vendredi 7 novembre 2014

Du bombardement de Bouaké au massacre de l’hôtel Ivoire : Dix ans de mensonges et d’impunité

Initiée sous le prétexte d’éviter un « bain de sang », cautionnée par la CEDEAO et validée a posteriori par l’ONU, officiellement soucieuse de « neutralité », l’opération Licorne en Côte d’Ivoire était censée illustrer l’exemplarité des nouvelles modalités d’intervention de l’armée française en Afrique. Les événements sanglants de novembre 2004 ont pourtant confirmé une solide tradition françafricaine : diplomatie parallèle, coups tordus et crimes impunis. 

Début novembre 2004, l’armée ivoirienne lance une offensive sur le nord du pays, sous le contrôle depuis deux ans d’une rébellion qui, malgré de multiples négociations ayant débouché sur son entrée au gouvernement, refuse tout désarmement. Au cours de cette offensive, essentiellement aérienne, neuf soldats français de la force Licorne et un civil américain trouvent la mort dans un bombardement. Dès lors, c’est l’escalade : neutralisation des moyens militaires aériens ivoiriens et occupation de l’aéroport d’Abidjan par l’armée française, importantes manifestations contre l’armée française et exactions contre des expatriés.
La prise de contrôle d’Abidjan par la force Licorne fera, en l’espace de quatre jours, plusieurs dizaines de morts parmi les civils ivoiriens. Les affrontements les plus importants ont eu lieu à l’aéroport d’Abidjan, devant la base militaire française de Port-Bouët, au niveau des ponts qui enjambent la lagune Ébrié, autour de l’hôtel Ivoire, mais aussi dans l’intérieur du pays, notamment à Duékoué. 

Opération « dignité »
Le 4 novembre 2004, l’armée ivoirienne déclenche l’opération Dignité, de reconquête militaire de la partie nord du pays, occupée depuis la tentative de coup d’État ratée de septembre 2002 par les rebelles des Forces Nouvelles, et sanctuarisée par la « zone de confiance » instaurée par la force française qui sépare les belligérants. Pendant deux jours, ni les troupes françaises ni celles de l’ONU, chargées de faire respecter le cessez-le-feu, ne réagissent aux bombardements des positions rebelles à Bouaké et Korhogo. Le Secrétaire général des Nations unies se déclare seulement préoccupé de la situation.
Selon des « responsables militaires français », « l’attaque aérienne a pris les troupes françaises par surprise » (Le Monde, 05/11/2004). En réalité, le président Gbagbo a précédemment averti son homologue français, les services français surveillent depuis le 2 novembre les préparatifs du camp loyaliste et le 3, les militaires français présents à Bouaké sont prévenus d’une offensive aérienne qui visera exclusivement les Forces Nouvelles.  

Un bombardement mystérieux
Le 6 novembre, l’un des deux avions Sukhoï ivoiriens bombarde un campement français à Bouaké, faisant une quarantaine de blessés et dix morts, neuf soldats français et un civil américain. Paris ordonne alors la destruction immédiate de la flotte aérienne ivoirienne puis la prise de contrôle d’Abidjan par les militaires français. En réaction, les « jeunes patriotes » favorables au président Gbagbo organisent une campagne d’intimidation des ressortissants français, lesquels sont rapidement évacués, et la population, craignant un coup d’État contre Gbagbo, manifeste contre ce déploiement militaire français. Ces manifestations hostiles, mais désarmées, sont violemment réprimées par les soldats de Licorne.
A ce jour, on ne sait toujours pas avec certitude qui a ordonné et pour quelle raison le bombardement de Bouaké à l’origine de cette chaîne d’événements. Une seule chose est aujourd’hui particulièrement limpide : depuis le départ, les autorités françaises font obstacle à la vérité. 

« Jetés là comme des bêtes »
En conclusion d’un hommage national dans la cour des Invalides, le président Chirac promet aux neuf victimes françaises du bombardement : « nous ne vous oublierons pas ». « Nous leur devons respect et gratitude », vient-il d’expliquer. Pourtant en 2005, l’une des mères d’un soldat décédé découvre que les dépouilles de deux militaires ont été interverties dans les cercueils : « jetés dans les sacs plastique tels qu’ils avaient été trouvés sur le terrain : couverts de sang, de poussière, vêtements déchirés, sans être lavés ni habillés. "Jetés là comme des bêtes", dira un témoin » (SlateAfrique, 26/11/2012).
Si les soldats français décédés ont été mis en bière à la va-vite, l’enquête, elle, traîne en longueur. Le Tribunal aux armées de Paris (TAP) n’a été saisi que deux mois après les assassinats, au lieu des quelques jours habituels. L’autopsie, obligatoire dans ces circonstances, n’a pas été réalisée et la France a refusé l’exhumation des corps demandée par la justice ivoirienne en janvier 2007. 

Des mercenaires indésirables
Plus surprenant encore, c’est avec l’aval des autorités françaises que les mercenaires qui ont procédé au bombardement ont pu s’enfuir. Arrêtés, non pas sur l’aéroport de Yamoussoukro, mais plus tard à Abidjan, quinze mercenaires slaves sont retenus quatre jours par les forces spéciales françaises, officiellement sans être interrogés, puis exfiltrés dans un minibus à destination du Togo, pour être réceptionnés par Robert Montoya. C’est en effet cet ex-gendarme de la cellule antiterroriste de l’Elysée, reconverti dans la sécurité privée, qui a fourni au président Gbagbo avions de chasse et mercenaires slaves.
Manque de chance, ces derniers sont arrêtés à la frontière togolaise et le ministre de l’Intérieur togolais, François Boko, prévient les autorités françaises par voie diplomatique normale et via les correspondants de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure). Retenus pendant une dizaine de jours, ils sont finalement expulsés à la demande des autorités françaises.
Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense a à plusieurs reprises justifié cette inaction devant la presse ou la justice. Elle affirme notamment qu’un membre de son cabinet lui a indiqué « qu’il n’y avait pas de base juridique puisque pas de mandat d’arrêt international » pour procéder à une extradition des mercenaires. Interrogé à son tour, « le conseiller juridique en poste en 2004 au ministère de la Défense a déclaré sous serment que non seulement, il n’avait pas été consulté, mais que s’il l’avait été, il n’aurait certainement pas donné cette réponse » (SlateAfrique, 5/12/2012), car plusieurs bases juridiques existaient bel et bien.
La ministre a également expliqué qu’on ne pouvait savoir si les pilotes responsables du bombardement de Bouaké faisaient partie des mercenaires arrêtés. Or ces derniers, Yuri Suschkin et Boris Smahin, ont été parfaitement identifiés par les services secrets français, qui ont filmé et photographié 24h/24h les préparatifs de l’offensive ivoirienne, comme l’attestent les notes des services secrets déclassifiées depuis. Et la photocopie de leur passeport a été transmise aux autorités françaises par le ministre togolais… Ce n’est que quinze mois après les faits que des mandats d’arrêt ont été lancés contre des mercenaires qui sont depuis portés disparus. 

Les victimes oubliées
A l’époque des faits, seul le drame des soldats décédés puis des expatriés évacués préoccupe les médias français. Dès l’annonce de la destruction de la flotte ivoirienne, on l’a dit, les jeunes patriotes, proches du pouvoir, s’en prennent aux ressortissants français présents en Côte d’Ivoire, ce qui était prévisible et conduit à organiser leur regroupement pour un éventuel rapatriement.
A la Une du Monde (14/11/2004), on évoque « des scènes de terreur et d’horreur. Des blessés, des disparus, des corps blancs décapités à la machette, des femmes violées ». Ces dernières se compteraient par « dizaines », selon les sources militaires. En réalité, trois plaintes pour viols seront enregistrées à Paris et aucune mort française n’est à déplorer. Mais les vrais massacres sont passés sous silence : ceux commis par les militaires français contre des civils ivoiriens désarmés entre le 6 et le 9 novembre.
L’après-midi du 6 novembre, l’armée française lance simultanément deux opérations : la destruction des moyens aériens de l’armée ivoirienne et la prise de l’aéroport international d’Abidjan. Près de Yamoussoukro, un cameraman de la télévision ivoirienne est blessé par balle alors qu’il filmait les représailles d’un hélicoptère français. À Abidjan, face aux protestations du colonel de Revel, qui commande la base militaire française et craint des vengeances à l’encontre des ressortissants français, le général Poncet réplique « je veux des morts ivoiriens » ; des propos rapportés et confirmés lors du procès dans l’affaire Mahé (du nom de cet Ivoirien étouffé dans un blindé français, cf. Billets n°235, mai 2014). Il y en aura, par dizaines !
Dans un livre récent, De Phnom Penh à Abidjan (l’Harmattan, 2014), l’ambassadeur Gildas Le Lidec (en poste à Abidjan à l’époque) raconte les regrets que le général Poncet lui a confiés plus tard : « ne pas avoir obtenu l’autorisation de Paris de bombarder le palais présidentiel pour régler le sort de Laurent Gbagbo ». Le Lidec ajoute, en allusion à l’intervention française qui mettra fin à la crise post-électorale de 2011 : « La manœuvre fut conduite sept ans plus tard ! ».
Ignorant ce qui s’est passé plus tôt à Bouaké et répondant aux appels des jeunes patriotes à défendre le pays face aux opérations de l’armée française, les Ivoiriens descendent massivement dans les rues. Un lycée français est incendié. Dans la nuit du 6 au 7 novembre, des milliers de manifestants ivoiriens veulent traverser les ponts menant à l’aéroport et à la base française voisine. Pour empêcher le franchissement des ponts, les appareils du 6e RHC (régiment d’hélicoptères de combat) de Nancy effectuent des tirs « sélectifs » (en quatre jours, le 6e RHC tirera plus de mille obus de 20mm et 8 missiles HOT). Ceux qui passent les ponts se heurtent aux barrages et aux chars des soldats français. Ces derniers tirent à balles réelles et à la grenade, selon un rapport de l’ONG Amnesty International. Les abords du camp français sont protégés par des mines. Licorne ne maîtrisera l’aéroport que tard dans la nuit, « en dépit de l’opposition d’une partie de la population » écrit le colonel de Revel, qui évoque une « action face à des non-combattants ».
Le lendemain, tandis que l’armée française a pris le contrôle d’Abidjan, le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly dénonce sur France Inter plus de 30 morts et 100 blessés par l’armée française. À Paris, on entretient le flou. Le général Bentegeat ne parle d’abord que de « pillards » puis reconnaît qu’on a « peut-être blessé ou même tué quelques personnes » (Point de presse, 7 novembre 2004). Quelques jours plus tard, la ministre de la Défense minimise : « Il y a sans doute eu quelques victimes ; nous ne le savons pas avec précision, car lorsque les choses se passent la nuit, il est extrêmement difficile de savoir ce qui se passe » (RFI, 10/11/2004). Selon un officier cité par Libération, les militaires français auraient tiré « d’abord dans l’eau, puis sur le pont, puis à proximité des manifestants » (Libération, 1/12/2004). Le colonel Aussawy évoque « des ricochets » : « un certain nombre de choses peuvent faire qu’il puisse y avoir des victimes » (Canal+, 30/11/2004). 

Mensonges en série
Les autres éléments du dossier suscitent tout autant de déclarations contradictoires et évolutives des autorités politiques et militaires françaises. Ainsi le général Bentegeat, ancien chef d’état-major des armées, affirme ne pas avoir participé à un Conseil restreint de défense à l’Élysée, normalement organisé en cas de crise. Concernant la décision de détruire la flotte ivoirienne, c’est, selon les sources, tantôt Chirac, tantôt le chef d’état-major des armées, tantôt le général Poncet lui-même – à la tête de Licorne – qui en aurait donné l’ordre. Quant aux boites noires des deux avions ivoiriens incriminés, personne n’aurait reçu instruction de s’en préoccuper…
Plus rocambolesque encore, le récit de l’arrivée en renfort des blindés français à Abidjan depuis le nord du pays. Selon les dépositions, sous serment, de Michèle Alliot-Marie, ceux-ci devaient protéger la résidence de France. Pour le colonel Destremau, qui commandait la colonne, il s’agissait de sécuriser l’Hôtel Ivoire – qui avait servi la veille de lieu de regroupement des expatriés français. Pourtant, c’est devant la résidence du président Gbagbo que les blindés vont se retrouver. Une « erreur d’orientation » selon Destremeau, d’abord imputée à un problème de GPS, puis à un mystérieux « guide » venu rejoindre les blindés en hélicoptère, et dont la présence est confirmée par le général Poncet (JeuneAfrique.com, 12/11/2013).
Après avoir stationné deux heures devant la résidence présidentielle, la colonne aurait retrouvé son chemin. Selon le carnet de route du régiment de Bouaké, elle aurait en réalité rejoint le camp militaire français avant de retourner à quelques centaines de mètres de la résidence de Gbagbo, devant l’Hôtel Ivoire. Selon les comptes-rendus de l’armée française, le mystérieux guide pourrait être le général ivoirien Mathias Doué, chef d’état-major de Gbagbo, limogé dans les jours qui suivront (SlateAfrique, 5/12/2012).
L’ambassadeur de France au Burkina, Francis Blondet, reconnaîtra ultérieurement que le coup d’État était une option « à portée de main » mais qui a finalement « été repoussée. (...) Pour certains, c’était une façon de se courber, de se mettre à genoux devant M. Gbagbo », précise-t-il dans le quotidien burkinabè Sidwaya (28/02/2006), en allusion à ceux, côté français, qui n’auraient pas digéré que le coup d’État ne soit pas conduit à son terme. 

Tentative de coup d’État ?
Devant la justice, certains officiers s’interrogent ouvertement sur les invraisemblances du dossier. Le général Poncet lui-même, qui commandait la force Licorne, et qui affirme déplorer qu’on lui ait ordonné de laisser filer les mercenaires responsables de la mort de ses soldats, évoque la possibilité d’une « bavure manipulée » (Médiapart, 09/11/2011). Dans le même temps, il est mis en cause par Michèle Alliot-Marie dans l’affaire Firmin Mahé, du nom de cet Ivoirien assassiné par des soldats français. Un « rideau de fumée » selon l’avocat des militaires français partie civile, Me Balan, qui remarque que l’affaire « était connue depuis longtemps par les autorités militaires et politiques » et qu’elle n’a été révélée que le jour où Le Monde traitait pour la première fois sérieusement de l’affaire de Bouaké.
En 2010, Michèle Alliot-Marie est explicitement interrogée par la juge Michon sur l’hypothèse d’une manipulation : « Un témoin affirme que l’attaque du camp français est le résultat d’une manœuvre élyséenne, mise en place par la "cellule Afrique", et dans laquelle vous êtes directement impliquée, visant à faire "sauter" le président Gbagbo. Cette manœuvre consistait à fournir à l’armée de l’air ivoirienne une fausse information sur l’objectif à bombarder (…) Le but poursuivi par l’Élysée était de faire commettre une erreur monumentale aux forces loyalistes, afin de déstabiliser le régime et de faire sauter le président Gbagbo, que les Français voulaient remplacer, peut-être par un général ivoirien réfugié à Paris (...), secrètement ramené en Côte d’Ivoire par Transall, et se trouvant dans l’un des blindés du convoi qui s’est rendu jusqu’à la porte du palais ».
Réponse de la ministre : « Cela me paraît du pur délire ». 
Le général Malaussène, ancien adjoint de Poncet à la tête de l’opération Licorne, ne cache pas non plus ses certitudes : « Je pense qu’il y avait un projet politique qui était celui de mettre Ouattara en place et de dégommer Gbagbo (…) Je pense que la mouvance Gbagbo est tombée dans un piège » (Jeune Afrique, 12/11/2013). Une conviction aujourd’hui partagée par l’avocat des familles des militaires décédés. Sans doute le piège n’allait-il pas jusqu’à prévoir le sacrifice des soldats français, comme l’affirme Slate Afrique (26/11/2012) : « D’après le scénario prévu, les Sukhoï de Gbagbo auraient dû atteindre un local vide et justement fermé ce jour-là pour "inventaire". Il n’était pas prévu que des soldats iraient s’abriter derrière ». 

« Une cellule d’infirmation » au ministère de la Défense
Au sujet de l’attitude des médias français, le journaliste Paul Moreira écrit que « toutes les rédactions nationales avaient eu très vite en leur possession les images explicites de la télé ivoirienne » sur la tuerie de l’hôtel Ivoire, « les journalistes français présents sur place avaient bel et bien enquêté ». Pourtant, en novembre 2004, seuls iTélé et Canal+ les diffusèrent. La raison ? « une cellule de communication de crise a été créée au ministère de la Défense (…). À chaque coup de fil, les spin doctors infirment. Une cellule d’infirmation, en quelque sorte, qui réussira à faire valoir son point de vue jusqu’au tout dernier moment ». Sur RFI (29/07/2007), Moreira ajoute « on a prouvé que le gouvernement mentait. Dans un pays anglosaxon, la ministre aurait été obligée de démissionner. Nous sommes en France, où le mensonge ne coûte rien sur le plan politique ». 

Raids blindés sur Abidjan
Le 7 novembre, trois colonnes blindées de Licorne en provenance de Bouaké, Man et Korhogo, en zone rebelle, descendent pour renforcer le contrôle d’Abidjan. D’après le témoignage du sergent Douady, les ordres sont clairs : « ouverture du feu sur toute personne qui nous empêcherait de passer, civil ou militaire ». À chaque village ou presque, les convois sont ralentis par des barrages de l’armée ivoirienne ou par des manifestations. À Duékoué, Antoine Massé, un journaliste ivoirien qui couvre une manifestation visant à bloquer l’avancée des soldats français partis de Man, est tué comme trois militaires, un policier, un douanier et deux autres civils. On ne connaît pas le bilan de ces passages en force à la mitrailleuse. 

« On ne tue pas des soldats français impunément »
Les 8 et 9 novembre, après l’escale « involontaire », devant la résidence présidentielle de Laurent Gbagbo, la colonne blindée venue de Bouaké occupe l’Hôtel Ivoire, sous prétexte de protéger les ressortissants français qui ont pourtant déjà été évacués. Avant de se retirer, ils ouvrent à nouveau le feu sur la foule des manifestants.
L’état-major français commence par affirmer que les manifestants ont tiré les premiers coups de feu (Le Monde, 10/11/2004), tandis que la ministre de la Défense parle d’échanges de tirs entre les gendarmes ivoiriens et les civils (Conférence de presse, 10/11/2004). Le 13 novembre, le général Poncet ne reconnaît que des tirs de sommation en riposte à des tirs venant de la foule et du haut de l’hôtel Ivoire (pourtant occupé par les forces françaises…). Le général Bentegeat accuse à son tour la gendarmerie ivoirienne d’avoir « cherché à se saisir à un moment de nos soldats pour les envoyer dans la foule », obligeant les soldats français à « ouvrir le feu après des tirs de sommation » (Canal+, 8/02/2005). Selon la ministre de la Défense, les militaires auraient de toute façon « toujours réagi dans le cadre des règles », c’est-à-dire « après des tirs de sommation et des tirs de dissuasion » et uniquement « en état de totale légitime défense » face à une foule « qui était armée, armée de kalachnikov, armée de fusils à pompe, armée de pistolets » (France 3, 1/12/2004).
Le 10 décembre 2004, le colonel Destremau affirme cette fois dans Libération que l’ensemble de ses hommes n’aurait fait que des tirs d’intimidation et que « seuls les hommes des COS, et non les tireurs d’élite du 6e, auraient visé certains manifestants avec leurs armes non-létales », faisant référence au Commandement des Opérations Spéciales et à des snipers de l’armée française en position au 6ème étage de l’hôtel. En réalité, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin avait expliqué sur France 2 au lendemain de la fusillade, balayant la demande d’enquête du président Gbagbo sur le bombardement de Bouaké : « on ne tue pas des soldats français sans que la riposte soit immédiate. (…) On ne tue pas des soldats français impunément ». 

Des tirs en rafales
Si la version officielle est contrainte d’évoluer, elle reste toujours éloignée de la réalité, attestée par différents témoignages, mais surtout par les images tournées sur place (celles de Canal+ et celles des télévisions ivoiriennes). Le journaliste Paul Moreira les commente dans son livre Les Nouvelles censures (Robert Laffont, 2007) :
« À 15 heures, les manifestants sont à moins de deux mètres des blindés français. Certains jeunes s’amusent, par défi, à aller toucher le canon des chars. Ils sont acclamés. À la suite d’un mouvement de foule plus important que la caméra ne parvient pas à capter, l’ordre de tirer est donné. En une minute, les soldats français brûlent 2000 cartouches. De l’autre côté du dispositif, en surplomb d’un bâtiment, les caméras de télévision ivoirienne filment la scène. Des soldats, bien campés sur leurs jambes, tirent en rafales. Certains au-dessus des têtes, d’autres à tir tendu, le fusil au niveau de la poitrine. Ils tirent sans même la protection de leurs véhicules blindés, qui sont rangés en rempart juste derrière eux… Apparemment les soldats savent qu’ils ne risquent pas de riposte. Quand les tirs cessent les caméras ivoiriennes continuent d’enregistrer : les victimes, la terreur, la chair entamée par les balles, une main arrachée, les os brisés par le métal. « Qu’est-ce qu’on a fait à la France ? », hurle un homme. Une image choque particulièrement : un corps sans tête. La boîte crânienne a explosé et la cervelle s’est répandue autour d’elle. Ça ne peut pas être une balle de fusil d’assaut FAMAS. Le calibre est trop mince. Un seul type de munitions est capable de faire autant de dégât : la 12,7 millimètres. De celles qui équipent certains fusils de snipers ». Les douilles de ces tireurs d’élite seront effectivement retrouvées dans les chambres de l’hôtel Ivoire après le départ des militaires. Dans la précipitation du départ, les militaires français ont aussi oublié à l’hôtel Ivoire un ordinateur, comprenant des fiches sur les personnalités civiles et militaires ivoiriennes ou françaises, recensant notamment celles qui seraient prêtes à participer ou à soutenir un coup d’État… (Canal+, 8/02/2005). 

« Une défiance à notre armée »
Les autorités ivoiriennes parlent de 57 morts et 2200 blessés pour toute la durée des événements, ordre de grandeur corroboré par la Croix Rouge. « Outrance et désinformation », selon la ministre de la Défense française. Le 30 novembre 2004, quelques heures avant la diffusion d’un reportage sur Canal + qui montrera les images des fusillades françaises, les autorités françaises admettent une « vingtaine d’Ivoiriens civils et militaires » tués et plaident « la légitime défense élargie » face à des « foules armées » et dans une « situation insurrectionnelle » (Libération, 1/12/2004).
Le terme d’« insurrection » paraît singulièrement inapproprié, les manifestants ne cherchant pas à renverser, mais au contraire à défendre le pouvoir ivoirien en place. À moins que l’ancienne métropole se considère toujours comme l’autorité légitime…

Inscription peinte sur le socle d'une statue,

non loin de l'Hôtel Ivoire. (Photo: AFP)
Le même jour, la Ligue française des droits de l’homme (LDH) et la Fédération Internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH) demandent à la France « de faire toute la lumière sur les raisons pour lesquelles ses forces d’intervention ont détruit l’ensemble des moyens militaires d’un pays souverain avec lequel elle n’est pas en guerre » et « d’ouvrir dans les plus brefs délais une enquête sur le comportement inadmissible de ses forces armées et de poursuivre les coupables de la sanglante répression menée à Abidjan », notamment par le biais d’une commission d’enquête parlementaire. Cette dernière sera refusée par Michèle Alliot-Marie avec un argument imparable : ce serait « une défiance à notre armée » !… Le colonel Destremeau s’est pourtant déclaré prêt à témoigner devant une telle commission : « pour l’honneur de mes soldats, qui se sont remarquablement bien comportés devant l’Ivoire, et parce que nous sommes en démocratie » (Libération, 10/02/2004). 

Pour une enquête internationale
La FIDH demande aussi au Conseil de sécurité, dans un communiqué du 30/11/2004, « de saisir la Cour pénale internationale (CPI) sur l’ensemble des crimes perpétrés en Côte d’ivoire depuis la tentative de coup d’Etat du 19 septembre 2002 » et « de mettre immédiatement en place une Commission internationale d’enquête indépendante chargée de faire la lumière sur l’ensemble des violences commises en Côte d’Ivoire depuis le 4 novembre [2004] ».
Mais le Conseil de sécurité se contente bien entendu de couvrir l’action de la France. La menace de saisir la CPI est un temps agitée par un conseiller du président Gbagbo et le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, Mamadou Koulibaly, mais sans lendemain. Des rapports sont néanmoins publiés : celui d’Amnesty International, qui documente toutes les violences, y compris celles des militaires français, et celui d’une expertise balistique fournie par l’Afrique du Sud, tout aussi accablant. 

Expertise sud-africaine et arrogance de l’Élysée
Dès le 9 décembre 2004, Thabo Mbeki arrive à Abidjan pour mener une médiation de l’Union africaine. En guise de geste de bonne volonté, il obtient de Laurent Gbagbo qu’Alassane Ouattara pourra se présenter à la prochaine élection présidentielle. Les deux présidents s’entendent et, dans le cadre d’une assistance fournie par l’État sud-africain, des experts effectuent une « enquête sur les fusillades survenues en Côte d’Ivoire en novembre 2004 ».
Dès lors, la diplomatie française va torpiller la médiation de Mbeki. En janvier 2005, au cours d’une conférence de presse à Dakar avec son homologue sénégalais, Jacques Chirac critique vertement la médiation sud-africaine, concluant ironiquement qu’« il faut que Thabo Mbeki s’immerge dans l’Afrique de l’Ouest pour comprendre sa psychologie et son âme ».
Quelques mois plus tard, tandis que la presse annonce la suspension de cette médiation, la présidence sud-africaine publie un communiqué (21/09/2005) qui dément « les articles, apparemment basés sur les agences de presse françaises, selon lesquels l’Union africaine et le Conseil de sécurité ont décidé de demander au président Mbeki d’arrêter la médiation de paix en Côte d’Ivoire. Il est clair qu’il y a des forces décidées à perpétuer la déstabilisation de la région. Il est en effet regrettable qu’une part des médias français se soit prêtée à une telle campagne de désinformation ». L’Agence France Presse (AFP) répercute aussitôt le démenti, en omettant toutefois la mise en cause de la France et de ses organes de presse.
Malgré tout, le rapport de l’enquête sud-africaine est rendu en janvier 2006 à la Côte d’Ivoire. Dans la foulée, la presse annonce (26/01/2006) la publication de mandats d’arrêt internationaux à l’encontre du général Poncet et du colonel Destremeau. Entre temps, l’affaire Mahé a éclaté et Poncet a été démis de ses fonctions. Mais surtout, l’ambassadeur de France, André Janier, rencontre Laurent Gbagbo le 27 janvier. Il en ressort deux éléments qui ressemblent fort à un marchandage. Après un communiqué du gouvernement ivoirien, il n’est plus question de mandats d’arrêt internationaux mais tout au plus de commissions rogatoires. Ce qui ressemble fort à une contrepartie est annoncé par l’ambassadeur à la sortie de l’entrevue : malgré l’arrivée à échéance du mandat des députés ivoiriens et la déclaration du Groupe de travail international qui permet à la France d’exercer des pressions sur la Côte d’Ivoire, l’Assemblée nationale ivoirienne n’est pas dissoute.
Ce n’est qu’en 2011, après les nouveaux affrontements consécutifs à la tenue d’élections bâclées et organisées alors que le nord du pays était toujours contrôlé par des chefs de guerre pro-Ouattara, que les juges de la troisième chambre préliminaire de la CPI ont autorisé le Procureur à ouvrir une enquête sur les événements consécutifs à l’élection présidentielle ivoirienne de 2010. Mais les juges ont également demandé que leur soit transmise « toute information supplémentaire à sa disposition sur des crimes qui pourraient relever potentiellement de la compétence de la Cour et qui auraient été commis entre 2002 et 2010 ».
Mais à ce jour, ni l’action des militaires français en 2004, ni même les crimes commis par les partisans d’Alassane Ouattara sous la rébellion de 2002 à 2011, ne semblent susciter un intérêt débordant… 

Une justice empêchée
En France, la justice a été officiellement saisie de l’affaire du bombardement de Bouaké dès le 10 novembre 2004, pour l’ouverture d’une enquête de flagrance, et les premières plaintes ont été enregistrées à partir du 1er décembre. A ce jour, plus d’une quarantaine de personnes se sont constituées partie civile. L’affaire relevait alors du Tribunal aux armées de Paris (TAP).
Si les juges Brigitte Raynaud et Florence Michon font preuve d’une remarquable détermination pour parvenir à la vérité, le procureur et le ministère de la Défense se sont en revanche illustrés par une politique d’obstruction systématique tout aussi remarquable. Le parquet du Tribunal aux armées de Paris s’est ainsi longtemps opposé à la demande d’un mandat d’arrêt contre les pilotes des Sukhoï au prétexte que leur identité ne serait pas avérée. Au moment de jeter l’éponge, la juge Raynaud écrivait à la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie pour expliquer sa démission du TAP :
« Aucun concours spontané ne m’a été fourni par les services qui dépendent de votre autorité (…). Aucun renseignement ne m’a été fourni sur les raisons pour lesquelles les mercenaires et leurs complices, identifiés comme auteurs de ce crime avaient été libérés sur instruction ou avec le consentement des autorités françaises ».
Devant la caméra de France 3 (« Pièces à conviction », 2/3/2007), la juge ajoute « On ne les retrouvera jamais. Ou peut-être morts ». Alors qu’il s’agit d’une affaire dans laquelle les soldats français sont victimes et non accusés, la magistrate s’est aussi vu systématiquement opposer le secret défense sur les documents qu’elle souhaitait voir examinés. Seules quelques pièces parmi les moins sensibles ont été déclassifiées, et de manière partielle. Pour la première fois, le ministère a même refusé la déclassification d’un document contre l’avis favorable de la Commission consultative du secret de la défense nationale, qui doit systématiquement se prononcer sur une telle demande mais sans pouvoir de décision, qui reste entre les mains du ministre de la Défense. Les autorités françaises n’ont pas non plus donné suite aux commissions rogatoires adressées par des magistrats ivoiriens.
Quant à Robert Montoya, fournisseur des mercenaires, il aurait, selon La Lettre du continent (31/08/2006), bénéficié de la promesse de l’Élysée de ne pas être inquiété par la justice pour « vente illégale de matériel militaire soumis à autorisation » en contrepartie de son silence dans cette affaire…
En 2011, le Tribunal aux armées ayant disparu, l’affaire a été confiée au Tribunal de grande instance de Paris. Aux dernières nouvelles, l’instruction est toujours en cours, dans les mains de la juge Sabine Khéris.
Enfin en novembre 2012, une plainte a été déposée par deux rescapés du bombardement de Bouaké contre Michèle Alliot-Marie pour « faux témoignage sous serment » et « complicité d’assassinat » devant la commission des requêtes de la Cour de justice de la République, juridiction politico-judiciaire, composée très majoritairement de parlementaires, devant laquelle sont jugés (et généralement blanchis) les ministres pour des faits survenus pendant l’exercice de leurs fonctions. Mais en avril 2013, en dépit des mensonges à répétition de Michèle Alliot-Marie, la plainte a été classée sans suite… 

Règlements à l’amiable
Début 2010, le cabinet d’avocats canadien Heenan Blaikie, agissant au nom de l’État ivoirien (alors encore présidé par Gbagbo) et des victimes de l’hôtel Ivoire, avait transmis à l’Élysée une proposition de règlement amiable. Elle avait été transmise à Alliot-Marie, devenue Garde des sceaux. Quelques mois plus tard, il était question de mettre sur pied un comité franco-ivoirien ad hoc. Mais depuis la crise de 2010, l’éviction de Gbagbo et l’installation d’Alassane Ouattara, le dossier semble tombé aux oubliettes.
Ainsi, malgré les demandes ivoiriennes, malgré les demandes des organisations de défense des droits humains (FIDH, LDH et Amnesty International), malgré quatre demandes de commission d’enquête parlementaire (deux ont été déposées le 01/12/2004, les deux autres les 26/10/2005 et 12/07/2011), les autorités françaises sont finalement restées sourdes aux demandes d’éclaircissements sur l’intervention française en Côte d’Ivoire.
En juillet dernier, après la visite officielle du président français en Côte d’Ivoire, la Lettre du Continent note, parmi « les dossiers que Hollande a zappés », la mort des neufs soldats français à Bouaké, dont on « commémorera le 6 novembre le 10e anniversaire » et fait passer un message intriguant : « Selon nos sources, François Hollande serait disposé à étudier toute demande émanant des familles de ces soldats [morts à Bouaké], voire de leur avocat Jean Balan ». On ignore la suite. 

David Mauger, Raphaël, Survie.org 05/11/2014
 
 
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Source : Le Nouveau Courrier 6 Novembre 2014

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