Certains disent que la solution aux multiples problèmes de l'Afrique et
des Africains aujourd'hui n'est pas de ressasser le passé colonial. D'autres
soutiennent que les malheurs des Africains, leur pauvreté notamment, viennent
d'eux-mêmes, de leur paresse, de leur esprit jouisseur, etc. voire de leurs
dirigeants – qu'ils méritent par ailleurs (!) – et en aucun cas de
l'exploitation abusive et ancienne de leur terre. Nous proposons à la lecture
de ces aveugles et bien-pensants l'extrait ci-après d'un texte écrit par une
Européenne, haut fonctionnaire à Paris, d'origine étrangère, elle aussi séduite
par les déclarations humanistes avant d'être dégoutée puis révoltée par les
pratiques de la république française. Calme, factuel, décapant, le propos n'a
jamais été démenti par qui que ce soit en Françafrique.
Un vaste réseau de corruption institutionnalisé,
dont les fils étaient reliés en direct à l'Élysée.
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Lorsque j'ai pris en charge
l'instruction de l'affaire Elf, j'avais en face de moi les puissants du pétrole
français, je n'aimais pas leur arrogance, la façon qu'ils avaient de se servir
dans les caisses, mais lorsqu'ils invoquaient les intérêts supérieurs du pays,
j'étais prête à les croire. Je sortais de plusieurs années en détachement au
ministère des Finances, entourée de hauts fonctionnaires intègres, d ‘une
compétence absolue.
J'avais confiance dans les
institutions de mon pays d'adoption. Je n'imaginais pas que la finalité des
dirigeants des sociétés nationales du pétrole fut autre chose que le bien
commun. Je traquais les dérives et non le système lui-même. Pourtant au fil de mon
enquête, j'ai découvert un monde souterrain. Magistrate, limitée par le cadre
de ma saisine et des compétences nationales, je devais m'arrêter sur le seuil
de certaines portes, qui menaient vers l'étranger. Je découvrais des chemins
qu'il aurait été passionnant de remonter, des connexions qui m'ahurissaient.
Avec des chiffres, des comptes, nous avions sous nos yeux le déchiffrage d'un
vaste réseau de corruption institutionnalisé, dont les fils étaient reliés en
direct à l'Elysée.
Ce n'était pas mon rôle d'en tirer
les conclusions politiques, mais j'en ai gardé l'empreinte. Nous avions dessiné
alors un vaste schéma, que j'ai toujours avec moi. Il fait huit mètres une fois
déplié. Il serpente depuis le bureau d'un directeur des hydrocarbures d'Elf,
jusqu'à des comptes obscurs alimentés par le Gabon, aux mains d'Omar Bongo :
quarante ans de pouvoir et une difficulté récurrente à distinguer sa tirelire
et sa famille d'une part, le budget de l'Etat et le gouvernement d'autre part.
J'emporte souvent ce schéma avec moi, au fil des rendez-vous. Je l'étale sur
les tables, un peu comme un capitaine au combat sort ses vieilles cartes. Les
positions ont sans doute varié, les techniques de camouflage se sont
sophistiquées, mais le système est là : les tyrans sont des amis, que la France
a placés au pouvoir et dont elle protège la fortune et l'influence par de
vastes réseaux de corruption ; en échange ils veillent sur les intérêts et les
ressources des entreprises françaises venues creuser le sol. Tout ce beau monde
a intérêt à ce que rien, jamais, ne stimule ni les institutions ni l'économie
des pays.
Et si je m'arrête un instant au
Gabon, qu'est-ce que j'y vois ? Un pays riche qui exporte plus de treize
milliards de dollars de pétrole brut par an et affiche un Pib par habitant
largement au-dessus de la moyenne africaine (6 397 $) ? Ou un pays pauvre où
l'espérance de vie est estimée à 55 ans pour les femmes et 53 pour les hommes,
ce qui leur laisse un an de moins que les Malgaches nés sur un sol sans pétrole
? Le taux de mortalité infantile est au Gabon particulièrement élevé, le taux
de vaccination contre la rougeole est de 40% contre une moyenne de 79% dans les
pays en développement. Voilà où en est le Gabon, chasse gardée de la France,
fournisseur des trésors du pétrole et de l'uranium, fief de Total-Elf la
première capitalisation boursière française.
Si les habitants de Libreville n'ont
pas bénéficié de la richesse de leur pays, c'est parce que la France s'est
accaparée ses ressources minières, avec la complicité d'un président, enrôlé
dès son service militaire par l'armée française et ses services secrets, placé
à la tête du pays à 32 ans par Paris. Il était alors le plus jeune chef d'Etat
du monde. La France contrôle son armée, ses élections et protège sa fortune. En
retour, Omar Bongo fait table ouverte plusieurs fois par an, avenue Foch ou à
l'hôtel Crillon, où il reçoit les hommes politiques, des publicitaires et les
journalistes français qui comptent. Chacun se presse à ces audiences. Dans les
années 1990, un homme politique français du premier plan, alors en fonction,
bénéficiait en parallèle d'un contrat de « consultant » signé par Omar Bongo et
largement rémunéré.
De Roland Dumas, le président
gabonais dit qu'il est « ami intime ». Prévoyant, il apprécie aussi Nicolas
Sarkozy, venu « prendre conseil » en tant que candidat à l'élection
présidentielle. Lorsqu’au cours de l'instruction, nous avons perquisitionné au
siège de la Fiba, la banque franco-gabonaise, nous avons consulté le listing
des clients, qui paraissait tenu à la plume sergent-major. C'était une sorte de
Who's Who de la France en Afrique, qui en disait long sur l'envers de la
République et des médias. A ceux qui croient encore à l'aide désintéressée de
la France en Afrique, il suffit de consulter les chiffres du Pnud (Programme
des nations unies pour le développement). La corrélation est régulière entre le
montant de l'aide française et la richesse en matières premières. En clair,
celui qui n'a rien dans son sous-sol ne doit pas attendre grand-chose de Paris…Il
n'est pas étonnant de retrouver le Gabon comme l'un des premiers bénéficiaires
de l'aide publique française au développement. Le résultat est affligeant en
termes de système de santé et d'éducation. L'argent s'est perdu en route.
Il est justement fait pour cela. Il
ne s'agit pas d'une dérive mais d'une organisation cohérente et raisonnée. Dans
chaque audition durant notre instruction, nous entendions parler de pressions
physiques, d'espionnage permanent et de barbouzes. Les perquisitions dans la tour
Elf à la Défense livraient une moisson de documents révélant la confusion des
genres, nous les transmettions au parquet de Nanterre, qui se gardait bien
d'ouvrir des enquêtes. Car Elf hier, Total aujourd'hui, est un État dans
l'État, conçu par Pierre Guillaumat un ancien ministre de la Défense, patron
des services secrets et responsable du programme nucléaire français afin de
servir les intérêts géopolitiques de Paris. La Norvège a utilisé son pétrole
pour construire et assurer le paiement des retraites futures.
La France se sert d'Elf-Total pour
affirmer sa puissance. La compagnie intervient dans le golfe de Guinée, au
Nigéria, au Congo-Brazzaville, en Angola… Tous ces pays ont connu la guerre
civile et la dictature, derrière laquelle la main française s'est fait sentir.
Le chaos, lorsqu'il se produit, ne trouble pas le système. Il n'est qu'à voir
l'Angola, en guerre pendant des dizaines d'années, mais dont aucune goutte de
pétrole, jamais, n'a raté sa destination.
Pendant la guerre, les affaires
continuaient… Les banques françaises, Bnp-Paribas en tête, ont même profité de
l’occasion pour élaborer des montages financiers destinés aux pays en guerre, à
des taux affolants, tout en sachant qu’elles ne prenaient pas le moindre
risque. L’argent, là aussi, n’a pas été perdu pour tout le monde. C’est un
miroir dans lequel il ne faut pas trop souvent regarder les élites françaises.
Depuis que j’ai ouvert le dossier Elf, dans mon bureau de la galerie
financière, j’ai voyagé physiquement et intellectuellement bien loin de la
Seine et de ses quais gris et bleus…j’ai appris en marchant. A l’arrivée, le
tableau est effrayant. L’Afrique a refait de moi une Norvégienne, fière de
l’être.
Mon pays est riche, mais, il se
souvient avoir été pauvre, un peuple d’émigrants regardant vers le nouveau
monde américain. Son esprit de conquête, ses allures vikings sont des traces
d’un passé très lointain, vinrent ensuite les tutelles danoise puis suédoise,
dont il fallut se libérer. Il envoya vers l’Afrique des missionnaires protestants,
personnages austères au visage buriné, taillé par la parole chrétienne et
l’œuvre humanitaire, plutôt que des nouveaux colons, comme on les croise encore
dans les quartiers d’expatriés blancs. Pendant que la France fondait Elf, la
Norvège mettait en place l’exploitation des ressources de la mer du Nord,
accumulant un fonds de réserve, aussitôt placé pour les générations futures et
soigneusement contrôlé. Ce petit pays des terres gelées est devenu la première
nation donatrice en dollars par habitant. Bien sûr, les pétroliers norvégiens
ne sont pas des enfants de chœur. De récentes enquêtes ont montré que certains
d’entre eux ont versé des commissions et que la tentation d’abuser de leur
pouvoir est permanente.
Mais la Norvège n’a pas à rougir de
ce qu’elle a fait de son pétrole. Ce que j’ai vu, les rapports internationaux
qui l’attestent, est une œuvre d’espoir. La République française, à la même
époque, a mis en place en Afrique un système loin de ses valeurs et de l’image
qu’elle aime renvoyer au monde. Comment des institutions solides et
démocratiques, des esprits brillants et éclairés, ont-ils pu tisser des réseaux
violant systématiquement la loi, la Justice et la démocratie ? Pourquoi
des journalistes réputés, de tout bord, ont-ils toléré ce qu’ils ont vu ?
Pourquoi des partis politiques et des ONG, par ailleurs prompts à s’enflammer,
n’ont-ils rien voulu voir ? L’indépendance en Afrique : une mascarade
Je ne condamne pas. J’ai partagé cet aveuglement. J’étais comme eux, avant de
glisser l’œil dans le trou de la serrure et de prendre la mesure de ce secret
de famille : la France reste un empire et ne se remet pas de sa puissance
perdue. L’indépendance politique a été largement une mascarade en Afrique de
l’Ouest.
L’Occident a fermé les yeux, car la
France se prévalait d’être le « gendarme » qui défendait la moitié du continent
contre le communisme. Les Français ont laissé faire, car astucieusement, De
Gaulle et ses successeurs ont présenté leur action comme un rempart contre
l’hydre américaine. Elf était l’une des pièces maîtresses de cette partie
géopolitique. Le double jeu a été facilité par la certitude, ancrée dans les
mentalités, que « là-bas, c’est différent ». Là-bas, c’est normal la
corruption, le népotisme, la guerre, la violence. Là-bas c’est normal la
présence de l’armée française, les proconsuls à l’ambassade ou à l’état-major,
les camps militaires. Là-bas, c’est normal l’instruction des gardes
présidentielles. Là-bas, c’est normal la captation des richesses naturelles.
D’ailleurs « tout le monde fait pareil ». Jeune ou vieux, de gauche ou de
droite, nul Français ne songe à s’offusquer de voir nos soldats mener, presque
chaque année, une opération militaire en Afrique, au Tchad, en Côte d’Ivoire,
au Rwanda, quand tous se gaussent de cette Amérique venue faire la police en
Irak, en maquillant d’un fard démocratique les intérêts géopolitiques et
pétroliers de Washington.
Il y a pourtant bien des symétries.
J’ai vu récemment un documentaire sur la guerre du Biafra, quatre ou cinq
demi-heures de témoignage brut des principaux acteurs, sans commentaires. Je
suis restée sans voix. A ceux qui sont nés après 1970, le Biafra ne dit rien.
Dans cette région du Nigéria, riche en pétrole, une ethnie, chrétienne et
animiste armée par la France, réclama l’indépendance. S’ensuivit une guerre
meurtrière de trois ans, révolte financée depuis l’Elysée via des sociétés
suisses.
La télévision française aimait alors
montrer les enfants affamés que les militaires français ramenaient par avion
pour les soigner, jamais elle ne laissait voir la cargaison de l’aller, remplie
d’armes… A l’image maintenant, les anciens collaborateurs de Jacques Foccart,
repus dans leurs fauteuils Louis XV, détaillent sans émotion ces montages
illégaux. Les officiers, lieutenants d’alors, généraux d’aujourd’hui, racontent
ce bon tour le sourire aux lèvres. Fin du documentaire. Pas un mot, pas une
ligne dans les livres d’histoire. Des drames comme celui-ci, l’Afrique en
contient des dizaines, soigneusement passés sous silence. Les massacres des Bamiléké
au Cameroun par la France du général De Gaulle, le génocide des Tutsi commis
par un régime soutenu par François Mitterrand, les assassinats d’opposants, les
manipulations d’élection…
Le passif de la France sur le
continent africain n’a rien à envier à l’impérialisme américain en Amérique
latine ou au Moyen-Orient. Il est à la mode parmi les intellectuels français de
se plaindre du mouvement de repentance qui s’est répandu depuis quelques
années. Les bienfaits de la colonisation, à inscrire dans les manuels
scolaires, ont même fait l’objet d’une proposition de loi, largement soutenue
par les députés.
Bien sûr, l’histoire de la France en
Afrique ou en Asie du Sud-est a compté aussi des aventuriers sincères,
exportateurs, instituteurs ou pionniers, qui ont fait corps avec les pays
qu’ils ont découverts. A Madagascar les vazas, ces pieds-noirs malgaches, ne
cessent de louer devant moi l’état des routes et des infrastructures françaises
au moment de l’indépendance. Mais les peuples sont comme les familles. On ne
peut pas faire le tri de la mémoire. Il est des secrets soigneusement cachés
dont l’onde portée va bien au-delà d’une ou de deux générations. Les enfants
héritent de tout : du malheur comme du bonheur, de la richesse comme des
dettes. La République française paie aujourd’hui la facture de son passé. Il
suffit de dérouler la liste des appellations officielles des Maghrébins, nés
dans un département français avant 1962 ou sur le sol hexagonal depuis les
années 1970.
Par la loi, ils furent et sont des
Français comme les autres. Les gouvernements successifs n’ont pourtant cessé
d’inventer des périphrases : « indigène musulman », « sujet africain
non naturalisé », « Jfom » (Jeune français originaire du Maghreb), « jeune issu
de l’immigration », « fils de harkis », « jeune des quartiers », «
Arabo-musulman », « Français d’origine arabe », « Français musulman »… La
France de 1789, incompatible avec la Françafrique La France vit encore comme si
en Afrique elle était chez elle, et comme si, ses enfants d’ascendance
africaine n’étaient pas français. Le développement de la Françafrique, notre
tolérance vis-à-vis des réseaux, tout ramène à ce secret colonial, à cet empire
qui hante les esprits comme un fantôme. Oui, Total, la première entreprise
française, est riche et prospère.
Mais la manière dont la firme s’est
bâtie fait partie de l’héritage. Qui osera un jour rendre au Nigéria, au
Cameroun, au Gabon, au Congo-Brazzaville ce que la France leur doit ? Qui
contestera les contrats conclus par Areva pour l’uranium du Niger ou ceux des
mines d’or de Sadiola au Mali, deux pays parmi les plus pauvres du globe, qui
ne touchent qu’une part dérisoire des richesses prélevées dans leur sol ?
La République a contracté une dette qu’il lui faudra bien honorer. Notre
prospérité est nourrie de richesses que nous détournons. A certains de ces
sans-papiers qui risquent leur vie pour gagner l’Europe, il pourrait être versé
une rente au lieu d’un avis d’expulsion. Je rêve, pour ce pays que j’aime, d’un
réveil collectif. Une France digne de son idéal et de son héritage de 1789 est
incompatible avec la Françafrique : ce qu’une génération a fait, une autre
peut le défaire. C’est possible.
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons
des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à
l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec
l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par
leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des
causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
Source : BDP – Gabon nouveau 18/02/2011
[1] - Extrait de Eva Joly : « La force
qui nous manque », Editions des Arènes (Paris).
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