samedi 13 avril 2019

CLIMBIÉ S’EST ABSENTÉ… (1/5)



NOTRE HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019

Non ! Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de l’Histoire, d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son être de chair ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous parler, et continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant œuvré à faire naître à la conscience d’eux-mêmes.

HONNEUR ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !

La Rédaction


« On lutte, on ne pleur­niche pas »


Mercredi 9 février 1949
Les "Huit" à Bassam
(de D à G), Debout : Lamad Camara,
Albert Paraiso, Séry Koré, philippe Vieyra ;
Assis : Mathieu Ekra, Bernard Dadié,
Jean-Baptiste Mockey, Jacob Williams.
« J'ai reçu l'ordre de vous arrêter. Cette fois, nous tenons la tête. Nous en avons marre des lampistes », me dit le juge d'instruction. Puis il ajoute : « Vous êtes mis sous mandat de dépôt. Voulez-vous parler devant votre avocat, ou maintenant ? ».
Je parlerai devant mes avocats.
« Les mêmes que ceux nommés par vos camarades ? ».
Oui.
Dans le bureau étaient, en plus du juge d'instruction et de son greffier, le commissaire de police du Plateau, M. Lefuel, dans le bureau duquel se passait la scène.
Ekra Mathieu avait été arrêté le 7 au soir et dirigé sur la prison de Grand-Bassam.
Lamad Kamara arrêté le 8, attendait au commissariat de police, dans une cellule, en compagnie de tous les gens raflés.
Ainsi ce 9 février, à midi, nous étions mis sous mandat de dépôt, Mockey Jean-Baptiste, Williams Jacob, Séry Koré, Paraiso Albert, Vieyra Philippe et moi-même.
L'on nous sépare, chacun ayant à ses côtés deux sentinelles armées.
Défense absolue de se déplacer, de se parler. Je suis près d'une fenêtre ouverte. Je regarde l'animation du marché, les autos qui passent. Entre ces hommes et moi, un mur... Derrière ce mur de commissariat, la liberté, l'homme entier. Ici, un mandat de dépôt, un homme entre deux sentinelles, un homme diminué. Le soleil luit. Je vois des groupes se former. Des gens vont d'un groupe à un autre, silencieux... Les abords du commissariat de police sont bien gardés. La foule grossit. Le commissaire Desiès vient fermer la fenêtre, en me disant : « Vous êtes un prisonnier, vous n'avez pas le droit de regarder au-dehors... ». La nuit vient de se faire sur nous. La dernière brèche qui nous liait au soleil, à la foule, à la vie des hommes libres, vient d'être bouchée, murée.
– Monsieur le Commissaire, pouvez-vous me donner quelque chose à lire ?
– Il n'y a rien ici.
– Je vois un journal officiel sur la table qui est devant moi, puis-je le lire ?
– Bah, si vous voulez.
Il me donne L'Officiel n° 2397 du 22 janvier 1949, que je partage avec Mockey, mon voisin le plus proche.
A 13 h 30, nous mangeons le plat qu'on a apporté à Mockey.
14 heures. Au dehors le camarade Auguste Denise. Il ne peut nous parler. Nous nous faisons des signes.
14 h 30. Le planton vient rouvrir la fenêtre... A nouveau, je regarde au-dehors. Toujours des groupes de gens silencieux.
Des forces motorisées passent en longues colonnes, par le boule­vard de la République allant vers Treichville.
Le commissaire de police, furieux, referme la fenêtre.
Un policier, Thomas Yamajako, l'ouvre aussitôt, disant qu'il veut travailler...
15 h 15. L'on nous conduit par un escalier dérobé dans la cour du commissariat de police. A la sortie, le corbillard n° C9271, dans lequel l'on nous pousse. Nous refusons qu'on nous bouscule, voulant monter, nous-mêmes, sans être poussés par qui que ce soit.
En notre compagnie trois gardes de cercle, armés.
Dès notre sortie du commissariat, à la vue de la foule prostrée, nous nous étions mis à crier : « Vive le RDA ! Vive le RDA ! ». Et sur notre parcours l'on nous répondait en criant : « Vive le RDA ! ». Le charme était rompu. La foule reprenait confiance, courage. Notre arrestation opérait l'effet contraire. Elle galvanisait les énergies.
C'est dans un grand déploiement de forces, gendarmes, gardes de cercle, policiers, militaires, tous armés, avec des tanks, des chenillettes, mitraillettes que l'on procède aux perquisitions des bureaux et aux fouilles dans nos domiciles. De Treichville, nous partons à Adjamé où l'on perquisitionne la sous-section et fouille les domiciles de Lamad et de Vieyra. Les enfants de Vieyra pleurent. Ils veulent venir avec lui... L'un d'eux questionne :
– Où vas-tu papa ?
– Me promener.
– Avec beaucoup de monde comme ça ?
– Oui, mon fils.
– Viens vite, papa.
– Bien mon enfant...
D'Adjamé, nous repartons au commissariat de police du Plateau. Il fait nuit.
C'est enfin le départ pour Grand-Bassam, avec une escorte de véhicules pleins de militaires armés.
A Port-Bouët, nous entendons un homme crier : « Arrêtez ! Arrê­tez ! ». Il veut aller à Grand-Bassam. Il ne sait à quel véhicule il a affaire. Clair de lune. Nous croisons trois autos.
20 heures, nous nous engageons sur le pont de la Liberté de Grand-Bassam. Le corbillard s'arrête. Nous sommes devant la prison. Le régisseur arrive. C'est un gendarme, en compagnie d'autres gen­darmes. La portière s'ouvre.
– « Allez, descendez ! », hurle le régisseur. Les gardes sautent les premiers. Nous les suivons, sans nous presser. La prison est là, grisâtre, lugubre, sinistre... En colonne par un, Paraiso en tête, flanqués à droite et à gauche de gardes armés, nous nous dirigeons vers la porte d'entrée. C'est la fouille.
Le gendarme Montessuy, hargneux, va et vient, criant.
– « Vous êtes entrés enthousiastes, vous n'en sortirez pas de même. A la cellule, et la chicote, à tous ! Qu'on tue par passion cela peut aller, mais pour piller... ».
Nous ne sommes pas des pillards...
– Mancou ! Taisez-vous.
– Nous ne sommes pas des militaires, répond Paraiso.
– Pillards ! Pillards ! A la cellule et la chicote !
– Nous sommes des prévenus politiques.
– Je ne connais que des prisonniers. Ici, même régime. Laissez-vous fouiller.
La fouille achevée, l'on ouvre la dernière porte et nous voici dans la grande cour intérieure de la prison...
L'on nous conduit vers une cellule dont la porte déjà était ouverte. Le sol est nu. Nous entrons. Et l'on referme la porte. Nous couchons tous les sept sur deux nattes que nous avions pu prendre lors des fouilles domiciliaires.
Nous passons la nuit à bavarder. Des autres cellules nous par­viennent des toux. Dans la cour, nous entendons des cliquetis d'armes. C'est notre escorte qui s'installe. Et par-dessus tout cela, le bruit de la barre, incessant, sonore.

Jeudi 10 février 1949.
Levés de bonne heure, nous attendons. Notre porte reste encore fer­mée, tandis que toutes les autres cellules sont ouvertes. Le régisseur hier au soir avait dit de ne point nous ouvrir en son absence. Nous attendons donc. Mathieu et ses camarades, de la cour, nous parlent.
Enfin ! la porte vient de s'ouvrir. Tous les camarades attroupés nous attendaient. Nous nous embrassons. Nous apprenons alors que les sentinelles toute la nuit ont circulé autour de la prison.
Après déjeuner, nous visitons les lieux. Des cellules, vieilles, deux puits, une cuisine, trois latrines, un lavabo, une infirmerie, un bâtiment spécial pour les citoyens français, bâtiment à deux pièces contenant des lits avec moustiquaires et des tables. Dans les autres cellules, l'on couche à même le sol. Le bâtiment pour citoyens est occupé par deux Blancs, un Maure, boucher de son état, et un Arabe, navigateur.
Ekra Mathieu est venu nous rejoindre.
Nous avons, nous les huit, la cellule 16.
Dans cette prison, il y a toutes les races, mais beaucoup de militants RDA. Le moral est haut, très haut même. Un peu partout les détenus confectionnent des sacs et des éventails de raphia.
Paraiso vient de recevoir un paquet. Il l'ouvre et en sort quatre paires de sandalettes, des éponges et du savon... On s'installe... Des nattes viennent de nous parvenir. Nous décidons de garder la barbe en signe de protestation. Vingt et un camarades, arrêtés dans cette affaire du 6 février, viennent d'arriver.
Un Gourounsi, condamné à six mois pour avoir volé une paire de ciseaux et un autre prisonnier, condamné pour avoir mangé le beefsteak de son patron, se sont évadés.
Les deux Européens que nous avons trouvés, sont condamnés à quinze jours pour détournement de 400 000 francs.
L'on nous prévient qu'on parle fort de nous empoisonner. Nous décidons de donner des consignes sévères aux femmes qui préparent et nous apportent la nourriture.
Il nous revient qu'un télégramme chiffré aurait été expédié dans tous les cercles donnant l'ordre d'arrêter tous nos camarades des sous-sections...
La voix de Zougrana ne cesse de retentir. Il a quinze ans sur le dos. Dans une colère, il aurait découpé et ensaché sa femme. Il purge ses quinze ans. Il est, après le régisseur et le porte-clefs, le chef de cette cité. C'est le maître Jacques.
Nous venons de recevoir des livres, de la pâte dentifrice, du cho­colat, des éponges, du papier à écrire, des enveloppes. 11 heures. Nous sortons pour aller à la police où l'on nous prend les empreintes digitales. Nous partons en camionnette.
Dès qu'on m'a pris le pouce droit, la cloche de l'église a commencé à sonner midi. Je l'ai fait tinter aussi cette cloche. Mêmes sons, nets, clairs, calmes !
La chaleur est torride. Tout ici se fait à coups de sifflet. Sifflet pour sortir. Sifflet pour rentrer. Sifflet pour les corvées. Sifflet pour appeler un détenu.
Le cuisinier crie à gorge déployée : « Grand-Bassam la ligne » ; tous les prisonniers accourent, se bousculent, munis de petits paniers en guise de vaisselle, se mettent les uns à la suite des autres, collés les uns aux autres, et le cuisinier sortant du fût des petits morceaux fumants d'igname, les jette. L'on doit les saisir au vol et s'en aller en courant.
17 heures. Le procureur vient pour prendre nos doléances.
Exceptionnellement, nos parents seront autorisés à nous rendre visite le dimanche, parce que le samedi, les visiteurs sont trop nombreux.
Nous obtenons la faveur d'être enfermés en même temps que les citoyens français, c'est-à-dire à 21 heures.
Anne-Marie Thomas et Jacqueline Gnoan Amah nous apportent le repas et un oreiller pour Mockey. Le temps est humide ce soir. Après quinze ans, l'ampoule de la cour vient d'être allumée. Pour nous faire fête... Vraiment, on nous gâte...
18 heures. Les détenus sont déjà enfermés. Il y a un minimum de trente-trois hommes par cellule ; nombreux sont ceux qui dorment debout, dans les cellules des prévenus.
Ici, dans la prison, règne une insouciance, une gaieté exubérante qu'ignore l'homme de la ville. Enfermés, mais libres, le moral haut. La lutte a seulement changé de terrain. Dans la cour, étendus sur des nattes, nous bavardons. La lune brille. L'océan bruit toujours. Dans les cellules, les détenus chantent. D'autres accrochés aux bar­reaux, fument.
Je me sers de deux livres comme oreiller. Cette nuit, nous avons tous eu mal au ventre.

Vendredi 11 février 1949
La nuit a été longue, trop longue même. Au matin, de la brume partout. Par les barreaux, je regarde les vétérans aller et venir. Eux, ils sont libres, dans cette prison... Toutes les cellules ne sont pas encore ouvertes. Le vent souffle par rafales. Rafales de vérité ? De liberté ?

Samedi 12 février 1949
Il fait frais ce matin. Au lever les copains viennent nous saluer. Après le déjeuner, nous jouons à la belote. Et ce ne sont partout que des rires, dans ce royaume de la liberté.
La ration passe, du riz blanc, piment, poivron, oseille sauvage. Mockey intervient contre l'utilisation de l'oseille sauvage.
Le jeune homme qui nous avait acheté des cartes hier a été signalé au régisseur ; il n'a donc pas été en corvée ce matin.
D'autres inculpés dans l'affaire du 6 février sont arrivés.
Des camarades de la sous-section de Grand-Bassam nous envoient des plats émaillés, des gobelets, des fourchettes et des cuillers.
Les quartiers France, Moossou et Impérial décident de se charger de notre ravitaillement. Les adhésions affluent dans nos bureaux. L'arres­tation des dirigeants produit donc ainsi un effet contraire à celui qu'on avait escompté.
Nous venons de recevoir des nattes envoyées par les sous-sections, car jusqu'ici, l'administration pénitentiaire ne nous a rien donné... Si, une cellule toute nue.
Le ministre Coste-Floret arrivera bientôt. Il ne sera reçu que par les écoliers et les militaires. La population, elle, restera chez elle. En signe de protestation contre notre arrestation.
Les camarades nous font apporter des bonbons, du fromage, des cigarettes, des fruits divers, du sucre.
Papa et Assamala sont venus nous voir. Notre calme et nos rires étonnent tous les visiteurs. Ah !, s'ils savaient que dans cette prison de l'injustice, les hommes ignorent le chagrin. On lutte, on ne pleur­niche pas.

Dimanche 13 février 1949
Le temps est toujours frais, le matin. En sortant, je brise une des branches de mes lunettes. J'essayais de l'arranger quand passe, près de moi, la corvée de vidange : trois hommes portant de lourdes tinettes sur la tête.
9 h 15. Le régisseur vient nous dire qu'on va nous transférer dans la prison des femmes. Aussitôt, nous nous réunissons pour analyser la situation.
Ce transfert, un isolement pour nous. C'est dans le but de nous empêcher d'avoir un contact avec la masse des prisonniers. Nous passons pour de mauvais ferments, des éléments dangereux... Nous refuserons.
Mockey et Paraiso viennent de recevoir chacun un télégramme. Une véritable plaisanterie administrative. On aime beaucoup jouer dans le camp du gouverneur. En voici la teneur :
Abidjan 260 12.11.40
Gouverneur à M. Mockey Jean-Baptiste n° 135 Honneur vous informer arrêté local du 12 février 1949 porte convocation Conseil Général en session extraordinaire STOP. Séance ouverture aura lieu maison anciens combattants lundi 21 février courant 9 heures. Considérations distinguées.
Péchoux.
Le ministre Coste-Floret est arrivé. Accueil glacial. La population n'a pas bougé.
13 h 30. Papa et Alexandre sont venus nous voir. La chaleur est excessive. Impossible de tenir dans les chambres. Et au-dehors pas une seule ombre. Il faudrait dans cette cour planter des arbres.
Le porte-clefs est là, grave. Il ne somnole même pas... C'est le saint Pierre du lieu. Ici, l'entrave et l'injustice, et derrière cette porte, cette clôture, après le seuil du greffe, la liberté...
– Monsieur, c'est la première fois que nous mangeons du riz blanc, du riz sans cailloux, nous dit un détenu.
Zougrana vient nous parler du remue-ménage des salles d'à côté qu'on lave et nettoie, à notre intention.
Nous décidons de ne pas bouger de notre cellule 16.
Les ouvriers des travaux publics viennent installer des guérites, parce que nous avons demandé à rester jusqu'à 21 heures au-dehors.
Nous recevons la visite d'Assamala et de Sahou Alphonse qui nous apportent des éponges. Les camarades de la sous-section de Grand-Bassam nous apportent dix-sept oreillers.
Notre prison est une cité. Ici, des marchands de cola, de poisson, de piment, d'allumettes, de cigarettes, d'arachides, là, un diseur de bonne aventure, ailleurs, un coiffeur, plus loin, un barbier ; et un peu partout des vanniers.
Les autorités se rendent compte qu'elles ont eu non seulement tort de nous arrêter mais encore de nous mettre en contact avec tous les prisonniers.
Le régisseur dit qu'il lui sera possible de nous mettre à un régime spécial. Régime spécial pour nous... Nous rediscutons de la question.
Partir, ce serait nous désolidariser de tous les autres inculpés du 6 février, ce serait permettre les exactions qui étaient journalières dans cette prison.
Williams. – Ils peuvent nous obliger, et si nous refusons, nous inculper de rébellion...
Séry Koré. – Surtout que nous sommes ici à leur merci et que, visiblement, ils nous cherchent d'autres querelles.
Mockey. – Des ordres seraient arrivés pour nous transférer.
Mathieu. – Nous pouvons envoyer une délégation dire au régisseur que nous préférons rester ici, parmi nos camarades.
Vieyra. – Depuis hier, ils ont acheté des nattes, des couvertures, des gamelles. Ils ne veulent pas faire ici la distribution, car ils nous connaissent. Nous leur demanderons de commencer par ceux qui sont là avant nous.
Mockey. – Notre présence ici fait beaucoup. Elle les oblige à avoir certaines attitudes.
Le Père P... vient à la prison pour confesser les catholiques. Arrivé devant notre cellule, il se retourne en murmurant : « Ils sont tous des musulmans ici ». Nous éclatons de rire. Il part sans nous regarder. N'était-il pas arrivé au moment où notre camarade Lamad debout, se penchait pour dire sa prière ? Le seul musulman parmi nous.
Le régisseur est venu nous menacer de faire transférer nos effets, de force, dans l'autre bâtiment. Nous ne répondons pas.
Sous le préau, onze tirailleurs sont là qui nous surveillent...

Lundi 14 février 1949
Le maire, le médecin-chef, le commissaire de police, l'ingénieur des T.P. en compagnie du régisseur, visitent la prison.
Ils parlent de bâtir un préau, de grillager la cuisine, d'y construire un guichet pour la distribution des repas, de faire une adduction pour l'eau potable.
Nous apprenons que le ministre Coste-Floret, au Banco, aurait été quelque peu mal reçu sur la route. Il a été obligé de filer dare-dare, le Cabinet ayant été renversé le 13 à 24 heures.
Peu de visiteurs ce jour. Que la barbe gratte... Nous refusons cependant de revenir sur notre décision. On gardera la barbe. La lune est splendide cette nuit.

Mardi 15 février 1949
Ce matin, spontanément, des prévenus mettent du sable devant notre porte d'entrée, du joli sable blanc.
Nous recevons confirmation du départ de M. Coste-Floret. Un exercice de parachutage a eu lieu. Toujours cette idée d'effrayer, de démoraliser, de dompter la masse, d'abattre notre mouvement.
Un chef baoulé vient d'arriver à son tour, pour le même motif.
A L'Officiel n° 3 du 15-1-1949, à la page 63, rubrique Nécrologie, je lis l'annonce de la mort de Lucien Kouassi, instituteur-adjoint hors classe du cadre commun secondaire de l'AOF. Mort survenue à Agnibilékrou. Mon instituteur à l'école du quartier « France » de Grand-Bassam.
Le 1er janvier, c'était le meeting d'ouverture du Congrès inter­territorial du RDA en Abidjan, et ce jour-là, mourait un des hommes qui m'ont éclairé. Qu'il repose en paix.
Sur tout le parcours, le ministre n'aurait entendu qu'un seul refrain : « Vive le RDA ! », crié par des enfants, des femmes, des hommes. Est-ce ce qui a donné tant de violence à ses propos ?
Relève de six gardes de cercle.

Mercredi 16 février 1949
Le brigadier de la relève vient nous saluer. Couchés, nous écoutions une lecture que nous faisait Mockey.
Des avions militaires survolent Grand-Bassam. Le Cabinet n'aurait pas été renversé, seules des démissions individuelles ont été enregis­trées. Des brèches qu'on a colmatées.
A 18 h 30, le gendarme-régisseur Guisset est venu, accompagné de vingt-deux gardes de cercle armés. Il a procédé lui-même à l'appel et à la fermeture, terme consacré pour marquer le renfermement des détenus dans les cellules. Arrivé à nous, il nous ordonne de rentrer nous coucher... Refus général. Nous laissons les camarades Paraiso, Williams et Mockey, qui sont citoyens français, prendre la tête. Nous sommes, nous, de l'Union Française ; nos droits ne sont pas encore déterminés. Le régisseur ordonne aux gardes de nous faire entrer de force. Les gardes ne se décidant pas, le brigadier alors l'en dissuade...
Le premier acte de rébellion est passé... Nous restons au-dehors et ne nous coucherons qu'à 21 heures, comme les citoyens français.

Jeudi 17 février 1949
Le Père P... est venu ce matin avec l'hostie. Il n'a fait que passer devant notre cellule. Pour lui, nous sommes des musulmans depuis ce jour où il est arrivé au moment du salam de Lamad Camara.
La discipline devient plus rude. Les gardes ne savent même plus respecter le brin de droit qu'on a accordé aux prisonniers. Une belle figure dans cette prison : Saanda Diomandé, chef de canton de Gan, cercle de Man. Aux élections de 1946, il a fait voter Houphouët par son canton. Emprisonné depuis, il n'a été jugé qu'hier, 16 ; a été condamné à six mois douze jours, après trois ans de prévention. Quel scandale !
Ce soir, Guisset n'est pas venu assister à la « fermeture ». Un autre brigadier est là ; l'ancien était mieux.
La nuit, on entend tout le temps les clefs tinter entre les mains du porte-clefs... Ah ! ces clefs ! Ces clefs et leur musique funèbre !

Vendredi 18 février 1949
Brahima Keita en essayant de désarmer un adversaire a été blessé d'un coup de matchette à la tête. Parce que RDA, il est arrêté et écroué. Ce coup de matchette, c'était moi qui l'aurais reçu si je n'avais pas été reconnu à temps. Depuis son arrivée, il fait toujours de la fièvre. Son état devient de plus en plus inquiétant. Nous avons fait envoyer chercher le régisseur qui ne peut venir...
Je me promène dans la cour. Partout des prisonniers qui saluent. Ils nous connaissent, nous respectent. Notre présence a changé la physionomie de la prison... Les gardes hésitent un peu parfois avant de brutaliser.
Certains détenus spontanément viennent me raconter leur histoire. Ils connaissent le rôle de chacun de nous, les Huit. J'écoute, je note. Nous sommes tous contents.
Sur les murs, des traits indiquant des jours, des mois, des inscrip­tions incompréhensibles.
Le régisseur a réuni ses gardes et leur a donné des consignes nouvelles nous concernant. Depuis ce soir-là où nous refusâmes de rentrer dans la cellule « par la force des baïonnettes », il est très remonté contre nous, qui faisons cependant comme si de rien n'était. Il a dit de ne plus laisser passer notre repas. A notre tour, nous refusons de prendre le repas, tant que nous n'aurons pas aperçu celle qui l'a apporté, car nous n'oublions pas les menaces d'empoisonnement. Il veut nous serrer la vis, dit-il, ah !, s'il nous connaissait bien... Il projette de nous enfermer ce soir à 18 heures comme tous les autres détenus. On verra !
Pour la ration des détenus, on a acheté 25 kg de viande.
Le ciel est couvert. Des éclairs. Les autres détenus sont enfermés. Nous autres continuons encore à manger, exprès, attendant le régisseur qui doit nous enfermer avant 21 heures. Le régisseur n'est pas venu.
Après le repas, nous sommes rentrés de nous-mêmes, et les camarades, jusque fort tard dans la nuit, ont parlé de tas de choses. Séry Koré par des remarques spirituelles, poussait chacun à conter quelque chose.
Nous nous sommes endormis dans la chaleur habituelle.

Samedi 19 février 1949
Au lever, Frédéric N'Dat, le camarade secrétaire général de la sous-section d'Agboville, me dit que le régisseur aurait passé la nuit à écouter aux portes.
J'ai terriblement mal aux reins. N'avais-je pas été piétiné par la foule qui se sauvait aux coups de fusil... Je comprends maintenant tout le risque couru en essayant de désarmer un homme. Et les coups de crosse reçus ! Ah !
Je vais donc à l'infirmerie me faire poser des ventouses. Peu de choses comme médicaments dans cette infirmerie : aspirine en poudre, quinacrine, bleu de méthylène, argirole, mercurochrome, sulfate de soude, glycérine phéniquée, huile goménolée, coton, ventouses.
Le régisseur serait de bonne humeur. C'est moi qui ai reçu le repas aujourd'hui. Dès la porte ouverte, c'est un flot d'air qui m'envahit, du bon air de mer, tout différent de cet air chaud de la prison, de l'air libre qui souffle avec force... De l'air frais.
Une dame qui vient voir son mari s'écrie : « Quelle chaleur ! ». Comme les impressions et les appréciations peuvent varier ! Selon les situations dans lesquelles on se trouve.
Une lettre de protestation contre le régime, adressée au procureur, est écrite ce matin.
Nous jouons à la toupie.
Nous recevons des visiteurs venus de tous les coins du pays, des délégués des comités et des sous-sections qui tous nous confirment le flot d'adhésions nouvelles et la vanité des efforts qu'on fait pour détruire notre mouvement. Ils nous apportent des livres, des journaux, des vivres...
Le Bulletin du Commandant Ply continue à donner des événements des interprétations tendancieuses.
C'est l'heure du « communiquer ». Terme consacré pour signifier le parloir. Les prisonniers sortent un à un à l'appel de leur nom. Devant la porte, c'est un attroupement. Chacun espère être appelé, chacun attend une visite qui va le réconforter, l'aider à subir l'injustice, à affronter la lutte, à supporter sa peine... Sous le préau, ce ne sont que des rires, du bruit. Tout le monde parle. Les gardes vont et viennent. Ils surveillent leurs hommes. L'on parle vite, attendant d'un moment à l'autre le coup de sifflet qui mettra fin à la conversation, qui vous fera rentrer et sortir d'autres détenus.
L'on nous explique ce qui a motivé l'attitude du régisseur, ces derniers jours. A la suite d'une réunion normale tenue à la sous-section de Grand-Bassam, le bruit aurait couru que la population s'apprêtait à prendre la prison d'assaut pour nous en faire sortir... Toute l'Administration, de la Justice à la prison, en passant par la police, la mairie, la gendarmerie, aurait été sur le qui-vive... Pendant ces dernières nuits, des patrouilles tout autour de la prison, sur les ponts, les rives de la lagune. Dame, les assaillants peuvent venir en pirogue !

Dimanche 20 février 1949
Il a été lancé à nos trousses plusieurs indicateurs dont le principal est un escroc nommé Sou..., qui fait partie de l'équipe des prévenus travaillant au greffe.
Des prisonniers se sont battus à la distribution des repas... Des hommes faméliques, des hommes qu'on animalise, des hommes dans les regards desquels on lit la faim... et qui se ruent sur un tout petit morceau d'igname, se le disputent et finissent par se battre.
Nous avons réussi à faire entrer un appareil photographique dans notre cellule. Nous allons prendre des vues de tous ces hommes qui attendent la sentence des magistrats.
Le régisseur a fait deux fois sa ronde cette nuit... L'on entendait les clefs tinter et les targettes crisser. Au fond, c'est lui, le véritable prisonnier.

Lundi 21 février 1949
Les camarades Mockey et Paraiso, conseillers généraux, n'ont pas reçu de réponse à leur demande de siéger.
Deux évadés sont rentrés d'eux-mêmes ce jour.
15 heures. Mockey et Paraiso sont extraits pour aller chez le Juge. Puis c'est Williams et moi. Je respire l'air à pleins poumons. De sa classe, Mme François Ouégnin nous salue de la main. Des jeunes filles et d'autres passants nous font signe... L'on nous montre du doigt. L'Administration, par cette arrestation intempestive, fait notre publicité, la propagande du Rassemblement Démocratique Africain.
Nous prenons contact avec nos avocats. Maîtres Montécot, Clarac, Vigouroux. Ils nous disent avoir écrit officiellement pour régler les questions de repas, de couchage, d'heure de fermeture.
Les interrogatoires vont commencer vendredi prochain.
Il nous revient que l'Administration vise plus haut. Nous ne faisons plus l'affaire. Il lui faut Houphouët-Boigny lui-même.

Mardi 22 février 1949
Je me suis levé de bon matin... et j'assiste à la sortie des autres détenus. Dès la porte ouverte, ils se suivent les uns les autres comme des poulets, s'égaillent, les uns avec une toute petite natte en mains, les autres avec leur couverture sous le bras. Il y a des hommes de toutes les races de ce pays, et tous, bruyants.
Nous recevons Condition humaine n° 29 du 15 février 1949. Ce journal relate des faits exactement semblables au nôtre, avec cette différence qu'à Thiès, personne n'a été arrêté ! On n'a pas là-bas au Sénégal de mouvement à détruire, une idée à détruire, une avance à freiner...
Samba Ambroise vient d'arriver. Il a fallu quarante-deux gardes pour l'arrêter... N'est-ce pas lui qui gère les affaires de Houphouët-Boigny ? Le biais est bien choisi. Riche commerçant, il est accusé d'avoir volé un mètre de percale.
Notre arrestation servirait de sujet de propagande dans les cercles... Surtout à Agboville, à Dimbokro... Cette arrestation est pour eux un triomphe. Elle ouvre la vanne à tous les abus, à tous les désordres. Nous les gênions... Et pourquoi pas, puisque nous mettions le nez un peu partout, et n'acceptions pas de regarder sans voir, et de voir sans parler et de parler sans dénoncer...
15 heures. Nous allons au Parquet, nous les «8». La barbe pousse bien et l'on nous regarde avec curiosité.
Le procureur M. Decrozailles, dit qu'il n'y a aucune séparation à faire entre les détenus, tous étant devenus Français au même titre. La question du couchage va être réglée ; quant à celle des repas, elle est difficile à résoudre à cause du règlement qui stipule que le repas doit être remis à un garde pour l'apporter au prévenu. Nous tombons d'accord sur ceci : le repas venu, un de nous en compagnie d'un garde de service, sortira pour le prendre...
Au retour, des têtes aux fenêtres nous regardent.
Pour la première fois, nous sommes sortis accompagnés de gardes non armés ; en revanche, d'autres bien armés, nous attendent devant le Parquet, et c'est en leur compagnie, bien encadrés par eux, que nous rentrons à la prison.

Mercredi 23 février 1949
Le nouveau brigadier-chef des porte-clefs a l'air mieux. Il tempère beaucoup le zèle de certains gardes.
Nous recevons le premier exemplaire de Vérités, un journal dont des administrateurs dans les cercles font la publicité...
Il nous revient que la masse accepte le combat.
Nous recevons des délégués d'Agboville.
L'affaire Frédéric N'Dat est renvoyée à huitaine.

Jeudi 24 février 1949
L'on nous dit qu'à la fin du mois, la prison passerait entre les mains de la Police, dès le départ du régisseur actuel, M. Guisset.

Vendredi 25 février 1949
Nous préparons les mémoires à remettre aux avocats. Lamad Kamara est appelé à l'instruction.

Samedi 26 février 1949
Une délégation de femmes baoulé est venue nous voir. Elles sont toutes souriantes. Sur elles, la répression ne fait que glisser.
Bonoua a aussi envoyé des délégués. Nous sommes devenus des hommes connus par tout le pays.
Au Conseil général, les choses ne marcheraient pas très bien. Des élus demanderaient que Auguste Denise donnât sa démission de secrétaire général du RDA pour se voir réélire Président de l'Assem­blée Territoriale... C'est la question à l'ordre du jour... Ma dent m'a fait souffrir toute la nuit.

Dimanche 27 février 1949
Nous ne recevons ce jour que des délégations envoyées par les villages, les sections.
Le soir, nous allons nous promener dans le jardin attenant à la prison. La lagune coule calme, bordée de roseaux, de forêts sur l'autre rive, la rive opposée à la prison. Des pirogues vont et viennent. Et dans le manguier, près de nous, des oiseaux chantonnent. Le soleil se couche. Bientôt la fermeture. La voix de Zougrana a crié : « Grand-Bassam la ligne... ».

Lundi 28 février 1949
Départ de convois de condamnés pour Adiéké. Un commis, dans le couloir, hurle les noms répétés par plusieurs voix : « Siaka Traoré... Siaka Traoré ! » Présent ! Les appelés courent. Les gardes leur donnent des coups. Le départ en convoi donne lieu à des tractations fort lucratives pour les gens du greffe. Un dernier coup de sifflet, et c'est le contrôle, le départ.
Un prisonnier dahoméen, de loin, nous regarde. Il n'ose s'approcher de nous... malgré l'envie qu'il en a. Le juge d'instruction l'aurait-il mis en garde contre nous ? Les mouches pullulent. Il pleut et l'eau pénètre dans notre chambre.
Le docteur procède à l'appel des prisonniers. Mon tour arrive. J'entre dans son cabinet.
– Quoi ?
– Mal aux dents.
– Aspirine.
– Il faut me l'arracher.
– Bon, on verra.
Je suis là, il me regarde. Il veut parler, hésite. Je lis les avis. Il revient me trouver dans la salle d'attente pour me dire : « Va avec les autres prisonniers ». J'en ris. Avec ma barbe j'ai l'air étrange et l'on me regarde. Les habits fripés disent que je suis un prisonnier-un danger public pour certaines gens... J'ai la fièvre... Le docteur me dit de revenir l'après-midi pour une extraction éventuelle. Je rejoins la prison en passant devant l'école régionale. Deux gardes nous accom­pagnent.
Sur ces bancs, je me suis assis ; dans cette cour, j'ai joué, tout comme les enfants que je vois et qui s'amusent si joyeusement, avec tant d'insouciance, ces enfants qui croient comme je croyais à ces mots de liberté, égalité, fraternité, tout le temps vidés de leur contenu, vidés de leur sens.
A 18 heures, le camarade Da Silva Philippe vient nous donner le résultat des élections au Conseil général. Denise a été réélu Président. Cette victoire du RDA a été saluée par des vivats enthousiastes de tous les prisonniers. Longtemps dans les cellules, après la fermeture, les prisonniers ont applaudi et chanté et crié « Vive le RDA » !

Mercredi 2 mars 1949
12 heures. Félix Houphouët-Boigny, Gabriel d'Arboussier et d'autres camarades sont venus nous voir à la prison et nous annoncer aussi l'éclatante victoire remportée au Conseil général par le RDA. Les prisonniers voudraient tous sortir pour les voir, les saluer... Les gardes de cercle les contiennent difficilement. Dans la cour, l'on n'entend que « Vive le RDA ! Vive le RDA ! » Au dehors, une foule dense de militants. Le RDA, une force qui emportera tous les obstacles.
14 h 30. Séry Koré et moi sommes extraits pour aller chez le juge. Chez ce dernier, M. Mass..., celui-là même qui avait procédé à notre arrestation, on nous fait signer les procès-verbaux des perquisitions opérées à nos domiciles respectifs.
Le juge me fait signer une lettre anonyme ayant trait à la saisie du film du RDA, une deuxième lettre anonyme parlant des tractations entre nos adversaires et le gros commerce, une troisième lettre anonyme dénonçant un attentat que l'on ourdirait contre Houphouët-Boigny. Ces documents qui me donnaient des renseignements avaient été saisis chez moi.
A ce sujet, une commission lui avait été faite de ne pas bouger de son village quoi qu'il advienne de nous.
Il y a audience. Flagrant délit. A peine entrés dans la salle d'au­dience, les prisonniers aussitôt en sortent, accablés. Ils ont eu leurs deux ans, trois ans... Justice est faite.
Une justice à leur taille, une justice pour eux... C'est très facile pour un juge assis dans un fauteuil moelleux de distribuer des années de prison comme on distribue des prix. Il serait bon qu'avant d'être juge, le futur magistrat ait été enfermé au moins quinze jours dans une prison, qu'il ait vu comment sont traités les prisonniers.
Sous les cocotiers de la cour du tribunal, la femme d'un ami s'est approchée pour me saluer. Son enfant, pleurant, m'a tendu la main. Tandis que je prenais cette petite main innocente, Séry Koré a crié : « Laisse-le tranquille ! ». Cela m'a glacé. Un prisonnier n'aurait-il pas le droit de toucher un enfant ? « Laisse-le tranquille » ; longtemps cette injonction a retenti à mes oreilles. Cela m'aurait paru moins étrange et dans la logique de ia situation, si elle était venue d'un garde... mais d'un camarade ! J'ai donc laissé tranquille cet enfant auquel la maman a commencé à donner la tétée.
N'Dat Frédéric, d'Agboville, accusé de propagation de fausses nou­velles, détenu depuis décembre, est acquitté aujourd'hui. Troisième arrestation depuis 1947.
Le soir venu, nous rentrons en groupe, flanqués de gardes. C'est la prison. L'on ne peut bouger sans un gardien à ses trousses. L'on ne peut converser sans en avoir obtenu l'autorisation. L'on voudrait faire de nous des hommes avachis, pleurnichards. Mais au contraire, l'on nous trouve toujours frais et dispos et prêts à la lutte. Cela décon­certe l'adversaire, et l'irrite...

Jeudi 3 mars 1949.
Invasion de mouches
Nous passons la journée à jouer et la nuit à bavarder. Nous écoutons toujours la même histoire, tout le temps racontée par le même camarade. Nous n'avons même pas le courage de lui dire : « Ton histoire, nous la connaissons. Ça fait tant de fois que tu la racontes ! » Non ! Nous l'écoutons comme si c'était du nouveau, et toujours nous en rions avec la même force...
Des camarades prennent un temps bien long pour se préparer, se lisser les cheveux. On dirait qu'ils veulent aller à une fête. Réveil[1] n'est toujours pas arrivé.
Les jeunes gens du greffe véritablement exagèrent à essayer de gruger n'importe qui. Nous avons été obligés de dire certaines vérités brutales à l'un d'eux, qui, ce soir, est venu procéder à l'appel des détenus avec une mine vraiment piteuse.

Vendredi 4 mars 1949
Il a plu toute la nuit d'hier. Il nous a été impossible de dormir, l'eau entrant dans la cellule par-dessus la porte, à travers la lucarne.
Journée assez calme et moins chaude.
Ce soir, la cellule 5 est très joyeuse ; elle chante « Maria de Bahia ». Chanter en prison, lorsqu'on étouffe dans une pièce, c'est prendre conscience de l'injustice flagrante dont on est l'objet. Ces hommes donc n'attendraient-ils plus de la Justice qu'une justice partisane ? Qu’une sentence ordonnée ? Ils sont presque tous RDA et ils chantent... N'a-t-on pas déclaré la guerre à ce mouvement ? Ne sont-ils pas des otages, des prisonniers de guerre, quels que soient les motifs divers sous lesquels ils ont été arrêtés ?
Ils chantent. C'est déjà une victoire. Le moral est haut, le courage intact, la foi entière... Les autres ont donc perdu la bataille. Ils devien­nent tout au plus des tortionnaires, des avortons voulant à coup d'années de prison endiguer la marche irrésistible de tout un peuple. Ils sont ridicules. Ah ! s'ils le savaient eux-mêmes ! Bah ! On leur dit bien que les prisonniers chantent en prison, certains même dans les cellules étroites... Mais que peuvent-ils contre cela ? Contre la foi d'un homme ? Nous ne sommes tout de même pas en une guerre mondiale pour qu'ils puissent se permettre beaucoup de ces fantaisies qui consistent à sortir un homme de prison, à l'aube, et froidement le tuer. Oh ! je le sais, si nous avions été dans une conflagration générale, on ne nous aurait pas gardés jusqu'à ce jour. Tous leurs gestes nous le crient... La mise dans le corbillard, les perquisitions, les fouilles, ce grand déploiement de forces, tout le dit. Cette chanson me rappelle le jour de notre arrivée.
Le gendarme s'était assis, nous avait méticuleusement fouillés... puis, le portail ouvert, nous avions pénétré dans une grande cour au sable mou, au sable qu'on aurait dit huilé, sable foulé par tant de prisonniers, sable jamais renouvelé, sable toujours le même depuis que cette prison a été construite... Entrés dans notre cellule, la porte ramenée, les verrous tirés, les cadenas mis, nous nous étions mis à parler... La liberté de parler, de chanter, de dire ce qu'on veut se trouve, même en prison.
Notre langage peut ne point plaire... Et puis, après... La prison ! Alors, est-ce une raison pour nous taire, capituler ? Jamais !
Dans la cellule n° 5, l'on chante toujours. Depuis quinze jours, Jacqueline ne peut plus franchir le seuil du greffe pour nous apporter le repas. Elle doit rester au dehors, contrairement à tous les accords intervenus entre nous et le régisseur. Cela proviendrait des jeunes gens employés au greffe. Les aveugles ! Ne voient-ils pas que les condamnés européens sont logés à « l'ambulance », le dispensaire de Grand-Bassam, vont au Bar, prennent le frais, se couchent quand ils veulent, sans un garde à leurs trousses ? Et nous qui sommes encore des prévenus, ils voudraient nous plier à une certaine discipline inadmissible ? Ils nous connaissent mal.
Nous le leur disons à nouveau.

Samedi 5 mars 1949
Les mouches sont revenues ; posées sur les nattes, on les prendrait pour de gros clous. Les mouches et la chaleur, voilà les deux grandes plaies de la prison.
Vieyra et moi, nous nous promenons dans la cour. Un tribunal siège à la chambre 4, parce qu'il vient d'arriver trois nouveaux pen­sionnaires. Ils doivent chacun raconter leur histoire. Dans d'autres cellules, on chante.
A midi, à la distribution du repas, nous assistons à une séance pénible. Les hommes ont eu du riz. Ce sont les grands fûts d'essence de 200 litres qui servent de marmites dans la prison. Après la distribu­tion des rations, il en était resté au fond. Zougrana, grattant ce fond, le distribuait. Aussitôt une grande affluence, puis une bousculade, une bousculade d'hommes affamés aux côtes saillantes, d'hommes aux jambes grêles, au ventre creux, aux chairs flasques, au nez fré­missant, aux yeux brillants. Zougrana, débordé, bat en retraite, leur abandonnant les fûts-marmites. Certains plus avisés plongent jusqu'à mi-corps dans ces fûts, après les avoir fait tomber. Ils grattent le riz noir, le riz brûlé. On leur grimpe dessus. Ils ne sentent pas. Ils ont du riz devant eux, roulent avec les fûts... Ils font corps avec, dirait-on. Un jeune Mossi, ne sachant plus que faire pour avoir lui aussi un peu de ce riz brûlé, dépité, prend du sable et le jette dans l'un des fûts. D'autres l'imitent. Ceux qui sont dans les fûts, continuent leur fonction, roulant à gauche, roulant à droite, avec les fûts. Bientôt tout est plein de sable. A ce moment seulement, ils sortent, tout couverts de sable.
Ils ont dégradé l'homme !

Dimanche 6 mars 1949
Journée assez calme. Pas de visiteurs. Je vais à la lagune derrière la prison. Je plonge les pieds dans l'eau qui bavarde : tchâo ! tchâo... Je fais mon accès de paludisme.

Lundi 7 mars 1949
Je me suis levé tard. Dès que j'ai fini ma toilette, le régisseur m'a fait appeler. Pour la première fois depuis notre arrestation, je franchis seul, sans mes amis, le seuil du greffe, je mets les pieds au dehors... Des hommes passent sur la route de Bassam à Azuretti. Des autos aussi... Un garde me suit. Le vent est bien frais. Je regarde tout autour de moi, avec des yeux neufs, ce paysage que je connais depuis des années, il me semble le voir pour la première fois. Chaque maison, chaque terrain, chaque arbre me parle, me dit quelque chose, me fait remonter loin dans le temps... et pourtant, je les regarde comme si c'était la première fois que je les voyais.
J'arrive. J'entre dans le salon. Le régisseur vient et me dit :
– Je vous fais savoir que vous êtes détenu.
Je sursaute. Il m'a semblé avoir entendu « condamné ».
– Vous dites ?
– Je vous fais savoir que vous êtes détenu.
– Oui, détenu, je le sais.
– Eh bien, il y a des articles qui paraissent signés B. Dadié, détenu politique.
– Oui, je le sais.
– Cela peut aggraver votre cas, amener plus de rigueur dans la discipline, vous couper le ravitaillement, les permis de communiquer... enfin vous me comprenez ?
– Oui, je vous comprends, mais moi non plus, je ne puis ne pas écrire, je suis payé pour cela...
– Mais pas en prison.
– Je pourrais bien le faire, mais je ne le fais pas cependant.
– Bien alors, et ces articles qui paraissent...
– Ils étaient écrits depuis longtemps, du temps où j'étais libre.
– Et puis... Ici, c'est la prison. Vous comprenez !
– Je comprends ; tout doit passer par vous. Eh bien, je vous donne l'assurance qu'aucun article ne sortira de cette prison et ne sera transmis à Dakar, sans avoir passé par vous. C'est la prison.
Il sourit alors, M. le Régisseur. Nous respectons son grade. Du reste, dans aucune des nombreuses lettres écrites au Parquet, nous ne l'avons encore attaqué...
Des jeunes filles, la cuvette sur la tête, s'en vont acheter du poisson à Azuretti.
Midi. Les mouches abruties de chaleur, collées au mur ne bougent même pas lorsqu'on les chasse. Elles se laissent écraser... détruire... Nous autres, nous de RDA, nous tenons farouchement, faisant front à tout.
Vers 15 heures, le porte-clefs Bernard me fait appeler. J'arrive, il me dit d'aller prendre le frais sous le manguier, la chaleur étant devenue assez forte dans les cellules. Je m'y rends. J'y trouve Paraiso... Partout des moineaux jouent, chantent, se pourchassent.
L'air qui souffle est chargé de senteur de fumier. Des margouillats s'ébattent. Tout au long des rives, des billes échouées, de l'argent qui n'est pas rentré dans le coffre des exploitants forestiers, des richesses qui pourrissent par ici ; et sur ces billes, le sceau des maîtres... leurs initiales... C'est pour eux, c'est leur propriété ; leur bien. On nous dit que le 6 février la troupe devait tirer, mais pour se couvrir, un lieutenant-colonel aurait demandé des ordres par écrit. Et comme ces ordres n'ont pu être donnés, la troupe s'est contentée de se montrer par les rues. Les provocations continuent. On nous parle aujourd'hui de celles de Palaka. Que va dire le Bulletin du Commandant Ply ?
On nous raconte que M. Jean Rose, revenu de France, aurait dit à des colons : « Vous vous f... le doigt dans l'œil... Etienne D... C'est ça que vous avez trouvé ? Moi, avec des millions je n'ai pu faire grand-chose et c'est avec D... que vous escomptez renverser la situation ? ».

Mardi 8 mars 1949
Les gardes qui étaient venus avec nous, sont repartis ce matin pour Abidjan. Notre escorte. Nous devenons de vulgaires prisonniers. Nous sommes passés à un plan moindre dans la lutte engagée contre nous. Après les incidents de Ferkéssédougou, l'Administration regroupe ses forces.
Alexis vient nous annoncer qu'on parlerait de nous mettre en liberté provisoire, dans cette semaine ou la semaine prochaine.
Tandis que nous étions sous le manguier, les gardes sont venus nous inviter à rentrer après nous avoir annoncé l'arrivée des hommes de Palaka (Ferkéssédougou), ceux qu'on a arrêtés après la fusillade. Ils sont mis dans la prison des femmes. Nous leur envoyons à manger. Ils nous font dire alors que depuis le jour de leur arrestation – dix jours – ils n'ont rien mangé. Ils nous racontent l'affaire. Une question de dette entre deux frères, sur laquelle s'est greffée la levée de l'impôt.
San... aux élections de 1946 était d'un bord différent de celui de Sikali Yéo qui estimait très complet le programme du congrès RDA de Bamako.
Le mal était fait. Le chef de canton San... prit Sikali en grippe. Ce dernier préféra se retirer dans son campement avec des membres de sa famille et des partisans. Or, le chef de canton lui devait 3 000 francs qu'il refusait de rembourser. Arrive la levée des impôts de 1949. San... réclame des impôts. Sikali lui répond : « Paie-moi mes trois mille francs et je m'acquitterai de mes impôts ».
L'administrateur informé, envoie des gardes chercher Sikali qui refuse de se laisser attacher. Le garde va rendre compte à son chef qui à son tour saisit le Gouverneur.
La troupe, le 23 février, se met en marche, arrive au Lougan et tire... cinq morts, parmi lesquels Sikali ; une femme avec son enfant au dos ; cinq blessés très graves et plusieurs autres blessés qui fuient. Douze personnes arrêtées, lesquelles viennent d'arriver.
La chaleur est terrible, et les mouches voraces, agaçantes, taquines...
Un homme depuis jeudi est en cellule ; le régisseur l'avait surpris en train de fumer après l'heure de fermeture.

Mercredi 9 mars 1949
Je suis extrait. Je vais au tribunal accompagné d'un policier sans arme. Il m'annonce au juge qui me dit d'attendre. Une demi-heure d'attente. Je monte.
– Tiens, tiens ! Vous continuez à écrire, vous ?
– Non !
– Et tous ces articles signés de vous ?
– Ils étaient écrits avant mon arrestation.
– Alors pourquoi ce titre de détenu politique ?
– Ce sont les camarades de Dakar qui estiment devoir le mettre.
– Quoi ?
– Ils pensent que je suis un détenu politique, que mes camarades et moi sommes ici, de par nos opinions politiques.
– Non, vous êtes ici des détenus de droit commun...
– Qu'est-ce que vous nous reprochez ?
– D'avoir été des instigateurs, des meneurs, des complices en plus. Je vous fais savoir que vous pouvez écrire des articles, de la prison, pourvu que ces articles ne soient pas incendiaires. Vous comprenez ?
– Je comprends.
– Vous me les enverrez et je les transmettrai à la direction de votre journal.
Il me prend pour un idiot, me disais-je.
– Au fait, quand avez-vous été arrêtés ?
– Le 9 février, vers 10 heures.
– Eh bien si vous avez écrit des articles avant cette date-là, ils peuvent paraître. Vous étiez des hommes libres. Du reste, l'instruction fera ressortir d'autres inculpations, s'il y a lieu ; pour le moment, vous êtes tous inculpés de cela seulement... Vous pouvez partir... mais je vous demande de dire à vos camarades de ne plus mettre le titre de détenu politique...
Je redescends dans la cour. Il y a audience. Aujourd'hui passe l'affaire d'un Européen qui aurait détourné deux millions à la CICA (Compagnie Industrielle des Côtes d'Afrique).
Je rentre à la prison.
Nous avons été le soir au greffe où nous avons été bloqués par la pluie. Des éclairs. La pluie ayant cessé un moment, Jacqueline et Anne-Marie partent, et nous aussi rejoignons notre cellule 16.
La pluie continue.

Jeudi 10 mars 1949
Délégué par les camarades, j'ai été voir le régisseur pour lui demander de nous permettre d'aller prendre le frais sous le manguier... Il refuse, seuls des condamnés peuvent aller de ce côté-là.
L'après-midi, nous recevons une délégation du Conseil général.
Le régisseur, cette nuit, est venu vers les 3 heures du matin. Derrière notre porte, il a touché aux cadenas et murmuré des ordres à ses gardes. Nous n'avons pu saisir ce qu'il disait.

Vendredi 11 mars 1949
Je plante un avocatier dans le jardin. Ce sera notre apport en arbres fruitiers. Notre trace. L'avocatier des hommes du 6 février 1949.
Paraiso et Iritié sont extraits pour être entendus.
Les vendredis sont particulièrement orageux dans cette prison... Des prisonniers à nouveau se battent. La troisième bataille depuis notre arrivée.
Iritié est mis en liberté provisoire.

Samedi 12 mars 1949
De la chaleur et des mouches.
Nous recevons une délégation d'Appoloniens de Treichville, des conseillers généraux et des camarades du bureau.

Dimanche 13 mars 1949
18 heures. Nos premiers visiteurs. Mlles Henriette et Jeannette Kacou. Après elles, arrivent Anne-Marie Raggi, Jacqueline Gnoan Amah, Monique Adjoba. Nous restons longtemps sous le préau avec elles, jusqu'au soir.
Les cellules sont fermées. Mais les cellules 5, 6 et 7 chantent. Celles des condamnés restent silencieuses. Ce sont des tombeaux... Les prévenus chantent. Certains sont là depuis bientôt deux ans.
Des démissions se font dans nos rangs. A bien penser, la répression actuelle clarifie la situation. Les mauvais fruits se détachent de l'arbre, de l'arbre RDA qui, toujours, pousse, malgré les rafales.

Mardi 15 mars 1949
Nous allons au dispensaire à Impérial, Mockey, Ekra et moi. En chemin, nous rencontrons des gens qui nous reconnaissent difficilement à cause de la barbe que nous avons gardée. Du vent frais et du soleil libre, et point le soleil « prisonnier » de la prison, celui à qui constamment on ferme la porte au nez... ; de l'eau qui scintille et clapote contre les billes échouées, les piliers du pont ; des poissons qui vont et viennent heureux, dans cette eau bavarde, tiède ; des autos qui nous dépassent. Des bruits de toutes sortes qui nous étourdissent par leurs diversités... Ce ne sont plus les coups de sifflet, les tintements du trousseau de clefs d'un garde de semaine, mais des bruits d'activité réelle, d'activité libre, des bruits que font des hommes non diminués, non entravés. Et les autos passent, rapides ; et des cyclistes les pourchassent.
Nous arrivons au dispensaire. Le médecin africain avoue manquer d'aspirine... Il est conseiller général, d'un bord différent du nôtre. Et son dispensaire manque même de la vulgaire aspirine... Où allons-nous ? Et il y a encore des hommes qui s'entêtent à ne pas comprendre !
Les manguiers fleurissent. Des oiseaux gazouillent perdus dans les feuillages. Le policier qui nous accompagne, met de la distance entre lui et nous. Il ne veut pas que l'on sache que nous sommes des prisonniers. Nous autres tenons à ce que l'on sache que nous sommes des prisonniers, puisque nous n’avons aucune honte de cet état. Et cette mentalité a désarmé beaucoup des adversaires qui avaient pensé nous avoir… Nous revendiquons l’état de prisonnier.
La police, apprenons-nous, demain, prendra la direction de la prison. Peut-être arriverons-nous de la sorte à résoudre certains problèmes. Les passants nous regardent, étonnés par notre aisance, notre insouciance, nos rires. Ils nous plaignent. Nous lisons cela sur leur visage. Nous rentrons à 11 h 30 tout fatigués. L’inactivité est en train de nous rouiller… Les avocats ne sont pas venus.
Bernard Binlin Dadié
(Les 14 premières pages de « Carnet de prison »)

[1]. Journal du Parti, imprimé à Dakar.

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