Interview de
Toussaint Alain (Parue dans « Soir
Info » 29 avril 2017)
Qu’est-ce qui justifie l’entretien que vous avez eu à Paris, vendredi 21
avril 2017, avec Franklin Nyamsi, le conseiller spécial du chef du parlement
ivoirien ?
Depuis 2011,
notre pays est traversé par une terrible ligne de fracture consécutive à la
crise post-électorale. Cette onde de choc a irradié toutes les couches de la
société ivoirienne, provoqué de profondes divisions au point de menacer
l’existence même de notre Nation. En tant qu’acteur politique, je ne pouvais
plus me contenter de paroles vaines, de promesses de réconciliation entendues
ici et là. C’est au nom de la cohésion sociale et de la paix que j’ai accepté
de rencontrer l’émissaire du président de l’Assemblée nationale Guillaume Soro.
Je préférerai toujours l’avenir de mon pays aux intérêts personnels et
partisans. Quels que puissent être les malentendus, la sauvegarde de la Côte
d’Ivoire, notre bien commun, doit demeurer au-dessus de tout.
Qui a eu l’initiative de cette rencontre ?
Pour
dialoguer, il faut être au moins deux, et peu importe qui en est l’initiateur.
On ne se réconcilie qu’avec son adversaire, pas avec son ami. Le professeur Franklin
Nyamsi, conseiller de Guillaume Soro, est un intellectuel africain dont je
respecte les choix politiques et l’engagement. Nous n’avons pas toujours été
d’accord. Des divergences subsistent encore sur de nombreux points de notre
histoire récente. Mais il y a un temps pour faire la guerre, et un autre pour
faire la paix. Je refuse de m’enfermer dans une posture qui ne me ressemble
pas. Je suis un homme de conviction. La nécessité de se parler s’est imposée à
nous. Et je me réjouis que notre rencontre suscite le débat.
En remettant la liste des prisonniers proches de l’ex-régime Gbagbo au conseiller
de Guillaume Soro, pensez-vous avoir frappé à la bonne porte ?
Certains
disent prisonniers politiques, d’autres parlent de prisonniers militants
pro-Gbagbo. Quelle que soit la façon dont ils sont appelés, le problème est là
et il faut le résoudre de la meilleure des manières qui soit profitable à la
Côte d’Ivoire. Il m’a paru légitime d’exposer la question à Guillaume Soro,
président de l’Assemblée nationale. En tant que chef du parlement, il est le
premier des députés. Comme les 254 autres, il a été élu. Désormais, sa voix
n’est plus seulement la sienne ou celle des électeurs de sa circonscription,
elle est celle des millions de personnes qui n’ont pas les moyens de traiter
des questions se posant sur le plan national. C’est donc une énorme
responsabilité. En l’interpellant officiellement sur la question des détenus de
la crise post-électorale, je le fais à la place de mes autres concitoyens,
inquiets de la lenteur du processus de réconciliation et préoccupés par la
détention de plusieurs centaines de compatriotes pour motifs politiques. Six
ans après, il est urgent de solder tous les contentieux nés de la crise
post-électorale, en particulier la question des prisonniers. Lorsque j’ai
rencontré le conseiller spécial de Guillaume Soro, je lui ai aussitôt posé le
problème. J’ai préféré saisir le chef du parlement parce que l’amnistie
générale est un sujet que j’estime être essentiel, au sens strict du terme. De
plus, c’est une grâce totale relevant de la compétence exclusive du
législateur, c’est-à-dire du député. Elle traduirait ainsi la volonté sincère
de tous les élus de la Nation, donc du peuple qui les a mis en mission, d’aller
à l’unisson vers une cohésion sociale durable. La paix ne se décrète pas, elle
se construit.
Ne craignez-vous pas d’être qualifié de traitre par certains pro-Gbagbo quand
vous ne trouvez « aucun inconvénient à rencontrer Monsieur Guillaume Kigbafori
Soro » ?
Tout le monde
sait ce que j’ai accompli pour mon pays sous la présidence de Laurent Gbagbo,
en particulier entre 2001 et 2011, et tout ce que je continue de faire en marge
de la vie politique. En décembre 2016, au moment de la séquence des élections
législatives, de nombreux compatriotes, forts mécontents de mon appel à
participer au scrutin, m’ont ironiquement indiqué qu’on ne pouvait pas faire la
politique à distance en étant à 6 000 km du pays. Aujourd’hui, j’entreprends le
dialogue politique avec des autorités de mon pays ou leurs représentants au nom
du pardon et de la réconciliation, les mêmes trouvent encore à redire. Alors,
que faut-il faire ? L’immobilisme n’a jamais réglé aucun problème. Le disque de
la traitrise est usé et ces accusations infondées m’indiffèrent complètement.
D’autre part, il faut changer de logiciel politique et comprendre que la Côte d’Ivoire
ne peut pas continuellement être prise en otage par des nostalgiques et des
idolâtres qui ont fait le choix de se marginaliser. Et je le redis sans
complexe : je suis disposé à poursuivre ce dialogue avec les autres
représentants du pouvoir en place sur d’autres questions d’intérêt national. Ce
n’est pas mon sort personnel qui me guide mais celui des millions de sans-voix
qui en ont assez que d’autres, sans légitimité aucune, parlent continuellement
à leur place.
Quelle garantie avez-vous eu pour confirmer votre « volonté de rentrer en
Côte d’Ivoire, après six années d’absence, afin de participer pleinement et
activement à la vie politique nationale en vue de l’élection présidentielle de
2020 » ?
La Côte
d’Ivoire est mon pays. Je n’ai pas besoin de garantie particulière pour y
retourner. On ne met jamais de préalable à rentrer chez soi. C’est une décision
mûrement réfléchie. J’ai l’ambition de servir mon pays pour travailler, avec
toutes les bonnes volontés, à l’enracinement de la démocratie, à la cohésion
sociale, à la réconciliation et à la concorde entre les Ivoiriens. Je n’ai pas
d’autre choix que d’y retourner afin d’accomplir ma part.
Croyez-vous à la prise d’une loi d’amnistie pour favoriser la réconciliation
nationale ?
Tout est
question de volonté politique. Militer en faveur d’une loi d’amnistie ce n’est
pas promouvoir l’impunité mais travailler au renforcement de la recherche de la
paix. Ce ne serait d’ailleurs pas une première dans notre pays. Il s’agit,
selon moi, de donner des chances à la réconciliation. Par ailleurs, les
familles ont besoin de se reconstruire. Beaucoup parmi ces détenus sont des
soutiens de famille. Depuis plusieurs années, celles-ci sont livrées à elles-mêmes,
éprouvent du mal à survivre, les enfants sont déscolarisés quand ils ne sont
pas réduits à la mendicité. Les cellules familiales ont parfois explosé. La
Côte d’Ivoire, notre belle Côte d’Ivoire, ne peut pas abandonner les siens. Ces
sœurs et ces frères accusés de délits d’ordre politique ou connexes doivent
être élargis au nom de la paix et du pardon. Cela constituerait un formidable
appel d’air pour les exilés qui pourraient alors regagner le pays en toute
confiance. L’ensemble de la population en tirera un grand profit car la paix
est toujours porteuse d’espoirs. Nous devons lever toutes les hypothèques qui
empêchent d’envisager l’avenir avec sérénité. Ensemble, nous devons ouvrir
cette nouvelle ère de fraternité retrouvée entre Ivoiriens. Unis, nous pourrons
emprunter, sans crainte ni regrets, le chemin qui mènera notre pays vers la
paix.
Qu’est-ce que le discours sur la réconciliation nationale de Guillaume Soro
à l’ouverture de la session de l’Assemblée nationale, lundi 3 avril 2017, vous
inspire comme commentaires ?
J’ai lu et
relu attentivement cette allocution du 3 avril dernier. C’était un discours
fort, je dirais même fondateur, qui traduit certainement l’engagement du
président de l’Assemblée nationale pour la paix et le pardon. J’y ai perçu des
accents de sincérité. Mais, comme je l’ai longuement expliqué à son conseiller
spécial, le professeur Franklin Nyamsi, cette ligne ne sera validée et crédible
que si des actes concrets suivent ces paroles denses. Guillaume Soro ne doit
pas hésiter à aller plus loin. La grandeur d’un homme politique, c’est aussi de
faire ce que son cœur lui dicte. Au nom de la paix, des défis de la nouvelle
Côte d’Ivoire et des générations futures, aucun sacrifice ne serait trop grand.
Comment réagissez-vous à l’acquittement de Simone Gbagbo par la Cour
d’assises d’Abidjan-Plateau ?
L’accusation
n’a pas pu apporter de preuves suffisantes de l’implication de l’ancienne
Première dame Simone Gbagbo dans les faits qui lui étaient reprochés. Son
acquittement est donc dans l’ordre normal des choses. Je trouve d’ailleurs les
prétentions de la Cour pénale internationale (CPI) absolument grotesques.
Simone Gbagbo ne peut pas être jugée une deuxième fois pour les mêmes faits. La
justice est un pilier de l’Etat de droit et l’essence de la souveraineté
nationale. Il est inacceptable de livrer des compatriotes, quels qu’ils soient,
à la justice internationale. C’est pourquoi je continue de soutenir
l’ex-président Laurent Gbagbo et mon jeune frère Charles Blé Goudé. Ils n’ont
rien à faire à La Haye.
Pourquoi n’avez-vous pas encore été reçu à La Haye par Gbagbo ?
Votre
information est inexacte. A quatre reprises, je me suis rendu à la prison de
Scheveningen où j’ai pu saluer Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Ma dernière
visite remonte à mai 2016. Outre les plaidoyers lors de mes déplacements
diplomatiques dans le monde (Russie, USA, Canada, Union européenne, etc),
c’était aussi ma façon de leur exprimer mon entier soutien. Il est vrai que je
ne fais pas de publicité excessive autour de ces visites aux Pays-Bas. Pour
moi, la CPI n’est ni un lieu de villégiature ni de pèlerinage. Je ne suis pas
en tourisme car je suis habité par la gravité quand on pénètre en ces lieux. On
en ressort profondément bouleversé et indigné. Indigné de voir deux militants
sincères de la démocratie, deux enfants authentiques d’Afrique, deux fils de
Côte d’Ivoire, déportés en terre hostile, loin de leur patrie. Il n’y a aucune
gloire à faire du bruitage médiatique quand on revient du cimetière des
libertés. Certes, il m’est arrivé de poser deux ou trois fois devant cette
prison, vous verrez d’ailleurs cela sur Facebook. Mais pour le respect dû à ces
illustres détenus, dont le Congolais Jean-Pierre Bemba avec lequel j’ai eu à
échanger brièvement en mai dernier, j’ai renoncé à rendre publiques mes
visites. Là encore, ce sont des familles brisées, des vies cassées,
déstabilisées. Nous devons travailler à consolider nos institutions afin que
plus jamais aucune fille, aucun fils de notre pays, ne soit livré à cette justice
coloniale et raciste.
Que dites-vous de la crise au FPI ?
Cet étrange
spectacle donné par le parti créé par Laurent Gbagbo me désole profondément.
Depuis bientôt trois ans, le FPI semble avoir enclenché son autodestruction. Je
souhaite que les acteurs concernés se réconcilient et trouvent le point
d’accord en mesure de sauver l’unité de ce parti. On ne peut pas avoir été
l’instigateur de la démocratie, le défenseur des plus faibles et le promoteur
des progrès sociaux pour se retrouver, à l’heure de la moisson, à la marge de
la vie politique. La Côte d’Ivoire a besoin d’un FPI fort et uni qui occupe la
place qui lui revient en tant qu’ancien parti de gouvernement et qui peut être
en capacité de gérer à nouveau les affaires publiques. Je suis d’une neutralité
absolue dans ce dossier. J’ai travaillé avec les différents protagonistes. Ma
proximité avec certains est connue, ce qui ne vaut pas soutien. Même si j’ai
cerné les dessous des cartes, j’estime que je n’ai pas à prendre parti, pour un
camp ou pour un autre, dans un conflit interne à un parti auquel je n’ai jamais
appartenu.
Quelles analyses faites-vous de la question de l’alternance en 2020 qui
divise le Rdr et le Pdci ?
Pour moi, la
question de l’alternance en 2020 ne se pose pas en ces termes. Et elle ne
concerne pas seulement le RDR et le PDCI. C’est l’ensemble de la sphère
politique ivoirienne qui est visée. Mieux que le mot « alternance »,
je parlerais plutôt de « renouvellement ». C’est bien de cela qu’il
s’agit. Ceux qui ont gouverné la Côte d’Ivoire depuis presque sept décennies
devraient sérieusement songer à se mettre en congé de la République et laisser
émerger de nouveaux visages. L’émergence n’est pas seulement qu’un concept
économique. Elle est aussi politique. On ne peut pas continuellement se
maintenir dans l’appareil d’Etat avec les mêmes méthodes infantilisantes du
passé et les petites combines qui brident les ambitions des plus dévoués.
Finissons-en avec les petits arrangements. Place à la modernité et à
l’imagination. Le temps est venu de passer le témoin à la nouvelle génération,
à de nouveaux talents qui comprennent mieux les enjeux du monde d’aujourd’hui.
Ce sera aussi une manière de travailler à la consolidation de la paix. Que l’on
laisse à chacune et à chacun le rôle qu’il ou elle entend incarner dans
l’édification de la nation unie et apaisée dont nous rêvons tous. Quoi qu’il en
soit, le dernier mot reviendra toujours au peuple souverain.
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nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
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compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : http://www.civox.net 1er
mai 2017
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