22 novembre 1970-22
novembre 2014
A l’occasion du 44e anniversaire de la tentative d’invasion
de la Guinée par une coalition de l’OTAN chapeautée par le Portugal et la France,
nous vous invitons à méditer ces pages d’un ouvrage collectif intitulé « Histoire
secrète de la Ve République », qui éclairent bien des événements survenus
récemment dans notre région.
Pendant quinze ans, de
1958 à 1973, les services spéciaux français ont mené une guerre subversive pour
renverser le dirigeant de la Guinée, Sékou Touré, et ramener ce pays dans le
giron de l'ancienne « métropole ».
«
Déstabilisez la Guinée ! »
C'est à la fin août
1958 que de Gaulle, alors président du Conseil, réalise sa fameuse tournée pour
proposer sa « politique d'association » aux colonies africaines dans le cadre
de la Communauté française. Ses conseillers ont suggéré qu'il se rende d'abord
à Conakry, la capitale de la Guinée, où l'accueil risque d'être plus crispé
qu'à Dakar.
Pourtant, la
biographie île Sekou Touré n'en fait pas un révolutionnaire à tous crins. Il a en effet suivi un cursus
politique très classique. En octobre 1946, il a participé au congrès de Bamako,
où s'est créé le Rassemblement
démocratique africain
(RDA), réunissant des partis politiques de huit colonies françaises d'Afrique
subsaharienne. L'année suivante, une section locale, le Parti démocratique de
Guinée (PDG), a vu le jour, dont Sékou Touré devient le
secrétaire général en 1952. Quatre ans plus tard, le voici simultanément député à l'Assemblée nationale française
et maire de Conakry. Enfin, en 1957, celui
que l'on surnomme affectueusement « Sily » (l'« Éléphant ») est membre du
Conseil de l'Afrique occidentale française à Dakar et vice-président du
conseil de gouvernement. Il est bien décidé à accueillir le général d'égal à
égal.
Pour éviter tout quiproquo à l'annonce de
la visite de l'homme du 18 Juin, Sékou Touré a remis son discours à Jacques
Foccart quelques jours plus tôt. Mais « Monsieur Afrique » ne l'a pas transmis
à de Gaulle. Résultat : le 27 août, le « Grand Charles » tombe de haut quand il
entend le ton militant du dirigeant guinéen, qui estime l'indépendance totale
préférable à l'association : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la
richesse dans l'esclavage. » La déception du Général s'exaspère le lendemain,
quand, débarquant à Dakar, des pancartes du Parti du regroupement africain
(PRA) réclament aussi l'indépendance complète pour le Sénégal. De plus, ni
Léopold Sédar Senghor ni Mamadou Dia (bientôt respectivement président et
Premier ministre du Sénégal) ne se sont déplacés à l'aéroport pour lui
souhaiter la bienvenue. De là à penser que l'intransigeance de Sékou Touré va
faire tache d'huile dans toute l'ancienne « Afrique française »...
Deux mois
passent. À peine les Guinéens ont-ils dit « non » au référendum du 28 septembre
sur le projet de Constitution de la Ve République prônant
l'association – ils sont les seuls à le faire en Afrique –, que Sékou Touré
devient la « bête noire » des services spéciaux français.
Devenue indépendante
le 2 octobre 1958, la Guinée est immédiatement reconnue par la Chine et l'URSS.
Début 1959, elle adhère à l'ONU. À l'Elysée – de Gaulle a été élu président
avant Noël –, Jacques Foccart donne le feu vert : « Déstabilisez la Guinée ! »
J. Foccart et F. Houphouët Deux ennemis jurés de S. Touré |
Baptême du feu pour le secrétaire général
aux Affaires africaines et malgaches : les opérations vont aller crescendo sous la houlette technique du colonel
Tristan Richard, responsable du secteur Afrique-Moyen-Orient au Service de
documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE). Son principal relais,
Maurice Robert, chef de poste SDECE à Dakar, active une dizaine d'« honorables
correspondants » dans l'entourage du leader guinéen ainsi que dans
l'opposition.
«J'ai été
recruté par les services français, témoignera plus tard Bangouri Karim –
animateur du Bloc africain de Guinée (BAG), puis secrétaire d'État guinéen aux
Mines et à l'Industrie –, par l'intermédiaire de Jacques Périer, qui
représentait les anciens Établissements français de l'Inde. En juillet 1959, je
le rencontrai chez lui avenue Raymond-Poincaré pour lui faire mon premier
rapport. La consigne secrète des services secrets français était, à l'époque,
d'entrer dans le gouvernement d'union et dans l'administration, et de poursuivre
le travail pour une prédominance française, sur tous les plans, notamment
économique, culturel et politique. »
« C'est
l'intendant militaire Arens qui m'a recruté », admettra également Keita
Noumandian, le nouveau chef d'État-major interarmes, ancien tirailleur
sénégalais qui a participé à la libération de Marseille avec l'armée de Lattre
en août 1944. « Les premiers contacts ont été établis par le capitaine Boureau,
officiellement attaché de presse à l'ambassade de France en 1960. De temps en
temps, le capitaine Boureau passait à mon domicile pour prendre les renseignements
sur l'armée, le moral des troupes, les rapports de l'armée avec le
gouvernement. »
« Boureau » ?
Il s'agit de Boureau-Mitrecey, le même officier qu'on a vu animer la Main rouge
à Tanger pour saborder des navires bourrés d'armes en partance pour l'Algérie.
Ce spécialiste du sabotage doublé d'un « officier traitant » exceptionnel
recrute des opposants guinéens à la politique. Il est venu remplacer l'«
attaché culturel », l'homme du SDECE que l'on estime grillé et que Robert a
rapatrié dare-dare. Car dès les premiers jours de l'indépendance, des experts
d'Europe de l'Est, surtout ceux du StB, la police secrète tchécoslovaque,
habituée à opérer contre les Français, sont venus former les hommes de la
sécurité guinéenne. L'afflux de conseillers de l'Est conforte a posteriori les motifs d'isoler la Guinée et de la
déstabiliser.
Guérilla
des frontières et monnaie de singe
De son poste de Dakar, le commandant
Robert et des agents sous couverture resserrent les boulons et effectuent des
liaisons avec des hommes d'affaires enclins à rester dans le pays, les «
Français de Guinée », dont 30000 planteurs. C'est le cas d'un agent du SDECE
qui gère la boutique des souvenirs à l'Hôtel de France à Conakry, où il
surveille des experts russes, tchèques et chinois.
Simultanément,
dans un grand plan d'ensemble géré par Robert, de concert avec Foccart, la
Piscine décide d'impulser une guérilla des frontières dans la zone de Fouta
Djalon, grâce à une petite armée composée essentiellement de Peuls. Le visage
barré d'une moustache très British, le colonel Freddy Bauer débarque à Dakar
avec des instructeurs du service Action. Cet ancien de l'École de brousse de la
demi-brigade SAS en Indochine et du 11e Choc en Algérie est un
baroudeur de premier choix, mais il ne passe pas inaperçu. Les caches d'armes
établies sur la frontière de la Côte-d'Ivoire et du Sénégal sont détectées et
l'opération Fouta Djalon finit mal pour les « harkis guinéens ».
Senghor avait fait savoir qu'il acceptait qu'on lance ces missions, mais à
condition d'agir vite et discrètement. C'est raté ! Quant à Houphouët-Boigny,
favorable au départ, il finit par se fâcher et agonir d'insultes le haut-commissaire
de France, Yves Guéna.
C'est pourquoi
la Piscine a doublé ses réseaux. À l'insu de Robert, la mission Jimbo de Marcel Chaumien, alias « Monsieur Armand », est plus discrète.
Ce dernier appartient au Service 7 du SDECE, celui des opérations spéciales, et
« traite » le réseau d'honorables correspondants dans les compagnies aériennes
Air France et UAT, dirigées par un ami du service, ancien pilote de l'Espagne
républicaine, Roger Loubry (qui réalisa, en 1948, le premier vol Paris-New York
à bord d'un Constellation d'Air France). Il ne néglige pas les compagnies de
transport au sol, comme la société « Taxis Services », dirigée par Valentin T.
à Conakry.
Les opérations
s'intensifient fin 1959 : ainsi, l'ancien radio de Chaumien pendant la
résistance antinazie, Roger Soupiron (alias
«JIM 524 »), se rend
incognito à Conakry, puis il monte une opération spéciale à Freetown, en Sierra
Leone, avec son agent «JIM 570 ». Objectif : faire rater la visite de Sékou
Touré en Grande-Bretagne, à l'invitation chaleureuse de la Reine Elizabeth !
L'entente cordiale n'est pas de mise.
Entre-temps, à
Paris, le général Grossin voit grand. Le chef de la Piscine a eu personnellement
l'idée de monter l'opération : ruiner l'économie guinéenne en l'inondant de
fausse monnaie. Le colonel Guy Marienne (alias
« Morvan »), patron du
Service 7, fait fabriquer de la monnaie de singe dans l'imprimerie secrète du
SDECE – des billets de 5, 10, 100, 500 sylis (du nom de l'« Éléphant ») –, au
moment où la banque centrale de la République de Guinée s'apprête à produire
ses propres billets en mars 1960. La Banque de France, sur instructions du
général de Gaulle, a déjà rendu inutilisables trois millions de francs CFA,
demeurés à Conakry, en refusant de faire paraître le décret d'émission qui
authentifie d'une lettre chaque billet selon le territoire africain. Autrement
dit, les francs CFA en provenance de Guinée ne sont pas acceptables au Mali ou
au Sénégal. Alors que Sékou Touré fait imprimer à Prague sa propre monnaie, le
SDECE introduit ses faux billets en masse et inonde le marché guinéen.
« Sékou Touré
se retrouve avec une monnaie inexportable, ruiné, aux abois », expliquera plus
tard Marcel Leroy (alias « Finville »), le numéro deux du Service 7
qui a également contribué à cette situation catastrophique en se rendant à
Conakry. Il ajoute : « Il est à plat ventre, comme le souhaitait le Général.
Mais pas devant la France. Il se tourne définitivement vers les régimes
socialistes. Les Tchèques prennent en main l'administration, encadrent la
police. Le folklore bon enfant fait place à la terreur d'État. »
Pourtant,
contrairement à ce que l'on a souvent dit, le départ du général de Gaulle en
1969 n'empêche ni Jacques Foccart – un temps mis sur la touche – ni le SDECE –
alors dirigé par Alexandre de Marenches – de poursuivre les opérations contre
la Guinée.
Les services secrets portugais au secours du SDECE
Après avoir
raté le renversement de Sékou Touré en solo, le SDECE s'appuie sur des services
spéciaux portugais, colonisateurs de la Guinée-Bissau voisine, où ils
combattent la guérilla d'Amilcar Cabrai, le chef du Parti africain pour
l'indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert (PAIGC). En 1970, le SDECE
monte de concert avec la Police internationale de défense de l'État (PIDE/DGS)
et les renseignements militaires portugais (DINFO) l'opération Mar verde, dans le but de renverser Sékou Touré. Le
dictateur Marcelo Caetano y a tout intérêt : il espère, grâce aux Français,
détruire le soutien logistique du leader de Conakry au PAIGC. Mais l'opération
va capoter.
Dans un livre
sur les renseignements militaires portugais, publié en 1998, la journaliste
d'investigation Paula Serra cite le commandant Alpoim Calvào, chef de
l'invasion de novembre 1971, côté portugais. Son bilan de l'opération n'est
guère flatteur, ni pour le SDECE ni pour les services de Lisbonne : « Nous
avons tout raté faute de renseignements de qualité ! Nos informations aussi
bien politiques et stratégiques que tactiques et opérationnelles étaient quasiment
nulles[2]... »
Cependant, le
20 janvier 1973, Amilcar Cabrai est assassiné (par des membres de son parti
manipulés par les services portugais). Et Barbieri Cardoso, le patron des
opérations africaines de la PIDE, décide que c'est le moment ou jamais de
porter l'estocade aux indépendantistes. Rencontrant fréquemment Alexandre de
Marenches, le Portugais n'a aucun mal à obtenir l'appui de la Piscine dans une
nouvelle initiative baptisée « opération Saphir
».
Le principe en
est simple : c'est une partie de billard. La PIDE et le SDECE infiltrent le
PAIGC, affaibli par la disparition de son chef charismatique ainsi que par les
tensions politiques et ethniques qui prévalent entre Guinéens et Cap-Verdiens.
Le but recherché, grâce à deux agents provocateurs de la PIDE infiltrés à la
direction du mouvement de libération, est que les Cap-Verdiens fassent
sécession, encouragés par Sékou Touré, et que les Guinéens, furieux, s'opposent
à ce dernier. Mieux encore, dans un rapport du 3 avril 1973, la PIDE explique à
ses amis du SDECE comment on arrivera à atomiser la faction guinéenne du PAIGC
entre pro-Sékou Touré et pro-Occidentaux, dont l'un des groupes dirigé par
Samba Djalô, le chef de la sécurité du PAIGC dans la région nord, et basé au
Sénégal, accepterait de monter l'assassinat du dirigeant de Conakry.
Quatre hauts
fonctionnaires affidés à la PIDE dans cette capitale sont de mèche avec les
comploteurs regroupés au sein d'un Front de libération nationale de Guinée
(FLNG). Le plan final est prévu pour juillet 1974. Un rapport du SDECE du 4
avril présente les détails concernant les communications et le transport de
troupes par avion. Le compte à rebours de Saphir se décline ainsi : « 16-23 avril :
réunion dans un pays africain avec les dissidents du PAIGC, les Guinéens
(Conakry), etc. Établissement du plan d'action ; 22 avril-5 mai : instruction
des dirigeants par nos techniciens en Europe. Réunion possible à Bruxelles
(sans les gens du PAIGC) ; fin mai-début juin : installation du matériel et du
personnel ; 2e et 3e semaines de juin : entraînement du
personnel ; fin juin, début juillet : lancer l'action ! »
Mais les
services spéciaux peuvent-ils altérer le cours de l'Histoire ? Le 25 avril
1974, Barbieri Cardoso a fait le voyage à Paris pour finaliser l'opération Saphir avec de Marenches. Dès que ce dernier le
reçoit à la Piscine, il interroge l'homme de la PIDE : « Savez-vous ce qui se
passe chez vous ? » Le Portugais fait la moue : « La révolution, mon cher ! »
En effet, la « révolution des Œillets » vient d'éclater, selon un plan conçu
par des capitaines démocrates de l'armée coloniale. Fort de ses amitiés
françaises, Cardoso pourra rester à Paris, chaperonné par le colonel Jacques de
Lageneste, chargé des liaisons extérieures du SDECE. Le même qui, un peu plus
tard, prendra langue avec le général Antonio de Spinola, ancien gouverneur de
Guinée-Bissau, pour organiser la contre-révolution au Portugal...
Le 24 janvier
1976, le journal Expresso de Lisbonne publie des documents de
l'opération Saphir, définitivement enterrée, d'autant que des
relations diplomatiques franco-guinéennes ont été rétablies en 1975. C'est
l'occasion de libérer des « espions français » détenus en Guinée, souvent
victimes de la paranoïa d'un régime poussé dans ses retranchements. Ainsi
Jacques Marcel-lier, arrêté et interné au camp de Boiro. Cet ancien militant
socialiste, propriétaire de cinémas, avait été élu en 1957 sur la liste du RDA
et s'était rallié à Sékou Touré. À l'indépendance, il se fixe dans son pays
d'adoption et milite dans le parti au pouvoir, avant d'être soudain dénoncé
comme « espion » suite au complot franco-portugais de 1971. Libéré en 1975, il
ne s'en remettra pas et mourra de chagrin cinq ans plus tard à Paris.
Sa trajectoire illustre le gâchis
provoqué par la guerre secrète lancée par Foccart et le SDECE contre la Guinée.
La révolution des Œillets correspond à l'arrivée de Valéry Giscard d'Estaing à
la présidence et bientôt Foccart sera écarté des affaires africaines, non sans
laisser derrière lui des réseaux actifs.
À la fin de sa
vie, il a livré une anecdote parlante sur ces menées anti-guinéennes dans une
interview fleuve réalisée par le journaliste Philippe Gaillard : «
"Monsieur Afrique" avoue : "Nous avons déjà parlé de l'affaire
montée contre Sékou Touré à partir du Sénégal en avril 1960. Le général [de
Gaulle] l'a apprise par la protestation que lui a adressée Mamadou Dia. Il
était furieux. "Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui a pu faire
cela ?" Il aurait pu exploser, me demander de quel droit j'avais pris de
telles initiatives. Mais je lui ai donné des explications. Il a eu un
commentaire laconique : "Dommage que vous n'ayez pas réussi". »
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