mercredi 22 août 2012

MES RENCONTRES AVEC HOUPHOUËT

  Parmi les Ivoiriens de ma génération, je suis l’un de ceux qui ont approché du plus près l’homme véritable qu’était Félix Houphouët. Je l’avais rencontré déjà plusieurs fois avant qu’il ne devienne tout puissant, et encore plusieurs fois après qu’il le fut devenu. A la différence des auteurs collectifs de « Ma première rencontre avec Houphouët-Boigny », jamais je ne me suis trouvé devant lui en solliciteur, en quémandeur, en obligé ou en pénitent, mais toujours en homme libre, qui ne lui devait rien, ne lui demandait rien et n’attendait rien de lui sinon ce que tout notre peuple, dont le suffrage et la ferveur avaient fait de lui ce qu’il était, était en droit d’espérer de lui en retour. Et c’est l’occasion de tordre le cou à une rumeur qui a circulé sur mon compte dans le milieu des étudiants ivoiriens de France, au début des années 1960, suite à des insinuations d’Houphouët qui, pour me compromettre aux yeux de mes camarades sur lesquels mon insoumission faisait alors grand effet, fit croire à je ne sais quels liens affectifs qui auraient existé entre lui et moi, et en vertu desquels il se faisait fort de me retourner quand il le voudrait.
Certes, des liens de cette nature existaient bien entre son fidèle ami, le président Auguste Denise, et moi depuis ma naissance ; par exemple, c’est à lui que je dois mon prénom de Marcel, qui était son deuxième prénom, ainsi que quelques objets extraordinaires dans notre milieu et à cette époque : un berceau en fer avec sa garniture, un parc, un landau et sans doute des tas de vêtements et de chaussures d’enfants… Mais pour moi – et je précise, à tout hasard, que je suis le portrait craché de l’homme dont je porte le nom –, ce fut toujours une légende familiale plutôt qu’une réalité tangible. Du moins, jusqu’à ce jour de 1959, où l’une des filles du président Denise vint de sa part dire à ma sœur Suzanne de m’avertir de la menace qui planait sur moi… Cependant, avant comme après cette démarche qui signalait chez lui un intérêt certain pour ma petite personne, jamais je ne me suis prévalu de cette histoire. De toute ma vie, je ne vis le président Denise de près qu’une seule fois. C’était à Créteil, à l’hôpital Henri-Mondor, le 26 juillet 1990. Il était couché dans sa bière…
Quant à Houphouët, qui, étant donné sa très vieille amitié avec le président Denise, avait probablement eu vent de notre étrange « secret », il n’y a jamais eu, que je sache, aucun lien particulier entre lui et moi, ou entre lui et ma famille.
1949. Treichville
La première fois que j’ai rencontré Houphouët, c’était en 1949, pendant mes premières vacances au pays depuis notre odyssée sur la frégate L’Aventure et le paquebot Médie II à l’automne 1946. A notre arrivée à Port-Bouët, mes parents m’attendaient sur le wharf et ils m’ont emmené dans notre village tout proche après un bref arrêt à Abidjandjèmin chez ma sœur aînée. Mes camarades, eux, étaient invités à déjeuner avec « le député » – ainsi appelions-nous Houphouët en ce temps-là – à sa résidence de Treichville, avant de se disperser dans leurs familles. Frustré de ne pas avoir pu être de cette fête, je profitai de mon premier retour à Abidjan pour aller, avec ma sœur Suzanne et à l’insu de nos parents, rendre visite au député. Ce fut son épouse d’alors – née Kadija Sow – qui nous ouvrit et qui nous introduisit auprès de lui. Visiblement notre arrivée avait surpris Houphouët dans un moment de lassitude et d’abandon. On voyait qu’il sortait juste de dormir alors que l’heure approchait de midi. Son accueil n’en fut pas moins empreint d’une grande gentillesse. Il nous reçut alors qu’il ne portait pour tout vêtement qu’un pagne baoulé drapé en toge. Je ne me rappelle pas nos paroles ni les siennes, mais il nous a longuement interrogés sur nous, et il s’est enquis de nos parents. Quand nous avons voulu prendre congé, il nous a demandé si nous ne voulions pas rester pour partager son déjeuner – il allait être l’heure –. Nous avons répondu que nos parents ignoraient où nous étions et qu’il fallait que nous rentrions pour ne pas qu’ils s’inquiètent. Et nous sommes partis.
1951. Paris, la Mutualité
La deuxième fois, ce fut à Paris, à la Mutualité. Il y avait une réunion avec tous les élus RDA encore fidèles à ce mouvement. Après les discours de Gabriel d’Arboussier et d’autres orateurs qui ont tressé des lauriers à Houphouët, Fodéba Kéita a donné une saynète de son cru où il jouait à lui seul tour à tour le rôle d’Houphouët et celui des dirigeants du RDA qui avaient déjà abandonné la lutte sous la pression du parti colonial. Houphouët cherchait à les retenir, mais il n’y réussissait pas. A la fin il restait seul. « S’il n’en reste qu’un… » ! Je crois que l’intention de Fodéba était de convaincre Houphouët que l’honneur lui commandait de ne pas abandonner la lutte comme d’autres l’avaient déjà fait. C’était en 1951, précisément l’année où Houphouët aussi abandonna pour entamer ce qu’il appellera son repli tactique. A la tribune, à côté des Ouezzin, D’Arboussier, Chikaya et d’autres, Houphouët gardait son regard continuellement baissé, comme si ce qui se passait là ne le concernait pas ou ne l’intéressait pas vraiment. Il n’arrêtait pas de griffonner je ne sais quoi (ce qui est sûr, c’est que ce n’étaient pas des notes qu’il prenait) sur les papiers qui se trouvaient devant lui.
1952. Le fiancé de Thérèse…
La troisième fois, ce fut encore à Abidjan, en 1952. Un pur hasard. J’étais allé, en compagnie de Marcel Etté, visiter notre camarade Paul Brou, le jeune frère de Thérèse, la fiancée d’Houphouët. Comme Paul était absent, nous rebroussions chemin quand une Chevrolet grise vint se ranger devant la villa de la famille Brou. C’était Houphouët qui venait faire sa cour à Thérèse Brou. A peine descendu de sa voiture, il s’est avancé vers nous et il nous a tendu la main. Ce fut une rencontre très brève, et silencieuse, mises à part les formules convenues. Cette même année, un jour que nous marchions sur la route qui relie notre village à la route de Bingerville, mon père me demanda brusquement :
– Comment se fait-il que cette année tu ne sois pas encore allé voir le député ?
– C’est que, répondis-je, mon opinion sur lui est changée depuis qu’il a fait sa paix séparée avec nos ennemis.
Sur ce, mon père dit, à la cantonade :
– Hélas ! Quand les affaires d’un homme vont se gâter, c’est toujours ainsi que ça commence.
La suite à largement démontré que mon père n’était pas un très bon prophète, mais sur le moment sa réflexion me fit forte impression. Ce n’est pas la seule explication de mes choix politiques ultérieurs, mais cette manière d’approbation de ma nouvelle opinion d’Houphouët par mon père les a certainement influencés.
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J’ai eu encore plusieurs occasions de rencontrer Houphouët, mais beaucoup plus tard. A Abidjan, trois fois en 1959, en tant que l’un des responsables de l’Union générale des étudiants de Côte d’Ivoire chargés d’organiser notre traditionnel congrès estival de cette année-là. A Paris, deux fois en 1960, en tant que président de l’Union générale des étudiants de Côte d’Ivoire. Rien à voir par conséquent avec une rencontre personnelle comme celle de 1949.
1959. Extraits de mon journal de vacances.
11/08 – On daigne nous recevoir demain, le 12/08 à 11 heures. L’épreuve la plus dure… Hier, les chômeurs ont été reçus par Houphouët. On raconte que le conseil de cabinet du même jour avait pour but de trouver une solution provisoire au problème du chômage… « qui n’existe pas » ! Simple acte de démagogie ? Peut-être se souvient-on des incidents de 1958. A moins qu’Houphouët n’ait voulu s’attirer la sympathie et le soutien d’une partie de la population désœuvrée d’Abidjan au moment où certaines explications sont devenues inévitables. En tout cas, que signifie ce conseil de cabinet juste la veille du retour de J.-B. Mockey ?
12/08 – Dans le bureau du patron à 11 heures pétantes. Mockey devait nous y retrouver. Il apportait la copie d’une circulaire interne (et confidentielle) de l’UGECI signée de son secrétaire général, Michel Goly… En raison de quoi notre congrès est interdit, ainsi que toute réunion de plus de vingt (20) personnes. (Tiens ! Mais que devient alors le congrès extraordinaire du RDA ?). A part ça, Houphouët a encore fait la bouche sur Kwame Nkrumah, Sékou Touré, le Liberia et l’Union soviétique. Tout ça pour démontrer que la « sagesse » qu’il prétend incarner est la meilleure science politique. Dans le feu de son discours, il a tout de même reconnu qu’une réussite de la Guinée ou du Ghana (qu’il appelle « les abcès de fixation ») rendrait service à la Côte d’Ivoire. Or nous prétendons que les deux G sont bel et bien sur la voie de la réussite. Décidément, c’est un parieur : s’adressant particulièrement à moi, il dit : « Je parie qu’à votre sortie vous changerez d’idées ». Houphouët avoue que le succès de sa politique dépend de la confiance que les capitalistes privés mettent en lui. C’est aussi une chose que nous savions déjà… Mockey nous apporte une preuve que cette confiance ne règne pas précisément : aucun médecin français ne veut des conditions contractuelles proposées par le ministre de la Santé, Amadou Koné, nous informe-t-il.
(…)
02/10 – Depuis le 24 septembre, nous sommes assignés à résidence à Abidjan, Tanoé, Koné et moi. Chaque matin, à 9 heures, nous devons aller signer une feuille de présence à la Sûreté, où nous avons été identifiés le 24/09. L’histoire mérite d’être contée : introduits dans le bureau d’Houphouët par J. Bony, nous écoutons d’abord une engueulade du patron qui nous dit que nous ne pourrons plus continuer à saper son autorité au frais du trésor public. « Apprenez à souffrir comme nous ! ». Ou encore : « Je n’emprisonnerai ni ne poursuivrai plus personne ; mais, dans trois mois, il n’y aura plus de double jeu ni de fantaisistes dans mon Etat. » Comme nous ne disions rien pour notre défense, J. Bony croit devoir nous suggérer de nous désolidariser des positions de principe de l’UGECI. A quoi nous répondons que seule l’Union peut décider de sa propre conduite, et que nous n’avons pas qualité pour faire cela à sa place. Sur ce, nous prenons congé et sortons du bureau, puis de la cour d’entrée… Mais à peine sommes-nous dans la rue qu’on nous rappelle. Brève attente d’abord dans un petit local vide, sans doute réservé aux sous-flics d’Houphouët (puisque nous y voyons arriver le fameux Pierre Goba qui ne fait d’ailleurs que d’entrer et sortir) puis dans la véranda sur laquelle donnent les bureaux du Premier ministre et de son directeur de cabinet ; puis J. Bony apparaît par la porte du bureau du directeur de cabinet Guy Nairay et nous y fait entrer. Guy Nairay est assis à son bureau. Debout, outre le Premier ministre et le ministre J. Bony, Wilt, le superflic du cabinet, et le nouveau directeur de la Sûreté, un vieux bonhomme un peu surréel dans son complet rose ! aux bons soins duquel le Premier ministre nous confie aussitôt d’un ton impérieux, avec l’ordre de faire procéder immédiatement à notre identification, et de prendre toutes dispositions en vue de nous maintenir à Abidjan. Nous apprendrons plus tard que c’est notre attitude devant lui qui l’a rendu si versatile soudain ; il ne lui en faut pas plus ! Sur ce, le chef de la Sûreté nous emmène dans ses locaux dans sa propre voiture. C’est un petit homme bien mis, vieux ou vieilli ; un peu voûté. Pas du tout le physique du métier ; mais je ne m’y connais guère ! De midi et demie environ à 3 heures, nous sommes gardés par trois agents dont deux sont venus spécialement du commissariat central. Pour passer le temps, nous mangeons des sandwiches que nous avons fait acheter au Bardon. A 3 heures, nous sommes entraînés vers les formalités ; puis on nous relâche, non sans nous avoir invités à repasser chaque matin pour nous faire voir. Il paraît que la nouvelle a indigné la JRDACI ; mais cela n’aurait pas été plus loin. Quelques jours plus tard, nous sommes invités à témoigner dans une affaire de tract pour laquelle plainte aurait été déposée contre X… Nous sommes donc désormais à la merci du juge d’instruction qui peut nous identifier à X d’un moment à l’autre selon son bon vouloir, ou pour obéir à un ordre venu d’en haut. Conclusion : au mieux, une année de perdue ; au pire, impossibilité définitive de poursuivre nos études. En soi cela n’est rien. Il sera sans doute malaisé de s’adapter à une situation qui ne m’est pas familière ; mais qui peut avaler une couleuvre, peut en avaler deux ou plus… Les ralliés et les prudents que j’ai revus depuis triomphent : « Je l’avais bien dit, mais on ne m’a pas écouté ! » Triomphe facile ! Si nous sommes sacrifiés comme cela est probable, cela ne sera pas inutile dans tous les cas ; et c’est cela seul qui compte. Sans les individus qui la composent, l’UGECI n’est rien ; son honneur, c’est surtout le nôtre. Il n’y a pas de loterie de l’honneur ; et il n’y a pas d’âge pour commencer à être fier.
Les billets d’avion mis à notre disposition par l’Union depuis Paris ont été mystérieusement décommandés le même jour. J’ai averti Abdoulaye ; il me dira si c’est lui, ou bien les services d’Houphouët qui ont fait le coup. I. Koné penche pour cette dernière hypothèse qui semble en effet plus plausible. Mais il me semble que j’ai moi-même demandé à Abdoulaye de surseoir à l’exécution de son plan, en attendant les développements futurs de l’affaire. Le télégramme était ainsi libellé : « Renvoyer billets faveur Anoma, inutilisables. »
06/10 – Nouveau fait depuis le samedi 3 octobre. On nous a appris à l’identité judiciaire que « ce n’est plus la peine de venir signer ». Le même jour, nous avons appris que la PJ menait une vaste enquête pour connaître les noms des délégués présents à notre assemblée générale du 20 août. Des camarades ont été interrogés dans les locaux de l’Inspection d’Académie. I. Koné a lui-même dû répondre à une ou deux questions indiscrètes. Nous ne connaissons pas encore de cas d’indiscrétion…
Aujourd’hui, déjeuner-causerie au domicile du Dr Amadou Koné, le ministre de la Santé, qui est aussi le président (ou le secrétaire général) de la Jrdaci. Excellent repas de poisson auquel ont pris également part Siaka Coulibaly et François Kamano. C’est après le repas que nous avons causé dans le bureau. A. Koné voulait connaître notre version de l’affaire ; mais il est probable qu’il voulait plutôt connaître l’état de notre moral avant d’entreprendre une éventuelle démarche auprès du Premier ministre.
(Ici s’arrête mon journal… Dans la crainte d’une perquisition toujours possible du domicile de mon frère chez qui je logeais cette année-là, j’avais planqué le cahier où je le notais dans la garçonnière d’un de mes neveux, et je n’y avais plus touché jusqu’au jour de mon départ.)
Quelques jours après le déjeuner chez Amadou Koné, il nous donna rendez-vous pour le lendemain devant les bureaux du Premier ministre. Dès que nous fûmes introduits dans le bureau d’Houphouët, Koné prit la parole. Je ne me souviens absolument pas de ce qu’il a dit ; tout ce que je me rappelle, c’est qu’il parla peu, qu’il parla en son nom ou au nom de la Jrdaci, mais pas au nôtre, c’est-à-dire sans engager notre parole et sans nous demander de nous dédire comme l’avait fait son collègue J. Bony. Curieusement, cela suffit quand même pour satisfaire Houphouët, qui se montra paternel et fit même preuve d’une gentillesse vraiment surprenante quand je repense à la tournure dramatique de notre entrevue précédente. S’adressant à moi, comme j’étais déjà en retard pour ma rentrée, il se proposa de faciliter ma réservation si je le désirais. Je lui répondis que j’avais prévenu le secrétariat de la Faculté et qu’il n’y avait pas d’urgence. En fait j’avais besoin de prolonger mon séjour car ma sœur Suzanne et son époux, le dirigeant syndicaliste Joseph Coffie, venaient d’être emprisonnés. J’avais à peine pu échanger quelques mots avec eux dans un couloir de la Sûreté quand ils y avaient été amenés ; je ne voulais pas partir sans les avoir revus. Ma sœur Clémentine, qui alors résidait à Tiassalé, était descendue à Abidjan à la nouvelle de l’arrestation de Suzanne et de son époux ; et elle m’avait demandé de lui obtenir un billet de visite. Je me suis présenté à cette fin au bureau du procureur Nanlo Bamba, qui me reçut à la fois avec une extrême froideur et une grande courtoisie, et refusa mordicus de me délivrer le précieux « sésame ».
1960 (12 juillet). Avenue Foch…
De passage à Paris avant de s’envoler pour les Etats-Unis, Philippe Yacé, qui n’était encore que le président de l’Assemblée territoriale, manifesta le désir de s’entretenir avec les responsables de l’Ugeci. Nous allâmes, le vice-président Désiré Tanoé et moi, le rencontrer dans l’appartement d’un immeuble neuf du 16e arrondissement où il résidait. Son intention était de nous faciliter une rencontre avec Houphouët. Il dit qu’il comprenait notre position sur la question de la scission qui avait été suscitée contre nous au lendemain de notre congrès de décembre 1959. Lui-même avait à se plaindre de nos adversaires qui lui avaient manqué de respect et l’avaient calomnié auprès d’Houphouët. Et il avait aussi à se plaindre de la Délégation de la Côte d’Ivoire à Paris, alors remplie de Toubabs à la mentalité non « décolonisée », qui lui avait refusé la voiture avec chauffeur à laquelle il avait droit de par sa fonction ! Cependant, insista-t-il, c’est à vous de faire le premier pas car c’est votre aîné… Il se proposa de nous obtenir un rendez-vous avec Houphouët dès son retour de Suisse. La rencontre eut lieu le 12 juillet 1960, avenue Foch.
Lors de notre réunion de bureau pour nous préparer à cette entrevue, nous avions décidé que moi seul, en ma qualité de président de l’Union, prendrait la parole pour donner la réplique à Houphouët. Nous ignorions alors combien notre décision était sage ! Lorsqu’on nous introduisit dans la salle où Houphouët nous attendait, nous trouvâmes, assis à sa gauche, une quinzaine de personnes dont certaines nous étaient bien connues, et qui toutes avaient en commun d’être plutôt hostiles au courant dominant de l’Ugeci dont nous étions les représentants. Au cours de l’entretien, à plusieurs reprises, Houphouët essaya de mêler ces « irresponsables » à la conversation, mais je me gardais bien de leur répondre quand ils s’adressaient à nous et, très ostensiblement, je ne m’adressais qu’à lui, commençant toujours mes phrases par un « Monsieur le Premier ministre » bien appuyé. Quand Houphouët comprit qu’il ne réussirait pas à nous entraîner dans une foire d’embrouille avec ses « mercenaires », il se fâcha. Le prétexte qu’il trouva était que dans le texte que nous lui avions soumis au nom du Conseil d’administration de l’Union qui le félicitait pour sa déclaration du 3 juin 1960, il y avait l’expression « sursaut de conscience »… Sur ce, nous nous retirâmes sous ses imprécations.
1960. Salon d’honneur d’Orly…
Ma dernière rencontre avec Houphouët eut lieu la même année, en automne. Un jour, je reçus un télégramme de mon ami Abdoulaye Fadiga qui me prévenait d’un coup de téléphone que je devais aller attendre à la poste de mon quartier. Au téléphone il me demanda instamment d’être à Paris le lendemain matin parce qu’il voulait recueillir mon avis avant une décision importante qu’il devait prendre. Quand je le vis à Paris, boulevard Poniatowski, il m’apprit que Robert Léon, le conseiller de l’Union française, lui avait proposé de se porter candidat à la députation ; que ça consistait à lui remettre en mains propres une feuille blanche signée !… J’opinai que la chose me paraissait difficile à accepter. Abdoulaye en convint.
– Mais, me dit-il, comment faire pour m’en tirer sans grabuges ?
Je lui suggérai de trouver un autre diplôme à préparer, histoire de se rendre indisponible pour l’élection de la nouvelle assemblée. Quand nous allâmes rejoindre R. Léon dans un café de la place d’Italie, Abdoulaye n’avait pas sur lui la feuille blanche avec sa signature qu’il attendait. En le voyant arriver avec moi, il dut s’en douter. En tout cas il n’en fut pas question devant moi. Tandis que nous bavardions avec « Monsieur Léon », Bissouma Tapé vint lui remettre une enveloppe. Etait-ce sa candidature à la députation ? Toujours est-il qu’il fut l’un des députés de la première législature de la Côte d’Ivoire indépendante.
Quoi qu’ayant fait chou blanc en ce qui concerne Fadiga, R. Léon nous emmena tout de même à Orly, où Houphouët devait prendre l’avion pour Abidjan dans la soirée. Dans le salon d’honneur, au début, nous faisions plutôt vraiment tache ; les Ivoiriens présents nous évitaient ; Guy Nairay nous observait à la dérobée en souriant malicieusement. Mais quand Houphouët entra, on aurait dit qu’il n’y avait qu’Abdoulaye et moi dans ce vaste salon. Il s’élança littéralement vers nous en nous interpellant et en nous félicitant d’avoir passé nos examens avec succès. Et il ajouta tout en paraissant chercher quelqu’un des yeux :
– « Combien sont-ils ? Il faut rétablir les bourses… »
Aussitôt, nos compatriotes présents nous entourèrent ; et l’un d’eux, l’agrégé Assoi Adiko, qui venait juste d’être nommé à l’Unesco, croyant sans doute que nous aussi étions devenus quelque chose dans son genre, nous proposa même un rendez-vous chez lui, le lendemain, pour nous montrer la documentation qu’il avait déjà réunie… ; etc.
Telle fut ma dernière rencontre avec Houphouët. Ô ironie ! Ce fut, comme on voit, un beau malentendu : Houphouët ignorait qu’il n’avait pas obtenu de Fadiga ce qu’il espérait ; il nous a rétablis dans nos bourses sans que nous ayons cédé sur ce que nous considérions essentiel : notre liberté et l’indépendance de notre mouvement. Est-ce de cela qu’il a voulu se venger l’année suivante quand, en juillet 1961, il demanda à la France, et obtint d’elle, que, au mépris de ses lois, elle lui livre 15 dirigeants ou anciens dirigeants de l’Ugeci ?
1963. Port d’Alger…
J’eus une fois encore – la toute dernière – l’occasion de croiser le chemin d’Houphouët, mais dans les conditions de l’époque, il n’était évidemment pas question de le rencontrer. C’était à Alger, en août 1963, quand le paquebot qui le ramenait au pays après la conférence d’Addis Abéba et un crochet par la France y fit escale pour la journée. Le président Ben Bella avait offert à son hôte de passage et à sa suite, après déjeuner, une visite des vestiges romains de Tipaza. J’espérais, lorsqu’il rejoindrait le bateau, apercevoir dans son sillage quelque connaissance avec qui je pourrais m’entretenir un peu des choses terribles qui se passaient au pays depuis le mois de janvier. A cette fin, je m’étais glissé dans le port, alors très accessible, et, posté derrière des containers, je guettais le passage du cortège. Je vis passer Houphouët, suivi d’un Germain Coffi Gadeau un peu penaud – sans doute le pauvre savait-il qu’il serait jeté en prison dès leur arrivée à Abidjan – au milieu d’officiels algériens. Je ne me découvris que lorsque j’aperçus, non sans surprise, mon vieux camarade du sanatorium de Neufmoutiers-en-Brie, Tahiri Zagré, que je ne savais pas si bien en cour ; il me rendit mon salut, mais ne s’arrêta pas car, me dit-il, le temps leur était compté. Je revis aussi Joseph Diomandé, à cette époque « LA VOIX » de notre Radio-Télévision nationale ; c’était un ami très proche quand nous étions lycéens et je croyais qu’il serait content de me voir là ; mais dès qu’il m’aperçut il se mit à courir – à reculons ! – vers le quai tout proche, où, me cria-t-il pour s’excuser, son métier de grand reporter l’appelait impérativement. C’était d’ailleurs vrai…
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Cette évocation de mes rencontres avec Félix Houphouët est à considérer comme une manière de préface à une série de courts essais sur l’homme et sur les ressorts de sa politique que j’ai l’intention de publier ici au cours des prochains mois. Je sais – je le constate tous les jours quand je lis la presse abidjanaise – que très peu de nos compatriotes ont sur l’homme et sur son « œuvre » un regard aussi critique que le mien. Mais, en raison de cette liaison très particulière que l’histoire m’a imposée, je me crois tout à fait fondé à parler d’Houphouët comme je le fais depuis que j’écris des livres. Ce n’est peut-être pas la seule façon ni la plus exacte de traiter un sujet aussi complexe que celui-là ; mais c’est du moins celle qui est la plus cohérente avec mon expérience. Et je crois que cette expérience est réelle, et qu’elle est au moins aussi riche que celle de certains auteurs que j’ai lus récemment, qui s’annonçaient comme des « disciples » d’Houphouët, qui l’ont certes vu de fort près, mais peut-être de trop près pour le connaître vraiment.
Marcel Amondji (22 août 2012)

1 commentaire:

  1. M. Amondji,
    Je vous remercie infiniment pour tous vos articles sur Houphouët-Boigny. Je suis né en 1979, et j'avais 14 ans au moment de son décès. Mes premières années de vie l'ont été dans l'omniprésence du mythe d'un Houphouët philanthropique, magnanime, visionnaire, homme de paix, héros de l'indépendance... J'ai commencé à avoir un regard critique sur l'Homme en 1995 quand j'ai réellement commencé à m'intéresser à la politique et au discours de Laurent Gbagbo. Et depuis lors je me rend compte de tous les mensonges qu'on nous a racontés dans les livres d'Histoire.
    Je continue d'apprendre sur l'Histoire de mon pays grâce à votre blog. Merci!

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