NOTRE
HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019
Avec l'aimable permission de Grah Pol |
Non !
Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de
l’Histoire, d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son
être de chair ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous
parler, et continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant
œuvré à faire naître à la conscience d’eux-mêmes.
HONNEUR
ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !
La
Rédaction
LE CORBILLARD DE LA LIBERTÉ
Ils étaient huit, huit, torse
nu, huit ruisselant de sueur,
Huit Noirs enfermés dans le
corbillard « pour Blancs ».
Le corbillard que l'on promenait
par les rues d'Abidjan
Sous la canicule de février
Cherchant on ne sait quel
cimetière,
Pour enfouir à jamais vivants,
ces trouble-fête,
Chantres de l'Amour et de la
Fraternité
De la Justice et du Bonheur !
Les canons de l'escorte ouvraient leur gueule
béante d'acier
Vers le ciel pur et rieur,
Vers le ciel profond que n'atteint aucune souillure,
Le ciel où seule monte la prière des âmes
saintes.
Sur les casques des militaires,
Le soleil rivait des clous de feu.
Et des étincelles, en reflets belliqueux,
Aveuglaient la foule curieuse,
Tandis que les baïonnettes drapées de flammes
Piquaient de cierges martiaux
La route du Corbillard.
Ils tenaient la victoire, les Pharisiens !
La victoire qui chaque jour leur échappait,
Malgré les prouesses légendaires
De leurs mercenaires.
Le Sanhédrin, au complet, aux Judas, tressait des
lauriers.
Une voix partie d'entre les forces homicides,
Dit : « Tuez-les ! comme cela, le monde sera
libre !
« Tuez-les ! comme cela, nous pourrons digérer en
paix nos rapines. »
Mais ils hésitaient, cependant, les monstres. Car
ils savent bien
Qu'on ne tue pas comme ça, la liberté !
Ils hésitaient,
Le temps, à leurs yeux enténébrés de haine,
De l'histoire déroulait les fresques et les
leçons,
Les triomphales victoires et les défaites
mortelles,
Les projets grandioses
Et l'inéluctable grain de sable des Cromwell,
Le rire des hommes et la main de Dieu.
Quand de cette foule qu'on voulait effrayer,
dompter,
De cette foule de femmes, d'hommes de militants,
Partit une voix, une voix frêle de gosse,
Face à ces canons prêts à cracher la poudre et la
mort,
Face à ces fusils coiffés de baïonnettes,
Face à ces hommes que seules grandissent
Les dorures, le bronze et le fer,
Elle
cria, la petite voix de gosse
Vive le RDA !
Alors la masse, d'une voix, d'une seule voix,
d'une voix puissante,
D'une voix grondante d'océan,
Prête à emporter toutes les digues,
A culbuter murailles d'acier et remparts de chars
luisants,
Répondit : Vive le RDA !
La terre trembla sous les pas des « maîtres de
l'Or ».
Ils eurent des doutes, se demandèrent,
Regards muets, si leur cause était juste,
S'ils n'allaient pas, à nouveau, crucifier des
innocents
Selon leur coutume millénaire,
Si à nouveau le voile du temple à la neuvième
heure
N'allait point se déchirer pour livrer aux
hommes,
Les frères du Christ, le secret des dieux. Si...
Mais la roue était lancée... Les témoins à gages
à la queue leu leu
Déjà couraient à la barre, hurlant, à qui mieux
mieux :
« Ordures ! »
« Moi, je l'ai vu à la tête de la foule jetant
des pierres ;
Il a dit que le capital est mort.
Il m'a désigné du doigt à la vindicte
publique ».
Et dans leurs mains calleuses tintaient les
deniers de la trahison,
Et sur leurs lippes erraient des sourires
sataniques
Et sous leurs pieds criait la terre qu'ils
vendaient pour un sou !
Le grand-prêtre Choux
De son palais de pierre au balcon accoudé
Contemplait la scène que jouaient ses comparses,
Supputant de demain les possibilités :
Présidence de Conseil, promotions, médailles…
Mais le temps toujours pressé
D'arriver au chapitre de l'unité,
Feuilletait les pages de l'Histoire,
Tandis que sur le chemin de la geôle,
Les lucioles sur terre et les étoiles au ciel,
Par leur multitude et leur éclat, formaient
cortège et couronne
Au Corbillard de la Liberté.
Boua Coffi Bernard (pseudonyme de B.B. Dadié)
(Source : « Carnet de
prison », pp. 140-141)
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