mardi 30 avril 2019

« Premièrement, Monsieur le Président, la Côte d'Ivoire est-elle indépendante ? »…



Quand feu Barthélémy Kotchy se souvenait de sa « rencontre avec le président Félix Houphouët-Boigny ».

Enseignant à l'Ecole des Lettres, devenue Faculté, je fus élu Secrétaire général du Synares, en remplacement de mon ami Christophe Dailly, parti en année sabbatique en 1987. C'est à cette période que, devant la situation que traversait la Guinée, des étudiants nationaux et étrangers prirent position en faveur de ce pays. Ils organisèrent une marche de protestation. Alors, M. M'Bahia-Blé Kouadio, ministre de la Défense d'Houphouët-Boigny, sévit et fit arrêter certains étudiants ivoiriens et renvoyer dans leurs pays les étudiants étrangers. Leurs condisciples étudiants ivoiriens mani­festèrent contre l'ingérence du ministre de la Défense dans le département de son collègue. C'est alors que, M. Lorougnon Guédé, ministre de la Recherche et de l'Enseignement supérieur, homme de grande valeur, démissionna. Kotchy ne pouvait tolérer le comportement de son collègue de la Défense. En ma qualité de Secrétaire général du Synares-Lettres, je suis allé le voir pour lui demander de revenir sur sa décision. Il répondit qu'il ne pouvait pas accepter l'immixtion de M. M'Bahia-Blé Kouadio dans son département. C'était la première fois, en Côte d'Ivoire, qu'on assistait à la démission d'un ministre de son poste, en 1971.
Entre-temps, à cause de ma prise de position en faveur des étudiants, ma carrière fut menacée. Devant cette situation, les jeunes collègues : Dikébié, Akoto et Hié Néa, tous conseillers du chef de l'État, lui demandèrent de me convoquer pour m'entendre sur la situation qui prévalait à l'Université.
Le samedi 8 novembre 1971, je suis reçu par le Président qui m'entretint pendant une dizaine de minutes avant de me céder la parole.
Aussi lui posai-je deux questions.
— Premièrement, Monsieur le Président, la Côte d'Ivoire est-elle indépendante ?
Après sa réponse affirmative, je rétorquai :
— Dans ces conditions, pourquoi l'ambassadeur de France, M. Raphaël-Leygues, s'autorise-t-il à faire comme s'il était le président de la Côte d'Ivoire ? Il intervient partout et se mêle de tout.
Je dis alors au Président que ce comportement de l'ambas­sadeur était inadmissible et inacceptable.
— Deuxièmement, pourquoi, au décanat, aucun Africain ne siège-t-il et pourquoi le programme enseigné est-il essen­tiellement français ?
Le président Houphouët-Boigny me répondit :
— Tout ce que vous venez de me dire et de m'écrire, si le président français, Georges Pompidou, l'apprenait, qu'adviendrait-il de moi ?
J'ai alors compris que nous n'étions pas véritablement indépendants. Il poursuit et souligne que nous n'avons pas les diplômes qu'il faut pour accéder au décanat.
Je lui fais remarquer que si ce fait est avéré en partie, nous sommes néanmoins chez nous et d'ailleurs, nous comptons parmi nous, deux maîtres-assistants : Memel-Fotê et Niangoran-Bouah. Le Président ordonna alors à ses conseillers de convoquer, pour le lendemain dimanche, le recteur de l'Université, M. Garagnon. Et comme il fallait surtout éviter le groupe des cinq amis, donc pas de Memel-Fotê ni de Niangoran-Bouah, tous deux étant proches de Barthélémy Kotchy, le recteur, M. Garagnon, nomma M. Joachim Boni comme deuxième assesseur, sur instruction du président Félix Houphouët-Boigny.
Voilà déjà une bataille de gagnée. Un Ivoirien a intégré le décanat.
Je rendis compte, à mes amis, de ma rencontre avec le président Félix Houphouët-Boigny, ce 8 novembre 1971.
Mais le Président, voyant que nous étions des éléments dangereux, selon lui, pour son pouvoir, chercha à nous disperser.
C’est ainsi qu'il décida d'affecter à l'ambassade de Côte d'Ivoire aux États-Unis comme Secrétaire, Christophe Wondji, considéré comme l'idéologue du groupe. Je convoquai alors les amis pour les informer et recueillir leur avis. La plupart d'entre eux ont voulu baisser les bras pour accepter la décision du Président. Je m'y opposai. D'autre part, ayant reçu l'onction du père de Wondji, pour agir selon l'intérêt de son fils et de celui du syndicat, nous décidons que Christophe Wondji ne partirait pas pour les États-Unis. Il en fut ainsi. Il fut accom­pagné alors par notre ami, Séry Gnoléba chez le président, pour lui dire avec beaucoup de diplomatie que notre ami Christophe Wondji préférait rester enseignant à Abidjan. Le président Félix Houphouët-Boigny, qui avait le sens des rapports de forces, accepta le choix du professeur Wondji. Comme il a beaucoup d'humour, il dit à mon adresse : « Dites à Kotchy que s'il le désire, il peut partir ».
Cette affectation, selon nous, avait pour objectif fonda­mental, de disloquer notre groupe de cinq, ce, d'autant plus que le Professeur Christophe Wondji en était considéré comme le maître à penser selon le Pouvoir. Lui parti, le groupe serait alors affaibli idéologiquement et le démantèle­ment pouvait venir aisément à bout...
Notre position fut ferme. Nous étions prêts à démissionner si Wondji quittait la Côte d'Ivoire. En outre, il fallait donc raffermir notre position et notre nationalisme. C'était la base de notre conflit avec le président Houphouët-Boigny.
Les Français savaient que dans l'enseignement je faisais autorité. Nanti du CAPES, j'ai enseigné en France pendant quatre ans. Il n'était donc pas possible d'admettre leur politique de domination. C'est dans ce contexte que je fus considéré comme l'élément dangereux qu'il fallait isoler. C'est pourquoi le Président se vit dans l'obligation de m'exiler. Et comme les élections de 1975 s'annonçaient, il fallait trouver un prétexte ou un moyen de m'éloigner. Mais le président Houphouët-Boigny, toujours harcelé par les Français, ne pouvait en aucun cas me renvoyer de l'Université comme le souhaitaient certains. Il savait la sympathie que les étudiants témoignaient à mon égard, puisque j'étais un professeur qui, non seulement maîtrisait sa discipline mais encore était très consciencieux et nationaliste. Je devenais, pour le président Houphouët-Boigny, « un os », pour reprendre l'expression du président de l'Assemblée nationale, Philippe Yacé, qui recevait une délégation d'enseignants à propos de la situation du professeur Barthélémy Kotchy, neveu d'Ernest Boka.
Alors, quelle est la solution qui s'imposait à Houphouët-Boigny ? J'ai dû subir un exil.
Mais pendant que j'étais en exil, les membres du Synares se sont réunis au début du mois d'octobre 1975, pour statuer sur mon sort. C'est alors qu'une cassure se produisit au sein du Synares. Le groupe de Jean-Noël Loucou s'opposa à celui de Charles Nokan et de Laurent Gbagbo. D'après le premier groupe, il fallait m'exclure de l'Université et devant cette position, le groupe de Nokan et Gbagbo s'est opposé.
Les étudiants également ont pris position et ont décidé que s'ils ne me voyaient pas d'ici février (nous étions en octobre 1975) ils déclencheraient une grève illimitée. C'est devant cette optique que le recteur, Diarrassouba Valy, m'écrivit pour me demander de rentrer. J'ai dû attendre jusqu'à mi-février 1976, après la soutenance de ma thèse de troisième cycle, avant de rentrer en Côte d'Ivoire. Je rappelle que j'étais marié et père de quatre enfants. Mon épouse avait reçu une éducation qui lui permettait de vivre toutes les situations. Aussi me soutint-elle dans toutes mes décisions et mes prises de positions.
Revenu en Côte d'Ivoire à la fin du mois de février 1976, j'avais décidé de ne plus m'occuper que de mon enseigne­ment. Mais voilà que des collègues, surtout Français, ne pou­vaient plus tolérer l'anarchie qui régnait à la faculté des Lettres depuis 1980. C'est alors qu'ils me prièrent, avec insis­tance, d'accepter le poste de doyen de cette faculté, que dirigeait Hauhouot Asseypo, qui finissait son mandat. A cette période, devenu doyen, j'ai bénéficié d'un logement et j'étais voisin du ministre de la Défense, M. Jean Konan Banny. Or celui-ci avait reçu mission du président Houphouët-Boigny d'aller négocier avec des enseignants que le régime venait d'emprisonner au camp d'Akouédo, suite à une grève.
Il connut des difficultés dans sa négociation. C'est alors qu'il se tourna vers moi pour me demander de l'aider à convaincre mes collègues d'accepter de sortir de leur cachot.
   Monsieur le Ministre, devais-je lui rappeler, vous avez un recteur, pourquoi moi ?
     C'est à vous que je m'adresse, Kotchy, comprenez-moi.
J'ai donc accepté d'offrir mes services. Mais avant d'arriver à Akouédo, j'ai demandé que l'on isole les six responsables du groupe des professeurs dont Etté Marcel, le secrétaire du syndicat (Synares). C'est avec eux que je veux négocier.
Quand ils me virent, ils s'écrièrent : « Ah ! C'est toi ? Ils ont de la chance ! C'eût été le recteur, nous aurions refusé de sortir d'Akouédo ».
En effet, ils étaient plus d'une centaine de professeurs' d'université emprisonnés au camp d'Akouédo pour avoir manifesté contre le régime d'Houphouët.
La négociation fut brève. Ils acceptèrent de sortir de ce cachot et de regagner leurs pénates, comme je le leur avais demandé, « mais après le repas de midi et la sieste », me dirent-ils.
Ainsi fut accomplie ma mission, et je rendis compte à M. le ministre de la Défense, Jean Konan Banny. Il me proposa d'aller avec lui voir le président Houphouët-Boigny pour lui apprendre le succès de la négociation. Je rétorquai : « C'est vous qui m'avez envoyé. Ma mission est accomplie ».

B. KOTCHY
Extrait de « Quand Barthélémy raconte N’Guessan-Kotchy », Nei-Ceda, Abidjan 2012.

1 commentaire:

  1. Voilà ce que j'attends des hommes qui ont côtoyé le pouvoir : témoigner pour nous éclairer. Houphouët-Boigny a tort de croire que le fait de mourir sans laisser d'écrit le grandirait dans le cœur de ses concitoyens.

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