lundi 15 avril 2019

CLIMBIÉ S’EST ABSENTÉ… (2/5)



NOTRE HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019

Avec l'aimable permission de Grah Pol
Non ! Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de l’Histoire, d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son être de chair ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous parler, et continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant œuvré à faire naître à la conscience d’eux-mêmes.

HONNEUR ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !

La Rédaction



LE CORBILLARD DE LA LIBERTÉ

Ils étaient huit, huit, torse nu, huit ruisselant de sueur,
Huit Noirs enfermés dans le corbillard « pour Blancs ».
Le corbillard que l'on promenait par les rues d'Abidjan
Sous la canicule de février
Cherchant on ne sait quel cimetière,
Pour enfouir à jamais vivants, ces trouble-fête,
Chantres de l'Amour et de la Fraternité
De la Justice et du Bonheur !
Les canons de l'escorte ouvraient leur gueule béante d'acier
Vers le ciel pur et rieur,
Vers le ciel profond que n'atteint aucune souillure,
Le ciel où seule monte la prière des âmes saintes.
Sur les casques des militaires,
Le soleil rivait des clous de feu.
Et des étincelles, en reflets belliqueux,
Aveuglaient la foule curieuse,
Tandis que les baïonnettes drapées de flammes
Piquaient de cierges martiaux
La route du Corbillard.
Ils tenaient la victoire, les Pharisiens !
La victoire qui chaque jour leur échappait,
Malgré les prouesses légendaires
De leurs mercenaires.
Le Sanhédrin, au complet, aux Judas, tressait des lauriers.
Une voix partie d'entre les forces homicides,
Dit : « Tuez-les ! comme cela, le monde sera libre !
« Tuez-les ! comme cela, nous pourrons digérer en paix nos rapines. »
Mais ils hésitaient, cependant, les monstres. Car ils savent bien
Qu'on ne tue pas comme ça, la liberté !
Ils hésitaient,
Le temps, à leurs yeux enténébrés de haine,
De l'histoire déroulait les fresques et les leçons,
Les triomphales victoires et les défaites mortelles,
Les projets grandioses
Et l'inéluctable grain de sable des Cromwell,
Le rire des hommes et la main de Dieu.
Quand de cette foule qu'on voulait effrayer, dompter,
De cette foule de femmes, d'hommes de militants,
Partit une voix, une voix frêle de gosse,
Face à ces canons prêts à cracher la poudre et la mort,
Face à ces fusils coiffés de baïonnettes,
Face à ces hommes que seules grandissent
Les dorures, le bronze et le fer,
Elle cria, la petite voix de gosse
Vive le RDA !
Alors la masse, d'une voix, d'une seule voix, d'une voix puissante,
D'une voix grondante d'océan,
Prête à emporter toutes les digues,
A culbuter murailles d'acier et remparts de chars luisants,
Répondit : Vive le RDA !
La terre trembla sous les pas des « maîtres de l'Or ».
Ils eurent des doutes, se demandèrent,
Regards muets, si leur cause était juste,
S'ils n'allaient pas, à nouveau, crucifier des innocents
Selon leur coutume millénaire,
Si à nouveau le voile du temple à la neuvième heure
N'allait point se déchirer pour livrer aux hommes,
Les frères du Christ, le secret des dieux. Si...
Mais la roue était lancée... Les témoins à gages à la queue leu leu
Déjà couraient à la barre, hurlant, à qui mieux mieux :
« Ordures ! »
« Moi, je l'ai vu à la tête de la foule jetant des pierres ;
Il a dit que le capital est mort.
Il m'a désigné du doigt à la vindicte publique ».
Et dans leurs mains calleuses tintaient les deniers de la trahison,
Et sur leurs lippes erraient des sourires sataniques
Et sous leurs pieds criait la terre qu'ils vendaient pour un sou !
Le grand-prêtre Choux
De son palais de pierre au balcon accoudé
Contemplait la scène que jouaient ses comparses,
Supputant de demain les possibilités :
Présidence de Conseil, promotions, médailles…
Mais le temps toujours pressé
D'arriver au chapitre de l'unité,
Feuilletait les pages de l'Histoire,
Tandis que sur le chemin de la geôle,
Les lucioles sur terre et les étoiles au ciel,
Par leur multitude et leur éclat, formaient cortège et couronne
Au Corbillard de la Liberté.

Boua Coffi Bernard (pseudonyme de B.B. Dadié)
(Source : « Carnet de prison », pp. 140-141)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire