitation, s'ils sont capables de conduire le pays sur le chemin du développement, dans l'honnêteté, la justice et la paix. Notre pays a besoin de dirigeants politiques qui soient des rassembleurs d'hommes voués au service de leurs frères. Ainsi, quand un citoyen est habité par la volonté de sortir sa commune, sa région, son pays de l'ornière du sous-développement, il peut réellement unir et mobiliser toutes les énergies du terroir pour œuvrer à son progrès. Sollicité par la population, un tel homme peut et doit se jeter dans l'arène politique. Dans de telles circonstances, ce serait une erreur et une faute de laisser la place à des incapables.
Au terme de notre réflexion commune, nous réaffirmons que notre message s'adresse à tous nos compatriotes, citoyens d'origine ou d'adoption. Ne sommes-nous pas tous, à des degrés divers, responsables et tributaires de la situation créée par notre histoire commune ? Aussi nous semble-t-il opportun de lancer un appel pressant à tous.
TROISIÈME PARTIE : APPEL PRESSANT A TOUS
1. - Aux responsables religieux :
Et d'abord nous les responsables religieux, n'avons-nous pas à nous remettre en cause ? Avons-nous toujours su prêcher à temps et à contretemps la parole de Dieu ? Et avons-nous aidé suffisamment et à propos les dirigeants et les autres par nos conseils judicieux et nos exemples ? Avons-nous su combattre chez nos fidèles l'indifférence, l'égoïsme, la tiédeur et le fanatisme ? Nous avons certainement des efforts à faire pour accomplir notre mission dans la société d'aujourd'hui.
2. - Aux croyants :
Nous lançons un appel fraternel à tous les croyants. Vous savez frères, que pour celui qui croit en Dieu, aucune situation n'est désespérée. Dieu, le Tout-puissant, est au cœur des événements de la vie des hommes. Maître de tout, il conduit avec sagesse notre histoire. Il aime la Côte d'Ivoire. Il ne peut l'abandonner.
Le moment es" favorable, En ces heures difficiles, tournez-vous vers Dieu et à la lumière de votre foi, lisez attentivement les événements de ces derniers mois. Vous discernerez les appels de Dieu à la conversion des mentalités, à un profond changement de vie dans la vérité et l'humilité. Bref, vous y découvrirez une immense source d'espérance.
C'est dans votre foi que vous devez également puiser la force pour œuvrer au développement intégral de la nation ivoirienne. C'est dans cette foi que, vous croyants, vous devez rechercher et trouver la vraie valeur de la tolérance, du respect de l'autre, de la fraternité et de l'amour.
A l'heure des débats politiques, n'oubliez pas cette nécessaire référence à la foi en Dieu.
3. Aux chrétiens
Quant à vous chrétiens, vous savez qu'à la suite de notre Maître Jésus-Christ, vous devez être lumière des nations. Dans cette période trouble et ténébreuse de son histoire, la Nation ivoirienne attend, exige même que vous soyez, vous aussi, la lumière qui la guide à travers le tunnel de cette crise. Elle attend la cohérence de votre foi en Jésus avec votre vie de chaque jour dans vos familles, vos professions et vos relations humaines. La Nation tout entière espère que, au nom de Jésus, qui est VERITE et AMOUR, vous vous efforcerez de renoncer à l'égoïsme et à l'orgueil pour encourager et promouvoir la concertation dans la franchise et dans l'humilité.
Il ne nous appartient pas de vous orienter vers tel ou tel parti politique. Vous les jugerez concrètement sur leurs intentions et leur programme pour motiver vos choix. Vous vous rappellerez cependant que le parti que vous aurez choisi doit vous pousser à servir les hommes dans le respect des lois de Dieu révélé en Jésus-Christ.
4. Aux dirigeants et militants de tous les partis politiques
Une page de notre histoire nationale est tournée. A vous tous il revient d'écrire, dans le respect mutuel et l'unité, la nouvelle page qui s'ouvre devant vous.
Le multipartisme, c'est-à-dire la liberté de choisir son parti, son appartenance politique, ne nous offre pas une panacée, une solution miracle, tant s'en faut. Seules les qualités des hommes qui l'emploient et le vivent peuvent lui imprimer une orientation humaine profitable à tous. En fait c'est un régime exigeant, un régime de remise en question constante, de réajustement périodique. Faute de quoi les risques encourus sont éprouvants, intolérables à la longue : effritement, dictature de fait des partis, révolte des sans voix, immobilisme, démagogie...
Chers compatriotes qui entendez prendre une part active dans les affaires publiques nationales, adultes et jeunes, nous vous demandons de vérifier vos motivations et de purifier votre regard.
Nous souhaitons surtout que vous viviez avec sérénité, le multipartisme pour que cette nouvelle expérience politique soit un succès. Que jamais des frères et des amis ne s'entre-déchirent pour des raisons politiques, étant bien entendu que tous les partis politiques doivent être au service du bonheur de l'homme dans ce pays.
Certes la promotion personnelle et les avantages matériels ont leur importance, mais s'ils sont les seuls à déterminer votre carrière politique, c'est le règne de l'arbitraire, la spirale de la violence verbale et physique. Les hommes qu'il faut pour sortir ce pays de l'ornière devront se tenir au-dessus du discours figé de la nostalgie et du verbe démagogique. Mensonge et désinformation, bas calculs et agressions de toutes sortes... rabaissent leurs auteurs et n'apportent en définitive rien de positif à la cause que l'on croit défendre. Car seule la vérité rend l'homme vraiment libre et respectable.
5. Aux jeunes gens et jeunes filles
Dans la Côte d'Ivoire d'aujourd'hui, vous constituez la frange la plus nombreuse de la population.
En partie, vous êtes à l'origine de ce changement généralisé. Dans ce vent de renouveau, vous avez osé, certains, prendre vos responsabilités dans le bien. D'autres, mal informés ou pervers, ont posé des actes répréhensibles. Qu'ils sachent, ces derniers, que « persévérer dans le mal est diabolique ».
Dans cette période d'incertitude et de brouillard, soyez vous-mêmes. Efforcez-vous de faire le bon choix. Cela suppose de votre part une volonté constante de vous informer objectivement et de vous former afin de vous déterminer en toute connaissance de cause.
Avec vos parents, vos éducateurs, vous avez particulièrement porté le poids de « l'année blanche ». Certains d'entre vous ont employé ces longs moments de loisirs à la réflexion, à l'aide organisée à leurs frères plus pauvres, à l'étude, à la prière. Cela est positif.
Nous souhaitons avec vous tous que les cours reprennent dans de meilleures conditions ; que les autorités et vous-mêmes, dans une concertation constante, trouviez les voies et moyens d'une reprise harmonieuse et profitable à tout le pays.
Jeunes gens et jeunes filles, dans l'atmosphère actuelle où les vraies valeurs humaines s'estompent, sachez faire la part des choses. Gardez en tout votre liberté d'action. Habituellement, vous êtes exigeants pour les adultes, soyez aussi sans complaisance pour vous-mêmes. Mettez dans votre vie un maximum de foi, d'espérance et de charité.
6. - Aux citoyens et citoyennes
Hommes et femmes de toutes origines et de toutes religions, efforcez-vous de vivre cette période de crise généralisée d'une façon positive. C'est-à-dire reconnaissez dans le calme et la lucidité, la profondeur et la multiplicité des problèmes qui sont les nôtres sans désespérer de l'avenir.
L'histoire de tout un pays ne peut se limiter à trente ans d'existence. Il n'est pas tonifiant de situer définitivement l'âge d'or de la Côte d'Ivoire dans le passé. Ce serait également illusoire et dangereux de gommer ce passé et de miser uniquement sur le présent et l'avenir. Les peuples sans mémoire sont des peuples très vulnérables. L'histoire est toujours maîtresse de vie.
Malgré des erreurs de parcours, notre pays, aujourd'hui encore, dispose d'immenses possibilités pour construire un avenir meilleur.
Comptez ses nombreuses ressources humaines: population jeune bouillonnante de vie, cadres autochtones diversifiés et compétents qui ne demandent qu'à s'investir dans le secteur privé et dans les institutions publiques. Une prise de conscience plus nette des défis nationaux arme de courage et d'enthousiasme ceux qui se donnent la peine de réfléchir. La Côte d'Ivoire, dit-on, regorge de richesse dans le sol et le sous-sol et n'a pas encore entamé la phase précieuse des transformations industrielles.
Nous souhaitons que progressivement, chacun quitte son manteau de consommateur assisté. Soyez de ceux qui conçoivent, qui produisent et participent intelligemment aux prises de décisions au plan local, national et international.
La Côte d'Ivoire est une terre d'accueil et l'Ivoirien veut rester hospitalier. Mais il entend aussi être respecté et maître chez lui. Cependant, il ne peut atteindre cet objectif que par son travail. C'est pourquoi aucun métier honnête, si obscur soit-il ne devrait lui répugner. Qu'il se décide donc au travail bien fait, à l'épargne, porteurs de toute vraie réussite économique.
Enfin, la concertation nationale périodique déjà instituée et toujours désirée par beaucoup d'entre vous, si elle est effectuée dans la transparence et le respect de l'autre, peut nous apporter un regain d'énergie et de fraternité constructive.
EN GUISE DE CONCLUSION
Les pays, comme les hommes, connaissent, dans leur évolution, leurs heures de gloire et leurs heures d'épreuves plus ou moins prolongées. La Côte d'Ivoire peut convertir ses échecs en victoires sur elle-même, ses revers en chances de redressement et de développement intégral selon les vœux de ses filles et de ses fils.
Puisse le Seigneur dans sa miséricorde, apaiser les rancœurs, panser nos plaies, susciter chez nous des hommes et des femmes compétents et capables aux postes qui leur sied. Que Dieu nous aide à relever nos défis dans la sérénité, la paix, l'amour de la patrie et l'unité nationale. 

Vos frères, les Evêques de Côte d'Ivoire : Bernard Yago, Archevêque d'Abidjan ; Bernard Agré, Evêque de Man ; Noël Kokora Tékry, Evêque de Gagnoa ; Auguste Nobou, Evêque de Korhogo ; Vital Koménan Yao, Evêque de Bouaké ; Pierre-Marie Coty, Evêque de Daloa ; Jean-Marie Kélétigui, Evêque de Katiola ; Bruno Kouamé, Evêque d'Abengourou ; Joseph Akichi, Evêque de Grand-Bassam ; Laurent Mandjo, Evêque de Yopougon ; Alexandre Kouassi, Evêque de Bondoukou ; Barthélémy Djabla, Evêque de San-Pédro ; Paul Dacoury-Tabley, Evêque Auxiliaire d'Abidjan 

Fait à Abidjan, le 18 juillet 1990 

 
SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DE CÔTE D'IVOIRE
01 B. P. 5287 ABIDJAN 01
COTE D'IVOIRE
 
 


[1] - Concile Vatican II - Gaudium et Spes.

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