samedi 20 avril 2019

L’Hommage de Georges Toualy à Bernard Dadié,


G. Toualy et Séry Bailly chez Bernard Dadié le 15 - 7 - 2013

Le timonier s’en est allé !

C’était le 15 juillet 2013 ! Séry Bailly m’a donné ce jour-là, cette rare opportunité de rencontrer Bernard Dadié, ce timonier. J’ai pu le voir et le toucher. Pour moi, ce jour m’a paru si particulier, car je l’ai vécu comme un songe. C’était un moment intense. Un moment de partage indéniable. Les deux hommes s’appréciaient, ils avaient de l’admiration l’un pour l’autre, malgré la distance d’âge qui les sépare. Cela se voyait dans leurs yeux pétillants. J’ai instantanément sorti mon appareil de photos sans demander la permission d’usage ; j’ai voulu immortaliser ce moment singulier me disais-je avant qu’il ne soit trop tard. Après la première prise de vue, le vieil homme nous pose la question rituelle de l’« amaniê », nous invitant ainsi à exposer les raisons de notre visite. Séry Bailly fut très bref dans son exposé. Dans le même élan, par délicatesse et bienveillance, Bernard Dadié m’invita à poursuivre ma séance de photographe occasionnel.
Ce fut une joie immense. Impressionnés que nous étions, Séry Bailly et moi, que Bernard Dadié entame la conversation par ce conseil ou cette mise en garde ; je traduis : « Avec eux, ces nouveaux maîtres des lieux, dans cette satrapie, empruntez les chemins des écoliers car l’on vous guette. C’est nous, c’est vous qui êtes sincères car vous êtes sur la terre de vos ancêtres. Eux sont en mission ». Sans détour il nous restitua en si peu de temps et avec précision quelques épisodes de ses combats avec l’ancien régime. A quatre-vingt-dix-sept ans, sa mémoire était restée fidèle, sa lucidité pertinente. Voici comment il nous a instruits via la préface qu’il a consacrée au livre de Samba Diarra, « Les faux complots d’Houphouët-Boigny », paru il y a vingt-deux ans : « Nous sommes en Afrique, les haines sont terribles ; on n’aime pas entendre la vérité dès qu’on se nourrit de mensonges et notre existence quotidienne est faite de mensonges… ».
Oui, Bernard Dadié est un timonier. Il fut par son engagement et ses multiples combats pour la liberté de ses concitoyens, un guide, un modèle de persévérance. Il a montré la voie à tant de générations en Côte d’Ivoire et en Afrique ! Sa mémoire, restée intacte, et sa parfaite connaissance de la société ivoirienne sont un avantage pour peu que les jeunes générations s’y intéressent. Afin que nous ne soyons pas dupes des mots, il révèle ceci dans la même préface : « Tout repère supprimé, survivre commandait les actes. Aussi dénonçait-on pour ne pas être dénoncé, dénonçait-on pour arrondir les fins de mois, dénonçait-on pour un silence jugé trop long ; on approuvait tout, on applaudissait très fort pour ne pas être dénoncé pour tiédeur. La délation était un devoir civique, civique, recommandée par les plus hautes instances politiques ». La société qu’il décrivait en ce temps-là ressemble étrangement à celle d’aujourd’hui : une satrapie.
Aucun sujet de société ne l’a laissé indifférent. A l’instar de Stéphane Hessel, il demandait constamment aux jeunes générations de s’indigner, car le motif de la résistance, c’est l’indignation. Hier comme aujourd’hui, les motifs de l’indignation sont nombreux dans notre pays. Il a pris part aux différents combats des étudiants, des travailleurs, des citoyens. La souveraineté de notre pays, la dignité de l’homme noir, ont constitué l’épicentre de son engagement.
A cent ans et plus, il est demeuré dans la résistance par ses différentes implications. Il a été le plus endurant de sa génération. Il a collaboré avec tous les progressistes ivoiriens d’hier et d’aujourd’hui notamment, Memel-Foté, Marcel Amondji, Séry Bailly, Zadi Zahourou et bien d’autres encore afin de transmettre l’héritage de la résistance et ses idéaux.
L’État, hier comme aujourd’hui, a sciemment évité de rendre visible Bernard Dadié visible. C’est un pays étrange ! Une société dans laquelle l’on a mis en place « une contestable hiérarchie des valeurs accordant le primat à la force inculte sur l’élite de l’esprit » (Séry Bailly). Toutes les preuves sont réunies pour affirmer que Dadié a entendu les conseils de son oncle Assouan Koffi comme le rapporte Séry Bailly : « Tes études t’apprendront à secourir tout homme qui souffre parce qu’il est ton frère. Ne regarde jamais sa couleur, elle ne compte pas ». Le combat de Bernard Dadié est transnational et transethnique dans une Côte d’Ivoire où l’on ferait mieux de regarder dans la direction qu’il nous a indiquée depuis 1936 : la conquête de la citoyenneté et des droits politiques, qui exige la responsabilité dans l’engagement.

G. Toualy
[Illustrations : photos de G. Toualy]

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