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NEWS ET COMMENTAIRES RELATIFS A L'HISTOIRE SOCIALE ET POLITIQUE AINSI QU'A L'ACTUALITE DES PEUPLES DE LA CÔTE D'IVOIRE.
vendredi 31 juillet 2015
La blague de l’école obligatoire.
Ouattara
a trouvé la parade : ce n’est qu’en 2025, s’il plait à Dieu, que la PSO devrait
se réaliser à 100%, c’est-à-dire que, donnant rendez-vous après son
« émergence » en 2020, il montre ainsi qu'il ne fait que de la
communication politique. On a donc le temps au point que les sanctions
affichées sont, on le voit, pour la galerie.
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jeudi 30 juillet 2015
Indemniser les victimes est nécessaire mais insuffisant pour une vraie réconciliation
En visite à Bloléquin, Siméon Ahouanan a affirmé, le 11 juillet 2015, que « les
victimes [de la crise post-électorale] seront toutes indemnisées car le
président de la République tient toujours ses promesses » (cf. « L’Inter »
du 15 juillet 2015). L’appellation « président de la République »
n’est pas de moi mais de l’archevêque de Bouaké car, pour moi, si Dramane
Alassane Ouattara (DAO) avait été élu, il n’aurait pas refusé le recomptage des
voix, ne se serait pas contenté des résultats provisoires proclamés par
Youssouf Bakayoko dans son quartier général (l’hôtel du Golf) et n’aurait pas
eu besoin de demander à Sarkozy et à l’ONU de bombarder la capitale économique.
Je n’y insisterai pas. Je voudrais, par contre, m’attarder sur l’adverbe « toujours »
dans la phrase « le président de la République tient toujours ses
promesses ». Cet adverbe m’a fait bondir car de quelles promesses Ahouanan
parle-t-il ? S’il veut dire par là que DAO avait promis de frapper le régime
moribond de Bédié ou de rendre le pays ingouvernable en cas de rejet de sa
candidature et que cette double promesse a été honorée, alors Ahouanan a
parfaitement raison. Mais sont-ce les seules promesses faites par DAO ?
Celui-ci n’avait-il pas promis également de construire 5 universités, de donner
des milliards de F CFA aux villes où il était en campagne, de mettre fin aux
intempestives coupures d’électricité, de débarrasser Abidjan des immondices, de
sortir les jeunes du chômage, etc. ? N’avait-il pas laissé entendre qu’il
demandait uniquement 5 ans et qu’en 5 ans il apporterait des solutions aux
problèmes des Ivoiriens, ce qui veut dire qu’il avait promis de ne faire qu’un
mandat de 5 ans ? Ahouanan peut-il nous dire que toutes ces promesses ont été
tenues ? Non ! Par conséquent, l’assertion selon laquelle DAO tient toujours
ses promesses est un grossier mensonge.
Deuxième interrogation : comment peut-on mentir de la sorte et se targuer
en même temps d’être « un homme de Dieu » ? Dieu aime-t-il le
mensonge ? Non ! S’Il aimait le mensonge, son fils ne Lui aurait pas adressé
cette prière en faveur des apôtres : « Consacre-les par la vérité. Ta
parole est vérité ! » (Jn 17, 18)
Par ailleurs, Ahouanan déclare que « c’est la pagaille qui a envoyé la
guerre dans notre pays ». Qu’est-ce qu’il entend par « pagaille »
et qui a semé la soi-disant pagaille ? En disant de façon péremptoire
(c’est-à-dire sans argumenter) que c’est la pagaille qui nous a envoyé la guerre,
Ahouanan est en train de tronquer ou de falsifier la vérité. Une vérité que
Fanny Pigeaud vient nous rappeler à travers son essai : « France-Côte
d’Ivoire : une histoire tronquée ». Pigeaud, qui n’est ni Bété ni membre
du Front populaire ivoirien (FPI), révèle en effet que « la France n’est
pas intervenue en Côte d’Ivoire pour des motivations humanitaires ou pour
sauver le processus démocratique, comme on voudrait nous le faire croire, mais
pour protéger ses intérêts dans ce pays en mettant en place un président qui
lui soit favorable ». Gbagbo n’était pas favorable au gouvernement et aux
entreprises français parce qu’il était « arrivé au pouvoir sans passer par
les réseaux franco-africains », parce que « les hommes politiques de
gauche comme ceux de droite n’ont pas apprécié qu’il leur parle d’égal à égal ».
Ce n’est donc pas une imaginaire pagaille qui a envoyé la guerre en Côte
d’Ivoire. La vérité est que la France a fait la guerre à un homme qui lui
paraissait insoumis, peu accommodant, pas capable de lui permettre de faire ce
que bon lui semblait en Côte d’Ivoire.
Siméon Ahouanan a le droit de détester Laurent Gbagbo ; il est libre de
considérer DAO comme le nouveau messie mais, s’il est honnête et objectif, il
devrait pouvoir reconnaître avec Pigeaud que « Gbagbo n’est pas un homme
qui aime la guerre », que, voulant que la paix revienne dans son pays, il « a
cédé aux demandes de ses adversaires en permettant, par exemple, à Ouattara
d’être candidat à la présidence. Et cela, malgré l’opposition de ses partisans
et de certains de ses collaborateurs ». Quiconque prétend avoir fait des
études supérieures doit « refuser, quel qu’en soit le prix, les formules
faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et
des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels » (Edward
Saïd, « Des intellectuels et du pouvoir », Paris, Seuil, 1998). « La
guerre a été envoyée par la pagaille », « Le président de la
République tient toujours ses promesses », « DAO est un bâtisseur de
ponts et de routes » (ces ponts et routes avaient été commencés par
Houphouët, Bédié et Gbagbo et auraient été achevés depuis belle lurette si DAO
n’avait pas introduit la violence et la chienlit dans le pays) font partie de
ces « formules faciles » auxquelles nous devrions préférer une
analyse profonde si nous voulons parvenir à une réconciliation durable dans
notre pays. Une réconciliation pour laquelle ceux qui sont au pouvoir devraient
faire plus que distribuer des billets de banque. En effet, il serait simpliste
et naïf de penser que donner de l’argent aux victimes suffira à calmer leur
douleur et à ramener la paix dans notre pays. Les victimes ont certes droit à
des réparations mais ce dont elles ont le plus besoin, c’est de savoir ce que
l’État fait pour leurs parents et camarades exilés ou emprisonnés depuis 2011,
si les ressortissants de l’Ouest retrouveront leurs terres illégalement
occupées par des étrangers, si les auteurs des massacres de Nahibly,
Petit-Duékoué et Guitrozon seront un jour arrêtés et punis.
Certaines personnes, plutôt que de chercher à savoir si les faits exposés ici sont incontestables ou non, se borneront à dire que seul un gbagboïste pouvait produire un tel article. Je leur répondrai que je ne suis pas gbagboïste mais un homme de gauche. Et, quand je parle de gauche, je n’ai pas en tête la gauche caviar qui, une fois parvenue au pouvoir, a hâte de faire comme la droite (cumuler plusieurs postes, se soigner et ouvrir des comptes en Europe ou en Amérique du Nord, y scolariser ses enfants, demander une augmentation de son salaire pendant que le petit peuple tire le diable par la queue) mais la gauche qui prône et vit les valeurs de simplicité, d’humilité, de partage, de solidarité, d’attention aux défavorisés. Si j’étais gbagboïste, je n’aurais pas écrit que Gbagbo a commis des erreurs en confiant des postes-clés à des gens du PDCI au lieu de faire la promotion des militants du FPI, en choisissant comme médiateur le criminel et sanguinaire Blaise Compaoré qui n’avait pas cessé de soutenir les rebelles et ne rêvait que de mettre son compatriote à la tête de la Côte d’Ivoire, en autorisant en catimini DAO à se présenter à la présidentielle alors qu’il eût fallu interroger le peuple sur cette question, en laissant des voyous et bandits venir nous attaquer aussi facilement, en allant aux élections sans le désarmement de la rébellion, en s’entourant de pasteurs escrocs et vendeurs d’illusions, en n’arrangeant pas la route entre Gesco (Yopougon) et Gagnoa (cf. « L’Afrique et le défi de la seconde indépendance »). Au total, bien que me reconnaissant dans certaines idées de Laurent Gbagbo, je ne suis pas un gbagbolâtre. Je soutiens Gbagbo et la formation politique qu’il a créée avec d’autres camarades mais je ne les soutiens pas aveuglément. De la même manière, je n’applaudis pas tout ce qui se dit et se fait dans mon Église. Pourquoi ? Parce je crois avec Edward Saïd que « l’aveugle servilité à l’égard du pouvoir reste dans notre monde la pire des menaces pour une vie intellectuelle active et morale ». Telle est ma posture et c’est ce qui me distingue fondamentalement de certaines personnes comme Siméon Ahouanan, Norbert Abekan, Jean-Pierre Kutwa, Antoine Koné et Salomon Lezoutié qui, eux, n’ont jamais dénoncé les crimes contre l’humanité commis par leur ami et bienfaiteur DAO.
Certaines personnes, plutôt que de chercher à savoir si les faits exposés ici sont incontestables ou non, se borneront à dire que seul un gbagboïste pouvait produire un tel article. Je leur répondrai que je ne suis pas gbagboïste mais un homme de gauche. Et, quand je parle de gauche, je n’ai pas en tête la gauche caviar qui, une fois parvenue au pouvoir, a hâte de faire comme la droite (cumuler plusieurs postes, se soigner et ouvrir des comptes en Europe ou en Amérique du Nord, y scolariser ses enfants, demander une augmentation de son salaire pendant que le petit peuple tire le diable par la queue) mais la gauche qui prône et vit les valeurs de simplicité, d’humilité, de partage, de solidarité, d’attention aux défavorisés. Si j’étais gbagboïste, je n’aurais pas écrit que Gbagbo a commis des erreurs en confiant des postes-clés à des gens du PDCI au lieu de faire la promotion des militants du FPI, en choisissant comme médiateur le criminel et sanguinaire Blaise Compaoré qui n’avait pas cessé de soutenir les rebelles et ne rêvait que de mettre son compatriote à la tête de la Côte d’Ivoire, en autorisant en catimini DAO à se présenter à la présidentielle alors qu’il eût fallu interroger le peuple sur cette question, en laissant des voyous et bandits venir nous attaquer aussi facilement, en allant aux élections sans le désarmement de la rébellion, en s’entourant de pasteurs escrocs et vendeurs d’illusions, en n’arrangeant pas la route entre Gesco (Yopougon) et Gagnoa (cf. « L’Afrique et le défi de la seconde indépendance »). Au total, bien que me reconnaissant dans certaines idées de Laurent Gbagbo, je ne suis pas un gbagbolâtre. Je soutiens Gbagbo et la formation politique qu’il a créée avec d’autres camarades mais je ne les soutiens pas aveuglément. De la même manière, je n’applaudis pas tout ce qui se dit et se fait dans mon Église. Pourquoi ? Parce je crois avec Edward Saïd que « l’aveugle servilité à l’égard du pouvoir reste dans notre monde la pire des menaces pour une vie intellectuelle active et morale ». Telle est ma posture et c’est ce qui me distingue fondamentalement de certaines personnes comme Siméon Ahouanan, Norbert Abekan, Jean-Pierre Kutwa, Antoine Koné et Salomon Lezoutié qui, eux, n’ont jamais dénoncé les crimes contre l’humanité commis par leur ami et bienfaiteur DAO.
Jean-Claude DJEREKE, Cerclecad, Ottawa (Canada)
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons
des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à
l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec
l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par
leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des
causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
Source : eburnienews.net 16 Juillet 2015.
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en maraude dans le web
mardi 28 juillet 2015
Notre hommage à Jack Goody, un honnête homme de notre temps
Décédé le 16 juillet, à l’âge de 95
ans, sir Jack Goody (John Rankine Goody) était l’un des représentants les plus
éminents de la tradition anthropologique britannique. Il a fortement contribué à
façonner la discipline tout en imprimant à celle-ci un cours radicalement
nouveau. S'il fallait résumer d'une phrase cette œuvre immense, on pourrait
dire que Jack Goody a voulu en permanence décentrer le regard du savant par sa
pratique de la sociologie comparatiste, et rompre avec l'« eurocentrisme » et
toute pensée binaire opposant l'Orient et l'Occident, le chaud et le froid, le
primitif et le civilisé, etc., soupçonnée d'établir des hiérarchies
culturelles. II a été un pionnier de la conversion du regard des ethnologues
vers l'Europe. Nul itinéraire d'anthropologue n'aura été marqué à ce point par
l'histoire. Dans l'anthropologie elle-même, il a voulu réintroduire la
dimension historique contre deux tendances dominantes du XXe siècle
: le fonctionnalisme pour qui chaque fait social doit être interprété à la
lumière du rôle qu'il joue dans le présent et, d'autre part, l'intemporalité du
structuralisme, incarné par son ami Claude Lévi-Strauss.
Il était de même réservé face à
certains excès des études postcoloniales, car selon lui, l'ethnocentrisme
n'était pas plus un privilège de l'Occident que le bilan comptable, la
rationalité, la démocratie ou l'amour courtois. Rien n'était plus éloigné de sa
pensée et de sa méthode que l'isolement d'un élément dont l'absence ou la présence
séparerait deux zones étanches de civilisation. Aucune région spécifique ne
pouvait être considérée selon lui comme responsable ou origine de la société
moderne et, à la fin de sa vie, l'émergence de l'Inde et de la Chine ont paru
lui donner raison et confirmer, par l'actualité, la réflexion de toute une
vie.
A la veille de l'indépendance de la Gold Coast
(actuel Ghana), lors d’un séjour de cinq ans au nord-ouest de ce pays, il
étudia les Lo Dagaa et transcrivit leur mythe de création du monde – le Bagré –, qui s'était jusque-là transmis oralement
(Une récitation du
Bagré, Armand
Colin, 1980). La diversité des versions de ce récit le frappe et l'amène à se
pencher sur l'impact de l'écriture, et plus généralement des « technologies de
l'intellect » sur le contenu de la pensée et l'évolution des sociétés. Ce
thème l'occupera tout au long de sa vie intellectuelle, et fera l'objet de son
premier livre traduit en français, La Raison graphique. La domestication de la pensée
sauvage (Minuit,
1978). Pour Jack Goody, ce sont les technologies culturelles, et non les «
mentalités » – notion qui lui inspire la plus grande méfiance –, qui
expliquent les chemins pris par les différentes civilisations.
En guise d’hommage, nous publions son interview
parue dans la revue en ligne Vacarme, N49,
17 octobre 2009.
D’après Nicolas Weill et Le Monde 26-27
juillet 2015

L’écriture doit être considérée, dites-vous, comme une
« technologie de l’intellect ». Si cette manière de voir est aussi
stimulante, c’est peut-être parce qu’elle vient pincer un certain orgueil de la
pensée : outillée, et en partie façonnée par les outils qu’elle emploie,
l’intelligence n’est pas aussi spirituelle, immatérielle, ou idéale qu’elle ne
le croit. Pouvez-vous, pour commencer, préciser cette idée, et décrire l’itinéraire
intellectuel et biographique qui vous y a conduit ?
Je l’ai
élaborée avec mon grand ami Ian Watt, il y a près de cinquante ans. Nous avions
suivi des études de littérature anglaise – il s’est illustré par la suite par
des travaux sur l’émergence du roman [1] – et pendant la Seconde Guerre
mondiale nous avions tous deux fait l’expérience d’une privation d’écriture,
fondatrice pour la suite de notre travail. Pour ma part, après m’être évadé
d’un camp de prisonniers en Italie, j’avais trouvé refuge pendant plusieurs
mois chez des paysans des Abruzzes, sans possibilité de lire ni d’écrire ;
j’avais alors pris la mesure de ce que ma vision du monde devait à ma
familiarité avec l’écriture. C’est ce lien entre outillage de la pensée et
manière de penser qui est en jeu dans la notion de technologie de
l’intellect : l’écriture nous permet des opérations cognitives – faire des
listes, des tableaux, réexaminer après-coup, etc. – qui nous donnent un
surcroît d’efficacité intellectuelle, mais modifient aussi qualitativement
notre compréhension du monde. La culture grecque classique, de Platon à
Euclide, doit beaucoup par exemple aux formes de pensée induites par
l’écriture : c’était l’objet de ce premier article publié avec Watt au
début des années 1960, sur une sollicitation de l’historien canadien Eric
Havelock [2].
En avançant
cette idée, nous nous opposions à la séparation entre sciences et arts,
artificielle au regard, justement, de leur dette commune envers l’écriture.
Mais aussi à une thèse héritée de l’anthropologie traditionnelle, confortée par
(et confortable pour) le colonialisme, qui voudrait qu’il y ait d’un côté des
sociétés primitives, de l’autre des sociétés avancées, la différence
s’expliquant par des mentalités spécifiques – prélogique là-bas, rationnelle
ici. Intellectuellement et politiquement, il nous semblait important de montrer
au contraire que les « mentalités » ne sont pas des caractéristiques innées,
mais des plis de pensée façonnés par l’usage d’un certain outillage. Il n’y a
pas de primitifs, inaptes au changement : il y a des différences
d’équipement technique ; or une technique cela s’apprend.
Mais nos
premiers travaux étaient encore trop ethnocentriques. Comme ceux d’Havelock,
ils donnaient un privilège épistémologique indu à une forme d’écriture,
l’alphabet grec, tenu pour la césure majeure dans l’histoire de la
pensée humaine, et sous-estimaient l’importance, par exemple, des alphabets sémitiques
ou des idéogrammes chinois. De fait, l’exemple de la Chine m’a beaucoup
apporté. Les travaux classiques, à l’époque, étaient ceux de Joseph Needham, à
la fois biochimiste, historien, chrétien et marxiste [3]. Il traçait, lui aussi, une
frontière culturelle massive entre deux types de mentalités, l’explication
causale des phénomènes naturels tentée par les Grecs et la « pensée
coordinative et associative » des Chinois. Mais dès qu’on mène la
comparaison sur le plan des technologies de l’intellect, cette frontière ne
tient plus : les pythagoriciens, avec leurs tétraèdres, tout comme les
Chinois, avec leurs horoscopes, se livrent à une manipulation graphique des
concepts. C’est entre des techniques de pensée impliquant dans les deux cas
l’écriture, et non entre des mentalités, qu’il faut chercher des différences.
Où les trouve-t-on ?
Prenez deux
signes écrits, un mot en français, un idéogramme chinois [4]. Dans un système alphabétique, le
signe écrit renvoie à des sons : b-a, ba. C’est ce qu’on appelle une
écriture phonétique. Dans le cas des idéogrammes, il renvoie non pas à un son,
mais à une idée ou à une chose. C’est aussi le cas des hiéroglyphes
égyptiens : tel dessin désigne un chat, tel autre l’amour, etc. On voit
bien l’avantage d’un système phonétique : dans l’alphabet latin, il suffit
d’apprendre vingt-six signes pour former tous les mots possibles ; avec
des idéogrammes, pour posséder un vocabulaire équivalent, il faut maîtriser une
quantité considérable de signes. C’est la raison pour laquelle l’alphabet est
considéré comme la forme d’écriture la plus rationnelle et la plus avancée,
logiquement et historiquement. La plus démocratique aussi : Lénine
plaidait pour une conversion de la Chine à l’alphabet. Or ce n’est pas
si simple. Certes, en Asie de l’Est, il faut connaître environ six mille
caractères pour entrer à l’université, ce qui dissuade plus d’un étudiant
potentiel. Mais en tant que technologie de l’intellect, les idéogrammes ont
certains avantages. D’une part, ils peuvent s’apprendre un par un : on
n’est pas obligé de connaître tout le système des signes et les règles de leur
combinaison, comme c’est le cas pour l’alphabet ; tout le monde, même sans
scolarisation, peut donc être un peu lecteur. D’autre part, une écriture comme
l’écriture chinoise, contrairement à l’écriture phonétique, n’est plus associée
à une langue particulière. Tout comme le chiffre 1 désigne le même nombre
partout dans le monde, qu’on le prononce one ou un, la
communication écrite devient possible entre locuteurs de langues différentes.
Je l’ai vu en Chine : une personne de Pékin peut se faire comprendre d’une
autre de Canton en dessinant un signe dans sa main, alors même qu’elles ne
parlent pas la même langue. On comprend qu’un type d’écriture puisse faciliter
l’unification d’un empire. Il y a quelques années, lors d’un colloque au Japon,
des amis chinois nous raillaient, nous les Européens, si fiers de notre
écriture alphabétique : « Vous voulez un marché unique ? Un
espace politique commun ? Passez aux idéogrammes ! » C’est cela
une technologie de l’intellect : une opération cognitive qui a des effets
cognitifs bien sûr, mais aussi sociaux – un accès plus ou moins large aux
élites diplômées, par exemple – et souvent politiques.
Vous écrivez : « Je m’intéresse au pouvoir
des mots, c’est-à-dire au pouvoir que l’écriture donne aux cultures qui la
possèdent, et à certains groupes au sein d’une société donnée ». Et vous
ajoutez : « y compris à des groupes dominés ». Politiquement,
l’écriture serait donc un outil à deux manches, fournissant à la fois aux
dominants de quoi dominer, et aux dominés de quoi s’affranchir ?
Certainement.
Quand entre deux sociétés ou au sein de l’une la maîtrise de l’écriture [5] est inégalement répartie,
l’écriture donne du pouvoir, et ne pas la maîtriser fragilise. J’en ai par
exemple été témoin au Nord-Ghana – où j’ai travaillé cinq ans, de manière
discontinue, à partir de 1949 – au moment de la mise en place d’un cadastre. La
culture du riz était en train de se mécaniser, les agriculteurs avaient besoin
de prêts pour acheter du matériel, les prêteurs voulaient que les terres
servent de garanties. Il a donc fallu cadastrer les terres, c’est-à-dire leur
assigner un propriétaire par écrit. Les droits de propriété, jusqu’alors
collectifs et réglés par des interactions orales, se concentrèrent ainsi sur
une seule personne, à l’exclusion des autres membres de la famille : on
assista à une expropriation du même ordre que celle provoquée par l’enclosure
des terres communes en Europe occidentale, lorsque la loi écrite supprima les
droits d’usage, largement oraux.
L’écriture a
pu servir d’instrument d’asservissement, très littéralement. Je pense à ce
papier que l’on remettait aux esclaves africains la veille de leur embarquement
pour le Brésil, portant leur nom chrétien. Plus généralement, l’écriture est
une pièce centrale dans l’attirail du gouvernement. Elle est au cœur de
l’activité bureaucratique : édicter un décret, établir un budget, réaliser
un recensement, exiger le port d’un livret de travail ou d’une pièce
d’identité, sont des techniques scripturaires. Elle est aussi à la pointe de
toutes les expansions impériales, européennes ou asiatiques : la première
chose que les Chinois ont faite quand ils ont conquis le Vietnam a été
d’introduire leur écriture, et les écoles qui permettraient de l’apprendre,
pour que nul n’ignore leur loi.
Mais plus
fondamentalement encore, l’écriture induit une structure sociale. Je ne pense
pas seulement à ces professions qui tirent avantage d’un accès privilégié,
sinon exclusif, à la lecture et à l’écriture, tels les scribes, prêtres,
clercs, etc. Je pense aussi à ce fait massif : pendant 5000 ans, depuis
l’apparition de l’écriture quelque part au Proche-Orient jusqu’à une période
très récente, l’histoire sociale de l’humanité a été celle de la domination
politique, économique, culturelle, d’une minorité de lettrés sur une majorité
de non-lettrés. Ce n’est pas tant que les uns ont accès, grâce à la maîtrise de
l’écriture, à des ressources dont les autres seraient privés, en particulier au
savoir. Non plus qu’une petite caste exerce, par l’écrit, une dictature féroce
sur la multitude. C’est que la culture écrite, bien que minoritaire, influe sur
la culture populaire, même lorsque celle-ci reste orale. Dans le Londres du XVIe
siècle, le peuple illettré assistait aux représentations du théâtre
élisabéthain. Sa conduite morale et ses pensées étaient surplombées par une
religion du Livre. Ses activités de production glissaient vers une économie
fondée sur des écritures comptables – le capitalisme naissant. L’écriture s’immisçait
dans sa vie de multiples manières, et en infléchissait le cours sans même qu’il
sache lire.
La preuve la
plus forte, sans doute, du pouvoir que donne l’écriture, est l’attrait qu’elle
exerce sur ceux qui n’y ont pas accès. Au Nord-Ghana, dans de nombreux rites,
un livre intervient, auquel on prête un pouvoir puissant : un homme peut
devenir fou à l’approcher de trop près. Aux États-Unis, Frederick Douglass, le
célèbre abolitionniste, ancien esclave lui-même, considérait expressément la
maîtrise de l’écriture comme un moyen de libération des Noirs. On peut
contester cette révérence pour l’écrit chez ceux qui en subissent le pouvoir.
On peut vouloir au contraire desserrer son hégémonie, à l’école notamment, et
donner davantage d’importance aux réalisations orales, ne serait-ce que pour
éviter certaines formes d’aversion à l’écriture, lourdes de conséquences
personnelles et politiques. Je l’ai publiquement plaidé. Il n’en reste pas
moins que la maîtrise de l’écriture émancipe. Dire qu’elle donne du pouvoir, ce
n’est pas la réduire à un instrument d’oppression.
De fait, vous décrivez avec précision le rôle qu’a pu
jouer l’écriture dans les soulèvements d’esclaves, au Brésil en particulier. Or
vous montrez que ce n’est pas seulement le contenu des écrits qui fournit une
arme aux insurgés, mais le fait même qu’il s’agisse d’écrits.
Toussaint-Louverture,
le chef des Jacobins noirs, ces esclaves haïtiens qui ont pris les armes contre
les Blancs en 1791, maîtrisait l’écriture : il avait lu le livre
abolitionniste de l’abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des
établissements & du commerce des Européens dans les deux Indes. On sait
aussi que les leaders de toutes les grandes insurrections américaines –
celles que menèrent Gabriel Prosser en 1800, Denmark Vesey en 1822, Nat Turner
en 1831 – avaient appris à lire et à écrire. De même, les organisateurs de la
révolte de Bahia, au Brésil, en 1835, étaient des musulmans lettrés, plus à
l’aise avec l’écriture que la très grande majorité des colons blancs. Mais là
encore, ce qui prouve le plus clairement que l’écriture a donné de la force aux
insurgés, c’est la réaction de ceux qui en ont subi les effets : à la
suite de la révolte de 1835, les Blancs renvoient en Afrique les Noirs
affranchis qui savent lire et écrire.
Reste à
comprendre de quelle manière l’écriture a imprimé sa marque sur ces
soulèvements. Elle a certes permis aux insurgés d’accéder à des textes dont le
contenu leur a fourni un support idéologique : les Lumières pour
Toussaint-Louverture, l’islam pour les insurgés de Bahia. Mais ce ne fut pas
son seul rôle, ni le principal. Quand on examine de près les sources
disponibles sur la révolte brésilienne, on voit qu’elle a été servie par
l’écriture de trois autres manières. Tout d’abord, très prosaïquement, elle a
permis aux émeutiers de s’organiser d’une manière dont la sophistication est
relevée par tous les observateurs : des billets servaient à transmettre
des instructions, à planifier des incendies simultanés, à fixer des rendez-vous
– on est bien du côté de la technicité de l’écriture, des savoir-faire qu’elle
transmet, des capacités qu’elle accroît. Ensuite, les insurgés se sont servis
des pouvoirs magico-religieux prêtés au livre : ils cousaient des sourates
du Coran dans leur manteau pour se protéger des balles et se donner du courage.
Mais l’islam a un autre avantage en termes de mobilisation collective, lié à
son statut de religion écrite davantage qu’à ses préceptes eux-mêmes :
écrit, donc détaché de ses conditions d’énonciation, donc universaliste, il a
la capacité de traverser les appartenances tribales, ce qui contribue à l’unité
des insurgés. Le contraste est grand entre la série d’insurrections qui secoue
Bahia entre 1807 et 1835 et la rareté des révoltes d’esclaves non musulmans en Afrique
occidentale, divisés par des affiliations ethniques résiduelles, exploitées par
les maîtres.
Aujourd’hui on voit monter en puissance une nouvelle
technologie de l’information, internet. Y a-t-il là un nouvel outillage de
l’intellect, susceptible de produire des effets nouveaux ? Ou plus
simplement une extension des savoir-faire associés à l’écriture, comme le fut
en son temps l’imprimerie ?
Les
nouvelles technologies électroniques peuvent impressionner. Je me souviens d’un
voyage dans le Sichuan, en Chine, il y a quelques années, où j’ai d’abord été
stupéfait. Pour moi, le Sichuan était la région du thé : une industrie, au
point qu’il y a encore peu de temps, la brique de thé servait de monnaie. Mais,
à l’exception de quelques maisons de thé, tout dans les villes avait été
détruit pour ériger d’immenses boîtes de béton. À l’université, les étudiants
communiquaient en pianotant sur des ordinateurs ou des téléphones
portables ; tous avaient des machines. Les grands magasins présentaient en
vitrine des machines vendues dix fois moins chères qu’ici, et proposaient
toutes les nouvelles technologies. Ce transfert de technologie, certes, était
radicalement nouveau. Mais d’un autre côté, un outil se substituait simplement
à un autre pour réaliser des fonctions analogues, comme ce fut le cas
fréquemment dans le passé, en Europe notamment, où les choses ont aussi pu
aller très vite – lors du développement de la lecture populaire au XVIIIe
siècle par exemple.
Quant à
internet spécifiquement, je suis toujours surpris, quand je demande à mon
assistant de faire une recherche, par la pertinence des résultats. Les quelques
pages sélectionnées sont toujours passionnantes, souvent imprévues, et je ne
peux pas m’empêcher de les lire. L’efficacité de l’outil, pour les lettrés qui
y recourent, est indubitable. Elle est moins claire pour un ostréiculteur de
Bouzigues : tout le monde n’a pas besoin de trouver des articles
scientifiques en ligne, ou n’a pas de goût pour le type de compétence requis
par ces recherches. Pour coopérer, s’organiser, internet n’est pas
indispensable, l’écriture apprise à l’école suffit. On peut la compléter avec
le maniement d’un clavier d’ordinateur, mais je ne suis pas sûr que nous ayons
affaire à un changement de régime dans la maîtrise de l’écriture. Nous sommes
toujours dans l’univers de l’écrit dans lequel nous a plongés l’école.
Bien sûr un
nouvel outil de communication écrite peut avoir des conséquences surprenantes.
Par
exemple, chez nous, la machine à écrire a favorisé la transformation du statut des femmes : ma mère a quitté son Écosse natale pour aller travailler à Londres car elle connaissait la dactylographie. Elle n’était pas seule dans ce cas, et on peut mettre en relation l’alphabétisation des femmes, l’apparition de la dactylographie et l’essor du féminisme. Mais ce n’est pas tant la machine à écrire qui a fait la différence, que la scolarisation de masse. C’est cette dernière qui a engendré les vrais changements dans ces pays : la structure fondamentalement orale des sociétés européennes a été profondément modifiée dès lors que la maîtrise de l’écriture devenait accessible aux personnes peu fortunées, aux classes populaires et aux femmes.
Prenez le
Bagré. J’ai passé une pleine année de ma vie à retranscrire et à traduire ce
très long mythe des Lo Dagaa du Nord-Ghana. Il m’a fallu des semaines pour le
poser par écrit, des mois pour le traduire. Quand j’en ai entrepris le recueil,
à partir de 1950, je pensais qu’il n’y en avait qu’une version. Les gens avec
lesquels je travaillais m’avaient dit qu’il était toujours le même ; ils
m’en répétaient les premières lignes, qui étaient pratiquement identiques. Mais
je disposais d’un magnétophone, outil qui à la différence d’une simple notation
écrite, permettait l’enregistrement exact d’une récitation. Je l’ai transcrit
avec un ami Lo Dagaa. Nous avions de la peine à décrypter, il fallut faire de
nouveaux enregistrements. C’est alors que j’ai compris qu’il y avait des
versions différentes. Il était même impressionnant de voir à quel point elles
l’étaient : elles ne se distinguaient pas seulement par des détails
mineurs mais par des traits structurels majeurs. Les thèmes changeaient de
place, leur importance aussi. Dans une version, un dieu unique créait le
monde ; dans une autre, c’étaient les hommes, sans aide d’aucune
sorte ; dans une troisième, les elfes et les esprits venaient au secours
des humains. Ces variations étaient liées sans doute à la longueur du
récit : un énoncé aussi long, à la structure par ailleurs assez lâche, ne
peut être mémorisé de façon exacte sans version originale à laquelle se confronter.
Lorsqu’un récitant ne parvenait pas à se rappeler précisément ce qu’il avait
appris, il faisait donc du remplissage, il inventait. Cette découverte fut une
révélation pour moi. Mes amis Lo Dagaa ne répétaient donc pas simplement le
même texte au fil du temps, ils n’étaient pas prisonniers d’une sorte de
mentalité mythopoïétique ou primitive. Ils exploraient des questions
fondamentales, déclinaient diverses solutions plutôt que toujours la même.
Leurs variantes n’étaient pas par ailleurs des modulations superficielles du
mythe mais significatives, qui permettaient de saisir la façon dont ils
pensaient, appréhendaient la vie et la comprenaient. L’envisager me conduisit
certes à des désaccords avec mon ami Lévi-Strauss, mais aussi à mesurer toute la
mobilité dont étaient capables des individus soi-disant pris dans la fixité
d’une tradition. Sauf qu’une fois la religion écrite, les choses se figent. Le
mythe une fois fixé, les gens se mirent à juger des nouvelles versions en les
comparant à mon texte. Certains signalaient dans « ma » version des
oublis ou des erreurs, ou incriminaient le narrateur. D’autres ont simplement
perdu le Bagré : parce qu’ils pensaient que la version de Goody,
recueillie auprès d’anciens qui avaient acquis le statut d’ancêtres, était la
« vraie » version. Le Bagré reste ainsi pour moi emblématique des
effets de l’usage d’une technologie de l’intellect. Que s’est-il passé sinon la
rencontre entre une pratique cérémonielle (la récitation d’un mythe) et un
instrument (un magnétophone) ? Qu’aurais-je pu saisir si je n’avais pas
disposé de cet outil, exceptionnel à l’époque ? Une simple contingence
avait produit une multiplicité d’effets, de portée à la fois ambivalente et
imprévisible. Cette rencontre avait modifié tout à la fois la compréhension
d’un phénomène social, et altéré cette pratique sociale elle-même.
exemple, chez nous, la machine à écrire a favorisé la transformation du statut des femmes : ma mère a quitté son Écosse natale pour aller travailler à Londres car elle connaissait la dactylographie. Elle n’était pas seule dans ce cas, et on peut mettre en relation l’alphabétisation des femmes, l’apparition de la dactylographie et l’essor du féminisme. Mais ce n’est pas tant la machine à écrire qui a fait la différence, que la scolarisation de masse. C’est cette dernière qui a engendré les vrais changements dans ces pays : la structure fondamentalement orale des sociétés européennes a été profondément modifiée dès lors que la maîtrise de l’écriture devenait accessible aux personnes peu fortunées, aux classes populaires et aux femmes.
Vous montrez que les religions du Livre, en revanche,
ont joué un rôle ambivalent.
L’articulation
entre écriture, religion et domination est en effet complexe. Dans leurs
premiers âges, les écoles étaient très masculines : les enseignants
étaient des hommes, les élèves aussi, et de façon plus flagrante encore quand
l’éducation était liée à la religion. Dans les religions abrahamiques,
l’éducation était totalement dominée par le sexe masculin ; les prêtres
étaient des mâles. Dans les premières écoles chrétiennes, seuls des hommes
enseignaient la lecture et l’écriture. De même pour les madrasas. Cependant ce
privilège du sexe masculin n’a pas toujours profité à ses représentants. Pour
commencer, quand l’enseignement est centré sur les textes religieux,
l’apprentissage de la lecture s’arrête souvent quand les textes sont connus par
cœur – cela a valu pour les juifs, les musulmans et aussi les chrétiens. Dans
un contexte de maîtrise restreinte de l’écriture, où celle-ci n’est qu’un outil
secondaire pour faciliter la transmission orale d’une parole sacrée, son
apprentissage ne permet guère de profiter de la créativité qu’elle apporte en
d’autres contextes. Par ailleurs, quand la démographie s’en mêle et que des
familles éduquées qui n’ont que des filles leur prodiguent une éducation, ces
dernières apprennent à lire et à écrire, et finissent par acquérir des savoirs
non seulement érudits mais pratiques. Elles sauront parfois tenir des livres de
comptes quand les jeunes hommes ne connaissent que le latin ou l’arabe, et ne
savent rien d’autre que lire ou interpréter les classiques ou les textes
religieux.
De façon générale
d’ailleurs, l’écriture et la religion sont en relation paradoxale. D’un côté
l’écriture augmente les capacités intellectuelles ; le prosélytisme
religieux, lorsqu’il utilise l’écriture pour asseoir son dogme ou simplement se
répandre, peut contribuer indirectement à développer l’esprit critique, la
maîtrise de l’écriture donnant aussi accès à des œuvres profanes. De l’autre
les religions écrites tendent à produire de l’orthodoxie et à limiter l’usage
de l’écriture. Il faut se souvenir des propos du calife Omar, interrogé sur le
devenir de la bibliothèque après sa conquête d’Alexandrie en Égypte :
« Si ces livres nous disent ce qu’il y a dans le Coran, ils sont inutiles.
S’ils disent autre chose, ils sont nuisibles. Dans les deux cas, détruisons-les. »
Saint Augustin a tenu des propos similaires au sujet du savoir des Grecs et des
Romains.
Il y a donc
contradiction, dans le rapport de la religion à l’écriture, entre les effets
d’ouverture qu’elle induit en promouvant la maîtrise de l’écriture, et les effets
de clôture qu’elle crée en la restreignant aux textes sacrés. Et plus
fondamentalement aussi une tension, dans le rapport de l’écriture à
l’émancipation intellectuelle, entre un rapport sacré et un rapport profane au
texte. Tension qui produit des « renaissances », quand la balance
penche dans le sens profane.
La Renaissance, ou plutôt les renaissances : c’est ce sur quoi vous travaillez actuellement. Dans
quelle direction ? Quelles sont aujourd’hui vos pistes ?
Je tourne
autour de deux idées. Tout d’abord il me semble que les renaissances doivent
être comprises comme le mouvement de retour d’une oscillation pendulaire. À
certains moments le dogmatisme d’une religion du Livre peut ou doit être
contrebalancé par un retour à des savoirs originaux, aux textes considérés
comme fondateurs d’une civilisation. Le regard se porte alors sur les origines
– c’est l’étymologie du mot renaissance –, le plus souvent dans un regain de
maîtrise de l’écriture : c’est elle qui permet de remonter ce passé à la
surface. C’est aussi le moment où le théâtre et la sculpture ont de nouveau
droit de cité, après des interdits qui peuvent avoir duré mille ans, comme en
Europe. Le livre, de sacré, redevient profane.
Ma seconde
idée est que l’Occident n’a pas le monopole des renaissances. La Renaissance
européenne a opéré un retour à la tradition intellectuelle des Grecs. Mais ce
mouvement n’est pas propre à l’Europe. Les Arabes aussi, par périodes, ont vu
le livre redevenir profane. Bagdad a connu au IXe et au Xe
siècles une période d’intense foisonnement, où la quasi-totalité des ouvrages
de science disponibles à l’époque furent traduits en arabe – courant qui a
gagné ensuite l’Europe via le sud de l’Espagne, et a contribué à
« notre » renaissance. Cette renaissance arabe s’est éteinte quand la
maîtrise de l’écriture s’est affaiblie et le livre est redevenu sacré. L’Inde
et la Chine ont connu elles aussi de « nouvelles naissances ». La Chine,
après que le bouddhisme a étendu son emprise – un peu à la façon du
catholicisme, même si la référence au texte sacré était plus distanciée –, a
connu lors de la dynastie des Sung, aux XIe et XIIe
siècles, un retour au confucianisme, plus laïc, et un fort regain de l’activité
intellectuelle et scientifique.
Je ne veux
pas minimiser l’ampleur de la Renaissance européenne. Mais les théories
européocentriques qui en découlent ne tiennent pas. Marx et Weber ont présenté
l’histoire de l’Europe comme un phénomène linéaire, à la fois original et
déterminant, seul capable d’expliquer notre succès dans les sciences et les
techniques : l’enchaînement d’un Moyen Âge féodal avec une Renaissance,
suivie d’un capitalisme pur aurait produit ce « Grand Partage » qui a
distingué l’Europe du reste du monde, et les sociétés modernes des sociétés
primitives. Ces analyses sont démenties aujourd’hui par l’histoire. Elles sont
datées pour commencer : elles pouvaient valoir au XIXe siècle,
quand l’Europe était au sommet de sa puissance et l’Asie au plus bas, et à
condition de ne regarder ni autour de l’Europe, ni avant cette période. Il est
difficile par ailleurs de dire que les Européens ont tout inventé. On reconnaît
aujourd’hui que la Chine a été en avance sur l’Europe jusqu’au XVIe
siècle. À cette période le philosophe Francis Bacon pensait implicitement de
même : il considérait que trois grandes inventions avaient changé le
monde, la poudre à canon, le compas magnétique et l’imprimerie ; or toutes
trois venaient de Chine. Quant à la période qui sépare cette suprématie de la
Chine au XVIe siècle, de son déclin trois siècles plus tard, il
semble que les influences y aient été multiples entre l’Orient et l’Occident,
et que l’Est nous ait plus aidés que l’inverse. Voyez le savoir-faire
textile : l’histoire lyonnaise de la soie est intimement liée à la ville
de Lucques, en Italie. Mais l’art de dévider la soie vient vraisemblablement de
Chine. Quand Daniel Bourn, en 1748, fait breveter l’invention d’une machine à
carder le coton, on constate qu’elle ressemble étrangement aux machines
inventées par les Chinois pour tirer le fil de soie. La thèse d’une avance
spécifique de l’Europe, liée à son histoire propre, s’effondre enfin lorsqu’on
considère le retour de la Chine sur la scène mondiale : la preuve est
faite que nul besoin n’est de passer par les étapes de la Renaissance, du
protestantisme et du capitalisme pour s’affirmer économiquement et
industriellement. D’une façon générale, je ne crois pas que le capitalisme
(comme le voudraient les théories de Marx), un rapport particulier à la
religion (avec Weber) ou des phénomènes démographiques (selon Malthus) puissent
expliquer seuls l’évolution des civilisations et de leur rapport aux savoirs.
Les relations entre communication et invention jouent tout autant. Le
développement du commerce, par exemple, prend souche sur une part d’échanges
(d’objets, de savoir-faire, de savoirs) et une part d’activité plus
personnelle, faite d’invention et d’ingéniosité technique. La technologie de
l’intellect qu’est l’écriture y a d’ailleurs toute son importance.
On retrouve, quand vous vous intéressez à des objets
aussi divers que la famille, la cuisine, la culture des fleurs, le même alliage
entre ampleur de l’investigation – synchronique et diachronique, à travers
l’histoire comme à travers la planète – et attention méticuleuse aux
imbrications spécifiques de facteurs religieux, économiques, technologiques,
que ces derniers soient matériels ou intellectuels.
Les
technologies de l’intellect me passionnent, mais elles ne sont pas seules. La
cuisine m’a toujours intéressé. Lévi-Strauss en a parlé, mais son approche
était trop abstraite : il ne dit rien de ses conditions économiques. Il
faut replacer la cuisine en regard de ses modalités de production d’une part,
des systèmes de stratification d’autre part. Dans nos sociétés nous avons des
régimes culinaires très différenciés, chaque échelon de la hiérarchie sociale
secrète sa propre subculture et avec elle sa cuisine particulière. Mais mon ami
Marshall Sahlins avait remarqué qu’à l’inverse, en Afrique noire, la cuisine
qu’on vous offrait n’était pas différente selon qu’on se trouve chez un chef ou
chez un subalterne. Les variations, si elles existent, porteront sur les
quantités : on aura un peu plus de viande, on vous resservira davantage,
mais la nature des mets n’est pas fonction du statut hiérarchique du
consommateur. Pourquoi les cultures traditionnelles africaines ne
connaissent-elles pas cette différenciation, y compris dans les grands États
qui ont des structures politiques différenciées ? Que faut-il pour
qu’apparaissent une « grande » et une « petite »
cuisine ? La comparaison entre les pratiques agricoles et culinaires des zones
africaines et eurasiennes m’a conduit à penser que se jouait là une question de
surplus : l’agriculture africaine n’a pas produit le type de surplus
nécessaire à l’existence d’une cuisine différenciée. En Afrique les
cultivateurs ont utilisé très tardivement l’énergie animale pour le travail à
la ferme. L’araire n’y est apparu qu’avec les Européens. Ils travaillaient avec
la houe plutôt qu’avec la charrue et ne pouvaient labourer par conséquent que
des parcelles bien plus petites. C’est une différence de fond entre l’Eurasie
et l’Afrique. Là où les sociétés eurasiennes (l’Égypte ancienne, l’Antiquité
gréco-romaine, la Chine, l’Inde, le Moyen-Orient, l’Europe occidentale)
pratiquaient des formes d’agriculture intensive, utilisaient l’énergie animale
par le biais de la charrue, assuraient la régulation de l’eau par des
techniques d’irrigation, les sociétés africaines disposaient de moyens beaucoup
plus limités. Or avec les spécifications techniques se jouent des
spécifications sociales, des différenciations des tâches ; dans la gestion
du surplus se jouent des formes d’organisation de la domination. Et ici encore
l’écriture joue un rôle déterminant. Les sociétés eurasiennes l’employant à
toutes sortes de fins, pratiques, économiques, administratives, son usage vient
renforcer l’écart : l’avantage technique s’en trouve potentialisé. Ce
n’est pas la surface à cultiver mais la production de surplus qui fait la
différence entre la maison d’un chef et d’un roi européen.
La question
des fleurs relève elle aussi du surplus. Mais les situations qui m’ont
intéressé ici sont celles au contraire où les gens pourraient utiliser des
fleurs mais ne le font pas, où des sociétés qui pourraient avoir des fleurs, du
théâtre, de la musique, les rejettent ou les bannissent à une période de leur
histoire – comme ce fut le cas pour l’Europe au Moyen Âge, dans une parenthèse
entre une Antiquité qui chérissait l’horticulture au profit des rituels, des
parures et des parfums, et le « retour de la rose » à la Renaissance.
Au départ, mon questionnement portait pourtant là encore sur l’Afrique :
pourquoi l’Afrique noire n’a-t-elle pas de culture florale ? La réponse
est pour une part la même : du fait d’une agriculture moins productive,
qui ouvrait peu de perspectives à l’émergence d’une culture du luxe ou d’une
horticulture articulée à des pratiques religieuses, à des rituels d’offrande ou
au culte du beau, et non plus simplement aux besoins alimentaires de la
population. Mais il y a aussi autre chose : non seulement la nature en
Afrique noire est moins prodigue en espèces florales que dans d’autres régions
du monde, mais la fleur y est considérée comme une prémisse du fruit ou du
grain, selon une conception toujours vivante d’ailleurs en Europe, au sujet des
arbres fruitiers en particulier : « Si vous voulez jouir du fruit,
épargnez la fleur. » J’ai grandi dans un milieu écossais et protestant, où
l’idée de couper une branche de pommier en fleurs horrifiait, et où j’entendais
dire qu’« au fond, les fleurs sont plutôt des œufs ». Et je me
souviens de ma stupéfaction de voir dans le sud de la Chine des gens couper des
pêchers, des arbres entiers en pleine floraison, pour décorer les rues et les
magasins lors des fêtes du Nouvel An. Non que l’aspiration au beau n’existe pas
ici, mais dans cette conception s’exprime une aspiration écologique dans
laquelle le sentiment esthétique ne domine plus. Comme les images, les fleurs
sont ambivalentes. Elles participent des manières de comprendre et d’agir sur
la nature à travers la culture. Mais elles assument aussi un rôle dans la sphère
religieuse, comme offrandes aux dieux et aux morts, ou dans les relations de
pouvoir. Et elles relèvent d’une culture du goût qui ressort d’un commerce de
luxe, avant d’être de masse. À travers elles s’expriment le dilemme de la
conciliation des besoins matériels d’une civilisation, et de la sensibilité ou
des valeurs qu’elle engendre – débats où là encore l’écriture joue un rôle,
lorsqu’elle leur sert de support et en polarise les termes. Comme les images,
les fleurs ont été prises dans le double feu de l’iconoclasme et de la critique
du luxe et de la richesse. Elles se sont heurtées à la réprobation des
philosophes chinois et des stoïciens romains, comme des clercs islamiques ou
des réformateurs chrétiens.
Un autre fil semble relier vos travaux. Qu’elle aborde
la cuisine, les fleurs, la religion ou l’écriture, votre anthropologie se
caractérise par un double refus, dont on sent qu’il est à la fois scientifique,
éthique et politique : celui des « théories du Grand Partage »
(qui distribuent les cultures entre le simple et le complexe, le chaud et le
froid, le primitif et le développé...) et celui du relativisme (pour lequel
toutes les cultures se valent).
Ni l’une ni
l’autre de ces deux positions n’est tenable. La première parce qu’elle est
européocentrique. C’est flagrant chez un certain nombre d’anthropologues
classiques, et non des moindres : les différences qu’ils croient
identifier entre « eux » et « nous » sont en fait des
hiérarchies, en notre faveur. Mais c’est encore tangible chez certains chercheurs
contemporains, qui surestiment considérablement l’originalité de l’Occident.
Prenons l’idée selon laquelle la famille restreinte, nucléaire, serait une
caractéristique de l’Europe, résultant de l’histoire du capitalisme, ou que le
sentiment de l’enfance est une notion récente, liée à des mutations historiques
spécifiques à l’Occident. Sans doute y a-t-il une part de vrai à cela. Mais les
peintures chinoises d’enfants montrent clairement que les Chinois, de longue
date, n’ignorent pas le concept d’enfance. Et il suffit de regarder autour de
soi : quand je vais au Ghana, en Chine, en Inde, je vois des couples
pareils aux nôtres, des familles construites autour d’une cellule nucléaire.
Quant au
relativisme, il part d’une méfiance légitime envers toute classification
péjorative pour les cultures non occidentales. Mais il partage avec son grand
ennemi, l’ethnocentrisme, un même présupposé culturaliste : lui aussi
rapporte tout à des cultures spécifiques, même s’il refuse de les hiérarchiser.
Ce faisant il refuse d’admettre que les techniques, matérielles ou
intellectuelles, ont des exigences et des effets comparables, sinon absolument
similaires, quelle que soit la culture qui y recourt : chaque société,
groupe ou individu adapte la bicyclette à son propre contexte, soit, mais dans
une mesure relative. En négligeant l’accueil que leur a fait l’immense majorité
des peuples qui en ont eu l’occasion, le relativisme sous-estime les progrès
permis par l’adoption de certaines techniques.
Il me semble
que prendre en considération les techniques, en particulier de l’intellect,
permet d’échapper à l’alternative entre européocentrisme et relativisme. Il n’y
a pas de différence entre les individus quant à leurs capacités mentales. On en
trouve la preuve dans la transformation quotidienne, en Afrique, d’enfants
élevés dans un environnement « tribal » en universitaires, chercheurs
ou fonctionnaires. En revanche, il y a des différences de résultats
intellectuels, et ceux-ci dépendent très largement de l’outillage cognitif que
les sociétés fournissent (ou non) et dont les individus disposent (ou non).

Vous-mêmes
d’ailleurs, qu’auriez-vous pu faire de cette longue conversation sans les
magnétophones qui sont posés sur cette table – sinon la recréer ou en restaurer
l’une des versions possibles ?
Titre original :
« La matière des idées. Entretien avec Jack Goody ».
[1] Ian Watt, The Rise of the
Novel : Studies in Defoe, Richardson and Fielding, University of
California Press, 1957.
[2] Historien de la Grèce
classique, engagé à gauche, Eric A. Havelock fut l’une des figures majeures de
ce qu’on a appelé « l’école de Toronto ». Sa thèse centrale, formulée
à la fin des années 1930, stabilisée dans les années 1960, creusée sans cesse
ensuite, est la suivante : il y a une relation intime entre la philosophie
platonicienne et le développement de l’écriture (Preface to Plato,
1963).
[4] On entend ici
« idéogramme » dans un sens générique, sans entrer dans les détails
des distinctions – mouvantes d’une définition linguistique à l’autre – entre
picto-, idéo- et logogrammes. L’important est l’opposition au système
phonétique.
[5] En anglais, literacy.
Nous traduirons systématiquement par « maîtrise de l’écriture ». La
traduction savante habituelle est un néologisme littéral :
« littératie ».
Libellés :
Terre des Hommes - Monde Solidaire
dimanche 26 juillet 2015
En feuilletant « De Phnom Penh à Abidjan. Fragments de vie d’un diplomate »2/5
Deuxième Partie
Le diplomate et le militaire
(Pages 134 à 143)
« Des lors que
les militaires alignent les moyens de leur puissance en hommes et en matériels
et qu'ils jouent de leur spécificité professionnelle et technique, les
diplomates sont pratiquement contraints de s'effacer car les ambassades, avec
leurs moyens réduits, ne font plus guère le poids. A tout le moins commençait à
s'établir un délicat équilibre des pouvoirs pour masquer une inévitable lutte
d'influence. C'est par une simple dépêche de l’AFP que mon prédécesseur apprit
début octobre l'arrivée d'un général de
division, tête de pont d'un corps expéditionnaire qui allait se monter jusqu'à
près de 5000 hommes. Ni le Département, ni le ministère de la Défense ne
l'avaient prévenu et il en nourrit un ressentiment irrépressible. Lorsque je
remplaçai Renaud Vignal deux mois plus tard, j’avais dans mes instructions de
faire en sorte qu'il n'y ait plus « une feuille de papier à cigarette » entre
les représentations civile et militaire de la France en Côte d'Ivoire. Le
général Emmanuel Beth, commandant la force Licorne, joua le jeu sans problème,
avec un esprit de coopération et de partage que poursuivit le général Joana
avec une chaleur particulièrement humaine. Les choses changèrent dès l'arrivée
en juin 2004 du général Poncet. Son atterrissage à bord d'un Falcon 50 de
l'ETEC, alors même que son prédécesseur avait quitté Abidjan sur le vol
régulier d'Air France en classe économique, annonçait déjà les ambitions du
nouveau patron des forces françaises en Côte d'Ivoire. Cette arrivée en
proconsul fut confirmée par le petit cénacle d'officiers proches de lui dont
Poncet prit soin de s'entourer dès le départ, dont l'un d'entre eux était
spécialiste en communication et s'est fait par la suite un nom comme
commentateur militaire à France Télévisions. En dehors de cet entourage de
confiance, le général était cassant et dur avec ses hommes, à quelque grade
qu'ils se situent.
II ne cacha pas dès sa prise de fonction sa volonté de jouer
un rôle personnel de premier plan sur l’aspect politique de la crise
ivoirienne. De fait l’ancien patron des forces spéciales, à la différence de
ses prédécesseurs, consacra peu aux tournées des popotes en province, le long
de la ligne de cessez-le-feu, ou aux aspects proprement militaires de ses
responsabilités qu'il délégua volontiers à ses adjoints successifs. En
revanche, il se déploya et se dépensa en exercices intellectuels dans la
capitale, devant toutes les tribunes qui pouvaient lui être offertes, notamment
auprès de la communauté française. Je fus obligé d'apaiser l’ire compréhensible
de mon consul général qui y voyait une immixtion évidente sur ses
plates-bandes. J'eus moi-même à me calmer car le général était loin d'être un «
bon camarade » et ne passait que fort peu d'informations. En revanche, il
participait assidûment à toutes les réunions politiques organisées sous l'égide
des Nations unies par le représentant permanent du secrétaire général. Ma
conviction, confirmée par la suite, est que Henri Poncet, qui savait que le
tournant de la crise, forcément politique, se jouerait comme d'habitude dans la
capitale, s'y était préparé dès son arrivée. II avait anticipé les évènements
espérant en recueillir des retombées favorables. »
Voilà qui répond d’une certaine manière à
toutes nos questions précédentes. Car, et encore une fois, Le Lidec aura beau
dire, le général Poncet n’était pas un franc-tireur qui agissait pour son
propre compte et à sa fantaisie, mais la pièce principale d’un dispositif dont
la mise en place avait probablement été envisagée dès le rappel de Renaud
Vignal, mais qui ne sera vraiment au point que lorsque, après deux tentatives infructueuses
(lui-même et son successeur André Janier), on dénichera en la personne de
Jean-Claude Simon, l’« ambassadeur » qui n’aura pas honte de se salir
les mains.
« Je n'eus
pratiquement plus aucun contact avec le général Poncet, retranché dans son
bunker du 43ème BIMa, à partir du moment où il fit détruire les deux Sukhoi
ivoiriens qui avaient procédé au bombardement de Bouaké, le 6 novembre vers
13h30. J'avoue continuer d'avoir des doutes sur l'origine précise de l'ordre
ainsi donné, un samedi de surcroit où l’on sait que les responsables ne sont
pas si vite joignables, et la façon dont il aurait pu être exécuté dans un laps
de temps si rapide et sur un objectif aussi large puisqu'il était en fait
décidé de neutraliser tout objet volant ivoirien, quelle que soit sa nature
civile ou militaire. Lorsque le conseiller Afrique de Jacques Chirac, mon
collègue Michel de Bonnecorse, m'annonça par téléphone l’ordre de destruction,
l'action était déjà en passe d'être conduite sur l'aéroport de Yamoussoukro. Je
n'ai pu donc que lui répliquer combien l’opération me semblait lourde de
conséquence pour la sécurité des quinze mille Français résidant en Côte
d'Ivoire. Pour autant, la prise rapide de contrôle de l’aéroport international
d'Abidjan s'avérait des lors indispensable pour procéder à l’évacuation des
ressortissants français et occidentaux.
Le responsable de
Licorne aurait eu en revanche plus de nez à mieux se coordonner avec
l'ambassade pour gérer la crise politique et tous les aspects consulaires qui
allaient s'enchainer à grande vitesse. Le retour en catastrophe sur Abidjan de
la colonne Destremau stationnée à Bouaké, afin d'y sécuriser le 43ème BIMa
exposé pratiquement sans défense aux cohortes des « jeunes patriotes » de
Gbagbo, en est l'illustration même. Les premiers éléments français firent leur
entrée dans la capitale dans l'après-midi du dimanche 7 novembre. Ne
connaissant pas les lieux, ils s'égarèrent en ville avant d'être guidés par
Licorne vers le parking de l'hôtel Ivoire, prévu dans le plan de sécurité pour
être l’un des principaux lieux de rassemblement de la communauté française. Le
gros des troupes françaises arriva plus tard dans la soirée. Plutôt que de
suivre le tracé simple des deux grandes avenues se coupant à angle droit, le
boulevard de France et le boulevard des Martyrs, la colonne de chars, opercules
ouvertes, s'engagea étrangement dans la rue du Bélier, un étroit chemin oblique qui menait directement à la
résidence de France, mais surtout à celle voisine du président ivoirien devant
laquelle elle s'immobilisa. On m'a rapporté que plusieurs occupants de la
présidence, soit directement, soit même en téléphonant à Paris, s'étaient
déclarés prêts à se rendre... L'épisode reste pour moi peu clair. Il est
démenti formellement par les plus hautes autorités militaires, mais les
versions données, qu'il s'agisse d'un voiturage erroné de l'ONUCI, de la
protection de la résidence de France ou d'éviter des barrages supplémentaires
ne me paraissent guère convaincantes. Je me souviens entre autres du regret
qu'exprimait une semaine après le général Poncet, lorsque nous nous retrouvâmes
autour d'un barbecue à la résidence, de ne pas avoir obtenu l’autorisation de
Paris de bombarder le palais présidentiel pour régler le sort de Laurent
Gbagbo. »
Tout ce passage confirme notre hypothèse d’un
coup préparé de longue date, dont on cherchait un peu désespérément l’occasion
de le jouer, mais dont l’exécution se heurtait à de terribles incertitudes.
Mais, et peut-être même sans réellement le vouloir, Le Lidec nous apprend
quelque chose de très important : la « colonne Destremau » –
« la colonne », comme cela se disait déjà du temps de Monteil ou
d’Angoulvant – avait bel et bien pour objectif la résidence officielle du
président Gbagbo. Et le général Poncet ne pouvait pas ne pas le savoir ;
et il n’aurait donc rien trouvé à redire si le coup avait réussi – c’est le
sens de ses regrets… Manque de pot, il y avait un obstacle alors insurmontable,
ou plutôt, deux obstacles : le premier, c’était l’état de l’opinion
publique ivoirienne et le risque tout à fait réel d’un soulèvement de tout un
peuple exaspéré jouant le tout pour le tout ; le deuxième, c’était
« la désunion interne française » (voir ci-après), symbolisée dans ce
livre par la sourde rivalité entre « le diplomate et le militaire ».
« La manœuvre
fut conduite sept ans plus tard ! »
Formule admirable ! Evidemment, comme il
n’était plus là, Le Lidec n’était pas obligé de faire le détail ni de faire
dans la dentelle… Mais si cette formule me fait cette impression, c’est parce
que c’est le condensé de tout ce que Le Lidec venait de dire. Il n’était pas
obligé de faire le détail des sept années de préparation du dernier acte du
coup d’Etat le plus long de l’histoire : l’écrasement par la France des
forces vives de la nation ivoirienne et la capture de son dirigeant d’alors,
Laurent Gbagbo, après un processus électoral odieusement bidonné, dont il était
très probablement le vainqueur au grand dam de ceux qui, à l’instar de
Jean-Marc Simon, n’étaient venus que pour reconstituer coûte que coûte la Côte
d’Ivoire d’Houphouët, le fameux « Etat franco-africain » célébré par
J.-P. Dozon : « Après
dix années de souffrance, voici que la France et la Côte d'Ivoire que certains,
poursuivant des buts inavoués, ont voulu séparer d'une manière totalement
artificielle, se retrouvent enfin dans la joie et dans l'espérance. (...). Nous
avions su inventer vous et nous, sous l'impulsion du président Félix
Houphouët-Boigny et du Général de Gaulle, cet art de vivre ensemble qui
étonnait le monde et qui faisait l'envie de toute l'Afrique ».[1]
« Le lendemain
de cet épisode marqua encore davantage la désunion interne française et
l’atteinte grave portée à notre image en Afrique. J'avais dans la nuit réussi à
communiquer au téléphone avec Laurent Gbagbo. Ce dernier demandait à ce que les
troupes françaises quittent rapidement l'hôtel Ivoire ou elles devaient donc
rassembler et sécuriser la communauté française. II offrait en contrepartie
leur stationnement autour de l'hôtel du Golf, déjà « internationalisé » par
l'accueil des responsables des Nations unies et des représentants de
l'opposition. Je compris avec mon équipe qu'il ne reviendrait pas sur cette
position pour des raisons précises. En choisissant plusieurs années avant ce
site comme principal axe de notre plan de sécurité, nous n'avions pas pris en
considération sa proximité d'avec le palais présidentiel. Nous avions aussi
sous-estimé son importance stratégique, avec les émetteurs de Radio Côte
d'Ivoire placés au sommet de la tour de l'hôtel qui abritait également les
bureaux du Mossad, Israël jouant un rôle non négligeable pour la sécurité du
régime en place. Je réussis avec difficulté à joindre dans la nuit le général
Poncet pour l’informer de ma conversation avec Gbagbo et de notre analyse, lui
suggérant de donner ordre au colonel Destremau de quitter l’Ivoire pour l'hôtel
du Golf. Mon interlocuteur me répondit que ses hommes, qui avaient dévalé dans
des conditions extrêmes les 400 kilomètres séparant Bouake d'Abidjan,
méritaient du repos et qu'il trancherait la question du bivouac le lendemain
matin.
Campant depuis le 6
novembre dans mon bureau, je fus réveillé à l'aube du 8 par un appel
téléphonique de Mamadou Koulibaly, président de l'Assemblée nationale et proche
de Laurent Gbagbo. Je n'avais eu que de très rares contacts avec lui bien qu'il
m'ait fortement impressionné par son aisance et son intelligence lors de la
visite de courtoisie que je lui avais rendue à mon arrivée.
Aussi, son appel ce
matin-là avait bien une signification particulière. Tenu informé du transfert
de position entre les deux hôtels que son président avait demandé, il me
conseilla de ne pas agir à la hâte et de faire en sorte que ce mouvement soit
placé sous couvert d'une décision confirmée au plus haut niveau et qui
recevrait des lors une diffusion générale à l'adresse de la population. Le
général Poncet, qu'il contacta directement quand il comprit que je ne
contrôlais plus grand chose, tomba dans le piège et accepta de se faire trainer
de direct en direct sur la télévision ivoirienne pour signer, en fin de
matinée, une sorte d'accord en bonne et due forme quant au transfert de la
colonne Destremau. Dans le même temps, le redoutable conseiller ivoirien avait
dès le matin ameuté des quartiers nord d'Abidjan tous les militants du front
national patriotique pour qu'ils se mobilisent autour de l'hôtel Ivoire et
fassent obstacle au départ des chars de l'armée française. Le temps passait, le
général pataugeait, la situation s'envenimait, la tension montait entre la
centaine de soldats français pris dans la nasse et la foule africaine qui
grossissait minute par minute. C'était comme par hasard le jour où Thabo Mbeki,
président de la République sud-africaine et soutien ouvert du chef de l'Etat
ivoirien, arrivait en visite à Abidjan. Tout avait été conçu dans le plan
machiavélique du camp Gbagbo pour faire en sorte que le souvenir du drame de
Tien An Men soit immédiatement rappelé. Montrer au visiteur la sortie en force
des chars français sur des corps
ivoiriens rappellerait très exactement ce qui s'était déroulé à Pékin le
4 juin 1989. La mise en scène fut réussie puisque le désengagement par la force
de la colonne Destremau de l'hôtel Ivoire se solda par la mort de plusieurs
dizaines d'Ivoiriens. Je n'ai jamais compris pourquoi le commandant de Licorne
avait voulu conserver à cet emploi de protection consulaire en milieu urbain
des troupes d’élite combattantes, de surcroît fatiguées par les évènements
qu'elles avaient affrontés. Il avait pourtant à sa disposition immédiate, sur
zone, plusieurs détachements de gendarmerie mobile, plus aguerris à ce type
d'exercice rapproché. Son aversion naturelle pour la gendarmerie lui fit
négliger ce moyen d'affronter de meilleure façon un évènement qui s'avéra
finalement dramatique. »
Le rôle de Mamadou Koulibaly, alors président
de l’Assemblée nationale, au moment de cet épisode, rôle par ailleurs bien
éclairé par l’attitude du général Henri Poncet qui ressemble beaucoup à de la
connivence, ainsi que par les soupçons quasi instinctifs d’un Le Lidec
décidément peu au fait des réalités de ce terrain – qui englobent aussi les
êtres humains –, doit être analysé à la lumière de son comportement ultérieur,
dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne fut guère cohérent avec celui
que Le Lidec a observé. Un Le Lidec qui, au départ, ne pensait que du bien de
celui qu’il qualifiera ce jour-là de « redoutable conseiller
ivoirien ».
Tout d’abord, à quel titre Mamadou Koulibaly
intervint-il alors ? Il y a manifestement usurpation de fonction car, il
avait beau être le 2e personnage de l’Etat, il n’était point
légitime à agir en lieu et place d’un président de la République toujours à son
poste, ni même à se substituer motu proprio au Premier ministre, au ministre de
la Défense ou à celui de l’Intérieur, ni à l’autorité militaire, et cela même
au cas où une vacance brutale au sommet de l’Etat l’aurait placé de facto
au-dessus d’eux. Il est pour le moins étrange qu’un diplomate expérimenté comme
Le Lidec ne se soit pas interrogé sur la légitimité de cet interlocuteur…
Décidément, l’Afrique restera donc toujours cet endroit où, pourvu qu’ils ne
gênent pas les intérêts de sa patrie, les faits les plus étranges paraissent
tout à fait normaux à un bon Français ! En fait, à la lumière de tout ce
que nous avons vu faire et dire à Mamadou Koulibaly après et depuis le 11 avril
2011, il semble bien que ses démarches auprès de l’ambassadeur de France et du
commandant du corps expéditionnaire français en novembre 2004 faisaient aussi
partie de l’entreprise visant à renverser Gbagbo, dont pour sa part la colonne
Destremau constituait le fer de lance. Dans la configuration institutionnelle de
l’époque, si ce soudard avait réussi son coup, le président de l’Assemblée
nationale serait devenu, de fait comme de droit, le nouveau chef de l’Etat
ivoirien. Il ne s’agissait donc pas seulement d’une simple tentative d’usurpation
– ce qui est déjà répréhensible –, mais d’une véritable forfaiture ; et qui
est donc restée impunie.
« Ces deux ou
trois anecdotes n'entendent être qu'une très modeste contribution à des
épisodes historiques qui furent aussi riches et compliqués que difficiles à
vivre.
Elles mettent
seulement en évidence la disparité des points de vue, analyses et moyens qui
peuvent parfois séparer diplomates et militaires. Mais, en ce qui me concerne,
elles n'ont en rien entamé les liens profonds de solidarité et de coopération
qui les rapprochent dans l'honneur qu'ils assument de représenter la France
hors des frontières. Cette certitude m'avait d'ailleurs conduit à demander au
général Bruno Dary, alors gouverneur militaire de Paris que j’avais connu sur
le terrain comme commandant en second de l’opération Licorne, de me remettre
les insignes d'officier de la Légion d'honneur. II me fit l'honneur de me les
remettre à l'Hôtel des Invalides.
C'est vraiment sur
le tard que je me permets d'ajouter à ces souvenirs personnels une rapide
considération politique qui s'y raccroche d'ailleurs directement. C'est notre
intervention militaire au Mali qui me l’a inspirée et je pense que beaucoup des
personnels militaires aux côtés de qui j’ai servi en Côte d'Ivoire auront eu le
même réflexe. On peut en effet observer tout au long de notre opération de
2013, dans les communications officielles publiées comme dans les commentaires
apportés, que pratiquement aucune mention explicite n'a été faite de la Côte
d'Ivoire, en dépit de l'étalement de l'opération Licorne sur près de dix
années. Hormis le facteur de la menace terroriste et djihadiste, les situations
n'étaient pourtant pas si éloignées dans deux pays voisins l’un de l’autre, à
configurations géographique et sociale proches, connaissant des problèmes de
développement largement identiques, avec enfin des deux côtés de la frontière
des forces armées nationales faibles et désorganisées et des rebellions au
contraire entreprenantes. Que n'avons-nous huit ans plus tôt rêvé nous aussi,
avec l’état-major de Licorne, d'une « charge de la brigade légère » qui eut
repoussé militairement la rébellion pour apporter diplomatiquement une
solution. Au lieu de quoi, nous avons
tracé une ligne de démarcation et nous nous sommes assis, à Marcoussis,
au milieu des problèmes sans grande chance de les résoudre. Nous n'avons pas
cité la Côte d'Ivoire mais nous avons abondamment fait référence, un peu à la
Libye, mais essentiellement à l'Afghanistan pour démontrer qu'au Mali
également, nous saurions organiser notre retrait à une date rapprochée. Il serait
pourtant dangereux de ne poser aucune réflexion en profondeur, notamment
sur le plan du développement, et de n'avoir comme seule préoccupation que de
fixer aussi rapidement que possible une date butoir de retrait pour désarmer
les critiques inévitables de l'opinion publique intérieure. C'est sans doute sa
durée qui a empêché les politiques de prendre « Licorne » comme référence d'une
opération extérieure, alors que tant d'efforts et de sacrifices ont été
déployés par tant d'hommes, pour des résultats politiques qui restent encore
aujourd'hui à être vérifiés. »
« Cette
expérience de trois ans au bord de la lagune Ebrié, comme écrit cette chère
Lettre du Continent, me laisse en fait, sur un plan politique général, une
impression quelque peu dubitative quant à notre façon de conduire des
expéditions militaires en Afrique, puisqu'elles semblent encore de mise.
N'a-t-on pas remis en priorité, sous la pression de l’actualité et des effets
de la communication, des objectifs avant tout sécuritaires et humanitaires qui
viendraient sournoisement supplanter les impératifs du développement ? Je ne
veux pas à mon tour faire ici le procès d'une "France Afrique" dont
je pensais vivre les derniers soubresauts mais m'inquiéter seulement du mode
opératoire et du plan de communication dont nous entourons nos interventions,
trop rapidement qualifiées de « victoire » alors que l'histoire nous a enseigne
si souvent que l’enlisement guettait toute offensive, fut-elle "éclair"
au départ. Le scenario, d'ailleurs mis au point lors de notre intervention en
Côte d'Ivoire et affiné au fil de nos opérations extérieures suivantes,
s'égraine en trois principes : l’intervention militaire vise en premier lieu à
assurer la protection des ressortissants français et étrangers. Elle s'inscrit
dans le cadre d'un mandat du conseil de sécurité sous chapitre VII de la
charte. Elle accompagne le déploiement des casques bleus de l'ONU, présentés
comme l’ossature principale de l’intervention, et trouvera le relais de
l'effort que les Africains eux-mêmes sont appelés à fournir.
La réalité apparait
pourtant bien en-deçà de ces paradigmes. La justification première de
protection de la sécurité de nos ressortissants, sans en nier le bien-fondé en
certaines circonstances particulières, force à se demander pourquoi certaines
communautés françaises y auraient droit et pas d'autres, situées dans des zones
aussi dangereuses mais hors de portée du rayon d'action des forces françaises
ou tout simplement hors-champ de l’intérêt de l’opinion publique. Nos
opérations extérieures gagneraient sans doute en force et en grandeur si nous
abandonnions ce prétexte hexagonal et étriqué de la protection consulaire qui
n'entre pas dans le rôle et la vocation des armées. Erigée en principe, cette
protection trouve naturellement son terme lorsque tous nos ressortissants et
d'autres étrangers éventuellement sont mis à l’abri de toute atteinte. La
question qui découle naturellement est de savoir si on laisse les populations
locales à leur sort ? Mais je dois dire qu'au-delà du principe, les Français
d'Abidjan, de Sassandra, de San Pedro et d'ailleurs ont été bien soulagés de
voir arriver nos soldats. En second lieu, nos diplomates sont particulièrement
experts pour agir efficacement aux Nations unies mais n'est-ce pas souvent par
défaut, nos partenaires nous laissant volontairement seuls à nous enferrer, que
nous emportons nos « résolutions-parapluie », même à l'unanimité ? Pour avoir
servi dans des pays en crise accueillant des casques bleus, il n'est plus
besoin de faire de longs discours sur la façon qu'ils ont de s'y conduire.
Coupés le plus souvent des populations, peu mobiles et patauds sur le terrain,
craintifs devant des anicroches qui pourraient les engager plus avant, ils
préfèrent leurs camps retranchés derrière barbelés pour y toucher les soldes
qui, seules, les motivent. Quant à la formation de troupes africaines qui
puissent prendre la relève pour assurer la sécurité, c'est à mon sens, pour en
avoir suivi pendant quinze ans les différents avatars, un véritable serpent de
mer qui n'a toujours pas donné les résultats escomptés. Et que dire d'une
coopération dans ce domaine de l'Union européenne dont les protocoles de
formation et les méthodologies diffèrent tant de pays à pays ! »
Tout ce passage n’a pas besoin de
commentaires. Il suffit de le lire avec attention et de le méditer en
profondeur pour en pénétrer toute la signification et toutes les implications.
Quand on dit que cette crise n’est pas une
« crise ivoirienne » mais une « crise des relations
franco-ivoiriennes », ce qu’il faut surtout comprendre par-là, c’est que
tant que cette crise durera, tout ce qui sera un problème pour nous, Ivoiriens,
sera aussi un problème pour les Français. Évidemment les Français ne voudront
jamais le reconnaître d’eux-mêmes car, s’agissant de leurs turpitudes coloniales,
c’est bien connu, ils sont incapables de se corriger. C’est donc à nous de les
y forcer, et c’est tout à fait possible, même si cela a évidemment un coût qui
pourrait être très élevé. Ce n’est pas la voie que Bédié a choisie après son
renversement. Ce n’est pas non plus le choix vers lequel aujourd’hui Affi
N’Guessan veut entraîner les militants et les sympathisants du FPI ; et je
ne suis pas sûr qu’à cet égard ses adversaires font un choix vraiment différent
du sien.
D’ailleurs, en la matière, Laurent Gbagbo lui-même, dont les uns et les autres se
réclament à cor et à cris, ne chercha jamais vraiment à forcer les Français à
assumer leur part de responsabilité dans les malheurs de ce pays qu’ils se
plaisaient naguère à exhiber comme le fleuron de leur empire « décolonisé ».
Obliger
les Français à reconnaître leur responsabilité dans nos malheurs, c’est d’abord
commencer nous-mêmes par poser en toute clarté que nos objectifs sont
diamétralement opposés aux leurs et par bien nous pénétrer de cette vérité :
si nous en sommes là, c’est parce que, se sachant plus forts que nous dans
notre propre pays aujourd’hui et pour longtemps, ils nous y comptent pour rien.
« Vouloir le changement en Côte d’Ivoire, titrions-nous
récemment un article de ce blog, c’est aussi se prononcer sur la question de
notre souveraineté »[2],
c’est-à-dire : tout faire pour la récupérer d’entre les mains des
colonialistes impénitents et de leurs créatures.
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