Parmi les Ivoiriens
de ma génération, je suis l’un de ceux qui ont approché du plus près l’homme
véritable qu’était Félix Houphouët. Je l’avais rencontré déjà plusieurs fois
avant qu’il ne devienne tout puissant, et encore plusieurs fois après qu’il le
fut devenu. A la différence des auteurs collectifs de « Ma première
rencontre avec Houphouët-Boigny », jamais je ne me suis trouvé devant lui
en solliciteur, en quémandeur, en obligé ou en pénitent, mais toujours en homme
libre, qui ne lui devait rien, ne lui demandait rien et n’attendait rien de lui
sinon ce que tout notre peuple, dont le suffrage et la ferveur avaient fait de
lui ce qu’il était, était en droit d’espérer de lui en retour. Et c’est
l’occasion de tordre le cou à une rumeur qui a circulé sur mon compte dans le
milieu des étudiants ivoiriens de France, au début des années 1960, suite à des
insinuations d’Houphouët qui, pour me compromettre aux yeux de mes camarades
sur lesquels mon insoumission faisait alors grand effet, fit croire à je ne
sais quels liens affectifs qui auraient existé entre lui et moi, et en vertu
desquels il se faisait fort de me retourner quand il le voudrait.
Certes, des liens de
cette nature existaient bien entre son fidèle ami, le président Auguste Denise,
et moi depuis ma naissance ; par exemple, c’est à lui que je dois mon
prénom de Marcel, qui était son deuxième prénom, ainsi que quelques objets
extraordinaires dans notre milieu et à cette époque : un berceau en fer
avec sa garniture, un parc, un landau et sans doute des tas de vêtements et de
chaussures d’enfants… Mais pour moi – et je précise, à tout hasard, que je suis
le portrait craché de l’homme dont je porte le nom –, ce fut toujours une
légende familiale plutôt qu’une réalité tangible. Du moins, jusqu’à ce
jour de 1959, où l’une des filles du président Denise vint de sa part dire à ma
sœur Suzanne de m’avertir de la menace qui planait sur moi… Cependant, avant
comme après cette démarche qui signalait chez lui un intérêt certain pour ma petite
personne, jamais je ne me suis prévalu de cette histoire. De toute ma vie, je
ne vis le président Denise de près qu’une seule fois. C’était à Créteil, à
l’hôpital Henri-Mondor, le 26 juillet 1990. Il était couché dans sa bière…
Quant à Houphouët,
qui, étant donné sa très vieille amitié avec le président Denise, avait
probablement eu vent de notre étrange « secret », il n’y a jamais eu,
que je sache, aucun lien particulier entre lui et moi, ou entre lui et ma
famille.
1949. Treichville
La première fois que
j’ai rencontré Houphouët, c’était en 1949, pendant mes premières vacances au
pays depuis notre odyssée sur la frégate L’Aventure
et le paquebot Médie II à l’automne
1946. A notre arrivée à Port-Bouët, mes parents m’attendaient sur le
wharf et ils m’ont emmené dans notre village tout proche après un bref
arrêt à Abidjandjèmin chez ma sœur aînée. Mes camarades, eux, étaient invités à
déjeuner avec « le député » – ainsi appelions-nous Houphouët en ce
temps-là – à sa résidence de Treichville, avant de se disperser dans leurs
familles. Frustré de ne pas avoir pu être de cette fête, je profitai de mon
premier retour à Abidjan pour aller, avec ma sœur Suzanne et à l’insu de nos
parents, rendre visite au député. Ce fut son épouse d’alors – née Kadija Sow –
qui nous ouvrit et qui nous introduisit auprès de lui. Visiblement notre
arrivée avait surpris Houphouët dans un moment de lassitude et d’abandon. On
voyait qu’il sortait juste de dormir alors que l’heure approchait de midi. Son
accueil n’en fut pas moins empreint d’une grande gentillesse. Il nous reçut
alors qu’il ne portait pour tout vêtement qu’un pagne baoulé drapé en toge. Je
ne me rappelle pas nos paroles ni les siennes, mais il nous a longuement
interrogés sur nous, et il s’est enquis de nos parents. Quand nous avons voulu
prendre congé, il nous a demandé si nous ne voulions pas rester pour partager
son déjeuner – il allait être l’heure –. Nous avons répondu que nos parents
ignoraient où nous étions et qu’il fallait que nous rentrions pour ne pas
qu’ils s’inquiètent. Et nous sommes partis.
1951. Paris, la Mutualité
La deuxième fois,
ce fut à Paris, à la Mutualité. Il y avait une réunion avec tous les élus RDA
encore fidèles à ce mouvement. Après les discours de Gabriel d’Arboussier et
d’autres orateurs qui ont tressé des lauriers à Houphouët, Fodéba Kéita a donné
une saynète de son cru où il jouait à lui seul tour à tour le rôle d’Houphouët
et celui des dirigeants du RDA qui avaient déjà abandonné la lutte sous la
pression du parti colonial. Houphouët cherchait à les retenir, mais il n’y réussissait
pas. A la fin il restait seul. « S’il n’en reste qu’un… » ! Je
crois que l’intention de Fodéba était de convaincre Houphouët que l’honneur lui
commandait de ne pas abandonner la lutte comme d’autres l’avaient déjà fait.
C’était en 1951, précisément l’année où Houphouët aussi abandonna pour entamer
ce qu’il appellera son repli tactique.
A la tribune, à côté des Ouezzin, D’Arboussier, Chikaya et d’autres, Houphouët
gardait son regard continuellement baissé, comme si ce qui se passait là ne le
concernait pas ou ne l’intéressait pas vraiment. Il n’arrêtait pas de
griffonner je ne sais quoi (ce qui est sûr, c’est que ce n’étaient pas des
notes qu’il prenait) sur les papiers qui se trouvaient devant lui.
1952. Le fiancé de Thérèse…
La troisième
fois, ce fut encore à Abidjan, en 1952. Un pur hasard. J’étais allé, en
compagnie de Marcel Etté, visiter notre camarade Paul Brou, le jeune frère de
Thérèse, la fiancée d’Houphouët. Comme Paul était absent, nous rebroussions
chemin quand une Chevrolet grise vint se ranger devant la villa de la famille
Brou. C’était Houphouët qui venait faire sa cour à Thérèse Brou. A peine
descendu de sa voiture, il s’est avancé vers nous et il nous a tendu la main. Ce fut une
rencontre très brève, et silencieuse, mises à part les formules convenues.
Cette même année, un jour que nous marchions sur la route qui relie notre
village à la route de Bingerville, mon père me demanda brusquement :
– Comment se
fait-il que cette année tu ne sois pas encore allé voir le député ?
– C’est que,
répondis-je, mon opinion sur lui est changée depuis qu’il a fait sa paix
séparée avec nos ennemis.
Sur ce, mon père
dit, à la cantonade :
– Hélas !
Quand les affaires d’un homme vont se gâter, c’est toujours ainsi que ça
commence.
La suite à
largement démontré que mon père n’était pas un très bon prophète, mais sur le
moment sa réflexion me fit forte impression. Ce n’est pas la seule explication
de mes choix politiques ultérieurs, mais cette manière d’approbation de ma
nouvelle opinion d’Houphouët par mon père les a certainement influencés.
@@@
J’ai eu encore plusieurs occasions de rencontrer
Houphouët, mais beaucoup plus tard. A Abidjan, trois fois en 1959, en tant
que l’un des responsables de l’Union générale des étudiants de Côte d’Ivoire
chargés d’organiser notre traditionnel congrès estival de cette année-là. A
Paris, deux fois en 1960, en tant que président de l’Union générale des
étudiants de Côte d’Ivoire. Rien à voir par conséquent avec une rencontre
personnelle comme celle de 1949.
1959. Extraits de mon journal de
vacances.
11/08 – On daigne
nous recevoir demain, le 12/08 à 11 heures. L’épreuve la plus dure… Hier, les
chômeurs ont été reçus par Houphouët. On raconte que le conseil de cabinet du
même jour avait pour but de trouver une solution provisoire au problème du
chômage… « qui n’existe pas » ! Simple acte de démagogie ?
Peut-être se souvient-on des incidents de 1958. A moins qu’Houphouët n’ait
voulu s’attirer la sympathie et le soutien d’une partie de la population
désœuvrée d’Abidjan au moment où certaines explications sont devenues
inévitables. En tout cas, que signifie ce conseil de cabinet juste la veille du
retour de J.-B. Mockey ?
12/08 – Dans le
bureau du patron à 11 heures pétantes. Mockey devait nous y retrouver. Il
apportait la copie d’une circulaire interne (et confidentielle) de l’UGECI
signée de son secrétaire général, Michel Goly… En raison de quoi notre congrès
est interdit, ainsi que toute réunion de plus de vingt (20) personnes.
(Tiens ! Mais que devient alors le congrès extraordinaire du RDA ?).
A part ça, Houphouët a encore fait la bouche sur Kwame Nkrumah, Sékou Touré, le
Liberia et l’Union soviétique. Tout ça pour démontrer que la
« sagesse » qu’il prétend incarner est la meilleure science
politique. Dans le feu de son discours, il a tout de même reconnu qu’une
réussite de la Guinée ou du Ghana (qu’il appelle « les abcès de
fixation ») rendrait service à la Côte d’Ivoire. Or nous prétendons que
les deux G sont bel et bien sur la voie de la réussite. Décidément, c’est un
parieur : s’adressant particulièrement à moi, il dit : « Je
parie qu’à votre sortie vous changerez d’idées ». Houphouët avoue que le
succès de sa politique dépend de la confiance que les capitalistes privés
mettent en lui. C’est aussi une chose que nous savions déjà… Mockey nous
apporte une preuve que cette confiance ne règne pas précisément : aucun
médecin français ne veut des conditions contractuelles proposées par le
ministre de la Santé, Amadou Koné, nous informe-t-il.
(…)
02/10 – Depuis le
24 septembre, nous sommes assignés à résidence à Abidjan, Tanoé, Koné et moi.
Chaque matin, à 9 heures, nous devons aller signer une feuille de présence à la
Sûreté, où nous avons été identifiés le 24/09. L’histoire mérite d’être
contée : introduits dans le bureau d’Houphouët par J. Bony, nous écoutons
d’abord une engueulade du patron qui nous dit que nous ne pourrons plus
continuer à saper son autorité au frais du trésor public. « Apprenez à
souffrir comme nous ! ». Ou encore : « Je n’emprisonnerai ni ne
poursuivrai plus personne ; mais, dans trois mois, il n’y aura plus de
double jeu ni de fantaisistes dans mon Etat. » Comme nous ne disions rien
pour notre défense, J. Bony croit devoir nous suggérer de nous désolidariser
des positions de principe de l’UGECI. A quoi nous répondons que seule l’Union
peut décider de sa propre conduite, et que nous n’avons pas qualité pour faire
cela à sa place. Sur ce, nous prenons congé et sortons du bureau, puis de la
cour d’entrée… Mais à peine sommes-nous dans la rue qu’on nous rappelle. Brève
attente d’abord dans un petit local vide, sans doute réservé aux sous-flics
d’Houphouët (puisque nous y voyons arriver le fameux Pierre Goba qui ne fait
d’ailleurs que d’entrer et sortir) puis dans la véranda sur laquelle donnent
les bureaux du Premier ministre et de son directeur de cabinet ; puis J.
Bony apparaît par la porte du bureau du directeur de cabinet Guy Nairay et nous
y fait entrer. Guy Nairay est assis à son bureau. Debout, outre le Premier
ministre et le ministre J. Bony, Wilt, le superflic du cabinet, et le nouveau
directeur de la Sûreté, un vieux bonhomme un peu surréel dans son complet
rose ! aux bons soins duquel le Premier ministre nous confie aussitôt d’un
ton impérieux, avec l’ordre de faire procéder immédiatement à notre
identification, et de prendre toutes dispositions en vue de nous maintenir à
Abidjan. Nous apprendrons plus tard que c’est notre attitude devant lui qui l’a
rendu si versatile soudain ; il ne lui en faut pas plus ! Sur ce, le
chef de la Sûreté nous emmène dans ses locaux dans sa propre voiture. C’est un
petit homme bien mis, vieux ou vieilli ; un peu voûté. Pas du tout le
physique du métier ; mais je ne m’y connais guère ! De midi et demie
environ à 3 heures, nous sommes gardés par trois agents dont deux sont venus
spécialement du commissariat central. Pour passer le temps, nous mangeons des
sandwiches que nous avons fait acheter au Bardon.
A 3 heures, nous sommes entraînés vers les formalités ; puis on nous
relâche, non sans nous avoir invités à repasser chaque matin pour nous faire
voir. Il paraît que la nouvelle a indigné la JRDACI ; mais cela n’aurait
pas été plus loin. Quelques jours plus tard, nous sommes invités à témoigner
dans une affaire de tract pour laquelle plainte aurait été déposée contre X…
Nous sommes donc désormais à la merci du juge d’instruction qui peut nous
identifier à X d’un moment à l’autre selon son bon vouloir, ou pour obéir à un
ordre venu d’en haut. Conclusion : au mieux, une année de perdue ; au
pire, impossibilité définitive de poursuivre nos études. En soi cela n’est
rien. Il sera sans doute malaisé de s’adapter à une situation qui ne m’est pas
familière ; mais qui peut avaler une couleuvre, peut en avaler deux ou
plus… Les ralliés et les prudents que j’ai revus depuis
triomphent : « Je l’avais bien dit, mais on ne m’a pas écouté ! »
Triomphe facile ! Si nous sommes sacrifiés comme cela est probable, cela
ne sera pas inutile dans tous les cas ; et c’est cela seul qui compte.
Sans les individus qui la composent, l’UGECI n’est rien ; son honneur, c’est
surtout le nôtre. Il n’y a pas de loterie de l’honneur ; et il n’y a pas
d’âge pour commencer à être fier.
Les billets
d’avion mis à notre disposition par l’Union depuis Paris ont été
mystérieusement décommandés le même jour. J’ai averti Abdoulaye ; il me
dira si c’est lui, ou bien les services d’Houphouët qui ont fait le coup. I.
Koné penche pour cette dernière hypothèse qui semble en effet plus plausible.
Mais il me semble que j’ai moi-même demandé à Abdoulaye de surseoir à
l’exécution de son plan, en attendant les développements futurs de l’affaire.
Le télégramme était ainsi libellé : « Renvoyer billets faveur
Anoma, inutilisables. »
06/10 – Nouveau
fait depuis le samedi 3 octobre. On nous a appris à l’identité judiciaire que
« ce n’est plus la peine de venir signer ». Le même jour, nous avons
appris que la PJ menait une vaste enquête pour connaître les noms des délégués
présents à notre assemblée générale du 20 août. Des camarades ont été
interrogés dans les locaux de l’Inspection d’Académie. I. Koné a lui-même dû
répondre à une ou deux questions indiscrètes. Nous ne connaissons pas encore de
cas d’indiscrétion…
Aujourd’hui, déjeuner-causerie au domicile du Dr
Amadou Koné, le ministre de la Santé, qui est aussi le président (ou le
secrétaire général) de la Jrdaci. Excellent repas de poisson auquel ont pris
également part Siaka Coulibaly et François Kamano. C’est après le repas que
nous avons causé dans le bureau. A. Koné voulait connaître notre version de
l’affaire ; mais il est probable qu’il voulait plutôt connaître l’état de
notre moral avant d’entreprendre une éventuelle démarche auprès du Premier
ministre.
(Ici s’arrête
mon journal… Dans la crainte d’une perquisition toujours possible du domicile
de mon frère chez qui je logeais cette année-là, j’avais planqué le cahier où
je le notais dans la garçonnière d’un de mes neveux, et je n’y avais plus
touché jusqu’au jour de mon départ.)
Quelques
jours après le déjeuner chez Amadou Koné, il nous donna rendez-vous pour le
lendemain devant les bureaux du Premier ministre. Dès que nous fûmes introduits
dans le bureau d’Houphouët, Koné prit la parole. Je ne me souviens absolument
pas de ce qu’il a dit ; tout ce que je me rappelle, c’est qu’il parla peu,
qu’il parla en son nom ou au nom de la Jrdaci, mais pas au nôtre, c’est-à-dire
sans engager notre parole et sans nous demander de nous dédire comme l’avait
fait son collègue J. Bony. Curieusement, cela suffit quand même pour satisfaire
Houphouët, qui se montra paternel et fit même preuve d’une gentillesse vraiment
surprenante quand je repense à la tournure dramatique de notre entrevue
précédente. S’adressant à moi, comme j’étais déjà en retard pour ma rentrée, il
se proposa de faciliter ma réservation si je le désirais. Je lui répondis que
j’avais prévenu le secrétariat de la Faculté et qu’il n’y avait pas d’urgence.
En fait j’avais besoin de prolonger mon séjour car ma sœur Suzanne et son
époux, le dirigeant syndicaliste Joseph Coffie, venaient d’être emprisonnés.
J’avais à peine pu échanger quelques mots avec eux dans un couloir de la Sûreté
quand ils y avaient été amenés ; je ne voulais pas partir sans les avoir
revus. Ma sœur Clémentine, qui alors résidait à Tiassalé, était descendue à
Abidjan à la nouvelle de l’arrestation de Suzanne et de son époux ; et
elle m’avait demandé de lui obtenir un billet de visite. Je me suis présenté à
cette fin au bureau du procureur Nanlo Bamba, qui me reçut à la fois avec une
extrême froideur et une grande courtoisie, et refusa mordicus de me délivrer le
précieux « sésame ».
1960 (12 juillet). Avenue Foch…
De
passage à Paris avant de s’envoler pour les Etats-Unis, Philippe Yacé, qui
n’était encore que le président de l’Assemblée territoriale, manifesta le désir
de s’entretenir avec les responsables de l’Ugeci. Nous allâmes, le
vice-président Désiré Tanoé et moi, le rencontrer dans l’appartement d’un
immeuble neuf du 16e arrondissement où il résidait. Son intention
était de nous faciliter une rencontre avec Houphouët. Il dit qu’il comprenait
notre position sur la question de la scission qui avait été suscitée contre
nous au lendemain de notre congrès de décembre 1959. Lui-même avait à se
plaindre de nos adversaires qui lui avaient manqué de respect et l’avaient
calomnié auprès d’Houphouët. Et il avait aussi à se plaindre de la Délégation
de la Côte d’Ivoire à Paris, alors remplie de Toubabs à la mentalité non
« décolonisée », qui lui avait refusé la voiture avec chauffeur à
laquelle il avait droit de par sa fonction ! Cependant, insista-t-il,
c’est à vous de faire le premier pas car c’est votre aîné… Il se proposa de
nous obtenir un rendez-vous avec Houphouët dès son retour de Suisse. La
rencontre eut lieu le 12 juillet 1960, avenue Foch.
Lors
de notre réunion de bureau pour nous préparer à cette entrevue, nous avions
décidé que moi seul, en ma qualité de président de l’Union, prendrait la parole
pour donner la réplique à Houphouët. Nous ignorions alors combien notre
décision était sage ! Lorsqu’on nous introduisit dans la salle où
Houphouët nous attendait, nous trouvâmes, assis à sa gauche, une quinzaine de
personnes dont certaines nous étaient bien connues, et qui toutes avaient en
commun d’être plutôt hostiles au courant dominant de l’Ugeci dont nous étions
les représentants. Au cours de l’entretien, à plusieurs reprises, Houphouët
essaya de mêler ces « irresponsables » à la conversation, mais je me
gardais bien de leur répondre quand ils s’adressaient à nous et, très
ostensiblement, je ne m’adressais qu’à lui, commençant toujours mes phrases par
un « Monsieur le Premier ministre » bien appuyé. Quand Houphouët comprit
qu’il ne réussirait pas à nous entraîner dans une foire d’embrouille avec ses
« mercenaires », il se fâcha. Le prétexte qu’il trouva était que dans
le texte que nous lui avions soumis au nom du Conseil d’administration de
l’Union qui le félicitait pour sa déclaration du 3 juin 1960, il y avait
l’expression « sursaut de conscience »… Sur ce, nous nous retirâmes
sous ses imprécations.
1960. Salon d’honneur d’Orly…
Ma
dernière rencontre avec Houphouët eut lieu la même année, en automne. Un jour,
je reçus un télégramme de mon ami Abdoulaye Fadiga qui me prévenait d’un coup
de téléphone que je devais aller attendre à la poste de mon quartier. Au
téléphone il me demanda instamment d’être à Paris le lendemain matin parce
qu’il voulait recueillir mon avis avant une décision importante qu’il devait
prendre. Quand je le vis à Paris, boulevard Poniatowski, il m’apprit que Robert
Léon, le conseiller de l’Union française, lui avait proposé de se porter
candidat à la députation ; que ça consistait à lui remettre en mains
propres une feuille blanche signée !… J’opinai que la chose me paraissait
difficile à accepter. Abdoulaye en convint.
–
Mais, me dit-il, comment faire pour m’en tirer sans grabuges ?
Je
lui suggérai de trouver un autre diplôme à préparer, histoire de se rendre
indisponible pour l’élection de la nouvelle assemblée. Quand nous allâmes
rejoindre R. Léon dans un café de la place d’Italie, Abdoulaye n’avait pas sur
lui la feuille blanche avec sa signature qu’il attendait. En le voyant arriver
avec moi, il dut s’en douter. En tout cas il n’en fut pas question devant moi.
Tandis que nous bavardions avec « Monsieur Léon », Bissouma Tapé vint
lui remettre une enveloppe. Etait-ce sa candidature à la députation ?
Toujours est-il qu’il fut l’un des députés de la première législature de la
Côte d’Ivoire indépendante.
Quoi
qu’ayant fait chou blanc en ce qui concerne Fadiga, R. Léon nous emmena tout de
même à Orly, où Houphouët devait prendre l’avion pour Abidjan dans la soirée.
Dans le salon d’honneur, au début, nous faisions plutôt vraiment tache ;
les Ivoiriens présents nous évitaient ; Guy Nairay nous observait à la
dérobée en souriant malicieusement. Mais quand Houphouët entra, on aurait dit
qu’il n’y avait qu’Abdoulaye et moi dans ce vaste salon. Il s’élança littéralement
vers nous en nous interpellant et en nous félicitant d’avoir passé nos examens
avec succès. Et il ajouta tout en paraissant chercher quelqu’un des yeux :
–
« Combien sont-ils ? Il faut rétablir les bourses… »
Aussitôt,
nos compatriotes présents nous entourèrent ; et l’un d’eux, l’agrégé Assoi
Adiko, qui venait juste d’être nommé à l’Unesco, croyant sans doute que nous
aussi étions devenus quelque chose dans son genre, nous proposa même un
rendez-vous chez lui, le lendemain, pour nous montrer la documentation qu’il
avait déjà réunie… ; etc.
Telle
fut ma dernière rencontre avec Houphouët. Ô ironie ! Ce fut, comme on
voit, un beau malentendu : Houphouët ignorait qu’il n’avait pas obtenu de
Fadiga ce qu’il espérait ; il nous a rétablis dans nos bourses sans que
nous ayons cédé sur ce que nous considérions essentiel : notre liberté et
l’indépendance de notre mouvement. Est-ce de cela qu’il a voulu se venger
l’année suivante quand, en juillet 1961, il demanda à la France, et obtint
d’elle, que, au mépris de ses lois, elle lui livre 15 dirigeants ou anciens
dirigeants de l’Ugeci ?
1963. Port d’Alger…
J’eus
une fois encore – la toute dernière – l’occasion de croiser le chemin
d’Houphouët, mais dans les conditions de l’époque, il n’était évidemment pas
question de le rencontrer. C’était à Alger, en août 1963, quand le paquebot qui
le ramenait au pays après la conférence d’Addis Abéba et un crochet par la
France y fit escale pour la journée. Le président Ben Bella avait offert à son
hôte de passage et à sa suite, après déjeuner, une visite des vestiges romains
de Tipaza. J’espérais, lorsqu’il rejoindrait le bateau, apercevoir dans son
sillage quelque connaissance avec qui je pourrais m’entretenir un peu des
choses terribles qui se passaient au pays depuis le mois de janvier. A cette
fin, je m’étais glissé dans le port, alors très accessible, et, posté derrière
des containers, je guettais le passage du cortège. Je vis passer Houphouët,
suivi d’un Germain Coffi Gadeau un peu penaud – sans doute le pauvre savait-il
qu’il serait jeté en prison dès leur arrivée à Abidjan – au milieu d’officiels
algériens. Je ne me découvris que lorsque j’aperçus, non sans surprise, mon
vieux camarade du sanatorium de Neufmoutiers-en-Brie, Tahiri Zagré, que je ne
savais pas si bien en cour ; il me rendit mon salut, mais ne s’arrêta pas
car, me dit-il, le temps leur était compté. Je revis aussi Joseph Diomandé, à
cette époque « LA VOIX » de notre Radio-Télévision nationale ;
c’était un ami très proche quand nous étions lycéens et je croyais qu’il serait
content de me voir là ; mais dès qu’il m’aperçut il se mit à courir – à
reculons ! – vers le quai tout proche, où, me cria-t-il pour s’excuser,
son métier de grand reporter l’appelait impérativement. C’était d’ailleurs
vrai…
@@@
Cette
évocation de mes rencontres avec Félix Houphouët est à considérer comme une
manière de préface à une série de courts essais sur l’homme et sur les ressorts
de sa politique que j’ai l’intention de publier ici au cours des prochains
mois. Je sais – je le constate tous les jours quand je lis la presse
abidjanaise – que très peu de nos compatriotes ont sur l’homme et sur son
« œuvre » un regard aussi critique que le mien. Mais, en raison de
cette liaison très particulière que l’histoire m’a imposée, je me crois tout à
fait fondé à parler d’Houphouët comme je le fais depuis que j’écris des livres.
Ce n’est peut-être pas la seule façon ni la plus exacte de traiter un sujet
aussi complexe que celui-là ; mais c’est du moins celle qui est la plus
cohérente avec mon expérience. Et je crois que cette expérience est réelle, et
qu’elle est au moins aussi riche que celle de certains auteurs que j’ai lus
récemment, qui s’annonçaient comme des « disciples » d’Houphouët, qui
l’ont certes vu de fort près, mais peut-être de trop près pour le connaître
vraiment.
Marcel
Amondji (22 août 2012)
M. Amondji,
RépondreSupprimerJe vous remercie infiniment pour tous vos articles sur Houphouët-Boigny. Je suis né en 1979, et j'avais 14 ans au moment de son décès. Mes premières années de vie l'ont été dans l'omniprésence du mythe d'un Houphouët philanthropique, magnanime, visionnaire, homme de paix, héros de l'indépendance... J'ai commencé à avoir un regard critique sur l'Homme en 1995 quand j'ai réellement commencé à m'intéresser à la politique et au discours de Laurent Gbagbo. Et depuis lors je me rend compte de tous les mensonges qu'on nous a racontés dans les livres d'Histoire.
Je continue d'apprendre sur l'Histoire de mon pays grâce à votre blog. Merci!