Charles Pasqua, ancien ministre de l’Intérieur et
ancien sénateur des Hauts-de-Seine, qui participa à
la création du Service d'action civique (SAC), un ramassis de gros bras dévoués
au service du président Charles de Gaulle que pilotaient Pierre Debizet et
Jacques Foccart, est décédé lundi à l'âge de 88
ans. Il fut aussi un des grands profiteurs de la « politique
africaine de la France ». Son nom fut cité dans plusieurs « affaires »
politico-crapuleuses, notamment celle connue sous le nom d’Angolagate, qui lui
valut d’être condamné à de la prison ferme en 2001, avant d’être relaxé en
appel en 2011.
Voici, sous la plume
d’Eric Fottorino, un article paru dans Le Monde daté du 11 août 2004, qui conte
la part tout à fait insigne qui fut la sienne dans les turpitudes
françafricaines au cours des années 1990.
La Rédaction
Etre le Fouché de l'Afrique. Préserver la position de la
France. Peser là-bas pour mieux s'imposer ici. Les motivations de Charles
Pasqua dans l'ancien empire ont la force trouble du non-dit. Ceux qui le
côtoient savent son peu de goût personnel pour l'argent. Son but est ailleurs :
« Il veut commander les choses, observe un de ses proches. Il
a soif de pouvoir. C'est un patron. Par tempérament, il est l'homme politique français le mieux à même de jouer un
rôle en Afrique. Dans ce domaine, c'est le plus brillant. Le plus
interventionniste aussi. »
Au crédit de M. Pasqua, les dirigeants noirs mettent son
sens du concret. Après le décès du président ivoirien Houphouët-Boigny en
décembre 1993, les autorités d'Abidjan sollicitèrent l'Élysée et la coopération
pour obtenir motos et véhicules en vue des obsèques.[1]
Paris se perdait en atermoiements. Il a suffi d'une décision de Daniel Léandri,
un fidèle parmi les fidèles. Tout a été livré sur-le-champ.
Les Africains aiment ça. Charles Pasqua ne les paie pas de
mots. Il sait rendre service, utiliser son ministère pour donner des conseils
de sécurité, surveiller discrètement les opposants installés dans l'Hexagone,
délivrer des visas. C'est ainsi que, en janvier 1994, le fils du maréchal
Mobutu obtiendra l'autorisation de séjourner trois semaines en France contre
l'avis du Quai d'Orsay.
Désormais, la place Beauvau est un point de passage obligé
du « village africain ». On y a vu le président tchadien Idriss Déby,
le chef de l'Etat angolais José Eduardo Dos Santos, l'islamiste soudanais
Hassan El Tourabi ou, ces jours-ci, le Père Mba
Abessolé, adversaire déclaré d'Omar Bongo.
Fin 1994, le président centrafricain, Ange-Félix Patassé,
vanta publiquement les mérites de son ami Charles Pasqua, avant de décorer
l'ancien capitaine Paul Barril et une équipe du Raid. Avec la bénédiction de M.
Pasqua, le capitaine Barril, désormais patron d'une entreprise privée, s'est vu
confier différents travaux de sécurité en Centrafrique, en particulier la surveillance de l'aéroport de Bangui.
Absorbé par des tâches parisiennes, Daniel Léandri a espacé
ses visites dans les différentes capitales des États pétroliers d'Afrique.
Aujourd'hui, c'est Jean-Charles Marchiani (l'homme-clé dans l'affaire des
otages français au Liban) qui se montre plus présent. « Mais il n'ira
plus », coupe M. Léandri. Ces dernières
semaines, M. Marchiani a pourtant rencontré le président Mobutu dans sa
résidence de Gbadolite. On note ses voyages à répétition entre le Zaïre et
Luanda, capitale de l'Angola, pour organiser sans succès une rencontre
tripartite entre le maréchal Mobutu, le président angolais et Jonas Savimbi.
Le chef de l'Unita se méfie des proches de M. Pasqua depuis
l'épisode Albertini, ce Français qui fut longtemps détenu en Afrique du Sud
pour trafic d'armes au profit de l'ANC. Sa remise en liberté en septembre 1987
résulta d'un troc : l'Unita relâcha une centaine de prisonniers cubains. Le
gouvernement angolais libéra un agent secret sud-africain. En échange, Pretoria
rendit le jeune homme.
Dans cette opération, Savimbi consentit le plus gros
effort. Les Français lui auraient promis des contreparties financières qu'il
n'a jamais reçues. « La diplomatie de Pasqua, c'est souvent une
baudruche, estime un sympathisant de l'Unita. Il n'a pas toujours les
bonnes filières. Ses gars brassent du vent et ils ne réussissent pas partout,
loin de là. »
Au début de l'hiver, le maire de Levallois, Patrick
Balkany, s'est rendu à Libreville, porteur, disait-il, d'un message de M.
Pasqua. L'ambassade de France a été court-circuitée : « Cela s'est
passé directement avec la présidence », commente un diplomate. Omar
Bongo confirme cette visite : « J'ai prêté un avion à Balkany. Il
voulait se rendre au Zaïre ». D'après M. Léandri, le ministre de
l'intérieur n'était pas informé de cette démarche.
Sans l'avouer, M. Pasqua cède à la tentation de renouer
avec une vision gaullienne du jeu africain. Il n'a pas oublié la grande
aventure de Jacques Foccart au Nigéria, dans les années 60, lorsque la France
organisait des ponts aériens depuis le Gabon et la Côte d'Ivoire pour défendre
les Ibos du Biafra. Des coucous bourrés d'armes, un pied de nez aux anglophones
d'Afrique... De Gaulle couvrit les initiatives de Foccart, qui posait ainsi les
jalons des réseaux de l'ombre entre Capricorne et Cancer.
« Pasqua aime entretenir des foyers.
S'il était ministre de la défense, assure un observateur camerounais, il serait encore plus actif. » Son
influence est apparue une première fois au Congo en 1993. Alors que la
démocratie au Congo portait le nom de Pascal Lissouba, Pasqua aurait misé sur
le marxiste Sassou. Ce dernier reçut des armes et des hommes entraînés,
mouvements qui se poursuivent encore aujourd'hui. Plusieurs sources, en
particulier dans le secteur pétrolier, affirment que le ministre de l'intérieur
contribue à ce soutien.
Si le lieu de passage se situe à la frontière du Gabon et
du Nord congolais, à hauteur d'un campement de la garde présidentielle d'Omar
Bongo, la base arrière de l'appui logistique est
l'Ile de Sao Tomé. Cette île est très appréciée par Francis Dominici, le frère
de l'ancien ambassadeur de France au Gabon. Chef de la mission de coopération, « Cici »
défend là-bas un projet de zone franche qui déplaît beaucoup à Paris. « C'est
un projet très opaque de la filière Pasqua, s'émeut un fonctionnaire, mais
Elf s'y intéresse. » Les autorités françaises s'étonnent, en outre,
qu'un budget du FAC (Fonds d'action de coopération)
de 3 millions de francs ait été débloqué pour la police de ce territoire
modeste.
Dans l'enclave du Cabinda, M. Pasqua et les siens jouent
une autre partie musclée. Rattaché politiquement à l'Angola, le Cabinda
n'offrirait guère d'intérêts s'il ne renfermait, off shore, de magnifiques gisements pétroliers (les deux tiers de
la production angolaise). D'un point de vue géographique, le Cabinda est séparé
de l'Angola par une chaîne de montagnes et le fleuve Zaïre. On y trouve
l'ethnie des Villis, la même qu'à Pointe-Noire, au Congo voisin.
Depuis plus de trente ans, forts de leurs richesses
naturelles et de leur isolement, les Cabindais s'agitent pour obtenir
l'indépendance. Mais les mouvements autonomistes ne comptent pas moins de sept
factions issues ou dissidentes du FLEC (Front de libération de l'enclave du
Cabinda) né en 1963. Parmi eux, le FLEC-FAC (Forces armées cabindaises) que
dirige Henrique Nzita. M. Léandri l'a reçu une fois à Paris.
L'appui de M. Pasqua aux indépendandistes passe par un homme
d'affaires français, introduit dans les milieux gaullistes, M. Michel Pacary.
Président de l'Association Congo-Renaissance, il signe des papiers à en-tête d'« Ambassadeur,
Consultant à la Primature du Congo ». De source judiciaire, l'association
de Michel Pacary a participé au financement des mouvements de sécession du
Cabinda, en relation avec le Mossad. Or, toujours de source judiciaire, la
société d'économie mixte des Hauts-de-Seine a versé des fonds à
Congo-Renaissance. Cette affirmation est contestée par le directeur de
Coopération 92, M. Yan Guez, à Nanterre. « Nous ne travaillons avec
aucune association. » M. Léandri nie tout lien avec Michel Pacary,
qui fait aujourd'hui l'objet de poursuites dans une affaire de fausses factures
concernant ses sociétés (Le Monde du mercredi 1er mars).
A sa manière directe et discrète, Charles Pasqua mène sa
propre diplomatie en Afrique. On se souvient à Tananarive du préfet Terrazzoni
que le ministre de l'intérieur envoya auprès du président Zaaf, malgré l'hostilité
de la coopération et de l'ambassade de France. A cette époque, la Grande Ile
perdit son crédit international en traitant avec un escroc suisse pour
l'obtention d'un prêt douteux de 2 milliards de dollars. La place Beauvau
s'est, depuis lors, démarquée du préfet gênant.
Charles Pasqua s'efforce d'installer un homme à lui chez la
plupart des présidents africains. Il n'y parvient pas partout. On le dit ainsi
mal relayé au Niger. Au Centrafrique, le réseau s'appuie sur le commissaire en
retraite Aimé Blanc. Aux Comores, en Côte d'Ivoire et dans nombre de pays
africains, les officiers du SCTIP (Service de coopération technique
international de police, qui s'occupe de formation, encadrement, livraisons de
matériel pour les pays étrangers, essentiellement africains) débordent, à
l'occasion, du champ strict de leur mission pour s'activer dans le
renseignement et « rouler en solo ».
Beaucoup d'ambassades se plaignent à mots couverts de voir
M. Pasqua utiliser son ministère pour exercer une influence contre la volonté
du ministère des affaires étrangères. « Il n'y a pas de diplomatie
parallèle en Afrique », affirme Dominique de Villepin, directeur de
cabinet d'Alain Juppé. Mais sur le terrain, la « guéguerre » se
poursuit. Avec le SCTIP et la DST, très présents sur le continent noir, M.
Pasqua dispose d'atouts précieux face aux services de renseignements
militaires.
Ses contacts sont parfois déroutants. Fidèle soutien du
général Eyadéma au Togo, il a pourtant noué des liens récents avec Gilchrist
Olympio, le fils de l'ancien président assassiné. La rencontre aurait été
organisée par le député Pierre Pasquini (RPR), avocat de Michel Pacary. Au
Congo, on évoque les contacts entre M. Léandri et Claudine Munari. Cette femme
de pouvoir est aujourd'hui le numéro deux du régime de Pascal Lissouba. Cela
n'empêche pas M. Pasqua d'afficher son amitié avec Martin Mberri, l'ennemi
intime de M. Lissouba.
En réalité, M. Pasqua voit d'un mauvais œil la sécurité
israélienne, qui assure à prix d'or (50 millions de dollars par an) la
protection rapprochée du chef de l'État congolais. En janvier, celui-ci a
demandé d'urgence à Elf une avance de 10 millions de dollars pour payer sa
garde qui menaçait de partir. Le soutien apporté à Martin Mberri viserait à
réduire le poids des Israéliens.
Depuis deux ans, une obsession taraude la droite gaulliste
en Afrique : contrecarrer une offensive supposée des États-Unis. Les réseaux
Pasqua se sont ainsi démenés au printemps 1993 lorsque M. Lissouba s'est allié
avec la compagnie américaine Oxy pour l'exploitation de champs promis à Elf.
Toute la diplomatie française de l'Élysée à André Tarallo, le Monsieur Afrique
d'Elf Aquitaine s'est aussitôt mobilisée. Dans cette période critique, l'un des
frères Felicciaggi (les rois des jeux au Cameroun et au Congo) a mis en rapport
Claudine Munari et Daniel Léandri. « Cela n'avait rien à voir avec le
pétrole », dit le collaborateur du ministre d'Etat.
Au Soudan, la méthode Pasqua a défrayé la chronique avec
l'extradition du terroriste Carlos. Le ministre de l'intérieur avait au moins
une raison d'aider les dirigeants islamistes soudanais : leur antiaméricanisme.
En recevant à Paris le « penseur » religieux Hassan El Tourabi,
considéré comme proche du FIS algérien, M. Pasqua pouvait espérer éventer les
projets hostiles à la France des intégristes musulmans. Un choix judicieux, à
condition d'en maîtriser le prix. Dans un article de septembre 1994, le
directeur du nouvel Afrique-Asie, Simon Maley, écrit que la France a alors
participé activement à « l'entraînement des services de sécurité du régime
soudanais ».
M. Pasqua nie avoir payé une contrepartie à l'obtention de
Carlos. Les observateurs sur place à Khartoum au moment crucial soulignent
pourtant le rôle prépondérant joué par le colonel Jean-Claude Mantion. Les
Dossiers de la politique africaine de la France (publiés par l'Association
Survie) précisent comment ce militaire évincé de Bangui, après un conflit avec
les représentants du Quai d'Orsay, a été « recruté » par Jean-Charles
Marchiani et donc intégré au réseau Pasqua. Les troupes islamistes de Khartoum
ont pu bénéficier de droits de passage au Zaïre et au Centrafrique pour mieux
réprimer les populations chrétiennes et animistes du sud. Le rôle du pouvoir
français dans cette opération reste controversé.
Après l'arrivée des socialistes au pouvoir, en 1981, puis
l'expérience répétée des cohabitations, la politique africaine de la France
s'est obscurcie, les dirigeants noirs attachant des « ficelles de rappel »
tant à gauche qu'à droite. Aux réseaux gaullistes de Jacques Foccart ont
succédé sans les éliminer les réseaux de Jean-Christophe Mitterrand, fils du
président. Le ralliement de Charles Pasqua au premier ministre a bouleversé la
donne au sein de la famille RPR, les hommes de Foccart jouant la carte de Jacques
Chirac. Lorsqu'il fut nommé à la coopération, Michel Roussin avait pour
consigne de « casser » les réseaux Pasqua. Jusqu'au moment où il
s'est découvert balladurien... Peut-on parler, pour le ministre de l'intérieur,
de véritables réseaux ? « Il y a des amis, des gens qui se connaissent
et se parlent », se borne à dire un observateur privilégié. Il
apparaît au moins que le téléphone fonctionne à merveille entre la place
Beauvau et le « village africain ».
Il serait ridicule de voir en chaque Corse
d'Afrique un fidèle de M. Pasqua. Depuis la colonisation, le continent noir est
une terre d'accueil privilégiée des ressortissants de l'île de Beauté. Mais la « corsitude »
est fréquente parmi les membres du réseau.
On relève ainsi les noms de Pierre Martini, un saint-cyrien
refusé au SDECE et lié aux frères Felicciaggi, présents dans les jeux à
Yaoundé, Brazzaville et Pointe-Noire. Ou encore au Cameroun Jean-Pierre Tosi,
ancien du SDECE, et Michel Tomi, le fils du maire de Tasso, Jean-Baptiste Tomi,
intime du président Biya. Jules Fillipedu, qui hébergea naguère au Brésil Yves
Chalier (chef de cabinet de l'ancien ministre de la coopération Christian
Nucci, impliqué dans l'affaire Carrefour du développement et qui avait
bénéficié pour s'enfuir d'un « vrai-faux passeport »), installé à
Yaoundé depuis juin 1992. Sans oublier Toussaint Luciani, l'ancien patron
d'Elf-Corse. Il apparaît dans la Socaben, une société à présent disparue, qui
devait stocker des déchets radioactifs au Gabon.
On peut aussi mentionner Jean-Paul Lanfranchi, un avocat
traitant certaines affaires personnelles du président zaïrois Mobutu. Un autre
nom émerge : celui de Michel Melin, l'homme de la coopération décentralisée au
Gabon. Après avoir conseillé le représentant de Jean-Marie Le Pen à Franceville,
il est sur place l'interlocuteur du conseil général des Hauts-de-Seine.
L'inventaire est loin d'être complet. Mais on ne peut
oublier que l'Afrique est le bac à sable idéal pour les trafiquants de petite
envergure en délicatesse avec la justice française. Les plus adroits savent se
recommander des valeurs sûres pour mener à bien leurs affaires. Et Charles
Pasqua, en Afrique, est une valeur sûre. « Il compartimente beaucoup.
C'est une force à condition d'avoir de la mémoire », confie un
proche. Le ministre de l'intérieur ne connaît pas tous les visages de ceux qui
prétendent le servir. Il serait sans doute surpris.
Eric
Fottorino
Source : Le Monde 11 août 2004
[1]
- Notez bien ce passage : la seule et unique fois que Félix Houphouët est
cité dans cet article consacré à la politique
africaine de la France, dont, soi-disant, il aurait été un acteur
important, voire le principal inspirateur, il ne s’agit que de se procurer des
motos et autres véhicules pour ses obsèques, autrement dit, pour la fête que la
classe politique française voulait se donner à cette occasion dans sa chasse
gardée des bords du golfe de Guinée. S’il fallait une preuve de plus qu’Houphouët
ne jouait aucun rôle comme décideur dans cette fameuse politique africaine, et
qu’il n’était que le faux nez des Foccart et compagnie, la voilà toute
trouvée !
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