mercredi 17 avril 2019

CLIMBIÉ S’EST ABSENTÉ… (4/5)



NOTRE HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019


Avec l'aimable permission de Grah Pol
Non ! Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de l’Histoire, d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son être de chair ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous parler, et continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant œuvré à faire naître à la conscience d’eux-mêmes.

HONNEUR ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !

La Rédaction


Discours de clôture du 10e Congrès du PDCI-RDA
(28-31/X/1996)
 Prononcé par Monsieur Bernard Binlin DADIÉ.

Excellence Monsieur le président de la République, président du PDCI-RDA,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,

Monsieur le président de la République, je vous salue respectueusement. Comprenez mon embarras : c'est la première fois[1] au cours de nos nombreux congrès que je m'adresse à un président de la République. Je n'en ai pas l'habitude, pardonnez-moi donc pour les impairs que je pourrais commettre. Sabio[2] !, sauf votre respect. Vous savez très bien que mes propos ne sont pas toujours agréables : on me l'a dit et fait comprendre ; mes écrits non plus ; ça, je le sais moi-même. C'est pourquoi je vais vous prier de m'écouter d'une oreille distraite pour qu'au bout de ces propos, il y ait votre indulgence, car il ne sied pas à un chef quel qu'il soit de tout écouter, de tout regarder, cela parfois coupe le sommeil, or un chef doit dormir. Il a le devoir et le droit absolu de vaincre l'insomnie.
Je sais bien que je vais parler au nom des anciens[3], ceux qui portèrent le PDCI-RDA sur les fonts baptismaux en l'an 1944 de l'ère coloniale. Cependant pour moi, qui n'ai pas de robe de lin, notre uniforme symbole d'unité, de discipline, de travail acharné en équipe pour un devenir meilleur de notre Côte d'Ivoire en particulier et de l'Afrique en général, paraître dans la tenue que je porte est un signe des temps. Nous vous avons accompagnés tout en vous regardant évoluer. Donc la Côte d'Ivoire ainsi se retrouve dans sa diversité et sa tolérance des habitudes des uns et des autres.
L'Afrique noire traditionnelle, il est bon de le dire, entend saisir tous les langages, et c'est cette volonté de dialogue avec tout[4], qui faisait sa force. Monsieur le Président, les anciens du PDCI-RDA, avec ou sans canne, anciens combattants d'une cause noble, rescapés de toutes les prisons d'alors, sommes aux côtés de nos jeunes frères, de nos enfants, à vos côtés aussi pour le triomphe de notre idéal de liberté et de justice pour tous et surtout de bonheur pour chacun[5]. Oui, Monsieur le Président, nous en avons besoin, car malgré nos rires de façade, nombre de foyers risquent de s'éteindre. Votre rôle est difficile dans un monde où le franc, on dit encore CFA, ne pèse pas lourd. Nous les anciens, nous vous disons courage aujourd'hui, courage demain, courage et courage toujours. C'est cela la lutte, c'est cela le combat ; ne jamais baisser les bras lorsqu'on a à ses côtés tous ces cadres de haute compétence dont la plupart vivent encore leur vingt ans, à juger le dynamisme qu'ils déploient pour la réussite de notre congrès ; ces cadres dans les yeux desquels je revois la flamme de leurs devanciers, ces cadres qui nous faisaient défaut au début de notre indépendance.
Monsieur le Président, vous avez la chance d'avoir à votre disposition ce potentiel de rêves, d'énergie. Et la preuve est faite que la colonisation pour un peuple est la pire des situations. Nous étions des médecins-auxiliaires, des instituteurs-auxiliaires. Des auxiliaires-auxiliaires. Monsieur le Président, il y a de l'espoir, beaucoup d'espoir. L'Afrique s'en sortira pourvu qu'elle veuille s'en sortir. Et il semble enfin que cette volonté ne lui manque plus. Mais ce que nous demandons à cette Afrique de nos rêves de vingt ans, c'est de cesser d'être à la traîne, à la remorque. Haut les cœurs, les jeunes et les moins jeunes ! La Côte d'Ivoire et l'Afrique vous attendent en l'an 2ooo.
Monsieur le Président, être à cette tribune me reporte en 1947 où j'eus à présenter, dans la salle de Comacico où se tenaient les assises du PDCI-RDA, le rapport sur la presse et la jeunesse. C'était au printemps de notre mouvement, avec la même foi, le même enthousiasme. Nous pouvions courir les cent mètres sans souffler. Ce n'est plus le cas, hélas, Monsieur le Président, sic transit[6].... Les rhumatismes et autres adversaires nous assiègent. À vous donc le flambeau, avec ordre express de le placer le plus haut possible. Une mission de haute confiance.
Monsieur le Président, conscients de la rotation des choses, nous avons de bon matin confié des responsabilités à nos jeunes. Continuité et stabilité ; stabilité et mutation ; mutation et acceptation. Le PDCI-RDA entend être un mouvement toujours jeune, attirant à lui du sang toujours nouveau, du sang frais, du sang énergique porteur de rêves toujours plus grandioses.
Monsieur le Président, à votre arrivée les tamtams grondent de joie, chacun tient à vous serrer la main, à vous toucher, les battements de mains s'amplifient ; c'est un langage, un message, une doléance. Cela veut dire : aidez-nous à vivre ; aidez-nous à faire éclore les rêves que nous portons ; aidez-nous à être nous. Vaste programme que ce langage des tam-tams et longtemps après l'extinction des feux, ces chants, ces ovations retentiront à vos oreilles de Président vigilant, attentif à tous les murmures, murmures des ventres pleins, murmures des ventres creux, mais plus encore à ceux des ventre creux et ils sont nombreux, de plus en plus nombreux, de plus en plus nombreux dans nos pays dits en voie de développement. Ceux-là, d'ailleurs, vous ne les avez pas omis dans votre discours programme.
Président, Sabio ! Sauf votre respect, Président ! Non ! Plutôt chef chasseur condamné à observer la direction des vents, à démêler les multiples parfums de la forêt, à distinguer les mille et un bruits de la brousse, à essayer de saisir le langage si divers de la sylve, à séparer les traces des biches de celles des fauves, à faire corps avec ce monde si mouvant, si complexe pour le comprendre, car un Président, parole d'un ancien, n'est le Président ni d'une famille ni d'un clan ni d'une coterie, mais il est et demeure la somme des rêves, le point de mire. Il est l'homme qui a pour mission de faire fructifier les chants et les rêves, celui qui est chargé de trouver une solution à tous les problèmes, même les plus insolubles. Les nombreuses sollicitations n'ont pas d'autres sens.
Or nous sommes dévalués. Mais peut-on, de Washington ou d'ailleurs, dévaluer les rêves[7] de tout un peuple ? Le défi nous est lancé. Entre l'hégémonie de l'argent et l'omnipotence de l'Homme, la lutte vient de s'ouvrir au seuil du siècle nouveau. Le PDCI-RDA, et j'insiste sur le mot RDA auquel vous voulez  redonner force, est le rêve de nos vingt ans, l'expression de notre volonté au lendemain d'une guerre qui fut une guerre de libération des peuples opprimés, notre volonté dis-je, de hisser notre continent – et la jarre de la revue de la FEANF illustre cette volonté – au niveau des autres. Le RDA a été un rassemblement d'hommes, de peuples décidés à briser toutes les barrières, à combler tous les fossés, à unir toutes les couleurs, et c'est pourquoi les anciens que nous sommes, saluent et remercient tous ceux qui nous ont aidés à redevenir nous-mêmes. Ce ne fut pas facile, Monsieur le Président. Non ! La répression fut terrible, infernale même, puisque, en ces heures graves où toutes réunions politiques étant interdites, nos meetings à Agboville et à Treichville se tenaient dans les concessions Gabriel Dadié, et que Gabriel Dadié lui-même à ces occasions, avait toujours sur lui un revolver. Ces bouffées d'air pour un parti nous permirent de tenir. Le Démocrate tirait à boulets rouges. C'était pour nous un extrême plaisir de faire mouche dans l'autre camp. La lutte était devenue un jeu.
Monsieur le Président, l'ancien chargé de la presse, que je suis, puis vous déclarer que nous, écrivains et journalistes, nous sommes des impertinents, des indiscrets, mais notre force dans notre métier d'observateur, de hérauts, réside dans la maîtrise de la langue utilisée. Jongler avec les temps et les modes, dire ce qu'on veut dire – même avec les temps et les modes – dire ce qu'on veut dire, même avec des fleurs empoisonnées que l'adversaire trouvait belles, était pour le PDCI-RDA une joie, un triomphe.
Monsieur le Président, de l'expérience, le PDCI-RDA en a : car nous avons longtemps marché, marché, mais un peuple cessera-t-il jamais de marcher, surtout s'il a à sa tête un chef, un patriarche, un père, un frère, un porte-parole, celui qui ne dira pas « mon » peuple mais « le » peuple. Tout un programme. Le salut de l'Afrique est à ce prix. Sabio ! Sauf votre respect, Monsieur le président de la République.
Grand merci de m'avoir permis de parler à cette tribune.

Bernard B. Dadié

Source : « Cailloux blancs », NEI/CEDA, Abidjan 2004 (Introduction et notes de Nicole Vincileoni).


[1]. Dès l'exorde, dans l'adresse initiale, le militant, écrivain et homme de pensée, rappelle que du temps du feu président, temps où les voix discordantes n'étaient guère tolérées, il n'a jamais été invité en public à donner son avis, à apporter sa touche à la marche du parti. Ce congrès apparaît donc bien comme celui du renouveau d'un parti qui ne se contentera plus d'être l'écho sonore de la voix du chef. Un parti qui s'inscrit dans une autre logique que celle du parti unique (parti État ; parti totalitaire...), organe de célébration du chef, et de l'uniformité sous tous ses aspects (le refus du port de l'uniforme par l'orateur – uniforme sur lequel d'ailleurs il y aurait matière à épiloguer – est en soi un symbole).
[2]. Sabio : sauf votre respect. L'Africain ne parle jamais en public sans s'excuser de prendre la parole. Précaution oratoire certes, mais aussi sociale : la parole blesse plus que flèche acérée. S'il faut respecter l'étiquette de la parole et savoir parler en son temps, il ne faut pas pour autant taire la vérité.
[3]. L'écrivain, en s'effaçant derrière les anciens au nom desquels il parlera, retourne aux origines du Parti. La date de 1944 est révélatrice. C’est celle de la création du Syndicat Agricole Africain. Il rappelle l'esprit qui animait le Parti issu du Mouvement du Rassemblement Démocratique Africain, l'idéal commun qui avait poussé ses adhérents à se rassembler dans le respect de la diversité des modes d'être de chaque groupe et de chacun. Marginal peut-être – cf. le refus du port de l'uniforme – critique peu écouté, rarement entendu, l'écrivain se veut avec les autres.
[4]. Le tout ici n'est pas une coquille. Binlin-Dadié met l'accent sur les nécessaires correspondances que le domaine politique doit entretenir avec la totalité du créé, visible et invisible, naturel et surnaturel, pour répondre aux besoins vitaux de l'être.
[5]. L'écrivain met clairement l'accent sur ce qu'il a manqué le plus aux politiques antérieures de développement : une répartition équitable des fruits de la croissance. Les valeurs exprimées dans les maîtres mots de « liberté » et de « justice », doivent se concrétiser au niveau de l'individu et du foyer familial, dans une perspective intégratrice de toutes les forces nationales passées et présentes, jeunes et vieux mêlés. Une perspective qui doit rayonner sur une Afrique capable de concevoir par elle-même son avenir.
[6]. Sic transit : ainsi passe...
[7]. Le terme de « rêve », employé plus de quatre fois dans la dernière partie, est une insistance sur la nécessité dans l'action politique de souhaiter et d'entreprendre beaucoup pour pouvoir donner un commencement de réalisation à un bonheur promis mais sans cesse rejeté dans le temps. Cette insistance reflète l'inquiétude que susciterait une politique mise uniquement en œuvre par des technocrates. La mise en garde, déférente mais ferme, se précise dans la référence finale au bilan qui sera fait de l'action menée par le régime en l'an 2000…

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