Quand feu Barthélémy Kotchy se souvenait de sa « rencontre
avec le président Félix Houphouët-Boigny ».
Enseignant à l'Ecole des Lettres, devenue Faculté, je fus élu
Secrétaire général du Synares, en remplacement de mon ami Christophe Dailly,
parti en année sabbatique en 1987. C'est à cette période que, devant la
situation que traversait la Guinée, des étudiants nationaux et étrangers
prirent position en faveur de ce pays. Ils organisèrent une marche de
protestation. Alors, M. M'Bahia-Blé Kouadio, ministre de la Défense
d'Houphouët-Boigny, sévit et fit arrêter certains étudiants ivoiriens et
renvoyer dans leurs pays les étudiants étrangers. Leurs condisciples étudiants
ivoiriens manifestèrent contre l'ingérence du ministre de la Défense dans le
département de son collègue. C'est alors que, M. Lorougnon Guédé, ministre de
la Recherche et de l'Enseignement supérieur, homme de grande valeur,
démissionna. Kotchy ne pouvait tolérer le comportement de son collègue de la
Défense. En ma qualité de Secrétaire général du Synares-Lettres, je suis allé
le voir pour lui demander de revenir sur sa décision. Il répondit qu'il ne
pouvait pas accepter l'immixtion de M. M'Bahia-Blé Kouadio dans son
département. C'était la première fois, en Côte d'Ivoire, qu'on assistait à la
démission d'un ministre de son poste, en 1971.
Entre-temps, à cause de ma prise de position
en faveur des étudiants, ma carrière fut menacée. Devant cette situation, les
jeunes collègues : Dikébié, Akoto et Hié Néa, tous conseillers du chef de
l'État, lui demandèrent de me convoquer pour m'entendre sur la situation qui
prévalait à l'Université.
Le samedi 8 novembre 1971, je suis reçu par
le Président qui m'entretint pendant une dizaine de minutes avant de me céder
la parole.
Aussi lui posai-je deux questions.
— Premièrement, Monsieur le Président, la
Côte d'Ivoire est-elle indépendante ?
Après sa réponse
affirmative, je rétorquai :
— Dans ces conditions, pourquoi l'ambassadeur de
France, M. Raphaël-Leygues, s'autorise-t-il à faire comme s'il était le
président de la Côte d'Ivoire ? Il intervient partout et se mêle de tout.
Je dis alors au
Président que ce comportement de l'ambassadeur était inadmissible et
inacceptable.
— Deuxièmement,
pourquoi, au décanat, aucun Africain ne siège-t-il et pourquoi le programme
enseigné est-il essentiellement français ?
Le président
Houphouët-Boigny me répondit :
— Tout ce que vous venez de me dire et de m'écrire,
si le président français, Georges Pompidou, l'apprenait, qu'adviendrait-il de
moi ?
J'ai alors compris que nous n'étions pas
véritablement indépendants. Il poursuit et souligne que nous n'avons pas les
diplômes qu'il faut pour accéder au décanat.
Je lui fais remarquer que si ce fait est
avéré en partie, nous sommes néanmoins chez nous et d'ailleurs, nous comptons
parmi nous, deux maîtres-assistants : Memel-Fotê et Niangoran-Bouah. Le
Président ordonna alors à ses conseillers de convoquer, pour le lendemain
dimanche, le recteur de l'Université, M. Garagnon. Et comme il fallait surtout
éviter le groupe des cinq amis, donc pas de Memel-Fotê ni de Niangoran-Bouah,
tous deux étant proches de Barthélémy Kotchy, le recteur, M. Garagnon, nomma M.
Joachim Boni comme deuxième assesseur, sur instruction du président Félix
Houphouët-Boigny.
Voilà déjà une bataille de gagnée. Un
Ivoirien a intégré le décanat.
Je rendis compte, à mes amis, de ma rencontre avec le président Félix
Houphouët-Boigny, ce 8 novembre 1971.
Mais le Président, voyant que nous étions des éléments dangereux, selon
lui, pour son pouvoir, chercha à nous disperser.
C’est ainsi qu'il décida d'affecter à l'ambassade de Côte d'Ivoire aux
États-Unis comme Secrétaire, Christophe Wondji, considéré comme l'idéologue du
groupe. Je convoquai alors les amis pour les informer et recueillir leur avis.
La plupart d'entre eux ont voulu baisser les bras pour accepter la décision du
Président. Je m'y opposai. D'autre part, ayant reçu l'onction du père de
Wondji, pour agir selon l'intérêt de son fils et de celui du syndicat, nous
décidons que Christophe Wondji ne partirait pas pour les États-Unis. Il en fut
ainsi. Il fut accompagné alors par notre ami, Séry Gnoléba chez le président,
pour lui dire avec beaucoup de diplomatie que notre ami Christophe Wondji
préférait rester enseignant à Abidjan. Le président Félix Houphouët-Boigny, qui
avait le sens des rapports de forces, accepta le choix du professeur Wondji.
Comme il a beaucoup d'humour, il dit à mon adresse : « Dites à Kotchy que s'il le désire, il peut partir ».
Cette affectation, selon nous, avait pour
objectif fondamental, de disloquer notre groupe de cinq, ce, d'autant plus que
le Professeur Christophe Wondji en était considéré comme le maître à penser
selon le Pouvoir. Lui parti, le groupe serait alors affaibli idéologiquement et
le démantèlement pouvait venir aisément à bout...
Notre position fut ferme. Nous étions prêts à
démissionner si Wondji quittait la Côte d'Ivoire. En outre, il fallait donc
raffermir notre position et notre nationalisme. C'était la base de notre
conflit avec le président Houphouët-Boigny.
Les Français savaient que dans l'enseignement
je faisais autorité. Nanti du CAPES, j'ai enseigné en France pendant quatre
ans. Il n'était donc pas possible d'admettre leur politique de domination.
C'est dans ce contexte que je fus considéré comme l'élément dangereux qu'il
fallait isoler. C'est pourquoi le Président se vit dans l'obligation de
m'exiler. Et comme les élections de 1975 s'annonçaient, il fallait trouver un
prétexte ou un moyen de m'éloigner. Mais le président Houphouët-Boigny,
toujours harcelé par les Français, ne pouvait en aucun cas me renvoyer de
l'Université comme le souhaitaient certains. Il savait la sympathie que les
étudiants témoignaient à mon égard, puisque j'étais un professeur qui, non
seulement maîtrisait sa discipline mais encore était très consciencieux et
nationaliste. Je devenais, pour le président Houphouët-Boigny, « un
os », pour reprendre l'expression du président de l'Assemblée nationale,
Philippe Yacé, qui recevait une délégation d'enseignants à propos de la
situation du professeur Barthélémy Kotchy, neveu d'Ernest Boka.
Alors, quelle est la solution qui s'imposait
à Houphouët-Boigny ? J'ai dû subir un exil.
Mais pendant que j'étais en exil, les membres
du Synares se sont réunis au début du mois d'octobre 1975, pour statuer sur mon
sort. C'est alors qu'une cassure se produisit au sein du Synares. Le groupe de
Jean-Noël Loucou s'opposa à celui de Charles Nokan et de Laurent Gbagbo.
D'après le premier groupe, il fallait m'exclure de l'Université et devant cette
position, le groupe de Nokan et Gbagbo s'est opposé.
Les étudiants également ont pris position et
ont décidé que s'ils ne me voyaient pas d'ici février (nous étions en octobre
1975) ils déclencheraient une grève illimitée. C'est devant cette optique que
le recteur, Diarrassouba Valy, m'écrivit pour me demander de rentrer. J'ai dû
attendre jusqu'à mi-février 1976, après la soutenance de ma thèse de troisième
cycle, avant de rentrer en Côte d'Ivoire. Je rappelle que j'étais marié et père
de quatre enfants. Mon épouse avait reçu une éducation qui lui permettait de
vivre toutes les situations. Aussi me soutint-elle dans toutes mes décisions et
mes prises de positions.
Revenu en Côte d'Ivoire à la fin du mois de février
1976, j'avais décidé de ne plus m'occuper que de mon enseignement. Mais voilà
que des collègues, surtout Français, ne pouvaient plus tolérer l'anarchie qui
régnait à la faculté des Lettres depuis 1980. C'est alors qu'ils me prièrent,
avec insistance, d'accepter le poste de doyen de cette faculté, que dirigeait
Hauhouot Asseypo, qui finissait son mandat. A cette période, devenu doyen, j'ai
bénéficié d'un logement et j'étais voisin du ministre de la Défense, M. Jean
Konan Banny. Or celui-ci avait reçu mission du président Houphouët-Boigny
d'aller négocier avec des enseignants que le régime venait d'emprisonner au
camp d'Akouédo, suite à une grève.
Il connut des difficultés dans sa négociation. C'est
alors qu'il se tourna vers moi pour me demander de l'aider à convaincre mes
collègues d'accepter de sortir de leur cachot.
— Monsieur le Ministre, devais-je lui rappeler,
vous avez un recteur, pourquoi moi ?
— C'est à vous que je m'adresse, Kotchy,
comprenez-moi.
J'ai donc accepté d'offrir mes services. Mais avant d'arriver à
Akouédo, j'ai demandé que l'on isole les six responsables du groupe des
professeurs dont Etté Marcel, le secrétaire du syndicat (Synares). C'est avec
eux que je veux négocier.
Quand ils me virent, ils s'écrièrent : « Ah ! C'est toi ? Ils ont de la chance !
C'eût été le recteur, nous aurions refusé de sortir d'Akouédo ».
En effet, ils
étaient plus d'une centaine de professeurs' d'université emprisonnés au camp
d'Akouédo pour avoir manifesté contre le régime d'Houphouët.
La négociation fut brève. Ils acceptèrent de
sortir de ce cachot et de regagner leurs pénates, comme je le leur avais
demandé, « mais après le repas de midi et
la sieste », me dirent-ils.
Ainsi fut accomplie ma mission, et je rendis compte à M. le ministre de
la Défense, Jean Konan Banny. Il me proposa d'aller avec lui voir le président
Houphouët-Boigny pour lui apprendre le succès de la négociation. Je rétorquai :
« C'est vous qui m'avez envoyé. Ma
mission est accomplie ».
B. KOTCHY
Extrait
de « Quand Barthélémy raconte
N’Guessan-Kotchy », Nei-Ceda, Abidjan 2012.
Voilà ce que j'attends des hommes qui ont côtoyé le pouvoir : témoigner pour nous éclairer. Houphouët-Boigny a tort de croire que le fait de mourir sans laisser d'écrit le grandirait dans le cœur de ses concitoyens.
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