NOTRE
HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019
Non !
Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de l’Histoire,
d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son être de chair
ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous parler, et
continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant œuvré à
faire naître à la conscience d’eux-mêmes.
HONNEUR
ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !
La
Rédaction
Avec l'aimable permission de Grah Pol |
In memoriam
!
« Nous courûmes vers le
port. Atteint par une balle, un inconnu se fit tuer à quelques pas de nous. Une
plaque rappelle son souvenir » Jean
d'Ormesson.
Une
plaque rappelle son souvenir. Un inconnu... Or vous n'étiez pas des inconnus,
mais des militants reconnus, revendiquant leur place au soleil ; vous désiriez
« former avec le peuple de France une union librement consentie » ; ouvrir
enfin un avenir radieux pour vos enfants ; donner le jour à une Afrique
débarrassée de toute tutelle. Vous ne supportiez plus le poids du mépris et des
injustices. Vous réclamiez l'application effective de la devise française : «
Liberté, Égalité, Fraternité ». Dans le même temps, d'autres pensaient :
suprématie, domination, exploitation.
Place,
avenue, rue, boulevard, monument, tous les honneurs pour les martyrs
d'aujourd'hui. Mais et Vous ? Qui êtes-vous maintenant sinon des inconnus sans
la plus petite plaque.
L'Histoire
tronquée, falsifiée, méprisée, manipulée, travestie à tous les échelons a porté
des fruits amers. Morts djouffa[1] !,
les combattants d'hier. Et pourtant ils luttaient pour sortir de la servitude
que d'autres hommes voulaient éternelle. Ils accoururent de partout à l'appel
du PDCI-RDA pour briser leurs chaînes : des villes et des villages, des
campements les plus reculés, abandonnant tout pour dire « présents ! », heureux
de combattre enfin pour leur propre liberté.
Bongouanou,
Bocanda, Treichville, Bondoukou, Ferkessédougou, Abengourou, Dabou, Bouaké,
Daloa, Zuénoula, N'gokro, Issia, Affery, Bouaflé, Sinfra, Yamoussoukro,
Dimbokro, Séguéla, de partout...du Sud, du Nord, de l'Est, de l'Ouest.
Des
victimes ? Il y en eut, certes. Avant et... après. D'abord, le sénateur Biaka
Boda, pendu ; Bernard Diaye, dont on se débarrassa par une injection, et plus
tard, après, parce qu'il osera contester, le président Ernest Boka, lui aussi «
pendu »... Puis un à un, les compagnons mêmes de la lutte pour la résurrection
d'un peuple, d'un continent qui avait étouffé sous la livrée des maîtres,
furent éliminés ou réduits au silence. Habilement ces anciens maîtres,
théoriquement partis, avaient soit retourné l'adversaire d'hier, soit mis ou
maintenus en place – à la première place – des agents qui n'auront de cesse
d'enflammer le continent pour leur propre gloriole et les intérêts partagés –
inégalement certes – de leurs mandants et de leur propre famille. Aussi les
griots prendront-ils la place des penseurs qu'on emprisonnerait bientôt; le
parti unique naissait pour être au service non du Peuple mais d'un individu
exclusivement. Morts djouffa ! Or Dieu sait si vous fûtes nombreux à
vous jeter dans la grande aventure de la lutte pour notre libération.
«
[Lui] seul » ?! Non ! Il y eut des compagnons et quels compagnons ! Georges
Kassi, Gabriel Dadié dit « le général », Djibril Djabi, Fulgence Brou, Joseph
Anoma, Hyacinte Koutoua, Lamine Touré, Georges Assamoi, Tiacoh N'zikpri, et
d'autres, des centaines d'autres, dès les premières heures du Syndicat
africain, et par la suite, en politique, Ouezzin Coulibaly, Gabriel
d'Arboussier, Doudou Gueye, Damet Kouassi Gerty, Frédéric Indat, Mamadou Koné,
Séré Douani, Alexandre Adandé, Joseph Corréa, Daouda Diallo, Zamblé bi
Zamblé... Des hommes... et des femmes, de toutes les conditions. Nombre d'entre
eux acceptèrent de mourir, non pour un parti mais polir la cause de tous, non
pour le triomphe d'une idéologie partisane, encore moins pour consacrer le
pouvoir personnel d'un individu mais pour affirmer leur essence humaine. Le
rêve n'était-il pas beau ! Qu'enfin le soleil des tropiques éclaire notre peau
et la pare de tout son éclat.
Morts
djouffa ! Non ! Jamais la nuit sur
vous ne se fera, car vous fûtes les premières pierres sur lesquelles allait
s'édifier la Côte d'Ivoire indépendante. Parmi vous, il y avait des hommes très
riches qui furent ruinés parce qu'ils avaient adhéré pleinement à l'idéal
premier du PDCI-RDA, et leurs épouses et descendants seront souvent d'un coup
de pied rageur jetés à la rue. Contre vous, contre eux, souvent on multipliera
les chicanes pour donner « force à la loi ».
Dans
notre Afrique des caprices où les soutiens inconditionnels, les référendums
sur commande, les chants des artistes, les tam-tams incessants des griots, les
articles louangeurs des journalistes, les danses frénétiques des femmes
permettent toutes les fausses sorties, la révision permanente des constitutions
et la présidence à vie ; dans ce vieux continent où le maître du jour, à la
bonne gouvernance autoproclamée, joue avec l'avenir du peuple selon ses
fantaisies, ses sautes d'humeur, sa suffisance, la Côte d'Ivoire n'a, hélas,
pas fait exception. Et nous voici pataugeant dans un bourbier politique, dans
un chaos social, voulu, cherché, créé, entretenu des années durant. Aujourd'hui,
voici des hommes dans la tourmente, jouant à cache-cache avec leur destin,
parce qu'en leur grande majorité ils ignorent et ne veulent pas connaître les
dures étapes qui jalonnèrent le long parcours de leur pays.
À
l'aurore des indépendances, trop tôt hissés au pouvoir, trop tôt adulés,
n'ayant pas vécu les dures réalités de la colonisation, nombreux ont été ceux
qui ayant tout confondu ne se sentaient « hommes » que juchés sur les épaules
des autres. N'étaient-ils pas les jeunes ? L’avenir ? N'avaient-ils pas des
parchemins ? Ceux-ci ne représentaient-ils pas à leurs yeux la seule référence
pour obtenir et parfois exiger le respect des autres ? D'ailleurs que fit le
régime d'alors pour endiguer les appétits juvéniles ? La paix à tout prix ne
commandait-elle pas le silence-Mais qu'a-t-on voulu faire de nous ? Un peuple
de consommateurs et non de réflexion, barbouillé et non pétri de culture. Des
courtisans brandissant l'argument d'autorité – « le chef a dit » – et des
analphabètes politiques rivés à des calculs mesquins, quotidiens, de survie.
Des pauvres, dans un pays qui a eu le pétrole et le gaz, et des milliards,
dit-on, laissés en héritage par le « gérant français ». Quid de notre légitime
aspiration à la citoyenneté ? Devrons-nous toujours rester sujets des maîtres
anciens et nouveaux associés ? Sortirons-nous jamais des années d'injustice et
de psittacisme ? Des années de cuisine politicienne additionnée, persillée,
pimentée d'un certain article qu'à ses heures de recréation l'Assemblée
nationale était appelée à voter et qu'elle votait les deux bras levés... par
précaution démocratique.
Aujourd'hui
le pari est engagé. Laisserons-nous passer cette chance d'être enfin ce citoyen
conscient, décidé à prendre son destin en main ou continuerons-nous, éternel
sujet, à nous laisser ballotter au gré des vents capricieux que soufflent chez
nous tant de marchands de bonheur.
Le
long parcours !... Du Congrès de Bamako au 6 février 1949, ce fut la
pacification larvée. Le 6 février ouvrait le ballet de la répression après la
conférence avortée organisée par le Bloc Démocratique Africain du sénateur
Djaument. Que voulait-il ? Nous donner les causes du différend entre lui et le président
du RDA. La parole devait lui être refusée. À l'issue de cette conférence
tumultueuse, huit membres du Comité directeur du PDCI-RDA – Séry Koré, Philippe
Vieyra, Albert Paraiso, Jacob Williams, Mathieu Ekra, Lamad Camara, Jean-Baptiste
Mockey, Bernard Dadié – furent arrêtés. L'instruction des événements de Treichville
traînant en longueur, les prisonniers décidèrent de faire la grève de la faim.
Commencée le 12 décembre, elle prendra fin le 29, soit une durée de seize
jours. Séry Koré, Albert Paraiso, Philippe Vieyra et Mathieu Ekra furent
hospitalisés. La grève des achats pour soutenir l'action des grévistes de la
faim commença le 15 décembre et enclencha le feu de la répression.
Devant
l'indifférence des autorités en place au sort des prisonniers, les femmes
marchèrent sur Grand-Bassam. De l'affrontement violent entre les forces de
l'ordre et les militantes certaines garderont les séquelles ou en mourront dans
le silence le plus stoïque ; oubliées, effacées des mémoires parce qu'une page
avait été tournée dans notre Histoire, et qu'il n'était pas séant de l'évoquer,
même en « chuchotant ».
Est-il
fastidieux de parler encore de tout cela pour ceux qui se voudraient créateurs
d'une histoire nouvelle ? Morts djouffa
!
In
memoriam ! Morts de Dimbokro et d'ailleurs, morts pour la Côte d'Ivoire ; morts
sans couronnes ni discours, enterrés sans tapage ; hommes, femmes, la nuit sur
vous jamais ne se fera. Vous fûtes des soldats et non des mercenaires, votre
combat se fit en plein jour et non dans les ténèbres. Vos armes ? Vos poings et
des pierres ramassées au long des rues ; vos véhicules ? Vos jambes. Vous
entendiez créer un pays qui fût vôtre, qui fût nôtre. Salut !
Morts
de Bouaflé et d'ailleurs, en vous ignorant, des professeurs, des docteurs, ne
deviennent-ils pas partisans, eux dont la mission est de chercher, creuser,
fouiller pour éclairer le trajet parcouru et à parcourir afin qu'un peuple
s'assume et reste debout uni sous tous les orages - surtout si les nuages se
sont longtemps accumulés. Car si d'aventure, professeurs et docteurs étaient
aux commandes de l'État, comment pourraient-ils, s'ils cessaient de penser à la
continuité de la nation, c'est-à-dire à la continuité de son Histoire, éviter
les ornières, épargner à leurs concitoyens les tracas dont ils auraient
eux-mêmes eu à souffrir ? Quoi mieux que cette réflexion pourrait leur
permettre de dominer l'ivresse d'une victoire ? Le sort d'un pays ne saurait se
jouer au « quitte ou double » comme on voudrait nous le faire accroire.
Il
nous a été dit qu’un ministre de notre première République, un Français,
préféra démissionner de son poste plutôt que d'aider à confondre le budget de
l'État avec des poches personnelles. C'est ça l'histoire. Un exemple, très rare
dans l'Afrique des Temps nouveaux. Et c'était un Français des Antilles, un «
béké », Raphaël Saller.
Au
reste, ne serait-il pas temps pour notre éducation politique de briser toutes
digues et remparts mentaux, de faire, en ce domaine aussi, de l'honnêteté notre
vertu cardinale en mettant enfin, entre autre, à la disposition du grand public
dans des éditions de poche facilement accessibles par le prix, le format et le
caractère, l'entière relation des faits qui jalonnèrent notre XXe
siècle ivoirien et singulièrement ces cinquante dernières années. Rééditer, par
exemple, Les Événements de Treichville de Léon-Gontran Damas, éditer les Actes
du Procès de Grand-Bassam (1950), d'Assabou (1963) et tout autre document qui
permettraient à chacun d'entre nous de faire son aggiornamento, de faire corps
avec son/notre Histoire afin de nous épargner les marches à contretemps,
souvent si dommageables, de surtout savoir sérier les ordres et les mots
d'ordre soufflés d'ici et d'ailleurs, aussi mystificateurs qu'ils soient.
L'indépendance, c'est certainement aussi savoir se situer.
Le
long parcours !... Depuis 1951, les « procès » n'ont pas manqué de proliférer.
Gabriel d'Arboussier, le Chat noir, les Officiers bété, N'go Blaise et ses
compagnons, le Sanwi et son traité de protectorat de 1843, la République
d'Éburnie, les Étudiants, les membres de la JRDACI, Ernest Boka... Une sorte de
continuité s'établissait entre la pacification et la justice indigène, les
peines à la tête de l'individu, proportionnelles à son audience auprès des
siens. La guerre froide sous les tropiques. Tout près de nous, faut-il oublier
Noël Ébony qui ne survécut pas à sa comparution devant le tribunal du Bureau
politique pour avoir traité de mirage le grand miracle ivoirien ? C'est ça
aussi l'Histoire. Un acte, un geste, un mot qui donnent l'alarme.
Pourquoi
faut-il toujours, des bords de la Seine ou du Potomac, envisager l'avenir de
notre pays ?
Avons-nous
eu, avons-nous suffisamment de références pour éviter que des crises salutaires
ne se transforment en un torrent qui balaie tout sur son passage, emportant à
l'océan toute terre arable et ne laissant que désolation stérile ?
Cependant
les gardiens de la paix coloniale ont-ils eux cessé de veiller avec leurs
armes, leur presse et... leurs valises ? Des chefs imposés aux présidents
imposés, mutatis mutandis[2],
la continuité dans les rapports Nord-Sud a été assurée.
«
Dieu le veult ! », Dieu l'a-t-il voulu ? Non. Dieu n'a jamais été pour les
misères, les injustices, les assassinats, les luttes fratricides. Prenons nos
responsabilités. Bâtissons églises, temples et mosquées et tout autre édifice
religieux que nous voudrons, mais qu'il soit dit que les prières des spoliés,
des affamés, que les supplications des mendiants de vie, de respect, de dignité
qui monteront en ces lieux seront des prières d'accusation pour ceux qui
parlant de Dieu piétinent l'homme. Troisième millénaire ! Et c'est encore le
règne des boucaniers dont le nombre ne cesse de croître sous nos tropiques.
Jéhovah,
Dieu, Allah ! Peut-on le nommer avec des armes à la ceinture et en bandoulière
et plus encore, dans son cœur ?
Troisième
millénaire, allons ! Il n'est pas trop tard pour que nous constituions le bataillon
véritablement pacifique de ceux qui veulent libérer les hommes des œillères,
des faims et de toutes les soifs.
In
memoriam ! Palaka, Dimbroko, Bouaflé, Sanwi, Guébié, Assabou, le parcours a été
long, très long ; larmes, sang, prisons. Morts djouffa !, un des
rescapés des événements de Treichville, à qui fut épargné – il était à
l'extérieur – mais non à sa femme et à ses enfants jetés à la rue, Assabou,
vous salue. Son crime avait été celui d'écrire, de dénoncer pour que l'homme
n'ait plus peur de vivre, plus peur du lendemain et qu'il lui soit redonné la
plénitude de son rire. Comme certains d'entre vous, il a connu les coups de
crosse, les perquisitions, les fouilles... « Sujet français », il a dormi dans
les odeurs de déjections diverses de la prison. Il est des vôtres et il restera
des vôtres. Notre rêve est toujours le même et toujours à faire éclore ! Sortir
l'homme et la femme de toutes les prisons, de toutes les colonisations,
certains qu'un État fondé sur l'injustice ne peut que cultiver la corruption et
favoriser les querelles entre les citoyens.
In memoriam !
Un jour, l'histoire de votre parcours, de votre odyssée sera écrite, enseignée
dans sa totalité et l'on parlera enfin de vous. Vous ne serez plus des morts djouffa !
Fasse
Dieu que dans une église, un temple, une mosquée, pour vous, soit dite, un
jour, une prière et dans une réunion politique soit parfois gardée une minute
de silence.
Bernard BINLIN-DADIÉ, ancien
prisonnier politique PDCI-RDA.
Texte paru dans Soir-Info des 03-04
novembre 2001.
Source : B.B. Dadié, « Cailloux blancs », NEI/CEDA 2004
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