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« L’exploitation [coloniale] a été perpétrée si
souvent (…) avec une telle cruauté, par l’homme blanc sur les populations
arriérées du monde, qu’on fait preuve (…) d’une insensibilité totale si on ne
lui accorde pas la place d’honneur chaque fois que l’on parle du problème
colonial ». Karl Polanyi (1944)
Le 11 avril 1946, après de nombreux atermoiements,
l’Assemblée nationale constituante votait enfin la proposition de loi de Félix
Houphouët-Boigny tendant à la suppression « immédiate » du travail forcé dans
les colonies françaises.
Quelques jours auparavant, ce député était intervenu à
la tribune pour dénoncer la situation des « indigènes » toujours
soumis à des formes exceptionnelles et particulièrement brutales
d’exploitation. Usant d’une anaphore qui lui a permis de brosser un tableau
précis des pratiques coloniales, il déclarait : « il faut avoir vu ces travailleurs usés, squelettiques,
couverts de plaies, dans les ambulances ou sur les chantiers ; il faut
avoir vu ces milliers d’hommes rassemblés pour le recrutement, tremblant de
tout leur corps au passage du médecin chargé de la visite ; il faut avoir
assisté à ces fuites éperdues (…) vers la brousse ; (…) il faut avoir vu
ces théories d’hommes, de femmes, de filles, défiler silencieusement, le front
plissé, le long des chemins, qui mènent au chantier. (…) L’indigène ne peut
plus comprendre ni admettre ce servage, cent cinquante après la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen et cent ans après l’abolition de l’esclavage ».
Précision essentielle : ce travail forcé – tâches
de construction, transport de marchandises, entretien des agglomérations… – est
imposé de façon autoritaire et souvent violente aux autochtones qui n’ont
commis ni crime ni délit. En effet, les hommes et les femmes visés ne sont pas
des individus condamnés à une peine privative de liberté prononcée par un
tribunal, à laquelle viendrait s’ajouter celle des travaux forcés ; cette
obligation concerne les populations civiles de l’empire dont les membres sont
« sujets indigènes », soit l’écrasante majorité des individus.
Légitimé et défendu, sous la Troisième République, par de nombreux hommes
politiques, juristes et professeurs d’université notamment, le travail forcé a,
sous différentes formes, été la règle dans les possessions françaises jusqu’à
son abolition tardive le 11 avril 1946.
Ainsi fut construit, par exemple, le chemin de fer
destiné à relier Brazzaville à Pointe-Noire, sur la côte atlantique. Bilan de
cet “exploit”, réputé témoigner de la glorieuse « mise en valeur » du
Congo français : 17000 morts « indigènes » pour la réalisation
des 140 premiers kilomètres et un taux de mortalité sur ce chantier de 57% en
1928. Qui a livré ce dernier chiffre ? Un anticolonialiste farouche ?
Non, le ministre des Colonies, André Maginot, dans une déclaration faite devant
une commission ad hoc de la Chambre des députés. L’entreprise chargée des
travaux ? La Société de construction des Batignolles dont la prospérité
est en partie liée aux nombreux contrats remportés dans les possessions
françaises. Son héritier et successeur n’est autre que le groupe bien connu
aujourd’hui sous le nom de SPIE-Batignolles. En 2013, Jean Monville, ancien PDG
de ce groupe, rappelait benoîtement « la
fierté de ce qu’on avait fait dans le passé, de notre professionnalisme et de
notre engagement dans nos “aventures” d’outre-mer ». (Le Monde, 21 mai
2013). Nul doute, les descendants de ceux qui sont morts à l’époque
apprécieront la délicatesse de ces propos.
Réformé mais jamais véritablement supprimé, le travail
forcé a ainsi perduré sous la Troisième République, le régime de Vichy et dans
les colonies passées aux côtés de la France libre. A preuve, les orientations
soutenues par Félix Éboué, gouverneur général de l’Afrique équatoriale
française, pendant la Seconde Guerre mondiale. Souvent présenté comme un grand
humaniste, qui a toujours défendu les droits de l’homme, Éboué, comme la
majorité de ses pairs, ne s’est jamais prononcé dans ses écrits pour
l’abolition immédiate du travail forcé. De même les résistants prestigieux qui,
à partir du 30 janvier 1944, se réunissent à Brazzaville pour définir la
politique à mettre en œuvre dans les territoires d’outre-mer.
Inaugurée par le général de Gaulle, cette conférence
doit prendre une décision relativement à cette forme particulière de labeur. En
raison de « l’effort de guerre », les représentants de la France
libre, rassemblés dans la capitale du Congo français, décident de prolonger le
travail forcé pour une durée de cinq ans ! En métropole, ils n’ont de
cesse de dénoncer le Service du travail obligatoire (STO) établi par les
autorités de Vichy le 16 février 1943 ; dans les colonies, ils trouvent
normal d’imposer aux « indigènes » de vingt à vingt-cinq ans reconnus
aptes, mais non incorporés à l’armée, un Service obligatoire du travail (SOT).
Subtilité des sigles et triomphe du relativisme politico-juridique. De là ces
indignations sélectives et hexagonales cependant que dans les possessions
ultra-marines la condamnation cède le pas à l’acceptation.
Rares sont ceux qui, comme la philosophe Simone Weil,
ont dénoncé « les déportations massives » des « indigènes »
et le recours meurtrier au travail forcé en Afrique française et en Indochine.
En dépit de ses protestations, exprimées dès 1943 alors qu’elle a rejoint la
Direction de l’Intérieur de la France libre dans la capitale du Royaume-Uni, S.
Weil n’a pas été entendue. Tout comme André Gide et Albert Londres une
quinzaine d’années auparavant. Voilà qui aide à comprendre les lenteurs de
l’Assemblée nationale constituante à la Libération.
Joli tableau, n’est-il pas, de la très glorieuse
colonisation française toujours présentée, par de nombreux contemporains, comme
une entreprise généreuse destinée à apporter la civilisation aux peuples qui en
ignoraient jusque-là les bienfaits. Cette sinistre réécriture de l’histoire
prospère avec la caution de quelques faiseurs de livres – A. Finkielkraut, P.
Bruckner et E. Zemmour, notamment – qui prennent leur ignorance et leurs
audaces prétendues pour de brillantes découvertes. Ils n’hésitent pas à se dire
amis de la connaissance et de la vérité ; sur ces sujets, comme sur beaucoup
d’autres, ils ne sont que de vulgaires idéologues qui traitent les faits
établis en chiens crevés. Demeurent de pauvres écholalies qui réhabilitent un
discours impérial-républicain forgé sous la Troisième République. Audaces
intellectuelles ? Stupéfiante régression et grand retour du roman national.
Olivier Lecour Grandmaison (Le Blog d’Olivier Lecour Grandmaison)
source : https://www.investigaction.net
10 Mai 2019
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