Initiée
sous le prétexte d’éviter un « bain de sang », cautionnée par la CEDEAO et
validée a posteriori par l’ONU, officiellement soucieuse de « neutralité »,
l’opération Licorne en Côte d’Ivoire était censée illustrer l’exemplarité des
nouvelles modalités d’intervention de l’armée française en Afrique. Les
événements sanglants de novembre 2004 ont pourtant confirmé une solide
tradition françafricaine : diplomatie parallèle, coups tordus et crimes
impunis.
Début novembre 2004, l’armée ivoirienne lance une offensive
sur le nord du pays, sous le contrôle depuis deux ans d’une rébellion qui, malgré
de multiples négociations ayant débouché sur son entrée au gouvernement, refuse
tout désarmement. Au cours de cette offensive, essentiellement aérienne, neuf soldats
français de la force Licorne et un civil américain trouvent la mort dans un
bombardement. Dès lors, c’est l’escalade : neutralisation des moyens militaires
aériens ivoiriens et occupation de l’aéroport d’Abidjan par l’armée française,
importantes manifestations contre l’armée française et exactions contre des
expatriés.
La prise de contrôle d’Abidjan par la force Licorne fera, en
l’espace de quatre jours, plusieurs dizaines de morts parmi les civils
ivoiriens. Les affrontements les plus importants ont eu lieu à l’aéroport d’Abidjan,
devant la base militaire française de Port-Bouët, au niveau des ponts qui
enjambent la lagune Ébrié, autour de l’hôtel Ivoire, mais aussi dans
l’intérieur du pays, notamment à Duékoué.
Opération «
dignité »
Le 4 novembre 2004, l’armée ivoirienne déclenche l’opération
Dignité, de reconquête militaire de la partie nord du pays, occupée depuis la
tentative de coup d’État ratée de septembre 2002 par les rebelles des Forces
Nouvelles, et sanctuarisée par la « zone de confiance » instaurée par la force
française qui sépare les belligérants. Pendant deux jours, ni les troupes
françaises ni celles de l’ONU, chargées de faire respecter le cessez-le-feu, ne
réagissent aux bombardements des positions rebelles à Bouaké et Korhogo. Le
Secrétaire général des Nations unies se déclare seulement préoccupé de la
situation.
Selon des « responsables militaires français », « l’attaque
aérienne a pris les troupes françaises par surprise » (Le Monde, 05/11/2004).
En réalité, le président Gbagbo a précédemment averti son homologue français,
les services français surveillent depuis le 2 novembre les préparatifs du camp
loyaliste et le 3, les militaires français présents à Bouaké sont prévenus
d’une offensive aérienne qui visera exclusivement les Forces Nouvelles.
Un bombardement
mystérieux
Le 6 novembre, l’un des deux avions Sukhoï ivoiriens bombarde
un campement français à Bouaké, faisant une quarantaine de blessés et dix
morts, neuf soldats français et un civil américain. Paris ordonne alors la
destruction immédiate de la flotte aérienne ivoirienne puis la prise de
contrôle d’Abidjan par les militaires français. En réaction, les « jeunes
patriotes » favorables au président Gbagbo organisent une campagne d’intimidation
des ressortissants français, lesquels sont rapidement évacués, et la
population, craignant un coup d’État contre Gbagbo, manifeste contre ce
déploiement militaire français. Ces manifestations hostiles, mais désarmées, sont
violemment réprimées par les soldats de Licorne.
A ce jour, on ne sait toujours pas avec certitude qui a
ordonné et pour quelle raison le bombardement de Bouaké à l’origine de cette
chaîne d’événements. Une seule chose est aujourd’hui particulièrement limpide :
depuis le départ, les autorités françaises font obstacle à la vérité.
« Jetés là comme
des bêtes »
En conclusion d’un hommage national dans la cour des
Invalides, le président Chirac promet aux neuf victimes françaises du
bombardement : « nous ne vous oublierons pas ». « Nous leur devons respect et
gratitude », vient-il d’expliquer. Pourtant en 2005, l’une des mères d’un
soldat décédé découvre que les dépouilles de deux militaires ont été interverties
dans les cercueils : « jetés dans les sacs plastique tels qu’ils avaient été
trouvés sur le terrain : couverts de sang, de poussière, vêtements déchirés,
sans être lavés ni habillés. "Jetés là comme des bêtes", dira un témoin
» (SlateAfrique, 26/11/2012).
Si les soldats français décédés ont été mis en bière à la va-vite,
l’enquête, elle, traîne en longueur. Le Tribunal aux armées de Paris (TAP) n’a
été saisi que deux mois après les assassinats, au lieu des quelques jours
habituels. L’autopsie, obligatoire dans ces circonstances, n’a pas été réalisée
et la France a refusé l’exhumation des corps demandée par la justice ivoirienne
en janvier 2007.
Des mercenaires
indésirables
Plus surprenant encore, c’est avec l’aval des autorités
françaises que les mercenaires qui ont procédé au bombardement ont pu s’enfuir.
Arrêtés, non pas sur l’aéroport de Yamoussoukro, mais plus tard à Abidjan,
quinze mercenaires slaves sont retenus quatre jours par les forces spéciales
françaises, officiellement sans être interrogés, puis exfiltrés dans un minibus
à destination du Togo, pour être réceptionnés par Robert Montoya. C’est en effet
cet ex-gendarme de la cellule antiterroriste de l’Elysée, reconverti dans la
sécurité privée, qui a fourni au président Gbagbo avions de chasse et
mercenaires slaves.
Manque de chance, ces derniers sont arrêtés à la frontière
togolaise et le ministre de l’Intérieur togolais, François Boko, prévient les
autorités françaises par voie diplomatique normale et via les correspondants de
la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure). Retenus pendant une
dizaine de jours, ils sont finalement expulsés à la demande des autorités
françaises.
Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense a à
plusieurs reprises justifié cette inaction devant la presse ou la justice. Elle
affirme notamment qu’un membre de son cabinet lui a indiqué « qu’il n’y avait pas
de base juridique puisque pas de mandat d’arrêt international » pour procéder à
une extradition des mercenaires. Interrogé à son tour, « le conseiller
juridique en poste en 2004 au ministère de la Défense a déclaré sous serment
que non seulement, il n’avait pas été consulté, mais que s’il l’avait été, il
n’aurait certainement pas donné cette réponse » (SlateAfrique, 5/12/2012), car
plusieurs bases juridiques existaient bel et bien.
La ministre a également expliqué qu’on ne pouvait savoir si
les pilotes responsables du bombardement de Bouaké faisaient partie des
mercenaires arrêtés. Or ces derniers, Yuri Suschkin et Boris Smahin, ont été
parfaitement identifiés par les services secrets français, qui ont filmé et
photographié 24h/24h les préparatifs de l’offensive ivoirienne, comme l’attestent
les notes des services secrets déclassifiées depuis. Et la photocopie de leur
passeport a été transmise aux autorités françaises par le ministre togolais… Ce
n’est que quinze mois après les faits que des mandats d’arrêt ont été lancés
contre des mercenaires qui sont depuis portés disparus.
Les victimes
oubliées
A l’époque des faits, seul le drame des soldats décédés puis
des expatriés évacués préoccupe les médias français. Dès l’annonce de la
destruction de la flotte ivoirienne, on l’a dit, les jeunes patriotes, proches
du pouvoir, s’en prennent aux ressortissants français présents en Côte d’Ivoire,
ce qui était prévisible et conduit à organiser leur regroupement pour un éventuel
rapatriement.
A la Une du Monde (14/11/2004), on évoque « des scènes de terreur
et d’horreur. Des blessés, des disparus, des corps blancs décapités à la
machette, des femmes violées ». Ces dernières se compteraient par « dizaines »,
selon les sources militaires. En réalité, trois plaintes pour viols seront
enregistrées à Paris et aucune mort française n’est à déplorer. Mais les vrais
massacres sont passés sous silence : ceux commis par les militaires français
contre des civils ivoiriens désarmés entre le 6 et le 9 novembre.
L’après-midi du 6 novembre, l’armée française lance
simultanément deux opérations : la destruction des moyens aériens de l’armée
ivoirienne et la prise de l’aéroport international d’Abidjan. Près de
Yamoussoukro, un cameraman de la télévision ivoirienne est blessé par balle alors
qu’il filmait les représailles d’un hélicoptère français. À Abidjan, face aux
protestations du colonel de Revel, qui commande la base militaire française et
craint des vengeances à l’encontre des ressortissants français, le général
Poncet réplique « je veux des morts ivoiriens » ; des propos rapportés et confirmés
lors du procès dans l’affaire Mahé (du nom de cet Ivoirien étouffé dans un
blindé français, cf. Billets n°235, mai 2014). Il y en aura, par dizaines !
Dans un livre récent, De Phnom Penh à Abidjan (l’Harmattan,
2014), l’ambassadeur Gildas Le Lidec (en poste à Abidjan à l’époque) raconte
les regrets que le général Poncet lui a confiés plus tard : « ne pas avoir
obtenu l’autorisation de Paris de bombarder le palais présidentiel pour régler
le sort de Laurent Gbagbo ». Le Lidec ajoute, en allusion à l’intervention française
qui mettra fin à la crise post-électorale de 2011 : « La manœuvre fut conduite
sept ans plus tard ! ».
Ignorant ce qui s’est passé plus tôt à Bouaké et répondant aux
appels des jeunes patriotes à défendre le pays face aux opérations de l’armée
française, les Ivoiriens descendent massivement dans les rues. Un lycée
français est incendié. Dans la nuit du 6 au 7 novembre, des milliers de
manifestants ivoiriens veulent traverser les ponts menant à l’aéroport et à la
base française voisine. Pour empêcher le franchissement des ponts, les
appareils du 6e RHC (régiment d’hélicoptères de combat) de Nancy effectuent des
tirs « sélectifs » (en quatre jours, le 6e RHC tirera plus de mille obus de
20mm et 8 missiles HOT). Ceux qui passent les ponts se heurtent aux barrages et
aux chars des soldats français. Ces derniers tirent à balles réelles et à la grenade,
selon un rapport de l’ONG Amnesty International. Les abords du camp français
sont protégés par des mines. Licorne ne maîtrisera l’aéroport que tard dans la
nuit, « en dépit de l’opposition d’une partie de la population » écrit le
colonel de Revel, qui évoque une « action face à des non-combattants ».
Le lendemain, tandis que l’armée française a pris le contrôle
d’Abidjan, le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly dénonce sur France
Inter plus de 30 morts et 100 blessés par l’armée française. À Paris, on
entretient le flou. Le général Bentegeat ne parle d’abord que de « pillards »
puis reconnaît qu’on a « peut-être blessé ou même tué quelques personnes »
(Point de presse, 7 novembre 2004). Quelques jours plus tard, la ministre de la
Défense minimise : « Il y a sans doute eu quelques victimes ; nous ne le savons pas avec précision, car
lorsque les choses se passent la nuit, il est extrêmement difficile de savoir
ce qui se passe » (RFI, 10/11/2004). Selon un officier cité par Libération, les
militaires français auraient tiré « d’abord dans l’eau, puis sur le pont, puis
à proximité des manifestants » (Libération, 1/12/2004). Le colonel Aussawy
évoque « des ricochets » : « un certain nombre de choses peuvent faire qu’il
puisse y avoir des victimes » (Canal+, 30/11/2004).
Mensonges en série
Les autres éléments du dossier suscitent tout autant de
déclarations contradictoires et évolutives des autorités politiques et
militaires françaises. Ainsi le général Bentegeat, ancien chef d’état-major des
armées, affirme ne pas avoir participé à un Conseil restreint de défense à
l’Élysée, normalement organisé en cas de crise. Concernant la décision de
détruire la flotte ivoirienne, c’est, selon les sources, tantôt Chirac, tantôt le
chef d’état-major des armées, tantôt le général Poncet lui-même – à la tête de
Licorne – qui en aurait donné l’ordre. Quant aux boites noires des deux avions ivoiriens
incriminés, personne n’aurait reçu instruction de s’en préoccuper…
Plus rocambolesque encore, le récit de l’arrivée en renfort
des blindés français à Abidjan depuis le nord du pays. Selon les dépositions,
sous serment, de Michèle Alliot-Marie, ceux-ci devaient protéger la résidence
de France. Pour le colonel Destremau, qui commandait la colonne, il s’agissait
de sécuriser l’Hôtel Ivoire – qui avait servi la veille de lieu de regroupement
des expatriés français. Pourtant, c’est devant la résidence du président Gbagbo
que les blindés vont se retrouver. Une « erreur d’orientation » selon Destremeau,
d’abord imputée à un problème de GPS, puis à un mystérieux « guide » venu
rejoindre les blindés en hélicoptère, et dont la présence est confirmée par le
général Poncet (JeuneAfrique.com, 12/11/2013).
Après avoir stationné deux heures devant la résidence
présidentielle, la colonne aurait retrouvé son chemin. Selon le carnet de route
du régiment de Bouaké, elle aurait en réalité rejoint le camp militaire français
avant de retourner à quelques centaines de mètres de la résidence de Gbagbo,
devant l’Hôtel Ivoire. Selon les comptes-rendus de l’armée française, le mystérieux
guide pourrait être le général ivoirien Mathias Doué, chef d’état-major de
Gbagbo, limogé dans les jours qui suivront (SlateAfrique, 5/12/2012).
L’ambassadeur de France au Burkina, Francis Blondet, reconnaîtra
ultérieurement que le coup d’État était une option « à portée de main » mais
qui a finalement « été repoussée. (...) Pour certains, c’était une façon de se
courber, de se mettre à genoux devant M. Gbagbo », précise-t-il dans le
quotidien burkinabè Sidwaya (28/02/2006), en allusion à ceux, côté français,
qui n’auraient pas digéré que le coup d’État ne soit pas conduit à son terme.
Tentative de coup
d’État ?
Devant la justice, certains officiers s’interrogent ouvertement
sur les invraisemblances du dossier. Le général Poncet lui-même, qui commandait
la force Licorne, et qui affirme déplorer qu’on lui ait ordonné de laisser
filer les mercenaires responsables de la mort de ses soldats, évoque la
possibilité d’une « bavure manipulée » (Médiapart, 09/11/2011). Dans le même
temps, il est mis en cause par Michèle Alliot-Marie dans l’affaire Firmin Mahé,
du nom de cet Ivoirien assassiné par des soldats français. Un « rideau de fumée
» selon l’avocat des militaires français partie civile, Me Balan, qui remarque
que l’affaire « était connue depuis longtemps par les autorités militaires et
politiques » et qu’elle n’a été révélée que le jour où Le Monde traitait pour
la première fois sérieusement de l’affaire de Bouaké.
En 2010, Michèle Alliot-Marie est explicitement interrogée par la
juge Michon sur l’hypothèse d’une manipulation : « Un témoin affirme que
l’attaque du camp français est le résultat d’une manœuvre élyséenne, mise en
place par la "cellule Afrique", et dans laquelle vous êtes
directement impliquée, visant à faire "sauter" le président Gbagbo. Cette
manœuvre consistait à fournir à l’armée de l’air ivoirienne une fausse information
sur l’objectif à bombarder (…) Le but poursuivi par l’Élysée était de faire
commettre une erreur monumentale aux forces loyalistes, afin de déstabiliser le
régime et de faire sauter le président Gbagbo, que les Français voulaient remplacer,
peut-être par un général ivoirien réfugié à Paris (...), secrètement ramené en
Côte d’Ivoire par Transall, et se trouvant dans l’un des blindés du convoi qui
s’est rendu jusqu’à la porte du palais ».
Réponse de la ministre : « Cela me paraît du pur délire ».
Le général Malaussène, ancien adjoint de Poncet à la tête de
l’opération Licorne, ne cache pas non plus ses certitudes : « Je pense qu’il y
avait un projet politique qui était celui de mettre Ouattara en place et de dégommer
Gbagbo (…) Je pense que la mouvance Gbagbo est tombée dans un piège » (Jeune
Afrique, 12/11/2013). Une conviction aujourd’hui partagée par l’avocat des
familles des militaires décédés. Sans doute le piège n’allait-il pas jusqu’à
prévoir le sacrifice des soldats français, comme l’affirme Slate Afrique (26/11/2012)
: « D’après le scénario prévu, les Sukhoï de Gbagbo auraient dû atteindre un
local vide et justement fermé ce jour-là pour "inventaire". Il n’était
pas prévu que des soldats iraient s’abriter derrière ».
« Une cellule
d’infirmation » au ministère de la Défense
Au sujet de l’attitude des médias français, le journaliste
Paul Moreira écrit que « toutes les rédactions nationales avaient eu très vite
en leur possession les images explicites de la télé ivoirienne » sur la tuerie
de l’hôtel Ivoire, « les journalistes français présents sur place avaient bel
et bien enquêté ». Pourtant, en novembre 2004, seuls iTélé et Canal+ les
diffusèrent. La raison ? « une cellule de communication de crise a été créée au
ministère de la Défense (…). À chaque coup de fil, les spin doctors infirment.
Une cellule d’infirmation, en quelque sorte, qui réussira à faire valoir son
point de vue jusqu’au tout dernier moment ». Sur RFI (29/07/2007), Moreira
ajoute « on a prouvé que le gouvernement mentait. Dans un pays anglosaxon, la
ministre aurait été obligée de démissionner. Nous sommes en France, où le
mensonge ne coûte rien sur le plan politique ».
Raids blindés sur
Abidjan
Le 7 novembre, trois colonnes blindées de Licorne en provenance de
Bouaké, Man et Korhogo, en zone rebelle, descendent pour renforcer le contrôle
d’Abidjan. D’après le témoignage du sergent Douady, les ordres sont clairs : «
ouverture du feu sur toute personne qui nous empêcherait de passer, civil ou militaire
». À chaque village ou presque, les convois sont ralentis par des barrages de
l’armée ivoirienne ou par des manifestations. À Duékoué, Antoine Massé, un
journaliste ivoirien qui couvre une manifestation visant à bloquer l’avancée
des soldats français partis de Man, est tué comme trois militaires, un
policier, un douanier et deux autres civils. On ne connaît pas le bilan de ces
passages en force à la mitrailleuse.
« On ne tue pas
des soldats français impunément »
Les 8 et 9 novembre, après l’escale « involontaire », devant la
résidence présidentielle de Laurent Gbagbo, la colonne blindée venue de Bouaké
occupe l’Hôtel Ivoire, sous prétexte de protéger les ressortissants français
qui ont pourtant déjà été évacués. Avant de se retirer, ils ouvrent à nouveau
le feu sur la foule des manifestants.
L’état-major français commence par affirmer que les
manifestants ont tiré les premiers coups de feu (Le Monde, 10/11/2004), tandis
que la ministre de la Défense parle d’échanges de tirs entre les gendarmes ivoiriens
et les civils (Conférence de presse, 10/11/2004). Le 13 novembre, le général
Poncet ne reconnaît que des tirs de sommation en riposte à des tirs venant de
la foule et du haut de l’hôtel Ivoire (pourtant occupé par les forces
françaises…). Le général Bentegeat accuse à son tour la gendarmerie ivoirienne
d’avoir « cherché à se saisir à un moment de nos soldats pour les envoyer dans
la foule », obligeant les soldats français à « ouvrir le feu après des tirs de
sommation » (Canal+, 8/02/2005). Selon la ministre de la Défense, les
militaires auraient de toute façon « toujours réagi dans le cadre des règles »,
c’est-à-dire « après des tirs de sommation et des tirs de dissuasion » et
uniquement « en état de totale légitime défense » face à une foule « qui était
armée, armée de kalachnikov, armée de fusils à pompe, armée de pistolets »
(France 3, 1/12/2004).
Le 10 décembre 2004, le colonel Destremau affirme cette fois
dans Libération que l’ensemble de ses hommes n’aurait fait que des tirs
d’intimidation et que « seuls les hommes des COS, et non les tireurs d’élite du
6e, auraient visé certains manifestants avec leurs armes non-létales », faisant
référence au Commandement des Opérations Spéciales et à des snipers de l’armée
française en position au 6ème étage de l’hôtel. En réalité, le
Premier ministre Jean-Pierre Raffarin avait expliqué sur France 2 au lendemain
de la fusillade, balayant la demande d’enquête du président Gbagbo sur le
bombardement de Bouaké : « on ne tue pas des soldats français sans que la
riposte soit immédiate. (…) On ne tue pas des soldats français impunément ».
Des tirs en
rafales
Si la version officielle est contrainte d’évoluer, elle reste
toujours éloignée de la réalité, attestée par différents témoignages, mais
surtout par les images tournées sur place (celles de Canal+ et celles des
télévisions ivoiriennes). Le journaliste Paul Moreira les commente dans son
livre Les Nouvelles censures (Robert Laffont, 2007) :
« À 15 heures, les manifestants sont à moins de deux mètres des blindés
français. Certains jeunes s’amusent, par défi, à aller toucher le canon des
chars. Ils sont acclamés. À la suite d’un mouvement de foule plus important que
la caméra ne parvient pas à capter, l’ordre de tirer est donné. En une minute,
les soldats français brûlent 2000 cartouches. De l’autre côté du dispositif, en
surplomb d’un bâtiment, les caméras de télévision ivoirienne filment la scène.
Des soldats, bien campés sur leurs jambes, tirent en rafales. Certains
au-dessus des têtes, d’autres à tir tendu, le fusil au niveau de la poitrine.
Ils tirent sans même la protection de leurs véhicules blindés, qui sont rangés
en rempart juste derrière eux… Apparemment les soldats savent qu’ils ne
risquent pas de riposte. Quand les tirs cessent les caméras ivoiriennes
continuent d’enregistrer : les victimes, la terreur, la chair entamée par les
balles, une main arrachée, les os brisés par le métal. « Qu’est-ce qu’on a
fait à la France ? », hurle un homme. Une image choque particulièrement :
un corps sans tête. La boîte crânienne a explosé et la cervelle s’est répandue
autour d’elle. Ça ne peut pas être une balle de fusil d’assaut FAMAS. Le
calibre est trop mince. Un seul type de munitions est capable de faire autant
de dégât : la 12,7 millimètres. De celles qui équipent certains fusils de
snipers ». Les douilles de ces tireurs d’élite seront effectivement retrouvées
dans les chambres de l’hôtel Ivoire après le départ des militaires. Dans la
précipitation du départ, les militaires français ont aussi oublié à l’hôtel Ivoire
un ordinateur, comprenant des fiches sur les personnalités civiles et
militaires ivoiriennes ou françaises, recensant notamment celles qui seraient
prêtes à participer ou à soutenir un coup d’État… (Canal+, 8/02/2005).
« Une défiance à
notre armée »
Les autorités ivoiriennes parlent de 57 morts et 2200 blessés
pour toute la durée des événements, ordre de grandeur corroboré par la Croix
Rouge. « Outrance et désinformation », selon la ministre de la Défense
française. Le 30 novembre 2004, quelques heures avant la diffusion d’un
reportage sur Canal + qui montrera les images des fusillades françaises, les
autorités françaises admettent une « vingtaine d’Ivoiriens civils et militaires
» tués et plaident « la légitime défense élargie » face à des « foules armées »
et dans une « situation insurrectionnelle » (Libération, 1/12/2004).
Le terme d’« insurrection » paraît singulièrement inapproprié, les
manifestants ne cherchant pas à renverser, mais au contraire à défendre le
pouvoir ivoirien en place. À moins que l’ancienne métropole se considère
toujours comme l’autorité légitime…
Le même jour, la Ligue française des droits de l’homme (LDH)
et la Fédération Internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH)
demandent à la France « de faire toute la lumière sur les raisons pour
lesquelles ses forces d’intervention ont détruit l’ensemble des moyens
militaires d’un pays souverain avec lequel elle n’est pas en guerre » et «
d’ouvrir dans les plus brefs délais une enquête sur le comportement
inadmissible de ses forces armées et de poursuivre les coupables de la
sanglante répression menée à Abidjan », notamment par le biais d’une commission
d’enquête parlementaire. Cette dernière sera refusée par Michèle Alliot-Marie
avec un argument imparable : ce serait « une défiance à notre armée » !… Le
colonel Destremeau s’est pourtant déclaré prêt à témoigner devant une telle
commission : « pour l’honneur de mes soldats, qui se sont remarquablement bien
comportés devant l’Ivoire, et parce que nous sommes en démocratie » (Libération,
10/02/2004).
Pour une enquête
internationale
La FIDH demande aussi au Conseil de sécurité, dans un
communiqué du 30/11/2004, « de saisir la Cour pénale internationale (CPI) sur
l’ensemble des crimes perpétrés en Côte d’ivoire depuis la tentative de coup
d’Etat du 19 septembre 2002 » et « de mettre immédiatement en place une
Commission internationale d’enquête indépendante chargée de faire la lumière
sur l’ensemble des violences commises en Côte d’Ivoire depuis le 4 novembre
[2004] ».
Mais le Conseil de sécurité se contente bien entendu de
couvrir l’action de la France. La menace de saisir la CPI est un temps agitée
par un conseiller du président Gbagbo et le président de l’Assemblée nationale
ivoirienne, Mamadou Koulibaly, mais sans lendemain. Des rapports sont néanmoins
publiés : celui d’Amnesty International, qui documente toutes les violences, y
compris celles des militaires français, et celui d’une expertise balistique
fournie par l’Afrique du Sud, tout aussi accablant.
Expertise
sud-africaine et arrogance de l’Élysée
Dès le 9 décembre 2004, Thabo Mbeki arrive à Abidjan pour
mener une médiation de l’Union africaine. En guise de geste de bonne volonté,
il obtient de Laurent Gbagbo qu’Alassane Ouattara pourra se présenter à la
prochaine élection présidentielle. Les deux présidents s’entendent et, dans le
cadre d’une assistance fournie par l’État sud-africain, des experts effectuent
une « enquête sur les fusillades survenues en Côte d’Ivoire en novembre 2004 ».
Dès lors, la diplomatie française va torpiller la médiation de
Mbeki. En janvier 2005, au cours d’une conférence de presse à Dakar avec son
homologue sénégalais, Jacques Chirac critique vertement la médiation
sud-africaine, concluant ironiquement qu’« il faut que Thabo Mbeki s’immerge
dans l’Afrique de l’Ouest pour comprendre sa psychologie et son âme ».
Quelques mois plus tard, tandis que la presse annonce la
suspension de cette médiation, la présidence sud-africaine publie un communiqué
(21/09/2005) qui dément « les articles, apparemment basés sur les agences de
presse françaises, selon lesquels l’Union africaine et le Conseil de sécurité
ont décidé de demander au président Mbeki d’arrêter la médiation de paix en
Côte d’Ivoire. Il est clair qu’il y a des forces décidées à perpétuer la déstabilisation
de la région. Il est en effet regrettable qu’une part des médias français se
soit prêtée à une telle campagne de désinformation ». L’Agence France Presse
(AFP) répercute aussitôt le démenti, en omettant toutefois la mise en cause de
la France et de ses organes de presse.
Malgré tout, le rapport de l’enquête sud-africaine est rendu
en janvier 2006 à la Côte d’Ivoire. Dans la foulée, la presse annonce
(26/01/2006) la publication de mandats d’arrêt internationaux à l’encontre du
général Poncet et du colonel Destremeau. Entre temps, l’affaire Mahé a éclaté
et Poncet a été démis de ses fonctions. Mais surtout, l’ambassadeur de France,
André Janier, rencontre Laurent Gbagbo le 27 janvier. Il en ressort deux
éléments qui ressemblent fort à un marchandage. Après un communiqué du
gouvernement ivoirien, il n’est plus question de mandats d’arrêt internationaux
mais tout au plus de commissions rogatoires. Ce qui ressemble fort à une
contrepartie est annoncé par l’ambassadeur à la sortie de l’entrevue : malgré l’arrivée
à échéance du mandat des députés ivoiriens et la déclaration du Groupe de
travail international qui permet à la France d’exercer des pressions sur la
Côte d’Ivoire, l’Assemblée nationale ivoirienne n’est pas dissoute.
Ce n’est qu’en 2011, après les nouveaux affrontements
consécutifs à la tenue d’élections bâclées et organisées alors que le nord du
pays était toujours contrôlé par des chefs de guerre pro-Ouattara, que les
juges de la troisième chambre préliminaire de la CPI ont autorisé le Procureur
à ouvrir une enquête sur les événements consécutifs à l’élection présidentielle
ivoirienne de 2010. Mais les juges ont également demandé que leur soit
transmise « toute information supplémentaire à sa disposition sur des crimes
qui pourraient relever potentiellement de la compétence de la Cour et qui
auraient été commis entre 2002 et 2010 ».
Mais à ce jour, ni l’action des militaires français en 2004,
ni même les crimes commis par les partisans d’Alassane Ouattara sous la
rébellion de 2002 à 2011, ne semblent susciter un intérêt débordant…
Une justice
empêchée
En France, la justice a été officiellement saisie de l’affaire
du bombardement de Bouaké dès le 10 novembre 2004, pour l’ouverture d’une
enquête de flagrance, et les premières plaintes ont été enregistrées à partir
du 1er décembre. A ce jour, plus d’une quarantaine de personnes se sont
constituées partie civile. L’affaire relevait alors du Tribunal aux armées de
Paris (TAP).
Si les juges Brigitte Raynaud et Florence Michon font preuve
d’une remarquable détermination pour parvenir à la vérité, le procureur et le
ministère de la Défense se sont en revanche illustrés par une politique
d’obstruction systématique tout aussi remarquable. Le parquet du Tribunal aux
armées de Paris s’est ainsi longtemps opposé à la demande d’un mandat d’arrêt
contre les pilotes des Sukhoï au prétexte que leur identité ne serait pas
avérée. Au moment de jeter l’éponge, la juge Raynaud écrivait à la ministre de
la Défense Michèle Alliot-Marie pour expliquer sa démission du TAP :
« Aucun concours spontané ne m’a été fourni par les services
qui dépendent de votre autorité (…). Aucun renseignement ne m’a été fourni sur
les raisons pour lesquelles les mercenaires et leurs complices, identifiés
comme auteurs de ce crime avaient été libérés sur instruction ou avec le
consentement des autorités françaises ».
Devant la caméra de France 3 (« Pièces à conviction »,
2/3/2007), la juge ajoute « On ne les retrouvera jamais. Ou peut-être morts ».
Alors qu’il s’agit d’une affaire dans laquelle les soldats français sont
victimes et non accusés, la magistrate s’est aussi vu systématiquement opposer
le secret défense sur les documents qu’elle souhaitait voir examinés. Seules
quelques pièces parmi les moins sensibles ont été déclassifiées, et de manière
partielle. Pour la première fois, le ministère a même refusé la
déclassification d’un document contre l’avis favorable de la Commission
consultative du secret de la défense nationale, qui doit systématiquement se
prononcer sur une telle demande mais sans pouvoir de décision, qui reste entre
les mains du ministre de la Défense. Les autorités françaises n’ont pas non
plus donné suite aux commissions rogatoires adressées par des magistrats
ivoiriens.
Quant à Robert Montoya, fournisseur des mercenaires, il
aurait, selon La Lettre du continent (31/08/2006), bénéficié de la promesse de
l’Élysée de ne pas être inquiété par la justice pour « vente illégale de
matériel militaire soumis à autorisation » en contrepartie de son silence dans
cette affaire…
En 2011, le Tribunal aux armées ayant disparu, l’affaire a été
confiée au Tribunal de grande instance de Paris. Aux dernières nouvelles,
l’instruction est toujours en cours, dans les mains de la juge Sabine Khéris.
Enfin en novembre 2012, une plainte a été déposée par deux
rescapés du bombardement de Bouaké contre Michèle Alliot-Marie pour « faux
témoignage sous serment » et « complicité d’assassinat » devant la commission
des requêtes de la Cour de justice de la République, juridiction
politico-judiciaire, composée très majoritairement de parlementaires, devant
laquelle sont jugés (et généralement blanchis) les ministres pour des faits
survenus pendant l’exercice de leurs fonctions. Mais en avril 2013, en dépit
des mensonges à répétition de Michèle Alliot-Marie, la plainte a été classée
sans suite…
Règlements à
l’amiable
Début 2010, le cabinet d’avocats canadien Heenan Blaikie,
agissant au nom de l’État ivoirien (alors encore présidé par Gbagbo) et des
victimes de l’hôtel Ivoire, avait transmis à l’Élysée une proposition de
règlement amiable. Elle avait été transmise à Alliot-Marie, devenue Garde des
sceaux. Quelques mois plus tard, il était question de mettre sur pied un comité
franco-ivoirien ad hoc. Mais depuis la crise de 2010, l’éviction de Gbagbo et
l’installation d’Alassane Ouattara, le dossier semble tombé aux oubliettes.
Ainsi, malgré les demandes ivoiriennes, malgré les demandes
des organisations de défense des droits humains (FIDH, LDH et Amnesty
International), malgré quatre demandes de commission d’enquête parlementaire
(deux ont été déposées le 01/12/2004, les deux autres les 26/10/2005 et
12/07/2011), les autorités françaises sont finalement restées sourdes aux
demandes d’éclaircissements sur l’intervention française en Côte d’Ivoire.
En juillet dernier, après la visite officielle du président
français en Côte d’Ivoire, la Lettre du Continent note, parmi « les dossiers
que Hollande a zappés », la mort des neufs soldats français à Bouaké, dont on «
commémorera le 6 novembre le 10e anniversaire » et fait passer un message
intriguant : « Selon nos sources, François Hollande serait disposé à étudier
toute demande émanant des familles de ces soldats [morts à Bouaké], voire de
leur avocat Jean Balan ». On ignore la suite.
David Mauger, Raphaël, Survie.org 05/11/2014
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Sous cette rubrique,
nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : Le
Nouveau Courrier 6 Novembre 2014
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