UN SUJET ET SES FAUX FRÈRES
« On peut aisément comprendre pourquoi l’ensemble de la classe politique française (…) se rendit en grande pompe aux funérailles d’Houphouët-Boigny (…). Elle n’alla pas simplement rendre hommage à une grande personnalité africaine, fût-elle étroitement liée à l’histoire de l’imperium français et au processus de décolonisation. Elle célébra (…) cette part qui en avait fait (…) sinon un grand Français, du moins un membre éminent d’elle-même, une personnalité sans laquelle l’Etat franco-africain n’aurait jamais pu aussi bien fonctionner et la France gagner en indépendance et en puissance. » J.-P. Dozon
Quand on considère la qualité et le nombre tout à fait exceptionnels de ceux qui représentaient la France à ses funérailles, il paraît difficile de douter que Félix Houphouët jouissait de la plus haute considération dans ce pays. Mais comment être sûr que cette débauche d’honneurs ne disait pas le contraire de ce qu’elle voulait paraître quand on constate qu’autant la présence française dans la basilique Notre Dame de la Paix était somptueuse, autant l’intérêt des chaînes de télévision françaises pour l’événement qui s’y déroulait fut mince. Comme si l’événement était assez considérable pour faire se déplacer à Yamoussoukro tout le Gotha politique français, mais pas suffisamment toutefois pour que le public français en fût informé autrement que comme s’il ne s’agissait que d’un fait divers pittoresque. C’était exactement l’inverse de ce qu’on avait vu, cinq mois plus tôt, lors des funérailles du roi des Belges et de ce qu’on verra en 1999, lors des obsèques du roi du Maroc : une représentation française réduite au seul président de la République, mais des heures d’émission en direct sur les chaînes du service public.
Talleyrand disait : « Tout ce qui est exagéré est sans importance ». Le faste inouï de la représentation française aux funérailles d’Houphouët ne saurait faire oublier que, trois mois auparavant, le même, agonisant dans un hôpital parisien en fut, pour ainsi dire, proprement expulsé vers Genève, alors que si cet homme-là avait fait le choix de mourir à l’étranger plutôt que dans le pays où il était quasiment un roi, c’était très probablement parce qu’il comptait bien que ce serait à Paris, et que ses bons amis et ses anciens collègues parlementaires et ministres français auraient à cœur de lui rendre les ultimes honneurs dans cette ville où il fut longtemps un parlementaire et un ministre d’Etat aussi respectable et aussi utile que d’autres. Le malheureux ignorait – mais qui l‘aurait-il su avant qu’il ne fût mort ? – que « Sous l’apparence d’une grande famille fraternelle et solidaire, se perpétuaient en réalité des rapports de sujétion (…). Il fut tout à fait symptomatique qu’alors qu’Houphouët-Boigny jouait avec beaucoup de zèle le jeu de l’Etat franco-africain en faisant baptiser les plus belles artères d’Abidjan du nom des grands dirigeants de la Vè République (…), nul ne songea au sein de la classe politique française à rendre la pareille à l’illustre défunt. (…) cet oubli devait rappeler qu’en dépit de ce qu’Houphouët-Boigny représenta au sein de l’Etat franco-africain, la France ne pouvait véritablement en faire l’un des siens, n’ayant jamais assumé jusqu’au bout ses velléités assimilationnistes. » (J.-P. Dozon, Frères et sujets). Peut-être la débauche d’hommages adressés au cadavre d’Houphouët dans sa bonne ville de Yamoussoukro traduisait-elle la mauvaise conscience du procédé peu élégant dont on usa envers ce « frère et sujet » pendant les tout derniers moments d’une vie qu’il avait consacrée toute entière à la France…
Oui, Dozon a raison. La gratitude de la France eût été certainement plus évidente si, sans se transporter en masse à Yamoussoukro pour l’y enterrer, elle avait seulement donné le nom d’Houphouët à une placette ou même à une impasse de Paris… On pourra toujours objecter qu’à défaut d’une marque concrète de la gratitude de la France envers l’un de ses plus fidèles serviteurs, Houphouët fut de son vivant comme après sa mort couvert de plus de louanges en bon français qu’aucun autre homme d’Etat au monde. Ainsi de Jacques Raphaël-Leygues, l’ambassadeur qui se prenait pour un gauleiter : « Son équipe et son pays lui survivront. Il a écarté les branchages gênants pour tracer une route qui est sinueuse, mais dont le sol est plus solide qu’on ne le croit. […] Le paysan Houphouët a créé un pays comme il aurait construit un monument de pierres, comme il aurait bâti une ferme, comme il aurait composé une symphonie ou un livre qui lui survivront ». Ainsi de François Mitterrand, qui, apparemment ignorant des idées d’Houphouët en la matière, croyait rendre un vibrant hommage à sa mémoire en le plaçant au premier rang des fondateurs de nation : « Peu d’hommes dans l’histoire ont fondé une nation. Moins encore ont su le faire dans la paix. Félix Houphouët est l’un d’eux. Le monde n’oubliera pas ce qu’il a fait et l’exemple qu’il lègue ». Ainsi de Dominique de Villepin enfilant dans une courte formule deux hénaurmes inepties : « Les grands hommes ne meurent jamais et les grands hommes africains encore moins ».
Quand un Français fait l’éloge d'Houphouët, on y sent toujours plus de condescendance que de véritable estime. Le modèle du genre est de la plume du général de Gaulle soi-même : « Houphouët, (…), cerveau politique de premier ordre, de plain-pied avec toutes les questions qui concernent non seulement son pays, mais aussi l'Afrique et le monde entier, ayant chez lui une autorité exceptionnelle et, au-dehors, une indiscutable influence et les employant à servir la cause de la raison ». Cette miniature baroque est devenue pour les inconditionnels d’Houphouët un véritable certificat attestant de son incomparable grandeur. Mais c’est oublier que, dans la même page de son livre et à peu près dans les mêmes termes ampoulés, de Gaulle tressa les mêmes lauriers à Tsiranana, Senghor, Diori, Ahidjo et d’autres ; lauriers dont leurs compatriotes ne font pas un aussi grand cas que les Ivoiriens de ceux d’Houphouët, sans doute parce que Malgaches, Sénégalais, Nigériens et Camerounais avaient leur propre idée des qualités et des défauts de leurs dirigeants et n’avaient donc pas besoin d’un Français, si prestigieux fût-il, pour les leur indiquer.
Et c’est aussi oublier que de Gaulle était avant tout l’homme du 18 juin 1940. Et qu’à ce titre il peut être intéressant de comparer ce qu’il a écrit d’Houphouët et ce qu’il aurait dit à Georges Pompidou quand il apprit la mort de Pétain, qui, lui aussi, avait choisi de collaborer avec ses vainqueurs plutôt que de leur résister : « Sa présence fut un grand malheur pour la France. Il a fourvoyé l’Etat. L’Etat est quelque chose qui est fait pour contraindre les citoyens. Il ne peut le faire qu’en leur donnant ce qu’il leur doit. Or, il a ruiné l’Etat. Il a brisé l’armée. Comment referait-on, aujourd’hui, une armée qui ne s’est pas battue ? Comment referait-on une flotte qui s’est sabordée ? Il a tout empoisonné (…). Le rôle de l’Etat n’est pas de pousser vers la bassesse. Ceux qui célèbrent aujourd’hui Pétain, le font pour des raisons basses parce qu’il leur a évité de se battre. Il a sauvé les meubles, mais il ne s’agissait pas de meubles. Il s’agissait de la France. (Un silence). Heureusement que j’étais là. » (Les mots d’esprit du général de Gaulle). Un autre propos du général sur Pétain, rapporté par son fils, pourrait également s’appliquer au paysan Houphouët : « Sa vanité était telle qu’il ne prêtait même plus attention à l’uniforme de la garde, celui de l’occupant, pourvu qu’on lui rendît les honneurs, et cela le satisfaisait. » Il est clair que si ce de Gaulle-là avait été un Ivoirien, et s’il se fût trouvé à la place d’Houphouët en 1950, ce qu’il eût trouvé honorable de faire n’eût pas été de se livrer corps et âme au « parti colonial ».
Dans son livre d’entretien avec Philippe Gaillard, sous prétexte d’exprimer sa gratitude envers Houphouët, Jacques Foccart a plagié son maître : « Mes amis africains que je me suis efforcé d’aider et qui m’ont aidé, ne pouvant les citer tous, je n’en citerai qu’un. Par sa culture, par sa perception des hommes, par son bon sens et par l’amitié qu’il m’a prodiguée, Félix Houphouët est un des êtres à qui je dois le plus. Sans lui, je n’aurais pas réalisé tout ce qu’on voudra bien reconnaître que j’ai fait de meilleur, et peut-être ne serais-je pas exactement qui je suis. » Mais, plus haut dans le même livre, une autre « confidence » de l’homme de l’ombre nous permet de situer Houphouët beaucoup plus exactement dans l’estime de ses bons amis français de cette époque, à commencer par Foccart lui-même : « Le président de la République de Côte d'Ivoire avait l'oreille du président de la République française... Il lui arrivait d'en abuser. Au cours des longs séjours qu'il faisait à Paris, il insistait pour avoir deux audiences et il finissait par les obtenir. La principale raison de cette obstination était dans le plaisir qu'éprouvait toujours Houphouët à s'entretenir avec le Général. S'y ajoutait sans doute le plaisir inavoué de montrer aux autres qu'il jouissait d'un traitement de faveur. Mais, dix ou quinze jours après la première audience, il n'avait plus grand-chose d'important et de nouveau à dire; il se répétait et il évoquait des choses futiles. Le Général n'était pas dupe, et il s'en irritait quelque peu. Mais cela ne retirait rien à la grande considération qu'il avait pour l'homme ».
Voire !
En réalité, la « grande considération » du Général pour le président de la République de Côte d’Ivoire s’accommodait très bien de certains préjugés, comme on peut en juger d’après ce passage du journal inédit de Gaston Monerville cité par Eric Roussel : « Dans ses notes inédites, il [G. Monerville] rapporte que (…) de Gaulle s’est opposé à la création d’un poste de vice-président de la communauté, de crainte de voir Félix Houphouët en devenir le premier titulaire. Alors que Pierre Pflimlin, toujours selon Gaston Monerville, avait exprimé son refus de voir un homme de couleur accéder à cette fonction, le général serait resté silencieux. ‘’Qui ne dit mot consent’’, conclut-il ». Pour compléter le tableau, voici sur le même sujet l’opinion d’un admirateur du général, Paul-Marie Coûteaux : « …de Gaulle n’avait pas pour les Arabes en général une passion débordante. Il était comme Jeanne d’Arc qui aimait les anglais, à condition qu’ils restent chez eux. » A quoi Stéphane Zagdanski son interlocuteur, saisissant la balle au bond, réplique : « Il était raciste ! Dites le mot. Nous sommes entre Français qui parlons français. Il était xénophobe. Il n’était pas délirant, mais il était xénophobe de manière très stupide et très française ». Les choses étant ce qu’elles étaient de ce point de vue, il est plus que douteux que le grand enfant capricieux et importun qu’évoque Foccart, eût jamais été reçu à l'Elysée s'il ne rendait pas de très grands services à la France !
A cet égard il ne semble pas qu’Houphouët ait pesé plus auprès du président François Mitterrand, son ancien camarade de groupe au palais Bourbon. Dans le volumineux ouvrage de Jacques Attali intitulé « Verbatim », il n’y a pas le moindre indice de l’influence que les admirateurs d’Houphouët lui attribuent dans la vie politique française. Sous la plume du conseiller de F. Mitterrand, à première vue Houphouët a même moins d’influence sur la politique africaine de la France qu’un Hissène Habré, par exemple. Et on ne peut s’empêcher de penser à un propos ambigu d’Arthur Comte selon qui, pendant ses six ministères d’Etat, Houphouët passa plus de temps à faire le crocodile, c’est-à-dire à somnoler pendant les conseils des ministres qu'à contribuer activement à la marche des affaires de la République française : « Je me rappelle le conseil des ministres, l’an 1957, à l’Élysée. Il paraissait sans cesse dormir. Réellement, il n’ouvrait pour ainsi dire pas les yeux. Rigide, sans le moindre tressaillement de sa carapace de bronze, il ne semblait que poursuivre des songes hors du temps. On pouvait imaginer que quiconque avait cessé d’exister autour de lui… ». Cette image d’un Houphouët dormant profondément dans l’exercice de sa haute fonction se retrouve aussi chez Attali : « Jeudi 22 octobre 1981. Début du Sommet de Cancún. (…). Le Brésilien Figuereido s’est endormi. Zhao Ziyang prend des notes. Indira Gandhi est sans cesse sortie pour voir l’un ou l’autre. Shagari, le Nigerian, brille par ses tenues. Le Suédois Falldin, le Vénézuélien Campins, le Yougoslave Khrajcher ne disent mot. Le Prince Fahd est attentif. Houphouët-Boigny sommeille. Margaret Thatcher refuse tout ce qu’elle peut. Le Chancelier Schmidt n’espère rien. Trudeau s’agite. Suzuki ronfle. Lopez Portillo semble obsédé par la blancheur de sa chemise. Nyerere espère tout. Le Bangladeshi Sattar est silencieux. Le Guyanais Bishop passe inaperçu. Kreisky manque… ».
Mais la meilleure preuve qu'Houphouët ne comptait pas plus dans l’estime des dignitaires français que n’importe laquelle des autres marionnettes africaines dont ils tiraient les ficelles, nous la devons à un événement qui eut lieu à des kilomètres de Paris et d’Abidjan : la libération de Nelson Mandela et de ses compagnons. A cette occasion, comme tous les autres chefs d'Etat, Houphouët y était allé de son message, que dis-je ? de ses messages de félicitations, l'un destiné à l’ancien prisonnier, l'autre à son geôlier. Mais dans les quotidiens parisiens du 13 février 1990 qui, pourtant, consacraient de longues colonnes à l’événement, pas la moindre trace de ces deux messages. Comme s’ils s’étaient donné le mot, le nom même du président ivoirien n'était mentionné dans aucun d’eux alors qu’on y voyait ceux de tous ses homologues africains…
Comme si le jour où un authentique héros africain se révélait au monde malgré tous les obstacles imaginés pour empêcher qu'un tel exemple ne se manifeste jamais sur le continent captif, Houphouët, le théoricien et le symbole de la soumission éternelle des Noirs aux Blancs, n'était plus présentable, et on devait le cacher.
Marcel Amondji
Quand on considère la qualité et le nombre tout à fait exceptionnels de ceux qui représentaient la France à ses funérailles, il paraît difficile de douter que Félix Houphouët jouissait de la plus haute considération dans ce pays. Mais comment être sûr que cette débauche d’honneurs ne disait pas le contraire de ce qu’elle voulait paraître quand on constate qu’autant la présence française dans la basilique Notre Dame de la Paix était somptueuse, autant l’intérêt des chaînes de télévision françaises pour l’événement qui s’y déroulait fut mince. Comme si l’événement était assez considérable pour faire se déplacer à Yamoussoukro tout le Gotha politique français, mais pas suffisamment toutefois pour que le public français en fût informé autrement que comme s’il ne s’agissait que d’un fait divers pittoresque. C’était exactement l’inverse de ce qu’on avait vu, cinq mois plus tôt, lors des funérailles du roi des Belges et de ce qu’on verra en 1999, lors des obsèques du roi du Maroc : une représentation française réduite au seul président de la République, mais des heures d’émission en direct sur les chaînes du service public.
Talleyrand disait : « Tout ce qui est exagéré est sans importance ». Le faste inouï de la représentation française aux funérailles d’Houphouët ne saurait faire oublier que, trois mois auparavant, le même, agonisant dans un hôpital parisien en fut, pour ainsi dire, proprement expulsé vers Genève, alors que si cet homme-là avait fait le choix de mourir à l’étranger plutôt que dans le pays où il était quasiment un roi, c’était très probablement parce qu’il comptait bien que ce serait à Paris, et que ses bons amis et ses anciens collègues parlementaires et ministres français auraient à cœur de lui rendre les ultimes honneurs dans cette ville où il fut longtemps un parlementaire et un ministre d’Etat aussi respectable et aussi utile que d’autres. Le malheureux ignorait – mais qui l‘aurait-il su avant qu’il ne fût mort ? – que « Sous l’apparence d’une grande famille fraternelle et solidaire, se perpétuaient en réalité des rapports de sujétion (…). Il fut tout à fait symptomatique qu’alors qu’Houphouët-Boigny jouait avec beaucoup de zèle le jeu de l’Etat franco-africain en faisant baptiser les plus belles artères d’Abidjan du nom des grands dirigeants de la Vè République (…), nul ne songea au sein de la classe politique française à rendre la pareille à l’illustre défunt. (…) cet oubli devait rappeler qu’en dépit de ce qu’Houphouët-Boigny représenta au sein de l’Etat franco-africain, la France ne pouvait véritablement en faire l’un des siens, n’ayant jamais assumé jusqu’au bout ses velléités assimilationnistes. » (J.-P. Dozon, Frères et sujets). Peut-être la débauche d’hommages adressés au cadavre d’Houphouët dans sa bonne ville de Yamoussoukro traduisait-elle la mauvaise conscience du procédé peu élégant dont on usa envers ce « frère et sujet » pendant les tout derniers moments d’une vie qu’il avait consacrée toute entière à la France…
Oui, Dozon a raison. La gratitude de la France eût été certainement plus évidente si, sans se transporter en masse à Yamoussoukro pour l’y enterrer, elle avait seulement donné le nom d’Houphouët à une placette ou même à une impasse de Paris… On pourra toujours objecter qu’à défaut d’une marque concrète de la gratitude de la France envers l’un de ses plus fidèles serviteurs, Houphouët fut de son vivant comme après sa mort couvert de plus de louanges en bon français qu’aucun autre homme d’Etat au monde. Ainsi de Jacques Raphaël-Leygues, l’ambassadeur qui se prenait pour un gauleiter : « Son équipe et son pays lui survivront. Il a écarté les branchages gênants pour tracer une route qui est sinueuse, mais dont le sol est plus solide qu’on ne le croit. […] Le paysan Houphouët a créé un pays comme il aurait construit un monument de pierres, comme il aurait bâti une ferme, comme il aurait composé une symphonie ou un livre qui lui survivront ». Ainsi de François Mitterrand, qui, apparemment ignorant des idées d’Houphouët en la matière, croyait rendre un vibrant hommage à sa mémoire en le plaçant au premier rang des fondateurs de nation : « Peu d’hommes dans l’histoire ont fondé une nation. Moins encore ont su le faire dans la paix. Félix Houphouët est l’un d’eux. Le monde n’oubliera pas ce qu’il a fait et l’exemple qu’il lègue ». Ainsi de Dominique de Villepin enfilant dans une courte formule deux hénaurmes inepties : « Les grands hommes ne meurent jamais et les grands hommes africains encore moins ».
Quand un Français fait l’éloge d'Houphouët, on y sent toujours plus de condescendance que de véritable estime. Le modèle du genre est de la plume du général de Gaulle soi-même : « Houphouët, (…), cerveau politique de premier ordre, de plain-pied avec toutes les questions qui concernent non seulement son pays, mais aussi l'Afrique et le monde entier, ayant chez lui une autorité exceptionnelle et, au-dehors, une indiscutable influence et les employant à servir la cause de la raison ». Cette miniature baroque est devenue pour les inconditionnels d’Houphouët un véritable certificat attestant de son incomparable grandeur. Mais c’est oublier que, dans la même page de son livre et à peu près dans les mêmes termes ampoulés, de Gaulle tressa les mêmes lauriers à Tsiranana, Senghor, Diori, Ahidjo et d’autres ; lauriers dont leurs compatriotes ne font pas un aussi grand cas que les Ivoiriens de ceux d’Houphouët, sans doute parce que Malgaches, Sénégalais, Nigériens et Camerounais avaient leur propre idée des qualités et des défauts de leurs dirigeants et n’avaient donc pas besoin d’un Français, si prestigieux fût-il, pour les leur indiquer.
Et c’est aussi oublier que de Gaulle était avant tout l’homme du 18 juin 1940. Et qu’à ce titre il peut être intéressant de comparer ce qu’il a écrit d’Houphouët et ce qu’il aurait dit à Georges Pompidou quand il apprit la mort de Pétain, qui, lui aussi, avait choisi de collaborer avec ses vainqueurs plutôt que de leur résister : « Sa présence fut un grand malheur pour la France. Il a fourvoyé l’Etat. L’Etat est quelque chose qui est fait pour contraindre les citoyens. Il ne peut le faire qu’en leur donnant ce qu’il leur doit. Or, il a ruiné l’Etat. Il a brisé l’armée. Comment referait-on, aujourd’hui, une armée qui ne s’est pas battue ? Comment referait-on une flotte qui s’est sabordée ? Il a tout empoisonné (…). Le rôle de l’Etat n’est pas de pousser vers la bassesse. Ceux qui célèbrent aujourd’hui Pétain, le font pour des raisons basses parce qu’il leur a évité de se battre. Il a sauvé les meubles, mais il ne s’agissait pas de meubles. Il s’agissait de la France. (Un silence). Heureusement que j’étais là. » (Les mots d’esprit du général de Gaulle). Un autre propos du général sur Pétain, rapporté par son fils, pourrait également s’appliquer au paysan Houphouët : « Sa vanité était telle qu’il ne prêtait même plus attention à l’uniforme de la garde, celui de l’occupant, pourvu qu’on lui rendît les honneurs, et cela le satisfaisait. » Il est clair que si ce de Gaulle-là avait été un Ivoirien, et s’il se fût trouvé à la place d’Houphouët en 1950, ce qu’il eût trouvé honorable de faire n’eût pas été de se livrer corps et âme au « parti colonial ».
Dans son livre d’entretien avec Philippe Gaillard, sous prétexte d’exprimer sa gratitude envers Houphouët, Jacques Foccart a plagié son maître : « Mes amis africains que je me suis efforcé d’aider et qui m’ont aidé, ne pouvant les citer tous, je n’en citerai qu’un. Par sa culture, par sa perception des hommes, par son bon sens et par l’amitié qu’il m’a prodiguée, Félix Houphouët est un des êtres à qui je dois le plus. Sans lui, je n’aurais pas réalisé tout ce qu’on voudra bien reconnaître que j’ai fait de meilleur, et peut-être ne serais-je pas exactement qui je suis. » Mais, plus haut dans le même livre, une autre « confidence » de l’homme de l’ombre nous permet de situer Houphouët beaucoup plus exactement dans l’estime de ses bons amis français de cette époque, à commencer par Foccart lui-même : « Le président de la République de Côte d'Ivoire avait l'oreille du président de la République française... Il lui arrivait d'en abuser. Au cours des longs séjours qu'il faisait à Paris, il insistait pour avoir deux audiences et il finissait par les obtenir. La principale raison de cette obstination était dans le plaisir qu'éprouvait toujours Houphouët à s'entretenir avec le Général. S'y ajoutait sans doute le plaisir inavoué de montrer aux autres qu'il jouissait d'un traitement de faveur. Mais, dix ou quinze jours après la première audience, il n'avait plus grand-chose d'important et de nouveau à dire; il se répétait et il évoquait des choses futiles. Le Général n'était pas dupe, et il s'en irritait quelque peu. Mais cela ne retirait rien à la grande considération qu'il avait pour l'homme ».
Voire !
En réalité, la « grande considération » du Général pour le président de la République de Côte d’Ivoire s’accommodait très bien de certains préjugés, comme on peut en juger d’après ce passage du journal inédit de Gaston Monerville cité par Eric Roussel : « Dans ses notes inédites, il [G. Monerville] rapporte que (…) de Gaulle s’est opposé à la création d’un poste de vice-président de la communauté, de crainte de voir Félix Houphouët en devenir le premier titulaire. Alors que Pierre Pflimlin, toujours selon Gaston Monerville, avait exprimé son refus de voir un homme de couleur accéder à cette fonction, le général serait resté silencieux. ‘’Qui ne dit mot consent’’, conclut-il ». Pour compléter le tableau, voici sur le même sujet l’opinion d’un admirateur du général, Paul-Marie Coûteaux : « …de Gaulle n’avait pas pour les Arabes en général une passion débordante. Il était comme Jeanne d’Arc qui aimait les anglais, à condition qu’ils restent chez eux. » A quoi Stéphane Zagdanski son interlocuteur, saisissant la balle au bond, réplique : « Il était raciste ! Dites le mot. Nous sommes entre Français qui parlons français. Il était xénophobe. Il n’était pas délirant, mais il était xénophobe de manière très stupide et très française ». Les choses étant ce qu’elles étaient de ce point de vue, il est plus que douteux que le grand enfant capricieux et importun qu’évoque Foccart, eût jamais été reçu à l'Elysée s'il ne rendait pas de très grands services à la France !
A cet égard il ne semble pas qu’Houphouët ait pesé plus auprès du président François Mitterrand, son ancien camarade de groupe au palais Bourbon. Dans le volumineux ouvrage de Jacques Attali intitulé « Verbatim », il n’y a pas le moindre indice de l’influence que les admirateurs d’Houphouët lui attribuent dans la vie politique française. Sous la plume du conseiller de F. Mitterrand, à première vue Houphouët a même moins d’influence sur la politique africaine de la France qu’un Hissène Habré, par exemple. Et on ne peut s’empêcher de penser à un propos ambigu d’Arthur Comte selon qui, pendant ses six ministères d’Etat, Houphouët passa plus de temps à faire le crocodile, c’est-à-dire à somnoler pendant les conseils des ministres qu'à contribuer activement à la marche des affaires de la République française : « Je me rappelle le conseil des ministres, l’an 1957, à l’Élysée. Il paraissait sans cesse dormir. Réellement, il n’ouvrait pour ainsi dire pas les yeux. Rigide, sans le moindre tressaillement de sa carapace de bronze, il ne semblait que poursuivre des songes hors du temps. On pouvait imaginer que quiconque avait cessé d’exister autour de lui… ». Cette image d’un Houphouët dormant profondément dans l’exercice de sa haute fonction se retrouve aussi chez Attali : « Jeudi 22 octobre 1981. Début du Sommet de Cancún. (…). Le Brésilien Figuereido s’est endormi. Zhao Ziyang prend des notes. Indira Gandhi est sans cesse sortie pour voir l’un ou l’autre. Shagari, le Nigerian, brille par ses tenues. Le Suédois Falldin, le Vénézuélien Campins, le Yougoslave Khrajcher ne disent mot. Le Prince Fahd est attentif. Houphouët-Boigny sommeille. Margaret Thatcher refuse tout ce qu’elle peut. Le Chancelier Schmidt n’espère rien. Trudeau s’agite. Suzuki ronfle. Lopez Portillo semble obsédé par la blancheur de sa chemise. Nyerere espère tout. Le Bangladeshi Sattar est silencieux. Le Guyanais Bishop passe inaperçu. Kreisky manque… ».
Mais la meilleure preuve qu'Houphouët ne comptait pas plus dans l’estime des dignitaires français que n’importe laquelle des autres marionnettes africaines dont ils tiraient les ficelles, nous la devons à un événement qui eut lieu à des kilomètres de Paris et d’Abidjan : la libération de Nelson Mandela et de ses compagnons. A cette occasion, comme tous les autres chefs d'Etat, Houphouët y était allé de son message, que dis-je ? de ses messages de félicitations, l'un destiné à l’ancien prisonnier, l'autre à son geôlier. Mais dans les quotidiens parisiens du 13 février 1990 qui, pourtant, consacraient de longues colonnes à l’événement, pas la moindre trace de ces deux messages. Comme s’ils s’étaient donné le mot, le nom même du président ivoirien n'était mentionné dans aucun d’eux alors qu’on y voyait ceux de tous ses homologues africains…
Comme si le jour où un authentique héros africain se révélait au monde malgré tous les obstacles imaginés pour empêcher qu'un tel exemple ne se manifeste jamais sur le continent captif, Houphouët, le théoricien et le symbole de la soumission éternelle des Noirs aux Blancs, n'était plus présentable, et on devait le cacher.
Marcel Amondji
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