jeudi 18 avril 2019

CLIMBIÉ S’EST ABSENTÉ… (5/5)



NOTRE HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019

Non ! Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de l’Histoire, d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son être de chair ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous parler, et continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant œuvré à faire naître à la conscience d’eux-mêmes.

HONNEUR ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !

La Rédaction


  

Avec l'aimable permission de Grah Pol

  
In memoriam !

« Nous courûmes vers le port. Atteint par une balle, un inconnu se fit tuer à quelques pas de nous. Une plaque rappelle son souvenir » Jean d'Ormesson.

Une plaque rappelle son souvenir. Un inconnu... Or vous n'étiez pas des inconnus, mais des militants reconnus, revendiquant leur place au soleil ; vous désiriez « former avec le peuple de France une union librement consentie » ; ouvrir enfin un avenir radieux pour vos enfants ; donner le jour à une Afrique débarrassée de toute tutelle. Vous ne supportiez plus le poids du mépris et des injustices. Vous réclamiez l'application effective de la devise française : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Dans le même temps, d'autres pensaient : suprématie, domination, exploitation.
Place, avenue, rue, boulevard, monument, tous les honneurs pour les martyrs d'aujourd'hui. Mais et Vous ? Qui êtes-vous maintenant sinon des inconnus sans la plus petite plaque.
L'Histoire tronquée, falsifiée, méprisée, manipulée, travestie à tous les échelons a porté des fruits amers. Morts djouffa[1] !, les combattants d'hier. Et pourtant ils luttaient pour sortir de la servitude que d'autres hommes voulaient éternelle. Ils accoururent de partout à l'appel du PDCI-RDA pour briser leurs chaînes : des villes et des villages, des campements les plus reculés, abandonnant tout pour dire « présents ! », heureux de combattre enfin pour leur propre liberté.
Bongouanou, Bocanda, Treichville, Bondoukou, Ferkessédougou, Abengourou, Dabou, Bouaké, Daloa, Zuénoula, N'gokro, Issia, Affery, Bouaflé, Sinfra, Yamoussoukro, Dimbokro, Séguéla, de partout...du Sud, du Nord, de l'Est, de l'Ouest.
Des victimes ? Il y en eut, certes. Avant et... après. D'abord, le sénateur Biaka Boda, pendu ; Bernard Diaye, dont on se débarrassa par une injection, et plus tard, après, parce qu'il osera contester, le président Ernest Boka, lui aussi « pendu »... Puis un à un, les compagnons mêmes de la lutte pour la résurrection d'un peuple, d'un continent qui avait étouffé sous la livrée des maîtres, furent éliminés ou réduits au silence. Habilement ces anciens maîtres, théoriquement partis, avaient soit retourné l'adversaire d'hier, soit mis ou maintenus en place – à la première place – des agents qui n'auront de cesse d'enflammer le continent pour leur propre gloriole et les intérêts partagés – inégalement certes – de leurs mandants et de leur propre famille. Aussi les griots prendront-ils la place des penseurs qu'on emprisonnerait bientôt; le parti unique naissait pour être au service non du Peuple mais d'un individu exclusivement. Morts djouffa ! Or Dieu sait si vous fûtes nombreux à vous jeter dans la grande aventure de la lutte pour notre libération.
« [Lui] seul » ?! Non ! Il y eut des compagnons et quels compagnons ! Georges Kassi, Gabriel Dadié dit « le général », Djibril Djabi, Fulgence Brou, Joseph Anoma, Hyacinte Koutoua, Lamine Touré, Georges Assamoi, Tiacoh N'zikpri, et d'autres, des centaines d'autres, dès les premières heures du Syndicat africain, et par la suite, en politique, Ouezzin Coulibaly, Gabriel d'Arboussier, Doudou Gueye, Damet Kouassi Gerty, Frédéric Indat, Mamadou Koné, Séré Douani, Alexandre Adandé, Joseph Corréa, Daouda Diallo, Zamblé bi Zamblé... Des hommes... et des femmes, de toutes les conditions. Nombre d'entre eux acceptèrent de mourir, non pour un parti mais polir la cause de tous, non pour le triomphe d'une idéologie partisane, encore moins pour consacrer le pouvoir personnel d'un individu mais pour affirmer leur essence humaine. Le rêve n'était-il pas beau ! Qu'enfin le soleil des tropiques éclaire notre peau et la pare de tout son éclat.
Morts djouffa ! Non ! Jamais la nuit sur vous ne se fera, car vous fûtes les premières pierres sur lesquelles allait s'édifier la Côte d'Ivoire indépendante. Parmi vous, il y avait des hommes très riches qui furent ruinés parce qu'ils avaient adhéré pleinement à l'idéal premier du PDCI-RDA, et leurs épouses et descendants seront souvent d'un coup de pied rageur jetés à la rue. Contre vous, contre eux, souvent on multipliera les chicanes pour donner « force à la loi ».
Dans notre Afrique des caprices où les soutiens incondi­tionnels, les référendums sur commande, les chants des artistes, les tam-tams incessants des griots, les articles louangeurs des journalistes, les danses frénétiques des femmes permettent toutes les fausses sorties, la révision permanente des constitutions et la présidence à vie ; dans ce vieux continent où le maître du jour, à la bonne gouvernance autoproclamée, joue avec l'avenir du peuple selon ses fantaisies, ses sautes d'humeur, sa suffisance, la Côte d'Ivoire n'a, hélas, pas fait exception. Et nous voici pataugeant dans un bourbier politique, dans un chaos social, voulu, cherché, créé, entretenu des années durant. Aujourd'hui, voici des hommes dans la tourmente, jouant à cache-cache avec leur destin, parce qu'en leur grande majorité ils ignorent et ne veulent pas connaître les dures étapes qui jalonnèrent le long parcours de leur pays.
À l'aurore des indépendances, trop tôt hissés au pouvoir, trop tôt adulés, n'ayant pas vécu les dures réalités de la colonisation, nombreux ont été ceux qui ayant tout confondu ne se sentaient « hommes » que juchés sur les épaules des autres. N'étaient-ils pas les jeunes ? L’avenir ? N'avaient-ils pas des parchemins ? Ceux-ci ne représentaient-ils pas à leurs yeux la seule référence pour obtenir et parfois exiger le respect des autres ? D'ailleurs que fit le régime d'alors pour endiguer les appétits juvéniles ? La paix à tout prix ne commandait-elle pas le silence-Mais qu'a-t-on voulu faire de nous ? Un peuple de consomma­teurs et non de réflexion, barbouillé et non pétri de culture. Des courtisans brandissant l'argument d'autorité – « le chef a dit » – et des analphabètes politiques rivés à des calculs mesquins, quotidiens, de survie. Des pauvres, dans un pays qui a eu le pétrole et le gaz, et des milliards, dit-on, laissés en héritage par le « gérant français ». Quid de notre légitime aspiration à la citoyenneté ? Devrons-nous toujours rester sujets des maîtres anciens et nouveaux associés ? Sortirons-nous jamais des années d'injustice et de psittacisme ? Des années de cuisine politicienne additionnée, persillée, pimentée d'un certain article qu'à ses heures de recréation l'Assemblée nationale était appelée à voter et qu'elle votait les deux bras levés... par précaution démocratique.
Aujourd'hui le pari est engagé. Laisserons-nous passer cette chance d'être enfin ce citoyen conscient, décidé à prendre son destin en main ou continuerons-nous, éternel sujet, à nous laisser ballotter au gré des vents capricieux que soufflent chez nous tant de marchands de bonheur.
Le long parcours !... Du Congrès de Bamako au 6 février 1949, ce fut la pacification larvée. Le 6 février ouvrait le ballet de la répression après la conférence avortée organisée par le Bloc Démocratique Africain du sénateur Djaument. Que voulait-il ? Nous donner les causes du différend entre lui et le président du RDA. La parole devait lui être refusée. À l'issue de cette conférence tumultueuse, huit membres du Comité directeur du PDCI-RDA – Séry Koré, Philippe Vieyra, Albert Paraiso, Jacob Williams, Mathieu Ekra, Lamad Camara, Jean-Baptiste Mockey, Bernard Dadié – furent arrêtés. L'instruction des événements de Treichville traînant en longueur, les prisonniers décidèrent de faire la grève de la faim. Commencée le 12 décembre, elle prendra fin le 29, soit une durée de seize jours. Séry Koré, Albert Paraiso, Philippe Vieyra et Mathieu Ekra furent hospitalisés. La grève des achats pour soutenir l'action des grévistes de la faim commença le 15 décembre et enclencha le feu de la répression.
Devant l'indifférence des autorités en place au sort des prisonniers, les femmes marchèrent sur Grand-Bassam. De l'affrontement violent entre les forces de l'ordre et les militantes certaines garderont les séquelles ou en mourront dans le silence le plus stoïque ; oubliées, effacées des mémoires parce qu'une page avait été tournée dans notre Histoire, et qu'il n'était pas séant de l'évoquer, même en « chuchotant ».
Est-il fastidieux de parler encore de tout cela pour ceux qui se voudraient créateurs d'une histoire nouvelle ? Morts djouffa !
In memoriam ! Morts de Dimbokro et d'ailleurs, morts pour la Côte d'Ivoire ; morts sans couronnes ni discours, enterrés sans tapage ; hommes, femmes, la nuit sur vous jamais ne se fera. Vous fûtes des soldats et non des mercenaires, votre combat se fit en plein jour et non dans les ténèbres. Vos armes ? Vos poings et des pierres ramassées au long des rues ; vos véhicules ? Vos jambes. Vous entendiez créer un pays qui fût vôtre, qui fût nôtre. Salut !
Morts de Bouaflé et d'ailleurs, en vous ignorant, des professeurs, des docteurs, ne deviennent-ils pas partisans, eux dont la mission est de chercher, creuser, fouiller pour éclairer le trajet parcouru et à parcourir afin qu'un peuple s'assume et reste debout uni sous tous les orages - surtout si les nuages se sont longtemps accumulés. Car si d'aventure, professeurs et docteurs étaient aux commandes de l'État, comment pourraient-ils, s'ils cessaient de penser à la continuité de la nation, c'est-à-dire à la continuité de son Histoire, éviter les ornières, épargner à leurs concitoyens les tracas dont ils auraient eux-mêmes eu à souffrir ? Quoi mieux que cette réflexion pourrait leur permettre de dominer l'ivresse d'une victoire ? Le sort d'un pays ne saurait se jouer au « quitte ou double » comme on voudrait nous le faire accroire.
Il nous a été dit qu’un ministre de notre première République, un Français, préféra démissionner de son poste plutôt que d'aider à confondre le budget de l'État avec des poches personnelles. C'est ça l'histoire. Un exemple, très rare dans l'Afrique des Temps nouveaux. Et c'était un Français des Antilles, un « béké », Raphaël Saller.
Au reste, ne serait-il pas temps pour notre éducation politique de briser toutes digues et remparts mentaux, de faire, en ce domaine aussi, de l'honnêteté notre vertu cardinale en mettant enfin, entre autre, à la disposition du grand public dans des éditions de poche facilement accessibles par le prix, le format et le caractère, l'entière relation des faits qui jalonnèrent notre XXe siècle ivoirien et singulièrement ces cinquante dernières années. Rééditer, par exemple, Les Événements de Treichville de Léon-Gontran Damas, éditer les Actes du Procès de Grand-Bassam (1950), d'Assabou (1963) et tout autre document qui permettraient à chacun d'entre nous de faire son aggiornamento, de faire corps avec son/notre Histoire afin de nous épargner les marches à contretemps, souvent si dommageables, de surtout savoir sérier les ordres et les mots d'ordre soufflés d'ici et d'ailleurs, aussi mystificateurs qu'ils soient. L'indépendance, c'est certaine­ment aussi savoir se situer.
Le long parcours !... Depuis 1951, les « procès » n'ont pas manqué de proliférer. Gabriel d'Arboussier, le Chat noir, les Officiers bété, N'go Blaise et ses compagnons, le Sanwi et son traité de protectorat de 1843, la République d'Éburnie, les Étudiants, les membres de la JRDACI, Ernest Boka... Une sorte de continuité s'établissait entre la pacification et la justice indigène, les peines à la tête de l'individu, proportionnelles à son audience auprès des siens. La guerre froide sous les tropiques. Tout près de nous, faut-il oublier Noël Ébony qui ne survécut pas à sa comparution devant le tribunal du Bureau politique pour avoir traité de mirage le grand miracle ivoirien ? C'est ça aussi l'Histoire. Un acte, un geste, un mot qui donnent l'alarme.
Pourquoi faut-il toujours, des bords de la Seine ou du Potomac, envisager l'avenir de notre pays ?
Avons-nous eu, avons-nous suffisamment de références pour éviter que des crises salutaires ne se transforment en un torrent qui balaie tout sur son passage, emportant à l'océan toute terre arable et ne laissant que désolation stérile ?
Cependant les gardiens de la paix coloniale ont-ils eux cessé de veiller avec leurs armes, leur presse et... leurs valises ? Des chefs imposés aux présidents imposés, mutatis mutandis[2], la continuité dans les rapports Nord-Sud a été assurée.
« Dieu le veult ! », Dieu l'a-t-il voulu ? Non. Dieu n'a jamais été pour les misères, les injustices, les assassinats, les luttes fratricides. Prenons nos responsabilités. Bâtissons églises, temples et mosquées et tout autre édifice religieux que nous voudrons, mais qu'il soit dit que les prières des spoliés, des affamés, que les supplications des mendiants de vie, de respect, de dignité qui monteront en ces lieux seront des prières d'accusation pour ceux qui parlant de Dieu piétinent l'homme. Troisième millénaire ! Et c'est encore le règne des boucaniers dont le nombre ne cesse de croître sous nos tropiques.
Jéhovah, Dieu, Allah ! Peut-on le nommer avec des armes à la ceinture et en bandoulière et plus encore, dans son cœur ?
Troisième millénaire, allons ! Il n'est pas trop tard pour que nous constituions le bataillon véritablement pacifique de ceux qui veulent libérer les hommes des œillères, des faims et de toutes les soifs.
In memoriam ! Palaka, Dimbroko, Bouaflé, Sanwi, Guébié, Assabou, le parcours a été long, très long ; larmes, sang, prisons. Morts djouffa !, un des rescapés des événements de Treichville, à qui fut épargné – il était à l'extérieur – mais non à sa femme et à ses enfants jetés à la rue, Assabou, vous salue. Son crime avait été celui d'écrire, de dénoncer pour que l'homme n'ait plus peur de vivre, plus peur du lendemain et qu'il lui soit redonné la plénitude de son rire. Comme certains d'entre vous, il a connu les coups de crosse, les perquisitions, les fouilles... « Sujet français », il a dormi dans les odeurs de déjections diverses de la prison. Il est des vôtres et il restera des vôtres. Notre rêve est toujours le même et toujours à faire éclore ! Sortir l'homme et la femme de toutes les prisons, de toutes les colonisations, certains qu'un État fondé sur l'injustice ne peut que cultiver la corruption et favoriser les querelles entre les citoyens.
In memoriam ! Un jour, l'histoire de votre parcours, de votre odyssée sera écrite, enseignée dans sa totalité et l'on parlera enfin de vous. Vous ne serez plus des morts djouffa !
Fasse Dieu que dans une église, un temple, une mosquée, pour vous, soit dite, un jour, une prière et dans une réunion politique soit parfois gardée une minute de silence.

Bernard BINLIN-DADIÉ, ancien prisonnier politique PDCI-RDA. Texte paru dans Soir-Info des 03-04 novembre 2001.
Source : B.B. Dadié, « Cailloux blancs », NEI/CEDA 2004

[1] - Mort Djouffa, c’est-à-dire  mort pour rien. En bambara, « djouffa » veut dire cadeau.
[2] - Mutatis mutandis : en faisant les changements nécessaires.

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