NOTRE
HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019
Avec l'aimable permission de Grah Pol |
Non !
Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de
l’Histoire, d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son
être de chair ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous
parler, et continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant
œuvré à faire naître à la conscience d’eux-mêmes.
HONNEUR
ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !
La
Rédaction
Discours
de clôture du 10e Congrès du PDCI-RDA
(28-31/X/1996)
Prononcé
par Monsieur Bernard Binlin DADIÉ.
Excellence
Monsieur le président de la République, président du PDCI-RDA,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Monsieur le président de la
République, je vous salue respectueusement. Comprenez mon embarras : c'est la
première fois[1] au cours de nos nombreux
congrès que je m'adresse à un président de la République. Je n'en ai pas
l'habitude, pardonnez-moi donc pour les impairs que je pourrais commettre. Sabio[2] !, sauf votre respect. Vous savez
très bien que mes propos ne sont pas toujours agréables : on me l'a dit et fait
comprendre ; mes écrits non plus ; ça, je le sais moi-même. C'est pourquoi je
vais vous prier de m'écouter d'une oreille distraite pour qu'au bout de ces
propos, il y ait votre indulgence, car il ne sied pas à un chef quel qu'il soit
de tout écouter, de tout regarder, cela parfois coupe le sommeil, or un chef
doit dormir. Il a le devoir et le droit absolu de vaincre l'insomnie.
Je sais bien que je vais
parler au nom des anciens[3], ceux qui portèrent le
PDCI-RDA sur les fonts baptismaux en l'an 1944 de l'ère coloniale. Cependant
pour moi, qui n'ai pas de robe de lin, notre uniforme symbole d'unité, de
discipline, de travail acharné en équipe pour un devenir meilleur de notre Côte
d'Ivoire en particulier et de l'Afrique en général, paraître dans la tenue que
je porte est un signe des temps. Nous vous avons accompagnés tout en vous
regardant évoluer. Donc la Côte d'Ivoire ainsi se retrouve dans sa diversité et
sa tolérance des habitudes des uns et des autres.
L'Afrique
noire traditionnelle, il est bon de le dire, entend saisir tous les langages,
et c'est cette volonté de dialogue avec tout[4], qui faisait sa force.
Monsieur le Président, les anciens du PDCI-RDA, avec ou sans canne, anciens
combattants d'une cause noble, rescapés de toutes les prisons d'alors, sommes
aux côtés de nos jeunes frères, de nos enfants, à vos côtés aussi pour le
triomphe de notre idéal de liberté et de justice pour tous et surtout de
bonheur pour chacun[5]. Oui, Monsieur le Président,
nous en avons besoin, car malgré nos rires de façade, nombre de foyers risquent
de s'éteindre. Votre rôle est difficile dans un monde où le franc, on dit
encore CFA, ne pèse pas lourd. Nous les anciens, nous vous disons courage
aujourd'hui, courage demain, courage et courage toujours. C'est cela la lutte,
c'est cela le combat ; ne jamais baisser les bras lorsqu'on a à ses côtés tous
ces cadres de haute compétence dont la plupart vivent encore leur vingt ans, à
juger le dynamisme qu'ils déploient pour la réussite de notre congrès ; ces
cadres dans les yeux desquels je revois la flamme de leurs devanciers, ces
cadres qui nous faisaient défaut au début de notre indépendance.
Monsieur le Président, vous
avez la chance d'avoir à votre disposition ce potentiel de rêves, d'énergie. Et
la preuve est faite que la colonisation pour un peuple est la pire des
situations. Nous étions des médecins-auxiliaires, des instituteurs-auxiliaires.
Des auxiliaires-auxiliaires. Monsieur le Président, il y a de l'espoir,
beaucoup d'espoir. L'Afrique s'en sortira pourvu qu'elle veuille s'en sortir.
Et il semble enfin que cette volonté ne lui manque plus. Mais ce que nous
demandons à cette Afrique de nos rêves de vingt ans, c'est de cesser d'être à
la traîne, à la remorque. Haut les cœurs, les jeunes et les moins jeunes ! La
Côte d'Ivoire et l'Afrique vous attendent en l'an 2ooo.
Monsieur le Président, être à cette tribune me reporte en 1947 où j'eus
à présenter, dans la salle de Comacico où se tenaient les assises du PDCI-RDA,
le rapport sur la presse et la jeunesse. C'était au printemps de notre
mouvement, avec la même foi, le même enthousiasme. Nous pouvions courir les
cent mètres sans souffler. Ce n'est plus le cas, hélas, Monsieur le Président, sic transit[6].... Les rhumatismes et autres
adversaires nous assiègent. À vous donc le flambeau, avec ordre express de le
placer le plus haut possible. Une mission de haute confiance.
Monsieur le Président,
conscients de la rotation des choses, nous avons de bon matin confié des
responsabilités à nos jeunes. Continuité et stabilité ; stabilité et mutation ;
mutation et acceptation. Le PDCI-RDA entend être un mouvement toujours jeune,
attirant à lui du sang toujours nouveau, du sang frais, du sang énergique
porteur de rêves toujours plus grandioses.
Monsieur le Président, à votre
arrivée les tamtams grondent de joie, chacun tient à vous serrer la
main, à vous toucher, les battements de mains s'amplifient ; c'est un langage,
un message, une doléance. Cela veut dire : aidez-nous à vivre ; aidez-nous à
faire éclore les rêves que nous portons ; aidez-nous à être nous. Vaste
programme que ce langage des tam-tams et longtemps après l'extinction des feux,
ces chants, ces ovations retentiront à vos oreilles de Président vigilant,
attentif à tous les murmures, murmures des ventres pleins, murmures des ventres
creux, mais plus encore à ceux des ventre creux et ils sont nombreux, de plus
en plus nombreux, de plus en plus nombreux dans nos pays dits en voie de
développement. Ceux-là, d'ailleurs, vous ne les avez pas omis dans votre
discours programme.
Président, Sabio ! Sauf votre respect, Président ! Non ! Plutôt chef
chasseur condamné à observer la direction des vents, à démêler les multiples
parfums de la forêt, à distinguer les mille et un bruits de la brousse, à
essayer de saisir le langage si divers de la sylve, à séparer les traces des
biches de celles des fauves, à faire corps avec ce monde si mouvant, si
complexe pour le comprendre, car un Président, parole d'un ancien, n'est le
Président ni d'une famille ni d'un clan ni d'une coterie, mais il est et
demeure la somme des rêves, le point de mire. Il est l'homme qui a pour mission
de faire fructifier les chants et les rêves, celui qui est chargé de trouver
une solution à tous les problèmes, même les plus insolubles. Les nombreuses
sollicitations n'ont pas d'autres sens.
Or nous
sommes dévalués. Mais peut-on, de Washington ou d'ailleurs, dévaluer les rêves[7] de tout un peuple ? Le défi
nous est lancé. Entre l'hégémonie de l'argent et l'omnipotence de l'Homme, la
lutte vient de s'ouvrir au seuil du siècle nouveau. Le PDCI-RDA, et j'insiste
sur le mot RDA auquel vous voulez redonner force, est le rêve de
nos vingt ans, l'expression de notre volonté au lendemain d'une guerre qui fut
une guerre de libération des peuples opprimés, notre volonté dis-je, de hisser
notre continent – et la jarre de la revue de la FEANF illustre cette volonté –
au niveau des autres. Le RDA a été un rassemblement d'hommes, de peuples
décidés à briser toutes les barrières, à combler tous les fossés, à unir toutes
les couleurs, et c'est pourquoi les anciens que nous sommes, saluent et
remercient tous ceux qui nous ont aidés à redevenir nous-mêmes. Ce ne fut pas
facile, Monsieur le Président. Non ! La répression fut terrible, infernale
même, puisque, en ces heures graves où toutes réunions politiques étant
interdites, nos meetings à Agboville et à Treichville se tenaient dans les
concessions Gabriel Dadié, et que Gabriel Dadié lui-même à ces occasions, avait
toujours sur lui un revolver. Ces bouffées d'air pour un parti nous permirent
de tenir. Le
Démocrate tirait
à boulets rouges. C'était pour nous un extrême plaisir de faire mouche dans
l'autre camp. La lutte était devenue un jeu.
Monsieur le Président, l'ancien chargé de la presse, que je suis, puis
vous déclarer que nous, écrivains et journalistes, nous sommes des
impertinents, des indiscrets, mais notre force dans notre métier d'observateur,
de hérauts, réside dans la maîtrise de la langue utilisée. Jongler avec les
temps et les modes, dire ce qu'on veut dire – même avec les temps et les modes
– dire ce qu'on veut dire, même avec des fleurs empoisonnées que l'adversaire
trouvait belles, était pour le PDCI-RDA une joie, un triomphe.
Monsieur le Président, de l'expérience, le PDCI-RDA en a : car nous
avons longtemps marché, marché, mais un peuple cessera-t-il jamais de marcher,
surtout s'il a à sa tête un chef, un patriarche, un père, un frère, un
porte-parole, celui qui ne dira pas « mon » peuple mais « le » peuple. Tout un
programme. Le salut de l'Afrique est à ce prix. Sabio ! Sauf votre respect, Monsieur
le président de la République.
Grand
merci de m'avoir permis de parler à cette tribune.
Bernard B. Dadié
Source :
« Cailloux blancs », NEI/CEDA, Abidjan 2004 (Introduction et notes de
Nicole Vincileoni).
[1].
Dès l'exorde, dans l'adresse initiale, le militant, écrivain et homme de
pensée, rappelle que du temps du feu président, temps où les voix discordantes
n'étaient guère tolérées, il n'a jamais été invité en public à donner son avis,
à apporter sa touche à la marche du parti. Ce congrès apparaît donc bien comme
celui du renouveau d'un parti qui ne se contentera plus d'être l'écho sonore de
la voix du chef. Un parti qui s'inscrit dans une autre logique que celle du
parti unique (parti État ; parti totalitaire...), organe de célébration du chef,
et de l'uniformité sous tous ses aspects (le refus du port de l'uniforme par
l'orateur – uniforme sur lequel d'ailleurs il y aurait matière à épiloguer –
est en soi un symbole).
[2].
Sabio : sauf votre respect. L'Africain ne parle jamais
en public sans s'excuser de prendre la parole. Précaution oratoire certes, mais
aussi sociale : la parole blesse plus que flèche acérée. S'il faut respecter l'étiquette
de la parole et savoir parler en son temps, il ne faut pas pour autant taire la
vérité.
[3].
L'écrivain, en s'effaçant derrière les anciens au nom desquels il
parlera, retourne aux origines du Parti. La date de 1944 est révélatrice. C’est
celle de la création du Syndicat Agricole Africain. Il rappelle l'esprit qui
animait le Parti issu du Mouvement du Rassemblement Démocratique Africain,
l'idéal commun qui avait poussé ses adhérents à se rassembler dans le respect
de la diversité des modes d'être de chaque groupe et de chacun. Marginal
peut-être – cf. le refus du port de l'uniforme – critique peu écouté, rarement
entendu, l'écrivain se veut avec les autres.
[4].
Le tout ici n'est pas une coquille. Binlin-Dadié
met l'accent sur les nécessaires correspondances que le domaine politique doit
entretenir avec la totalité du créé, visible et invisible, naturel et
surnaturel, pour répondre aux besoins vitaux de l'être.
[5].
L'écrivain met clairement l'accent sur ce qu'il a manqué le plus aux
politiques antérieures de développement : une répartition équitable des fruits
de la croissance. Les valeurs exprimées dans les maîtres mots de « liberté » et
de « justice », doivent se concrétiser au niveau de l'individu et du foyer familial,
dans une perspective intégratrice de toutes les forces nationales passées et
présentes, jeunes et vieux mêlés. Une perspective qui doit rayonner sur une
Afrique capable de concevoir par elle-même son avenir.
[7].
Le terme de « rêve », employé plus de quatre fois dans la dernière
partie, est une insistance sur la nécessité dans l'action politique de
souhaiter et d'entreprendre beaucoup pour pouvoir donner un commencement de
réalisation à un bonheur promis mais sans cesse rejeté dans le temps. Cette
insistance reflète l'inquiétude que susciterait une politique mise uniquement
en œuvre par des technocrates. La mise en garde, déférente mais ferme, se
précise dans la référence finale au bilan qui sera fait de l'action menée par
le régime en l'an 2000…
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