G. Toualy et Séry Bailly chez Bernard Dadié le 15 - 7 - 2013 |
Le timonier s’en est allé !
C’était le 15 juillet 2013 ! Séry
Bailly m’a donné ce jour-là, cette rare opportunité de rencontrer Bernard
Dadié, ce timonier. J’ai pu le voir et le toucher. Pour moi, ce jour m’a paru si
particulier, car je l’ai vécu comme un songe. C’était un moment intense. Un
moment de partage indéniable. Les deux hommes s’appréciaient, ils avaient de
l’admiration l’un pour l’autre, malgré la distance d’âge qui les sépare. Cela
se voyait dans leurs yeux pétillants. J’ai instantanément sorti mon appareil de
photos sans demander la permission d’usage ; j’ai voulu immortaliser ce moment
singulier me disais-je avant qu’il ne soit trop tard. Après la première prise
de vue, le vieil homme nous pose la question rituelle de l’« amaniê », nous
invitant ainsi à exposer les raisons de notre visite. Séry Bailly fut très bref
dans son exposé. Dans le même élan, par délicatesse et bienveillance, Bernard
Dadié m’invita à poursuivre ma séance de photographe occasionnel.
Ce fut une joie immense. Impressionnés
que nous étions, Séry Bailly et moi, que Bernard Dadié entame la conversation
par ce conseil ou cette mise en garde ; je traduis : « Avec eux, ces nouveaux maîtres des lieux, dans cette satrapie,
empruntez les chemins des écoliers car l’on vous guette. C’est nous, c’est vous
qui êtes sincères car vous êtes sur la terre de vos ancêtres. Eux sont en
mission ». Sans détour il nous restitua en si peu de temps et avec
précision quelques épisodes de ses combats avec l’ancien régime. A quatre-vingt-dix-sept
ans, sa mémoire était restée fidèle, sa lucidité pertinente. Voici comment il nous
a instruits via la préface qu’il a consacrée au livre de Samba Diarra, « Les
faux complots d’Houphouët-Boigny », paru il y a vingt-deux ans : « Nous sommes en Afrique, les haines sont
terribles ; on n’aime pas entendre la vérité dès qu’on se nourrit de mensonges
et notre existence quotidienne est faite de mensonges… ».
Oui, Bernard Dadié est un timonier. Il
fut par son engagement et ses multiples combats pour la liberté de ses
concitoyens, un guide, un modèle de persévérance. Il a montré la voie à tant de
générations en Côte d’Ivoire et en Afrique ! Sa mémoire, restée intacte,
et sa parfaite connaissance de la société ivoirienne sont un avantage pour peu
que les jeunes générations s’y intéressent. Afin que nous ne soyons pas dupes
des mots, il révèle ceci dans la même préface : « Tout repère supprimé, survivre commandait les actes. Aussi dénonçait-on
pour ne pas être dénoncé, dénonçait-on pour arrondir les fins de mois,
dénonçait-on pour un silence jugé trop long ; on approuvait tout, on
applaudissait très fort pour ne pas être dénoncé pour tiédeur. La délation
était un devoir civique, civique, recommandée par les plus hautes instances
politiques ». La société qu’il décrivait en ce temps-là ressemble
étrangement à celle d’aujourd’hui : une satrapie.
Aucun sujet de société ne l’a laissé
indifférent. A l’instar de Stéphane Hessel, il demandait constamment aux jeunes
générations de s’indigner, car le motif de la résistance, c’est l’indignation.
Hier comme aujourd’hui, les motifs de l’indignation sont nombreux dans notre
pays. Il a pris part aux différents combats des étudiants, des travailleurs,
des citoyens. La souveraineté de notre pays, la dignité de l’homme noir, ont
constitué l’épicentre de son engagement.
A cent ans et plus, il est demeuré dans
la résistance par ses différentes implications. Il a été le plus endurant de sa
génération. Il a collaboré avec tous les progressistes ivoiriens d’hier et
d’aujourd’hui notamment, Memel-Foté, Marcel Amondji, Séry Bailly, Zadi Zahourou
et bien d’autres encore afin de transmettre l’héritage de la résistance et ses
idéaux.
L’État, hier comme aujourd’hui, a
sciemment évité de rendre visible Bernard Dadié visible. C’est un pays étrange
! Une société dans laquelle l’on a mis en place « une contestable hiérarchie des valeurs accordant le primat à la force
inculte sur l’élite de l’esprit » (Séry Bailly). Toutes les preuves sont
réunies pour affirmer que Dadié a entendu les conseils de son oncle Assouan
Koffi comme le rapporte Séry Bailly : «
Tes études t’apprendront à secourir tout homme qui souffre parce qu’il est ton
frère. Ne regarde jamais sa couleur, elle ne compte pas ». Le combat de
Bernard Dadié est transnational et transethnique dans une Côte d’Ivoire où l’on
ferait mieux de regarder dans la direction qu’il nous a indiquée depuis 1936 :
la conquête de la citoyenneté et des droits politiques, qui exige la
responsabilité dans l’engagement.
G. Toualy
[Illustrations : photos de G. Toualy]
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