18 juillet 1990-18 juillet 2015.
La
lettre pastorale historique des évêques a 25 ans.
INTRODUCTION
Nous vivons,
tout le monde le sait, une époque particulièrement riche en événements dont les
répercussions imprévues touchent tous les continents sans épargner notre
Afrique en mal elle aussi de changements.
Les moyens de
communication sociale (presse, radio, télévision) rendent abondamment compte de
ces profondes transformations politico-sociales survenues un peu partout, comme
en chaîne. C'est dans cet ensemble douloureux mais chargé d'espérance qu'il
convient de situer le cas de la Côte d'Ivoire.
Responsables
spirituels de bon nombre d'entre vous, sans être nécessairement des
spécialistes en matière politique, mais constamment à l'écoute de vous tous,
chrétiens et hommes de bonne volonté, Nous, Evêques de Côte d'Ivoire, nous nous
sentons appelés à vous adresser cette lettre. Elle veut jeter un regard de foi
sur la situation du pays et proposer des chemins de réflexion à la lumière de
l'Evangile et de la doctrine sociale de l'Eglise.
Avec vous, nous
voulons dégager le sens et la portée humaine et spirituelle de la fonction
politique au service de la Nation, surtout dans la problématique nouvelle
marquée par le pluralisme. Nous entendons ainsi, entre autres, apporter notre
contribution à l'échéance prochaine des élections nationales, événement
important que le pays s'apprête à vivre.
Après un survol
des événements récents, conséquence de la crise, nous parlerons de la politique
au service du pays, et notre message s'achèvera par des appels en direction des
différentes couches de la population.
PREMIERE PARTIE : SURVOL DES EVENEMENTS, CONSEQUENCE
DE LA CRISE.
Au plus fort des
événements qui ont secoué la Côte d'Ivoire, nous avons poussé un cri de foi
pour essayer de calmer les cœurs et les esprits des croyants que vous êtes.
Quand le peuple de la Bible traversait des épreuves nationales, il se tournait
vers Dieu pour lui crier sa douleur et son espoir en ces termes :
« Dieu, tu
nous as rejetés, rompus, Tu étais irrité, reviens à nous ! Tu as fait trembler
la terre, tu l’as fendue ; Guéris ses brèches, car elle chancelle ! Tu en fis
voir de dures à ton peuple. Tu nous fis boire un vin de vertige ; Tu donnais à
tes fidèles le signal de leur débâcle sous le tir de l'arc. » (Ps 60, 3-6).
Le peuple de
Côte d'Ivoire lui aussi en a vu de dures. Maintenant que la tempête semble
passée et que le pays retrouve une certaine accalmie, nous revenons vers vous
pour vous inviter à analyser de plus près ces mêmes événements pour en saisir
la signification. Il n'est pas inutile de rappeler brièvement ces événements
pour mieux dégager leur double signification d'avertissement et d'appel de la
part de Dieu.
1.
- Bref rappel.
Les événements
de ces derniers mois, nous nous garderons de les oublier, car ils sont chargés
d'enseignements sur notre passé et pour notre avenir. On se rappelle que la
« grogne populaire » a commencé avec la grève des étudiants, suivie
plus tard par les manifestations des
élèves, elles aussi prolongées par les grèves des travailleurs.
L'ampleur de ces
événements se mesure à la panique qu'ils ont provoquée au sein de toute la
population dont les institutions ont été ébranlées. Ce qui était
extraordinaire, c'était le caractère généralisé des grèves. Mais il n'y avait
rien de plus affligeant et de plus préoccupant que la violence qui s'est donné
libre cours durant certaines manifestations. Il s'agit d'une violence pensée,
organisée, brutale en paroles comme en actes.
Enfin, nous
devons évoquer explicitement et particulièrement ce grand malheur que
constitue, pour toute la nation, « l'année blanche ». Nous en sommes
tous frappés, affligés et humiliés : nous ne savons même pas comment nous
relever, tant il est vrai que les solutions proposées, les décisions prises
pour s'en sortir sont reçues avec scepticisme et inquiétude.
2.
- Un avertissement.
Nous sommes
certes traumatisés, scandalisés par ces événements, mais si nous croyons en Dieu
et en l'homme, nous pouvons saisir dans ces difficultés un avertissement
vigoureux qui nous montre crûment le danger à éviter. Ce qui nous arrive
actuellement, quand on y réfléchit, nous montre effectivement que le temps du
« miracle ivoirien » est clos et qu'il a fait maintenant place au
« mal ivoirien ». De l'écorce à la moelle, ce « mal
ivoirien » est économique, social, politique, moral, spirituel.
Notre économie
est disloquée. Avec la détérioration des termes de l'échange, le travail, au
village comme en ville, ne peut plus faire vivre le travailleur;
l'appauvrissement qui en découle déstabilise les familles, la société. Celle-ci
ne fonctionne plus selon les règles de l'équité, mais plutôt selon les critères
de l'intérêt individuel et de la corruption. Alors on comprend très bien que la
faillite sociale conduit droit à la faillite politique. Mais quand les
habitants d'un pays sont croyants et que ce pays sombre dans l'appauvrissement,
l'insécurité, l'immoralité, l'injustice, il faut conclure que la faillite est
également spirituelle. En effet, si nous en sommes là aujourd'hui, c'est que,
malgré notre foi en Dieu, comme animistes, musulmans, chrétiens, nous n'avons
pas toujours agi conformément à la volonté de Dieu dans la gestion des choses
et des hommes.
En effet, nous
avons parfois géré avec beaucoup de légèreté et de malhonnêteté les immenses
richesses que la Providence à mises à notre disposition. A tous les niveaux, le
gaspillage, la corruption, le détournement du denier public se sont profondément
ancrés dans les mœurs. Peut-être avons-nous perdu le sens de la vraie
solidarité et du bien commun, à tel point que le citoyen n'est plus
objectivement protégé par la loi mais par les relations qu'il a avec tel ou tel
; pire encore, le coupable reste trop souvent impuni à cause des appuis dont il
dispose.
Mais ce qui nous
interpelle avec plus d'insistance à travers les événements de ces derniers
temps, c'est la violence qui a explosé notamment dans le milieu scolaire et
dans les forces de l'ordre. Au-delà des bâtiments détruits et des coups de feu,
c'est notre système scolaire et notre sécurité qui volent en éclats dans la
colère et sombrent dans la méfiance, le doute et la peur. Ce sont là autant de
signes qui montrent que, malgré l'apparente accalmie actuelle, la violence
couve toujours dans ce pays de la paix qui pourrait devenir à tout moment, une
véritable poudrière.
Nous condamnons
fermement les actes de violence que nous avons vécus, aussi bien que les
dénigrements systématiques de l'autorité! Mais nous voulons également percevoir
dans ces débordements un appel au changement, à un mieux-être.
3.
- Appel au changement.
Les événements
qui ont secoué notre pays, et le font encore frissonner, exigent un changement
dont nous nous efforçons ici de préciser la notion, le contenu et les effets.
a) Notion.
Sans entrer dans
des considérations philosophiques, nous voulons simplement dire que le
changement suppose une permanence : quelque chose du passé qui demeure dans le
présent et qui continue dans le futur. C'est cela que nous appelons aujourd'hui
les acquis de la Côte d'Ivoire. Ces acquis doivent être conservés pour
que dans le changement, la nation soit identique à elle-même. Ainsi, notre
devise : UNION, DISCIPLINE, TRAVAIL, la forme démocratique républicaine et
laïque de notre Etat sont autant d'acquis que l'on ne saurait remettre en
cause, sans compromettre l'identité même de la Côte d'Ivoire indépendante.
D'ailleurs,
chaque fois que notre pays s'est montré fidèle aux valeurs auxquelles nous
venons de faire allusion, il a remporté des succès indéniables, dus à l'effort
courageux, à la mesure et à la sagesse du peuple tout entier, de ses dirigeants
et du Chef de l'Etat. C'est pourquoi, dans la tourmente actuelle, il ne
faudrait pas oublier les sacrifices de ces travailleurs des campagnes et des
villes, l'engagement de ces cadres et de ces responsables politiques et
administratifs, l'ardeur de ces jeunes à préparer leur avenir, l'avenir de ce
pays. Le dévouement réel de toutes ces personnes connues ou inconnues doit être
aujourd'hui notre fierté et nous inspirer constamment dans notre volonté de
changement.
b) Contenu
Quand on parle
de changement dans notre pays, on pense aussitôt au changement des structures
et des hommes politiques, alors que ce qui est réellement en jeu c'est la
mentalité et le comportement de l'ensemble des citoyens de ce pays. Les
aspirations profondes à la justice, à la liberté doivent se vivre dans des
cœurs renouvelés, débarrassés de toutes formes subtiles ou brutales
d'injustice, d'asservissement et de mensonge. Ce renouvellement intérieur passe
nécessairement par la reconnaissance des erreurs du passé et par le repentir.
Il est évident
que ce renouvellement intérieur des mentalités et du comportement concerne tous
les habitants du pays, nationaux comme étrangers. Chacun examinera sa conscience
à la lumière de la justice, de la vérité, de la liberté, de la paix, dont on
vient de redécouvrir la valeur dans l'existence de l'individu et de la société.
c) Les effets
Certes, le vrai
changement se situe au niveau profond des mentalités et des cœurs, mais il ne
serait rien s'il ne produisait pas de fruits visibles. Ces effets du
changement, nous souhaitons vivement les constater dans le comportement des
hommes et dans le fonctionnement des institutions.
Il nous faut en
effet des hommes prêts à traiter les autres comme ils voudraient qu'on les
traite eux-mêmes ; des hommes disponibles à accueillir la vérité et la liberté
de l'autre; des hommes soucieux de proposer humblement leur propre vérité, afin
que, dans un dialogue réel, ils contribuent à construire la paix dans la
justice.
Ces hommes-là
seront assurément les animateurs désirés pour le bon fonctionnement des
institutions de la vie communautaire. Dans ce cadre concret et pratique d'un
Etat de droit, où la loi est égale pour tous, chaque citoyen se sent
naturellement reconnu, protégé et promu dans sa dignité d'homme ou de femme.
Maintenant que,
dans notre pays, la liberté individuelle et collective s'exprime aussi dans
l'existence de plusieurs partis politiques, on pourrait également attendre de
ces derniers qu'ils veillent à ce que les institutions de l'Etat fonctionnent
effectivement selon les valeurs de justice, de liberté, de vérité auxquelles
nous aspirons tous. Ainsi, des partis qui ne sont pas au pouvoir n'en joueront
pas moins leur rôle d'éveilleurs et d'éducateurs de la conscience politique de
toute la nation.
DEUXIÈME PARTIE : LA POLITIQUE AU
SERVICE DU PAYS.
Avec l'avènement
du multipartisme, la Côte d'Ivoire va vivre une nouvelle expérience politique.
Elle s'y prépare et entrevoit déjà l'horizon des prochaines élections. Tout le
monde s'attend à ce que ces consultations populaires se déroulent dans la plus
grande clarté et dans la transparence la plus totale. Nous ne devons décevoir,
sur ce point, ni la nation, ni l'opinion internationale. Nous devons au
contraire manifester notre maturité.
Nos paroles et
nos actes et plus spécialement les droits et devoirs de vote auront pour seuls
objectifs la promotion intégrale de l'homme et celle du bien commun. Nous osons
espérer que les autorités politiques et les citoyens mettront tout en œuvre
pour que ces opérations électorales se déroulent dans de très bonnes conditions
de loyauté et de sauvegarde de la paix.
1.
- Le devoir de vote.
Les Ivoiriens
ont une conscience plus vive de la dignité humaine. Ils s'éveillent de plus en
plus à la vie politique et exigent avec raison que soient mieux protégés le
droit d'exprimer des opinions personnelles et celui de donner des points de vue
autres que ceux des hommes au pouvoir. Cette garantie permet en effet de
participer librement et activement à la vie et à la gestion des affaires
publiques ainsi qu'à l'élection démocratique des gouvernants sans crainte
d'être menacé ou poursuivi.
Le vote est un
devoir important pour tout citoyen. Il permet au peuple de mettre en place un
candidat de son choix. Mais nous rappelons que l'usage de ce libre suffrage
doit viser le bien de la communauté. On veillera à ne pas désigner un candidat
incapable. En effet, si en parfaite connaissance de cause on donne sa voix à
quelqu'un qui n'est pas à la hauteur de la tâche qui lui est confiée, on
participe sciemment à une opération qui risque de diviser et de retarder le
pays. Par contre, participer à l'élection d'un candidat valable, c'est
contribuer à la création de conditions qui favorisent la promotion de la nation
ou de la région.
On comprend dès
lors l'importance du vote. Le choix des citoyens doit porter sur des hommes
intelligents et compétents, doués d'un minimum de culture politique, soucieux
de développer le pays en tenant compte de toutes les couches sociales. Ces
hommes doivent servir le pays avec désintéressement et non se servir. Ils
feront preuve de qualités morales telles que le dévouement, l'esprit de
service, le courage, la prudence et surtout l'honnêteté. Ces critères sérieux
sont tout le contraire des critères faciles, égoïstes et dangereux qui reposent
uniquement sur la famille, la tribu, l'argent et la religion.
Ainsi donc,
avant d'accomplir son devoir de citoyen par le vote, l'Ivoirien se mettra
devant sa conscience afin de poser son acte en faveur de celui qui peut
contribuer réellement au développement intégral du pays ou de la région. Comme
on le voit, il s'agit d'un acte lourd de conséquences. C'est pourquoi il est
absolument nécessaire de l'accomplir librement, dans la vérité.
2.
- Le multipartisme.
Nous accueillons
l'avènement du multipartisme comme une manifestation plus explicite de liberté
politique, une possibilité réelle d'opinions diversifiées et un cadre normal de
débats publics. Un multipartisme bien compris et bien vécu peut en effet
favoriser la concertation, l'alternance et le progrès. Mais mal compris, il
peut donner lieu au tribalisme, au régionalisme, à l'immobilisme politique et à
la paralysie de l'économie. Nous devons savoir que les partis politiques ne
constituent pas une fin en soi. Ils sont des moyens d'actions au service de la
société. Dans le parti unique comme dans le multipartisme, les principaux
objectifs à atteindre sont la promotion du bien commun, la justice et la paix.
En de cette voie, les groupes politiques n'ont aucun sens et deviennent des
moyens d’oppositions violentes. Il y a donc lieu d'examiner à fond ce qui
motive-la création des partis politiques ou l'appartenance à telle ou telle
formation.
3.
- Eviter la violence
Quand on perd de
vue les objectifs cités ci-dessus, quand on fait fi de la vérité, de
l'honnêteté et du sens de la justice pour s'enfermer dans l'égoïsme, on glisse
facilement dans la discorde, le déchaînement des violences verbales et
physiques. Alors triomphe l'esprit de domination avec son cortège de mépris des
personnes, d'envie, d'orgueil, de vengeance. Et le mécontentement devant ces
maux provoque des réactions qui conduisent à la destruction des acquis du pays,
à la torture physique et morale. Toutes ces pratiques répréhensibles sont
indignes de l'homme. Il faut abolir dans notre pays les pressions et l'usage
organisé de la violence qui risquent fort de compromettre le jeu démocratique,
de dresser les formations politiques les unes contre les autres et de bloquer
le développement normal du pays. Que tous sachent que la Côte d'Ivoire a des
précautions à prendre en ce moment pour ne pas déraper et tomber dans le feu de
la violence. L'heure est donc venue de donner à tous une vraie éducation
civique et politique.
4.
- Education civique et politique
Cette formation
reste sérieusement à faire pour la sauvegarde, la promotion et la maturation
d'un véritable esprit démocratique. Il importe d'inculquer le respect de
l'adversaire politique, d'éviter la délation et les propos diffamatoires. C'est
un devoir impérieux pour l'Etat et pour les partis "d'assurer aux
individus et aux masses l'information et la formation nécessaires, non
seulement sur les réalités et les institutions du pays, mais aussi sur les
devoirs de service qui incombent aux citoyens"(l). On doit enseigner
à" ces derniers par tous les moyens traditionnels et modernes, dans la
famille, au village, à l'école, par la presse, la radio et la télévision
comment être artisans de paix et non comment entretenir entre eux des
sentiments d'hostilité, "de haine et de partis pris idéologique" ^
qui les divisent et les opposent.
Très tôt les
Ivoiriens seront initiés aux vertus d'un vrai patriotisme qui leur permettront
d'instinct de parler et d'agir dans l'intérêt bien compris de leur pays. Ce
pays qu'ils n'hésiteront pas à défendre de toutes leurs forces et avec amour ;
ils s'évertueront à le développer par l'effort conjugué de leur intelligence et
de leurs bras.
5.
- La politique au service du pays
La préparation à
la période des élections doit donner lieu à une réflexion approfondie sur
l'action et la vie politique. Avec le Concile Vatican II, nous disons que
"tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations
des autres groupes et plus encore du bien commun de l'ensemble de la famille
humaine".
La politique au
service du pays doit être intégrale. Elle doit viser à développer "tout
homme et tout l'homme".
« Tout
homme », c’est-à-dire toutes les catégories de personnes vivant dans le
pays : hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles et enfants ; paysans,
ouvriers, commerçants, chômeurs, travailleurs, cadres et dirigeants politiques.
Tous constitueront le centre de toute action politique.
Ce développement
doit atteindre également "tout l'homme", c'est-à-dire, prendre en
compte toutes les dimensions de la personne humaine : économique, physique,
intellectuelle, culturelle, morale et spirituelle.
Les valeurs
culturelles doivent être partagées et vécues en profondeur par tous, sinon les
Ivoiriens risquent de se laisser emporter par des courants étrangers et d'être
tout sauf eux-mêmes.
Il est temps de
redonner aux valeurs morales leur importance et leur place dans la vie de la
nation. Nous prions les autorités administratives et politiques de lancer une
vraie campagne dans l'opinion publique pour supprimer ce dangereux courant de
malversations qui prévaut dans notre pays, et faire naître et régner une
tradition de rigueur et d'honnêteté. Le respect du bien public doit entrer dans
les mœurs. On se gardera donc d'inquiéter ou de poursuivre ceux qui honnêtement
réagissent contre les infractions. Cette santé morale nationale doit être
l'affaire de tous. C'est pour l'avoir trop souvent négligée que nous nous
trouvons dans la situation que nous connaissons.
Une politique
intégrale ne peut se passer de la référence aux valeurs spirituelles. Les
hommes politiques conscients de leur nécessité en tiennent compte. Ils se
forgent sans doute dans le feu de l'action mais surtout dans la réflexion,
l'écoute, l'étude personnelle assidue, le silence du recueillement et de la
prière. Ce sont là des sources d'énergie auxquelles ils puisent pour être
efficaces dans leur action. Ils savent se remettre en question et faire le
point pour voir le chemin parcouru, examiner les difficultés du présent et
planifier l'avenir. De tels hommes bâtissent la cité en tenant compte de
Dieu... (Ps 126,1). Des Etats ont voulu construire un monde sans Dieu.
Finalement, c'est contre l'homme lui-même que ces régimes se sont tournés.
Ignorer le religieux ou le combattre, c'est s'arrêter à mi-chemin du
développement intégral de l'homme.
6.
- L'engagement politique.
La politique est
un domaine complexe, difficile. C'est pourquoi beaucoup d'hommes affichent une
indifférence presque totale face à l'engagement politique. Ils y voient le
domaine du mensonge, de l'hypocrisie, de la ruse, des "coups bas" et
n'osent pas s'y aventurer. Ils aiment "les choses propres" ; aussi
regardent-ils la politique comme une "arène boueuse" dans laquelle
ils se refusent de descendre. Ainsi ils ne se salissent pas les mains.
Peut-être préfèrent-ils rester à l'écart pour se réserver le droit de critiquer
ceux qui osent "se mouiller".
La fonction
politique est une carrière noble et « l'Eglise tient en grande considération et
estime l'activité de tous ceux qui se consacrent au bien de la chose publique
et en assument les charges pour le service de tous »[1].
C'est pourquoi certains citoyens devraient l'embrasser sans hésitation, s'ils
sont capables de conduire le pays sur le chemin du développement, dans
l'honnêteté, la justice et la paix. Notre pays a besoin de dirigeants
politiques qui soient des rassembleurs d'hommes voués au service de leurs
frères. Ainsi, quand un citoyen est habité par la volonté de sortir sa commune,
sa région, son pays de l'ornière du sous-développement, il peut réellement unir
et mobiliser toutes les énergies du terroir pour œuvrer à son progrès.
Sollicité par la population, un tel homme peut et doit se jeter dans l'arène
politique. Dans de telles circonstances, ce serait une erreur et une faute de
laisser la place à des incapables.
Au terme de
notre réflexion commune, nous réaffirmons que notre message s'adresse à tous
nos compatriotes, citoyens d'origine ou d'adoption. Ne sommes-nous pas tous, à
des degrés divers, responsables et tributaires de la situation créée par notre
histoire commune ? Aussi nous semble-t-il opportun de lancer un appel pressant
à tous.
TROISIÈME PARTIE : APPEL PRESSANT A
TOUS
1. - Aux
responsables religieux :
Et d'abord nous
les responsables religieux, n'avons-nous pas à nous remettre en cause ?
Avons-nous toujours su prêcher à temps et à contretemps la parole de Dieu ? Et
avons-nous aidé suffisamment et à propos les dirigeants et les autres par nos
conseils judicieux et nos exemples ? Avons-nous su combattre chez nos fidèles
l'indifférence, l'égoïsme, la tiédeur et le fanatisme ? Nous avons certainement
des efforts à faire pour accomplir notre mission dans la société d'aujourd'hui.
2.
- Aux croyants :
Nous lançons un
appel fraternel à tous les croyants. Vous savez frères, que pour celui qui
croit en Dieu, aucune situation n'est désespérée. Dieu, le Tout-puissant, est
au cœur des événements de la vie des hommes. Maître de tout, il conduit avec
sagesse notre histoire. Il aime la Côte d'Ivoire. Il ne peut l'abandonner.
Le moment
es" favorable, En ces heures difficiles, tournez-vous vers Dieu et à la
lumière de votre foi, lisez attentivement les événements de ces derniers mois.
Vous discernerez les appels de Dieu à la conversion des mentalités, à un
profond changement de vie dans la vérité et l'humilité. Bref, vous y
découvrirez une immense source d'espérance.
C'est dans votre
foi que vous devez également puiser la force pour œuvrer au développement
intégral de la nation ivoirienne. C'est dans cette foi que, vous croyants, vous
devez rechercher et trouver la vraie valeur de la tolérance, du respect de
l'autre, de la fraternité et de l'amour.
A l'heure des
débats politiques, n'oubliez pas cette nécessaire référence à la foi en Dieu.
3.
Aux chrétiens
Quant à vous
chrétiens, vous savez qu'à la suite de notre Maître Jésus-Christ, vous devez
être lumière des nations. Dans cette période trouble et ténébreuse de son
histoire, la Nation ivoirienne attend, exige même que vous soyez, vous aussi,
la lumière qui la guide à travers le tunnel de cette crise. Elle attend la
cohérence de votre foi en Jésus avec votre vie de chaque jour dans vos
familles, vos professions et vos relations humaines. La Nation tout entière
espère que, au nom de Jésus, qui est VERITE et AMOUR, vous vous efforcerez de
renoncer à l'égoïsme et à l'orgueil pour encourager et promouvoir la
concertation dans la franchise et dans l'humilité.
Il ne nous
appartient pas de vous orienter vers tel ou tel parti politique. Vous les
jugerez concrètement sur leurs intentions et leur programme pour motiver vos
choix. Vous vous rappellerez cependant que le parti que vous aurez choisi doit
vous pousser à servir les hommes dans le respect des lois de Dieu révélé en
Jésus-Christ.
4.
Aux dirigeants et militants de tous les partis politiques
Une page de
notre histoire nationale est tournée. A vous tous il revient d'écrire, dans le
respect mutuel et l'unité, la nouvelle page qui s'ouvre devant vous.
Le
multipartisme, c'est-à-dire la liberté de choisir son parti, son appartenance
politique, ne nous offre pas une panacée, une solution miracle, tant s'en faut.
Seules les qualités des hommes qui l'emploient et le vivent peuvent lui
imprimer une orientation humaine profitable à tous. En fait c'est un régime
exigeant, un régime de remise en question constante, de réajustement
périodique. Faute de quoi les risques encourus sont éprouvants, intolérables à
la longue : effritement, dictature de fait des partis, révolte des sans voix,
immobilisme, démagogie...
Chers
compatriotes qui entendez prendre une part active dans les affaires publiques
nationales, adultes et jeunes, nous vous demandons de vérifier vos motivations
et de purifier votre regard.
Nous souhaitons
surtout que vous viviez avec sérénité, le multipartisme pour que cette nouvelle
expérience politique soit un succès. Que jamais des frères et des amis ne
s'entre-déchirent pour des raisons politiques, étant bien entendu que tous les
partis politiques doivent être au service du bonheur de l'homme dans ce pays.
Certes la promotion
personnelle et les avantages matériels ont leur importance, mais s'ils sont les
seuls à déterminer votre carrière politique, c'est le règne de l'arbitraire, la
spirale de la violence verbale et physique. Les hommes qu'il faut pour sortir
ce pays de l'ornière devront se tenir au-dessus du discours figé de la
nostalgie et du verbe démagogique. Mensonge et désinformation, bas calculs et
agressions de toutes sortes... rabaissent leurs auteurs et n'apportent en
définitive rien de positif à la cause que l'on croit défendre. Car seule la
vérité rend l'homme vraiment libre et respectable.
5.
Aux jeunes gens et jeunes filles
Dans la Côte
d'Ivoire d'aujourd'hui, vous constituez la frange la plus nombreuse de la
population.
En partie, vous
êtes à l'origine de ce changement généralisé. Dans ce vent de renouveau, vous
avez osé, certains, prendre vos responsabilités dans le bien. D'autres, mal
informés ou pervers, ont posé des actes répréhensibles. Qu'ils sachent, ces
derniers, que « persévérer dans le mal est diabolique ».
Dans cette
période d'incertitude et de brouillard, soyez vous-mêmes. Efforcez-vous de
faire le bon choix. Cela suppose de votre part une volonté constante de vous
informer objectivement et de vous former afin de vous déterminer en toute
connaissance de cause.
Avec vos
parents, vos éducateurs, vous avez particulièrement porté le poids de
« l'année blanche ». Certains d'entre vous ont employé ces longs
moments de loisirs à la réflexion, à l'aide organisée à leurs frères plus
pauvres, à l'étude, à la prière. Cela est positif.
Nous souhaitons
avec vous tous que les cours reprennent dans de meilleures conditions ; que les
autorités et vous-mêmes, dans une concertation constante, trouviez les voies et
moyens d'une reprise harmonieuse et profitable à tout le pays.
Jeunes gens et
jeunes filles, dans l'atmosphère actuelle où les vraies valeurs humaines
s'estompent, sachez faire la part des choses. Gardez en tout votre liberté
d'action. Habituellement, vous êtes exigeants pour les adultes, soyez aussi
sans complaisance pour vous-mêmes. Mettez dans votre vie un maximum de foi,
d'espérance et de charité.
6.
- Aux citoyens et citoyennes
Hommes et femmes
de toutes origines et de toutes religions, efforcez-vous de vivre cette période
de crise généralisée d'une façon positive. C'est-à-dire reconnaissez dans le
calme et la lucidité, la profondeur et la multiplicité des problèmes qui sont
les nôtres sans désespérer de l'avenir.
L'histoire de
tout un pays ne peut se limiter à trente ans d'existence. Il n'est pas tonifiant
de situer définitivement l'âge d'or de la Côte d'Ivoire dans le passé. Ce
serait également illusoire et dangereux de gommer ce passé et de miser
uniquement sur le présent et l'avenir. Les peuples sans mémoire sont des
peuples très vulnérables. L'histoire est toujours maîtresse de vie.
Malgré des
erreurs de parcours, notre pays, aujourd'hui encore, dispose d'immenses
possibilités pour construire un avenir meilleur.
Comptez ses
nombreuses ressources humaines: population jeune bouillonnante de vie, cadres autochtones
diversifiés et compétents qui ne demandent qu'à s'investir dans le secteur
privé et dans les institutions publiques. Une prise de conscience plus nette
des défis nationaux arme de courage et d'enthousiasme ceux qui se donnent la
peine de réfléchir. La Côte d'Ivoire, dit-on, regorge de richesse dans le sol
et le sous-sol et n'a pas encore entamé la phase précieuse des transformations
industrielles.
Nous souhaitons
que progressivement, chacun quitte son manteau de consommateur assisté. Soyez
de ceux qui conçoivent, qui produisent et participent intelligemment aux prises
de décisions au plan local, national et international.
La Côte d'Ivoire
est une terre d'accueil et l'Ivoirien veut rester hospitalier. Mais il entend
aussi être respecté et maître chez lui. Cependant, il ne peut atteindre cet
objectif que par son travail. C'est pourquoi aucun métier honnête, si obscur
soit-il ne devrait lui répugner. Qu'il se décide donc au travail bien fait, à
l'épargne, porteurs de toute vraie réussite économique.
Enfin, la
concertation nationale périodique déjà instituée et toujours désirée par
beaucoup d'entre vous, si elle est effectuée dans la transparence et le respect
de l'autre, peut nous apporter un regain d'énergie et de fraternité
constructive.
EN GUISE DE CONCLUSION
Les pays, comme
les hommes, connaissent, dans leur évolution, leurs heures de gloire et leurs
heures d'épreuves plus ou moins prolongées. La Côte d'Ivoire peut convertir ses
échecs en victoires sur elle-même, ses revers en chances de redressement et de
développement intégral selon les vœux de ses filles et de ses fils.
Puisse le
Seigneur dans sa miséricorde, apaiser les rancœurs, panser nos plaies, susciter
chez nous des hommes et des femmes compétents et capables aux postes qui leur
sied. Que Dieu nous aide à relever nos défis dans la sérénité, la paix, l'amour
de la patrie et l'unité nationale.
Vos frères, les
Evêques de Côte d'Ivoire : Bernard
Yago, Archevêque d'Abidjan ; Bernard
Agré, Evêque de Man ; Noël
Kokora Tékry, Evêque de
Gagnoa ; Auguste Nobou, Evêque
de Korhogo ; Vital Koménan Yao,
Evêque de Bouaké ; Pierre-Marie
Coty, Evêque de Daloa ; Jean-Marie
Kélétigui, Evêque de Katiola ; Bruno
Kouamé, Evêque d'Abengourou ; Joseph
Akichi, Evêque de Grand-Bassam ; Laurent
Mandjo, Evêque de Yopougon ; Alexandre
Kouassi, Evêque de Bondoukou ; Barthélémy
Djabla, Evêque de San-Pédro ; Paul
Dacoury-Tabley, Evêque Auxiliaire d'Abidjan
Fait à Abidjan, le 18 juillet
1990
SECRÉTARIAT
GÉNÉRAL DE LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DE CÔTE D'IVOIRE
01
B. P. 5287 ABIDJAN 01
COTE D'IVOIRE
[1] - Concile Vatican II - Gaudium et Spes.
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