dimanche 29 juillet 2012

Forfaiture et impunité

L'affaire Ouattara (1990-1993) et la crise de l'houphouéto-foccartisme

3e partie


« L'héritage que laissera Houphouët sera lourd de guerres intestines et de règlements de comptes. » Eric Temos (« Côte d’Ivoire, ce que personne ne dit », L’Officiel d’Afrique  n°17, décembre 1984-janvier 1985).

Les « mystères » du 7 décembre 1993

Que s’est-il réellement passé le 7 décembre 1993, jour de l’annonce officielle de la mort d’Houphouët ? Y eut-il oui ou non tentative de coup d’Etat ? Quels rapports y a-t-il entre les événements de ce jour-là et la crise générale du régime, patente depuis 1990 ? Et quels rapports entre ces événements et les drames que la Côte d’Ivoire devait connaître par la suite, au cours des vingt années suivantes ? Enfin, quelles leçons aurions-nous pu ou dû tirer de ces événements qui nous eussent peut-être permis d’éviter ces drames ? Telles sont les questions que je propose d’examiner dans la troisième et dernière partie de cette étude.
Malgré leur importance évidente dans l’histoire de la longue crise du système politique ivoirien, les événements de décembre 1993 n’occupent guère de place dans la littérature politique ivoirienne. A ce jour, il n’existe, du moins à ma connaissance, que deux auteurs qui en aient traité, et encore très incidemment : Diégou Bailly et Francis Wodié. Dans La restauration du multipartisme en Côte d’Ivoire ou la double mort d’Houphouët-Boigny (L’Harmattan 1995), malgré les promesses de son titre, le regretté Diégou Bailly nous a laissé une sorte de long reportage plutôt qu’un authentique essai politique. De même, Mon combat pour la Côte d’Ivoire, de Francis Wodié (NEI-CEDA 2010), n’est pas à proprement parler un ouvrage politique. Livre d’entretien, et d’autocélébration comme son titre l’annonce d’ailleurs franchement, les événements politiques auxquels l’auteur a eu part à un titre ou à un autre n’y sont évoqués que comme de simples jalons de son cursus honorum tantôt triomphal, tantôt contrarié, qui en est le véritable sujet. Mais, à la différence de Diégou Bailly, qui n’était à tout prendre qu’un observateur extérieur, F. Wodié, en sa qualité de leader politique et d’ancien ministre, était à sa manière l’un des grands acteurs de cette fameuse journée. Et son témoignage, qu’il nous livre vingt ans après les faits et après toutes les tragédies qui en ont découlé, est d’autant plus intéressant que s’y révèle vis-à-vis des conséquences à terme des événements politiques en cours, une indifférence affective alors proprement effarante venant d’un juriste qu’on a connu plus regardant, mais dont on n’a plus lieu de s’étonner depuis son ralliement à Ouattara au soir du premier tour du scrutin présidentiel de 2010. C’est un comportement dans lequel Jean-François Médard aurait vu une confirmation de son constat de 1982 : « Les Ivoiriens semblent largement étrangers dans leur propre pays » (Y.-A. Fauré et J.-F. Médard, Etat et bourgeoisie en Côte d’Ivoire, p.81). La remarque de J.-F. Médard, quoique datant du début des années 1980, était encore valable en 1993. Cette année-là, hormis quelques barons du Pdci, qui avaient de bonnes raisons de craindre pour leur position au cas où Ouattara se serait imposé malgré eux en lieu et place de Bédié, et hormis les partisans de Ouattara, qui n’osaient pas encore se déclarer, tous les politiciens en vue affectèrent publiquement de ne prendre parti ni pour ce dernier ni pour Henri Konan Bédié. En 1992 déjà, à l’occasion de la querelle des privatisations qui fut la première escarmouche contre Ouattara au sein de l’Assemblée nationale, « Le groupe parlementaire du Front populaire ivoirien (FPI) [s'était] abstenu de prendre la parole (…). [Et, à un journaliste étranger qui l’interrogeait sur ce que cela signifiait, Laurent Gbagbo [avait dit] en rigolant : "On compte les points. On attend que le PDCI ait fini son big bang pour y voir clair. En attendant, on ne peut que se féliciter que les députés du PDCI se soient ralliés à nos positions". » (D’après Stéphane Dupont, Jeune Afrique économique, avril 1993). Dans une autre interview de la même époque, le même L. Gbagbo dira encore : « A tout prendre, je préfère me battre contre le Premier ministre. N'étant pas très implanté dans le pays, il me donne plus de chance de l'emporter. Mais le problème n'est pas là. J'ai simplement été abasourdi par l'accumulation de ses erreurs et de ses fautes. C'est lui qui, le 17 mai 1991, a été responsable, en dernier ressort, des forfaits des militaires sur le campus. C'est encore lui, le 18 février 1992, qui a ordonné, au mépris de toute règle démocratique, l'embastillement des dirigeants de l'opposition. Dans ces deux circonstances, il s'est montré au-dessous de tout. Un Premier ministre qui ordonne l'arrestation des députés, dont le leader du parti le plus important de l'opposition, ignore tout ou presque de la démocratie. » (interview de Laurent Gbagbo dans Jeune Afrique 29 avril-12 mai 1993). Facile à dire en 1992 ou 1993 ; mais cette désinvolture contribuera aussi à nous acheminer presque insensiblement vers la catastrophe du 11 avril 2011, comme on mène les bœufs à l’abattoir sans qu’ils s’en doutent.

« Fallait-il résister ou ne pas résister à la prise du pouvoir par Bédié ? »
Pour bien comprendre la signification du 7 décembre 1993, il faut remonter une quinzaine de jours en amont de cette date. Nous prendrons pour guide l’auteur de Mon combat pour la Côte d’Ivoire. « Le 17 novembre 1993, je reçois plusieurs coups de fil de la part de Alassane Ouattara, Premier ministre, de Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale, et de Philippe Yacé, président du Conseil économique et social, chacun demandant à me rencontrer. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain. Le 18 novembre vers huit heures, je rencontre d’abord Konan Bédié. Il me dit que le président Houphouët-Boigny va mal et que des gens veulent former un gouvernement ; qu’il semblerait que le Pit soit prêt à accepter d’y participer. Je me borne à prendre note de ce qu’il me dit puisqu’il ne formule clairement aucune proposition ou demande. Il cachait, j’en étais certain, son jeu. A neuf heures je rencontre Yacé. Il me dit qu’Houphouët-Boigny est au plus mal et qu’après le président Houphouët-Boigny, c’est lui, Yacé, qui est le dépositaire de la légitimité au sein du Pdci; que le président demande à Alassane Ouattara de former un gouvernement; que celui-ci n’étant pas très connu encore, le président lui a demandé à lui, Yacé, d’aider Alassane Ouattara à former le gouvernement. Puis il me parle longuement de ses déboires politiques et personnels avec Houphouët-Boigny depuis plusieurs années. J’écoute attentivement, sans réaction. Il n’est pas plus précis sur ce projet. (…). A onze heures, je rencontre Alassane Ouattara. Il me dit qu’il a reçu mandat du chef de l’Etat pour former un gouvernement d’union et voudrait la participation du Pit. (…). Je lui réponds que nous prenons acte et que nous allons en discuter au sein du parti. Il me rétorque que c’est urgent et qu’il a besoin d’une réponse assez rapidement. Ainsi commencent les grandes manœuvres à la veille du décès d’Houphouët. (…). »
« De tous ceux que j’ai rencontrés, je n’ai donné de réponse qu’à Ouattara, car il était le seul à s’être exprimé clairement sur le projet de formation d’un gouvernement. Bien sûr le Pit a refusé de participer à un tel gouvernement. Il faut savoir que nous doutions de la réalité même de ce mandat, verbal, de la part d’Houphouët-Boigny, mourant, et de la régularité, autant la légitimité que la légalité d’une telle entreprise. Nous nous sommes demandés si le président Houphouët n’était pas déjà décédé ; cette propsition s’offrant comme une aventure à laquelle nous ne pouvions nous associer. » (pp. 153-154)
 « On assistera ensuite à une confusion déplorable dans les rôles. Alassane Ouattara qui veut faire constater le décès, la Cour suprême qui dit qu’il n’y a pas à constater le décès, et Konan Bédié qui se déclare président de la république. (…). Nous assisterons par la suite à la querelle scandaleuse entre Konan Bédié et Alassane Ouattara, à travers le spectacle de la guerre des communiqués ce jour [le 7 décembre 1993] entre dix-neuf et vingt-trois heures. » (p. 156).
« (…) quand survient le décès du président Houphouët-Boigny, la Côte d’Ivoire est face à un dilemme. Konan Bédié est considéré comme le nouveau président de la République. Ce n’est pas normal mais que pouvons-nous, que devons-nous faire ? Si nous ne sommes pas d’accord, nous trouvons une autre solution, mais qui n’est pas de droit. On tombe alors dans l’aventure politique. Nous avions entendu dire que des formations et individus avaient conçu le projet de transférer autrement le pouvoir que par la voie prévue par la constitution. Nous avons même entendu parler d’un Conseil d’Etat, donné comme un triumvirat dont je ne citerai pas les membres présumés. » (pp. 158).
En fait d’« aventure politique », il s’en fallut vraiment de très peu que le projet d’un coup de force en vue sinon de porter tout de suite Ouattara au pouvoir suprême, du moins de le maintenir dans sa position de Premier ministre – ce qui dans le contexte de l’époque revenait exactement au même – ne devînt réalité. Sous le titre « Après la mort du président de Côte d’Ivoire Houphouët-Boigny : succession explosive », le quotidien parisien France Soir annonçait en gros caractères dans son numéro du 8 décembre 1993 : « Le Premier ministre prend la direction du pays… ». Dans le corps de l’article, non signé – en l’occurrence cela aussi a sans doute son importance ! –, le journal révélait que quinze jours plus tôt, « sentant venir la fin de Félix Houphouët-Boigny, le Premier ministre Alassane Ouattara avait décidé de son propre chef d’assurer "la suppléance du président de la République". Aussitôt sept députés Pdci ont publié une lettre ouverte pour dénoncer "le coup d’Etat de Ouattara" ». Ainsi, dès la mi-novembre, le mot était dit : coup d’Etat ! Toutefois, si la tentative du 7 décembre d’officialiser cette usurpation devait provoquer quelques belles petites phrases du genre : « Bédié représente la légalité républicaine. Tout ce qui est en dehors de la constitution équivaut à un coup d’Etat civil ou militaire. » (Gbagbo) ou « Konan Bédié est considéré comme le nouveau président de la République. Ce n’est pas normal mais que pouvons-nous, que devons-nous faire ? Si nous ne sommes pas d’accord, nous trouvons une autre solution, mais qui n’est pas de droit. On tombe alors dans l’aventure politique. » (Wodié), ce premier attentat pourtant déjà gros de tous ceux qui jalonneront les vingt années à venir passera, semble-t-il, totalement inaperçu. Quel magnifique indice pourtant que, le 7 décembre 1993, il y eut bel et bien tentative de prise illégale du pouvoir par celui qui exerçait la plus haute fonction de l’Etat après celle de président de la République. Lequel d’ailleurs ne se gênait pas pour en faire l’aveu devant les journalistes : « [Ouattara] me confirmait qu’effectivement, il y avait eu une période de flottement aux alentours du 7 décembre 1993. Fallait-il résister ou ne pas résister à la prise du pouvoir par Bédié ? (…). Il ne souhaitait pas, non plus, travailler avec Bédié (ce qui, dans le contexte politique d’alors, voulait dire : travailler sous les ordres de Bédié) : ayant été le Premier ministre de Félix Houphouët-Boigny, il ne pouvait envisager d’être quoi que ce soit dans le système Bédié. » (Jean-Pierre Béjot, « Alassane Dramane Ouattara et la tentation du pouvoir », La Dépêche diplomatique 14 juillet 2003).

« J'en appelle donc aujourd'hui à la France… »
Nous avons vu dans la deuxième partie de cette étude comment, afin de lui faciliter au maximum l’usurpation du pouvoir suprême lorsque lui-même aurait disparu, Houphouët prépositionna Ouattara au sommet de la hiérarchie de l’Etat et du Pdci, à cette époque le parti dominant à l’Assemblée nationale. L’intérêt de l’opération, c’est que le jour de la disparition d’Houphouët, devenu ipso facto le maître absolu de ce parti, Ouattara aurait pu en faire ce qu’il voulait ; mais il n’essayera même pas de s’en servir directement pour appuyer son plan. Preuve qu’Houphouët n’avait pas réussi à l’imposer dans le parti.
Pour mettre toutes les chances du côté de Ouattara, Houphouët prit une précaution supplémentaire, qui consista à mettre la Cour suprême hors d’état de remplir son rôle quand sonnerait l’heure de son remplaceent. Lazeni Coulibaly, le président de la Cour suprême, avait dû démissionner après avoir été accusé d’un détournement de fonds publics dont pourtant la justice n’eut jamais à connaître. Pour d’autres raisons tout aussi mystérieuses, il ne fut pas remplacé, et il ne l’était toujours pas quand Houphouët mourut… Nous retrouvons ici un vieux procédé houphouéto-foccartien : l’abolition de toute règle susceptible de gêner les manigances de la Françafrique. Le coup de la démission forcée du président de la Cour suprême et de son non remplacement relève incontestablement de cette même vieille technique qui avait déjà permis à Houphouët de se débarrasser de ses opposants en 1959, 1963 et 1964. La constitution stipulait qu’en cas d’incapacité absolue du chef de l’Etat en exercice dûment constatée par la Cour suprême, cette charge était dévolue de plein droit au président de l’Assemblée nationale. Or, privée de son président, la Cour suprême n’était pas en état de sièger valablement. Le 7 décembre, dès l’annonce officielle du décès du chef de l’Etat, Ouattara tentera de mettre à profit cette carence pour empêcher la dévolution du pouvoir à Henri Konan Bédié. Son insistance à faire constater le décès d’Houphouët par la Cour suprême, alors que cette formalité n’est exigée qu’en cas d’empêchement absolu, n’était qu’une manœuvre dilatoire visant à retarder l’application automatique de la constitution dans un premier temps, puis à la contrecarrer tout à fait dans un deuxième temps, s’il pouvait créer un rapport de forces à son avantage dans la classe politique, les directions des forces armées et l’opinion publique. Dans un article intitulé « Le Premier ministre se pose en successeur de Houphouët. Alassane Ouattara conteste la légitimité de Henry Konan Bédié, qui s'est autoproclamé président mardi », Alain Frilet, de Libération, écrit le 9 décembre 1993 : « Le Premier ministre, Alassane Ouattara, (…), refuse de déposer les armes. Hier matin, le chef du gouvernement convoque dans la plus grande discrétion son ministre de la Défense et le chef d'Etat-major des armées, qui l'auraient, affirme-t-on à la primature, assuré de leur entière loyauté. La veille déjà, il avait saisi la Cour suprême, réclamé qu'elle constate officiellement la vacance du pouvoir et, au terme du délai nécessaire, installe un nouveau président de la République. Selon un diplomate occidental visiblement inquiet, cette manœuvre, tout en donnant l'impression de respecter la loi fondamentale, permet à Ouattara d'ignorer le nouveau "président" et de conserver sa qualité de Premier ministre. Plus qu'un simple défi à l'héritier constitutionnel, Ouattara vient d'engager un bras de fer politico-ethnique aux conséquences imprévisibles ». Si Ouattara échoua le 7 décembre 1993, grâce notamment à l’instinct de conservation de quelques dirigeants du Pdci, sa tentative de violer la constitution n’en fut pas moins le prélude de la tragédie à rebondissements que vit notre peuple depuis bientôt vingt ans.
La meilleure preuve qu’il y eut bel et bien tentative d’usurpation, c’est la démarche que Ouattara fit auprès du gouvernement français de l’époque aux fins de recueillir son interprétation de l’article de la constitution ivoirienne réglant la transmission des pouvoirs du président de la République, en cas d’empêchement ou de décès du titulaire, au président de l’Assemblée nationale jusqu’à la fin du mandat en cours ! (D’après Soir Info 03 décembre 2001). Six ans plus tard, lorsqu’il déclarera ouvertement ses ambitions, c’est encore à la France qu’il s’en remettra pour lui mettre le pied à l’étrier : « J'en appelle donc aujourd'hui à la France, qui a un rôle important en Côte d'Ivoire, par l'histoire, par la question des accords de défense, donc la sécurité de la Côte d'Ivoire, par la monnaie, le franc CFA. La France ne peut rester indifférente à la situation en Côte d'Ivoire. Il faut qu'elle fasse quelque chose. (…) J'en appelle donc au président Chirac, au Premier ministre Lionel Jospin. Ces jours prochains, lors de mon retour à Paris – je suis actuellement à Libreville – je rencontrerai le médiateur, Bernard Stasi. Je lui demande sa médiation en la matière avec les autorités ivoiriennes. » (La Croix 23/12/1999). Ici, comme en 1993, il ne s’agit pas d’un simple appel au secours mais d’une véritable offre de service !

« J’aurais pu le faire arrêter… »
Qu’il se soit seulement agi de se faire interpréter la constitution ivoirienne par une puissance étrangère, ou qu’il se soit agi, sous ce prétexte apparemment banal, de demander à la France, dont il savait que le soutien lui était acquis, d’exprimer plus clairement cette préférence, le seul fait d’avoir osé une telle démarche constitue une forfaiture pour laquelle Ouattara encourait un procès pour haute trahison avec, à la clé, au minimum, son bannissement perpétuel et sa disparition définitive de la scène politique ivoirienne. Or, au lieu de cela, ni l’auteur de ce forfait ou, en tout cas, celui qui devait en bénéficier, ni ses principaux complices pourtant biens connus, n’encoururent la moindre sanction ! Au contraire, après l’échec de son entreprise, Ouattara put sortir du pays pratiquement avec les honneurs pour aller se mettre à couvert auprès de ceux qui l’avaient imposé à Houphouët en 1990, et attendre là-bas, tranquillement, l’occasion propice de revenir à la charge.
A les en croire, les houphouéto-ouattaristes actuellement au pouvoir feraient de l’impunité la cible principale de leur politique. C’est l’éternelle histoire de la paille et de la poutre… Ce sont ceux à qui une inexplicable indulgence de la nation épargna un châtiment mérité qui parlent d’éradiquer l’impunité ! Certes ce n’est pas la première imposture dans cette pauvre Côte d’Ivoire où, trente années durant, Houphouët s’est plu à contourner, à ignorer ou à carrément violer ses propres lois sans s’attirer la moindre conséquence pour lui-même. Mais Houphouët avait, dans la Françafrique, un parapluie à toute épreuve. Qu’est-ce qui empêcha Bédié de faire payer à Ouattara le juste prix de sa forfaiture ? Quelques semaines après sa victoire provisoire sur Ouattara, le nouveau chef de l’Etat confiait à un journaliste : « J’aurais pu le faire arrêter ». S’il le pouvait, alors pourquoi ne l’a-t-il fait ? La question ne fut pas posée. Ou bien, si elle le fut, soit Bédié n’y répondit pas, soit sa réponse ne pouvait pas être livrée au grand public…
Bédié pouvait-il vraiment faire arrêter Ouattara ? Le doute est permis ; et encore plus aujourd’hui quand nous le voyons dans la position où il s’est mis depuis le 28 novembre 2010. C’est que, à la fois, le crime était gravissime, et il y avait pléthore de beau monde derrière l’apprenti usurpateur. Il y avait des Ivoiriens de tendances diverses, mais ce n’étaient pas les plus puissants ni même les premiers intéressés. Et, si par leur attitude – qu’elle fût favorable au coup d’Etat projeté, ou qu’elle lui fût hostile sans être toutefois vraiment décidée – ils contribuèrent aussi à préparer les succès futurs de Ouattara, ce ne fut que comme des instruments, et, comme dirait l’autre, à l’insu de leur plein gré le plus souvent. Les plus intéressés – les plus puissants aussi – se trouvaient à Paris. Là, on savait ce qu’on voulait, on en avait les moyens et on savait comment l’obtenir en se servant des Ivoiriens eux-mêmes. Il suffisait de se donner le temps et de leur jeter des tonnes de poudre aux yeux en attendant l’occasion de leur porter le coup décisif.
On peut repérer la main de la Françafrique à chaque étape de la conspiration dont le premier acte se joua le 7 décembre 1993 et le dernier, le 11 avril 2011. D’après La Lettre du continent (N°243, 5 octobre 1995), en décembre 1993, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Balladur,  soutenait l’entreprise visant à maintenir Ouattara dans la fonction de Premier ministre malgré l’hostilité générale des Ivoiriens. Le rappel de l’ambassadeur Michel Dupuch juste une semaine avant l’annonce officielle du décès d’Houphouët fut le premier acte de ce soutien. L’ambassadeur Dupuch, en poste depuis près de 15 ans, était réputé plutôt favorable à Bédié ; en le remplaçant brusquement dans cette période critique, le Quai d’Orsay choisissait son champion : c’était Ouattara.
Officiellement, c’est le 7 décembre 1993, dans sa résidence familiale de Yamoussoukro, qu’Houphouët mourut. Mais il n’est pas impossible qu’il soit mort en fait en Suisse où il avait été évacué depuis un hôpital parisien ou même à Paris, avant d’en être évacué. C’est en tout cas ce que beaucoup d’Ivoiriens ont cru. Le choix de cette date, alors jour de fête nationale, donc jour de prises d’armes dans l’enceinte du palais présidentiel sis au Plateau, n’était évidemment pas dû au hasard. Il existe au moins une preuve qu’à Paris certaines personnes savaient d’avance que ce serait ce jour-là qu’Houphouët mourrait : « La France, pouvait-on lire dans l’officieuse Lettre du continent (LC N°200 du 02 décembre 1993) est en train de mettre en place le casting du film "La Constitution, rien que la Constitution" pour introniser le plus vite possible, au titre de l'article 11, le président de l'Assemblée nationale à la tête de l'Etat. Tout doit être verrouillé pour le 7 décembre, fête de l'indépendance nationale. Le "Président Bédié" pourrait alors prononcer un premier discours historique de rassemblement national pour affronter la tempête économique et financière (en particulier l'éventuelle dévaluation du franc CFA après les fêtes...). Reste que tous les acteurs pressentis n’ont pas encore accepté leur rôle. C'est en particulier le cas du Premier ministre Alassane Ouattara que la France aimerait bien voir rester en fonction au moins le temps de la transition. Avec l'appui de l’administration et de barons anti-bédiéistes, ce dernier a toujours fait savoir qu'il "n'a pas l'intention de laisser le fruit de son travail à des gens qui lui tirent dans les pattes" » (LC N°199). L’histoire ne dit pas qui avait choisi cette date du 7 décembre ni comment elle fut choisie de préférence à toute autre. Pourquoi le 7, et non pas le 6 ou le 8 décembre, par exemple ? Pourquoi décembre et pas novembre ? Mystère… En revanche il n’est pas difficile de deviner qui avait le plus intérêt à ce que ce fût un jour où Robert Guéi, le chef d’Etat major qui n’était pas hostile à Ouattara, disposerait à l’intérieur et autour du palais, en toute légalité, de suffisamment d’hommes et d’armes pour en prendre éventuellement le contrôle afin d’y installer son favori ! Ouattara d’ailleurs s’y croyait déjà ! Et j’annonce à « mes chers compatriotes », avec ce qu’il faut de sanglots retenus dans la voix, la perte cruelle que nous venons de subir ; et je décrète le deuil national ; et je saisis la Cour suprême pour constater la vacance du pouvoir, un pouvoir que le cher défunt m’a confié au moment d’aller à Paris attendre sa mort annoncée et que je tiens et tiendrai d’une main ferme tant que la Cour suprême n’aura pas statué…
Le plus étrange de l’affaire, c’est l’apparente indécision des autorités françaises qui tantôt semblaient pousser l’un des deux rivaux, et tantôt l’autre. Longtemps le remplacement annoncé de l’ambassadeur Michel Dupuch, en poste depuis une quinzaine d’années, fut ajourné pour ne pas compliquer les choses. Puis, brusquement, le 17 novembre il doit céder la place à Christian Dutheil de la Rochère, dont l’agrément avait été présenté au Premier ministre Ouattara « assurant la suppléance » du président de la République.
Autre indice de l’embarras des autorités françaises devant la tournure que prenaient les événements à l’approche de l’inéluctable, c’est la venue à Abidjan de deux personnalités bien connues du village françafricain de l’époque, Jean-Marc Rochereau de la Sablière et Antoine Pouillieute. Ils étaient chargés d’une mission qui serait restée à jamais secrète n’était une photographie de presse qui les montre, flanqués de l’ambassadeur Dupuch, successivement face à Ouattara et face à Bédié. Je dis bien : une photographie. Car il n’y a pas deux clichés, mais un seul, celui qui montre les deux missionnaires s’entretenant avec Ouattara. Sur ce même cliché, pour fabriquer la deuxième photographie, on a remplacé Ouattara par Bédié. La grossièreté du montage semble indiquer une certaine fébrilité chez les envoyés des faiseurs parisiens de rois nègres qui, arrivés sans doute avec la conviction que ce serait un jeu d’enfants de maintenir Ouattara dans sa position, durent battre précipitamment en retraite devant la fermeté de ceux qui, dans le Pdci notamment, s’opposaient à son maintien. Ce choix ils ne le firent sans doute pas de gaieté de cœur ; une petite phrase au cœur d’un éditorial de Marchés tropicaux et méditerranéens (18 février 1994), où, après la constitution du premier gouvernement de l’ère Bédié, il était question d’« un gouvernement constitué dans l’esprit de continuité, et même plus conforme que le précédent à certaines positions du pouvoir au sein de la classe dirigeante. », indique clairement qu’il s’est seulement agi, devant un obstacle imprévu, de reculer pour mieux sauter. D’où la photographie hâtivement bidouillée pour faire accroire que la France ne prenait pas parti dans cette « histoire ivoiro-ivoirienne », alors que l’original trahissait sa partialité en faveur de Ouattara. 




De quoi, au juste, s’agit-il de sortir ?

Avant de conclure, je voudrais d’abord lever tout risque de malentendu. Ce n’est pas un procès qu’on instruit ici contre la classe politique ivoirienne ou contre les élites ivoiriennes en général. Car tout ce qui s’est passé avant et jusqu’au 7 décembre 1993, on peut dire que c’était déjà écrit dans l’histoire de la Côte d’Ivoire sous le régime houphouéto-foccartien et dans la mentalité des élites formatées par ce régime depuis ce jour de 1963 où, par le truchement d’Houphouët, il leur a été signifié qu’elles devaient se garder de toute ambition de jouer un rôle politique dans leur propre pays sous peine de terribles châtiments. De sorte que jusqu’à cette date, les Ivoiriens ne pouvaient rien faire, sauf à révolutionner le système de fond en comble. Ce qu’ils entreprirent d’ailleurs de faire au bout de 33 ans de résignation, le 2 mars 1990, mais que malheureusement ils ne purent achever faute d’organisation et faute de dirigeants aguerris. A l’impossible nul n’est tenu… Il ne s’agit donc pas d’incriminer quiconque. Ma seule intention, c’est de montrer à travers les événements du 7 décembre 1993 que les élites ivoiriennes, tenues depuis toujours à l’écart de toute responsabilité politique réelle par celui qui, trahissant la confiance que notre peuple avait placée en lui, s’était mis au service de nos ennemis, se trouvaient de ce fait dans l’incapacité d’éviter le piège tendu, même s’il crevait les yeux.
« La Côte d’Ivoire n’est pas n’importe quel pays ! », entendait-on souvent dire à l’époque de ces faits. C’était bien vrai !, et ça l’est toujours d’ailleurs… C’est vrai que toutes ces choses ne se passaient pas dans un pays banal, un de ces pays où le pouvoir politique, l’administration centrale, l’économie, les banques, la défense nationale sont effectivement tenus par leurs nationaux et par eux seuls, mais dans un pays qui, depuis le premier jour de son indépendance, était gouverné par des agents de l’ancienne puissance coloniale auxquels un soi-disant leader charismatique servait de prête-nom. Compte tenu de ce niveau de dépendance de la Côte d’Ivoire vis-à-vis de la France, ce qui se passait autour d’Houphouët agonisant, ou de son cadavre, ne se résumait pas seulement à un conflit fratricide entre Bédié et Ouattara, et entre leurs partisans ; c’était, sur le fond de la crise généralisée du système houphouéto-foccartien, la recherche de la solution qui le laisserait intact, au moins quant à sa finalité et quant aux avantages qu’elle en tirait pour sa politique africaine, malgré la disparition de celui qui jusqu’alors en était le rouage essentiel. Par conséquent, ce qui était en jeu ce n’était pas de savoir si le régime sous lequel nous vivions depuis 33 ans était démocratique ou non, mais si la Côte d’Ivoire était un pays indépendant ou si elle était toujours une colonie de la France. Certes, cette crise nous pose sans cesse et avec insistance la question : « Comment s’en sortir ? », mais il faut bien savoir qu’il n’y a pas d’issue tant qu’on n’a pas d’abord répondu à cette question-ci : « De quoi, au juste, s’agit-il de sortir ? ».
En outre, ce n’était pas seulement l’affaire de quelques hommes prédestinés par leur savoir ou leur fortune mais une affaire qui regardait la nation dans son ensemble, et qui exigeait par conséquent que la nation y fût impliquée toute entière, et, après ces trois décennies de mensonges et de faux semblants, qu’elle le fût en toute connaissance de cause. Malheureusement, ce n’est pas ce qui s’est passé. Cela doit être dit, sans intention, je le répète, d’incriminer quiconque, parce que c’est la vérité.
En révélant la terrible malfaisance du système houphouéto-foccartien en même temps que la fragilité de son assise, Le 7 décembre 1993 aurait pu/aurait dû être l’occasion de secouer définitivement ce joug honteux, et de nous débarrasser une fois pour toute du fantochisme. Nous avons préféré nous gargariser de discours sur la démocratie ou sur l’esprit des lois. Ainsi Byzance disputait du sexe des anges pendant que l’Ottoman abattait ses murailles… Pendant qu’on bavardait, ceux qui avaient inventé Ouattara en 1990 fourbissaient leurs armes en épiant l’occasion de nous l’imposer à coup sûr, bon gré mal gré.
Et, ce malheur, combien d’entre nous l’avaient vu venir ?
Dans son livre, Diégou Bailly fait à ce sujet une remarque intéressante malgré une formulation quelque peu étrange : « L’une des raisons fondamentales du blocage du processus de démocratisation, écrit-il, c’est que toute la classe politique – aussi bien le parti au pouvoir que l’opposition – adhère à la logique du président de la République. Tous ne s’attellent qu’à rechercher des solutions aux problèmes du présent et veulent ignorer le futur. » (La double mort d’Houphouët-Boigny ; p. 245). Au lieu de « futur », ne faudrait-il pas plutôt lire « passé » ? Car quoi de plus normal que des hommes ignorent le futur ? « L’avenir, dit le poète, n’appartient qu’à Dieu » ! Alors, peut-être est-il vrai que nous ne savons pas rêver ou, seulement, que nous ne l’osons pas. Mais notre véritable défaut, c’est de ne pas avoir suffisamment d’attention pour notre passé… C’est ce que j’observe non sans effroi depuis le 11 avril 2011. Il semble que la plupart de ceux qui, 
dans les circonstances actuelles, ont acquis de fait la légitimité de parler au nom du peuple des résistants, qu’il s’agisse des directions intérimaires du Fpi et du Cnrd ou de nos camarades exilés, oublient d’où, dans quels buts, par quelles voies, en vertu de quels principes et au nom de quel illustrissime démiurge nous avons été jetés dans cette tragédie à seule fin qu’enfin ADO, autrement dit Alassane Dominique Ouattara, puisse régner sur nous et que la frontière méridionale du Burkina Faso épouse le golfe de Guinée depuis Tabou jusqu’à Assinie.
Je termine par ces deux aphorismes de Winston Churchill :
* Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre.
* Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur.
 
Marcel Amondji

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