« Il semble donc indispensable, une fois de plus, de
décrire sur quoi reposent les accusations réitérées d’ingérence ou de soutien
criminel de la France dans ses anciennes colonies et au-delà, ainsi que de
perpétuation de visions néocoloniales, souvent influencées par un racisme
latent, au cœur même de l’Etat et de la société française »
La Françafrique ne s’est pas dissoute
dans les déclarations des uns ou des autres, mais elle n’est pas figée dans des
formes « originelles ». Il importe de comprendre les évolutions, les
déplacements, les abandons et les reconstructions… Sans oublier la toile de
fond, le mode de production capitaliste et les formes changeantes de
l’impérialisme ou « le racisme profondément ancré dans la société
française et ses élites ».
Le livre est divisé en trois parties :
1. Les recompositions politiques et institutionnelles de la
Françafrique.
2. Présence militaire française : le retour aux fondamentaux ?
3. Multinationales françaises : entre Françafrique et mondialisation
« Elles permettent au lecteur de s’intéresser
successivement aux évolutions des trois pouvoirs qui la structurent :
·
le pouvoir politique qui, poussé à se
saisir progressivement de cette thématique, multiplie les effets d’annonce sans
pour autant modifier les fondamentaux de cette relation de domination, qu’il
institutionnalise et banalise en l’habillant des justifications d’usage ;
·
l’armée qui, dans le prolongement de la
« nouvelle doctrine » forgée à partir des années 1990, rationalise et
relégitime sa présence en Afrique et auprès de certains des pires régimes du
continent, instrumentalise « la guerre contre le terrorisme » et impose ses
vues dans le jeu multilatéral que la France prétend jouer ;
·
les entreprises françaises qui,
évoluant dans une économie de plus en plus mondialisée et un jeu désormais
fortement concurrentiel, mobilisent leur « patrimoine françafricain » – en même
temps qu’elles s’en affranchissent progressivement – au profit d’une oligarchie
dans laquelle elles s’intègrent peu à peu, à des degrés divers qui permettent
d’en établir une typologie. »
Dans la première partie, Fabrice Tarrit
parle, entre autres, des recompositions politiques et institutionnelles, du
tabou de la « complicité française dans le génocide » des Tutsis au
Rwanda, du « soutien multiforme aux dirigeants les plus répressifs et les plus
corrompus », de Sarkozy et de la « Françafrique décomplexée »,
des engagements et des renoncement des dirigeants socialistes, des
approvisionnements et des marchés de Bolloré, Total ou Areva, des poignées de
mains aux dictateurs, de la « réhabilitation de l’intervention française en
Afrique et de sa présence militaire », de l’opération Serval, des
accords monétaires, du Franc CFA, « pilier du néocolonialisme français en Afrique »…
Il analyse en détail l’intervention
française au Mali, celle en Centrafrique, l’occultation et les dénis des
dimensions historiques, politiques et économiques des conflits et des rôles de
la France… L’auteur parle des relations avec les dirigeants africains, des
réceptions des opposants, du « domaine réservé » du président de la République,
des opérations militaires, de la recomposition des réseaux françafricains, de
soutien aux dictateurs, de présence militaire, du franc CFA, d’ordre
franco-africain… « Cette vision nourrie d’un racisme latent tout droit
issu de notre histoire coloniale est partagée par un nombre important de
personnalités, de fonctionnaires, d’experts, de droite comme de gauche, ce qui
rend le travail d’information, d’interpellation et de mobilisation d’une association
comme Survie d’autant plus nécessaire pour exposer et dévoiler les dessous
institutionnels et diplomatiques de la relation franco-africaine ».
Dans la seconde partie, Raphaël
Granvaud revient sur la présence militaire française, sur la protection des
régimes et des dirigeants africains. « On comprend aisément ce que cette présence a pu
avoir de politiquement criminel par l’importance décisive qu’elle a occupée
dans les mécanismes de privation des droits économiques et politiques des
populations africaines. Elle le fut également au plan juridique si l’on
considère les répressions sanglantes dont les militaires français furent
responsables ou complices ». L’auteur présente l’ingérence
militaire française, sa nouvelle doctrine et ses vieilles pratiques, les
accords de défense, les clauses secrètes de maintien de l’ordre, « l’approvisionnement
préférentiel ». Il parle de la Somalie et de la piraterie dans le
Golfe d’Aden, de la Libye, de la Cote d’Ivoire, de la rhétorique de la « guerre
contre le terrorisme », de la France au Mali, de l’opération Serval, de la
démonstration en action des « qualités du matériel de mort « made in France »
», de son utilité « pour rester sur le podium des principaux
exportateurs d’armes de la planète ». J’ajouterai, le plus souvent
dans le silence complice des syndicats des travailleurs qui les fabriquent…
Il montre aussi comment « l’aide » est
de fait une subvention déguisée aux entreprises. L’auteur analyse les faces
cachées de l’opération Serval.
Raphaël Granvaud montre le lien entre
cette « opération » et la relégitimation de l’ingérence militaire française en
Afrique. Il souligne, entre autres, que « les crispations identitaires et religieuses ne sont
pas la cause, mais le produit des affrontements en Centrafrique »
ou la volonté de maintenir l’ordre dans ce que l’Etat français considère comme
sa sphère d’influence. Il analyse comment le gouvernement français essaye de « parer aux
accusations de néocolonialisme », dont la mobilisation de pays
africains sur ce qui est « identifié comme étant ses propres priorités en
matière de sécurité » et « d’instrumentaliser ou de forcer l’interprétation
des résolutions obtenues au conseil de sécurité » de l’ONU.
Le dispositif militaire français est
réorganisé « pour lutter contre le terrorisme », mais pas le terrorisme
de large perspective du FMI, de la Banque mondiale, ni celui des grandes
entreprises… L’auteur parle de « recolonisation assumée » à travers,
entre autres, des accords de défense. Il analyse aussi les relations entre la
France et les Etats-Unis pour relativiser « les discours sur la rivalité militaire
».
Les pages sur le « permis de
tuer », les crimes commis par des militaires français sont
particulièrement intéressantes.
La dernière partie sur les
multinationales françaises est importante. Thomas Deltombe, Alain Deneault, Thomas
Noirot et Benoît Orval parlent, entre autres, de Elf et Total, Bouygues, BNP,
SCOA, CFAO, Bolloré, Geocoton ex-CFDT, Vinci, Castel, Air France, Vivendi, etc.
Ils analysent les reconfigurations et mutations économiques, « bien plus
qu’à un prétendu recul des « intérêts » français » face à la concurrence
internationale, à une intégration progressive de l’oligarchie néocoloniale «
française » (c’est à dire ayant une attache stato-nationale clairement
identifiable) dans une oligarchie « globalisée », à la fois architecte et
bénéficiaire des processus de « mondialisation » et de financiarisation
off-shore ».
Les auteurs parlent des entreprises qui
ont profité du système (néo)colonial, de la gestion des dépendances coloniales
par des sociétés privées, de financement par « des fonds publics des
infrastructures que requiert la grande industrie privée pour être profitable
», des interconnexions public-privé omniprésentes au lendemain des
indépendances, des bénéfices privés de la Françafrique. Ils insistent à juste
titre sur le tournant néolibéral, les désétatisations, les déréglementations,
la tendance à « l’intégration du cadre françafricain dans la globalisation de l’économie
», la transnationalisation ou la financiarisation…
J’ai notamment apprécié le chapitre « La «
nouvelle ruée vers l’Afrique » est-elle si défavorable aux intérêts privés
français ».
Les auteurs analysent les
reconfigurations industrielles et économiques, la mise en concurrence des
ouvrier-e-s du monde entier, les « avantage comparatifs » permis par le socle
françafricain, le poids du franc CFA, les montages financiers… Ils indiquent,
entre autres : « certes les héritières ont
besoin de la Françafrique, mais elles sont la
Françafrique ».
Doit-on encore rappeler que « l’internationalisation
et la financiarisation de ces entreprises, justement appelées transnationales, font
qu’il devient aujourd’hui difficile de les associer rigoureusement à un pays
spécifique, dont le gouvernement en défend exclusivement les intérêts à
l’étranger ».
La Françafrique pèse lourdement « dans
l’évolution du positionnement stratégique des entreprises françaises en Afrique
» et cette Françafrique est un « transfert de souveraineté
».
Un petit livre sur la persistance
réorganisée de la Françafrique, sur les pratiques néocoloniales et sur les «
activités » criminelles « nationales »…
Le mouvement syndical français me
semble bien silencieux sur les processus de dépossession organisés par les
entreprises « françaises » en Afrique. Peut-on défendre les intérêts des
salarié-e-s ici sans défendre ceux des salarié-e-s africain-e-s ? Et comment ne
pas prôner et soutenir les nécessaires expropriations, réappropriations
sociales par les salarié-e-s des autres pays des multinationales qui battent,
entre autres, le pavillon français…
Par ailleurs, une fois de plus je dois
regretter l’absence de prise en compte des dimensions de genre dans les
différentes analyses.
Didier Epsztajn, Survie
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des
documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à
l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec
l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par
leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des
causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
Source :
Le Quotidien du Gri-Gri International
03 octobre 2014
Thomas
Noirot et Fabrice Tarrit (coord.) Thomas Deltombe, Alain Deneault, Raphaël
Granvaud, Benoît Orval, Odile Tobner, Editions Syllepse, Paris 2014, 220 pages,
12 euros.
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