DEUXIÈME PARTIE
La dernière
année de l’ambassade de Michel Dupuch, l’année du décès d’Houphouët, eut lieu
un événement étrange. Deux personnages français, Jean Marc de La Sablière,
directeur Afrique du ministère des Affaires étrangères et Antoine Pouillieute,
directeur du cabinet du ministre de la Coopération, vinrent à Abidjan, afin de « préparer
"dans
l'ordre" la succession du "Vieux"
et pas seulement sur le plan politique, mais également monétaire... »[1]. Leur
passage serait passé inaperçu, s’il n’y avait pas eu ces deux photographies
parues dans Fraternité Matin, le 25 novembre 1993, qui les montrent, flanqués de
l’ambassadeur Dupuch, successivement face à Ouattara et face à Bédié… J’écris
« deux photographies » mais, en réalité, il n’y en avait qu’une seule
d’originale, et c’est celle qui montre les deux émissaires et l’ambassadeur
Dupuch s’entretenant avec Ouattara dans un salon. Sur ce même cliché, pour
fabriquer la deuxième photographie – censée pourtant, soit dit en passant,
avoir été prise avant la première, puisque les deux émissaires français auraient
été reçus à Yamoussoukro par Bédié avant de l’être par Ouattara à Abidjan –, on
a simplement incrusté l’image de Bédié en lieu et place de celle de Ouattara,
et cela se voit comme le nez au milieu de la figure… L’extrême grossièreté de
l’opération semble indiquer une certaine fébrilité chez les communicants de
l’ambassade qui s’en chargèrent. Les faiseurs de rois nègres avaient sans doute
cru que ce serait un jeu d’enfants d’imposer à Bédié Ouattara comme Premier
ministre, ce qui revenait à le réduire en « reine d’Angleterre ».
Aussi durent-ils être fortement surpris par la fermeté de ceux qui, jusque
parmi les barons du Pdci, s’opposaient à cette éventualité. D’où le trucage
hâtivement bidouillé pour faire croire que la France ne prenait pas parti.
Vint le 7 décembre 1993. Après un voyage éclair à Yamoussoukro où,
officiellement, Houphouët agonisait depuis plusieurs semaines dans une
étonnante discrétion, Ouattara annonça sa mort sur le parvis du palais
présidentiel du Plateau, où il présidait la prise d’armes qui marquait
l’anniversaire de l’indépendance. Et il ajouta qu’en attendant que la Cour
suprême constate la vacance de la présidence de la République, il continuerait
d’exercer ses fonctions de Premier ministre assurant l’intérim du chef de
l’Etat. En bon français, c’était déclarer qu’il s’asseyait sur l’article 11 de
la constitution, qui stipulait en toute clarté depuis la révision
constitutionnelle du 6 novembre 1990 :
« En
cas de vacance de la présidence de la République par décès, démission ou
empêchement absolu, les fonctions du président de la République sont dévolues
de plein droit au président de l'Assemblée nationale ». C’était une tentative caractérisée de s’emparer illégalement du pouvoir,
ou si vous préférez, une tentative de coup d’Etat, quoique le mot ne soit
jamais prononcé à propos de cet épisode… Le coup échoua, écrira plus tard
l’ambassadeur Christian Dutheil de La Rochère, qui alors attendait à Paris le
départ de Dupuch pour venir prendre fonction : « …M. Ouattara a trouvé
dans la personne de Philippe Yacé l'allié qui lui était indispensable.
Longtemps second et dauphin, Yacé ne s'était jamais consolé d'avoir été évincé
en 1980 de la succession, au profit de Bédié. Il a donc donné son accord aux
événements de 1993, où le duo a tenté de contourner l'article 11, au profit
d'Alassane Ouattara. Ouattara pensait que Yacé lui apporterait la caution du
Sud qui lui manquait. Son erreur politique était de ne pas avoir vu que la
notoriété de son allié ne dépassait plus les limites de sa région de
Jacqueville. La manœuvre, comme on le sait, échoua, en partie grâce à la
solidarité des proches de Bédié et à l'appui des pays étrangers »[2].
Par pays étrangers il faut
entendre « la France » car
c’est elle qui, via la gendarmerie encadrée par des officiers français, convoya
Bédié à la télévision où il put annoncer qu’il prenait la suite du président
défunt, comme la constitution le prévoyait, pour terminer son mandat en cours.
Mais revenons un petit peu en arrière. Houphouët est-il vraiment mort le
7 décembre 1993 ? Ça n’est évidemment pas impossible, mais ce serait tout
de même une coïncidence bien extraordinaire. A cette époque, le 7 décembre
était le jour où on commémorait la proclamation de l’indépendance de la Côte
d’Ivoire. Une des bizarreries houphouétiennes, car cette date ne correspond à
aucun événement historique lié à la Côte d’Ivoire. La proclamation de
l’indépendance eut lieu le 7 août 1960. Mais en août, comme chacun sait, Paris
se vide, et l’affluence à la réception de l’ambassadeur s’en ressentait. Or, en
ces temps-là Paris était la vraie capitale du pays fictif que gouvernait
Houphouët, et pour le prestige de ce pays-là, il fallait une date où la fête
pût être plus courue et plus fastueuse. D’où le choix de décembre qui avait
l’intérêt d’être le mois où, en 1956, la Côte d’Ivoire devint un Etat autonome
membre de la Communauté franco-africaine. Et, comme il fallait tout de même
conserver un lien avec l’événement commémoré, on choisit le 7 décembre alors
que c’est un 4 décembre que la Côte d’Ivoire accéda à l’autonomie. Tout cela
peut paraître bien compliqué, mais il le fallait pour faire admettre une telle
bizarrerie. La vérité, c’est que pour Houphouët, l’indépendance, c’était juste
une foutaise qu’on pouvait tourner en dérision. En même temps, et c’était le
plus important, il faisait plaisir à ses amis de France et de Navarre en leur
offrant chaque année, début décembre, un avant-goût de Noël.
Quant à la date précise de son décès, elle se situe probablement avant
le 7 décembre 1993. Peut-être même, avant qu’il ne fût ramené en Côte d’Ivoire
depuis la Suisse où, agonisant, il avait été évacué de Paris. Ce Paris où,
possiblement, il avait espéré de mourir… Jeune Afrique a publié une photographie
de son embarquement sur un aérodrome suisse. L’aéronef se trouve apparemment en
bout de piste, comme on dit, loin des objectifs d’éventuels paparazzis. La
photo est d’ailleurs prise au téléobjectif. Le remarquable, c’est que pour un
patient de cette qualité, on n’aperçoit autour de lui aucun appareillage
médical, même de simple confort, comme si ce n’était pas un grand malade qu’on
transportait, mais un simple corps sans vie, enveloppé d’un drap blanc.
Alors pourquoi
tout ce cinéma autour de lui après « son retour » à Yamoussoukro,
puisque de toute façon il fallait bien qu’un jour sa mort fut dévoilée ?
D’ailleurs elle l’avait déjà été d’une certaine manière : dans le même
numéro de la lettre du continent qui
annonçait la venue des deux émissaires français, on pouvait lire ceci : « La France est en train de mettre en place le casting
du film "La Constitution, rien que la Constitution" pour introniser le plus vite possible, au titre de
l'article 11, le président de l'Assemblée nationale à la tête de l'Etat. Tout
doit être verrouillé pour le 7 décembre, fête de l'indépendance
nationale »[3] ! On savait donc à Paris, dès le 2 décembre 1993, qu’Houphouët mourrait le
7 !
Mais pourquoi était-il si important que ce fût ce jour-là et pas un
autre ? Mon explication, c’est que traditionnellement dans ce temps-là, il
y avait chaque 7 décembre une prise d’armes sur l’esplanade du palais. Un tel
jour, un coup de force, s’il fallait en passer par là pour vaincre certaines
résistances, passerait comme une lettre à la poste. Tout était donc prêt pour
une prise du pouvoir par Ouattara, au besoin par la force. Malheureusement pour
lui et pour ceux qui le poussaient, il y avait en face d’eux la Côte d’Ivoire,
qui, même désunie et en pleine confusion, n’était pas pour autant partante pour
être prise contre son gré.
Quel intérêt de rappeler ces événements ? Mais, c’est que tous montrent qu’en Côte d’Ivoire, déjà de ce temps-là, rien ne se faisait ni ne pouvait se faire sans que d’une manière ou d’une autre la France (ou, si vous préférez, des officiels français) n’y eussent part, et de manière très visible même ! Quant à ceux qui ne sont pas officiels, mais dont le nombre et le rôle excédaient de beaucoup ceux des officiels, leur nature étant d’être le moins exposés possible, il suffit de savoir qu’il n’est pas pensable qu’il n’y en eût pas aussi dans le coup.
Une fois Houphouët déclaré officiellement mort et Bédié installé provisoirement à sa place, Michel Dupuch put s’en aller, cédant la place à Christian DUTHEIL de LA ROCHÈRE, lui aussi ancien de l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer (ENFOM) mais, sorti en 1960 alors qu’officiellement la France n’avait plus de colonies, c’est au Quai d’Orsay qu’il entama sa carrière professionnelle. La nomination d’un vrai diplomate en Côte d’Ivoire fut considérée comme un événement par les spécialistes, autre preuve que cette ambassade-là n’est décidément pas n’importe quelle ambassade. A-t-on voulu changer de style, normaliser les relations entre la France et la Côte d’Ivoire ? Possible, encore que rien ne permette de l’affirmer avec certitude. Néanmoins, le fait est que le séjour de Dutheil de La Rochère ne fut marqué par rien d’ostentatoire en fait d’ingérence.
Cependant, les troubles continuaient au Liberia et en Sierra Leone, et la Côte d’Ivoire, d’où tout cela était parti du temps de Dupuch, n’en finissait pas d’en subir les contrecoups, parfois provoqués comme exprès afin de l’obliger à s’y impliquer toujours plus. Jusqu’à ce qu’enfin, un jour, Bédié tape du poing sur la table et qu’alors les tentatives d’instrumentaliser la Côte d’Ivoire, ce qui lui tenait lieu d’armée et sa diplomatie dans ces conflits, cessent enfin. Peut-être n’est-il pas sans intérêt de signaler que cet épisode coïncida avec l’annonce du décès, en France, soi-disant d’une crise de paludisme, du fameux Mauricheau-Beaupré dont ces guerres civiles étaient devenues, pourrait-on dire, le hobby.
A cette époque encore, certains soupçonnaient, voire accusaient Bédié de vouloir déhouphouétiser la Côte d’Ivoire. A certains égards, il y avait bien de cela, quand on songe que pour beaucoup d’Ivoiriens, encore aujourd’hui, la ligne politique constante d’Houphouët depuis son retournement de veste en 1950 est définitivement la seule possible en Côte d’Ivoire, qu’elle est en quelque sorte sacrée. Le discours sur l’ivoirité, participait effectivement d’une volonté de désacralisation de l’héritage politique d’Houphouët : c’était une façon de faire entendre, mais sans l’oser dire franchement, que le temps était venu de mettre fin à certaines pratiques qui avaient cours sous son règne en totale violation de la légalité ivoirienne, comme, par exemple, la tolérance du vote des étrangers ou l’introduction furtive de nombreux ressortissants de pays voisins dans la haute administration ivoirienne, comme Alassane Ouattara le fut en 1990. Cette tendance de la politique de Bédié, dont tout laissait croire qu’il l’amplifierait après le scrutin présidentiel prévu pour l’automne 1995, s’il le remportait de façon significative, fut brutalement interrompue par la faute de ceux qui appelèrent au boycott de ce scrutin. Du coup, pour ne pas se retrouver isolé entre la défiance de sa famille politique et la mauvaise foi de ses adversaires du soi-disant front républicain, Bédié fit le choix de revenir à la stricte orthodoxie houphouétiste, si on peut appeler ainsi ce degré zéro de la pensée politique qui apparentait Houphouët au Père Ubu. Du coup son discours sur l’ivoirité devint de moins en moins intelligible pour ses partisans, tandis que ses adversaires, prêtant à ce vocable, à dessein, des connotations qu’il n’avait certainement pas, sapaient méthodiquement les bases de son régime.
Si à cette époque-là les ingérences ne provenaient plus de l’ambassade aussi ostensiblement que du temps de Raphaël-Leygues ou de Dupuch, elles n’étaient pas moins insistantes, et elles n’en visaient pas moins le même objectif. En France, une vraie campagne de presse était orchestrée contre Bédié et son entourage, traités d’ivoiritaires, sans doute parce que xénophobes ou racistes eussent été trop ridicules dans un pays où en général les autochtones et les très nombreux étrangers vivaient encore en paix. Certains même n’hésitaient pas à prédire que l’ivoirité préludait à une sorte d’apartheid à l’ivoirienne. Cette campagne de la presse française, qui ne contribua pas peu à faire tomber Bédié, est un autre indice de ce que la crise que la Côte d’Ivoire vivait depuis 1990 et qui se compliquait de jour en jour, avait beaucoup à voir avec la politique traditionnelle d’ingérence néocolonialiste de la France. Officiellement, cette ingérence incessante se justifiait par la nécessité de protéger la vie et les biens des ressortissants français vivants en Côte d’Ivoire, qui étaient près de 50000 aux beaux jours du soi-disant miracle ivoirien. Auxquels on doit ajouter les presque 200.000 Levantins (Libanais, Syriens, Palestiniens) ainsi que les près de 3.000.000 de Burkinabè et autres Africains non Ivoiriens, qu’il faut bien considérer comme des appendices de cette imposante colonie française, puisque leur affluence et les facilités d’établissement ou d’emploi dont ils jouissent ne peuvent être comprises sans l’énorme influence que la France continue d’exercer sur la vie politique des Ivoiriens.
Christian Dutheil de La Rochère est décédé le 30 juillet 2011, trois mois après le dénouement à la mode françafricaine de la crise ouverte le 19 septembre 2002. Au commencement de cette crise, lors des négociations de Lomé, il y avait été envoyé comme représentant spécial de la France, peut-être à cause de sa tribune libre parue l’année précédente sous le titre : La Côte d’Ivoire un an après le putsch[4]. C’était, j’en suis persuadé, un honnête homme dans le genre de Gildas Le Lidec. J’en veux pour preuve cette trace qu’il fut le premier à avoir voulu laisser de son passage dans cette ambassade décidément pas ordinaire. Ce texte qui, comme les pages que son lointain successeur a consacrées à son expérience ivoirienne, visait manifestement à produire une espèce de catharsis − ce qui selon moi est tout à leur honneur −, souffre des mêmes défauts. Par exemple, cette façon de parler des difficultés des Ivoiriens et du délabrement politique de la Côte d’Ivoire sans jamais mentionner ce que l’un et les autres doivent à la politique de la France vis-à-vis de notre pays, soit comme causes directes, soit comme facteurs de complication. Ce n’est pas nécessairement un reproche. Et même, je veux bien qu’il ne s’agisse pas, de la part de ces hauts fonctionnaires, d’une intention délibérée d’escamoter des vérités gênantes pour l’image de leur pays, encore moins de mauvaise foi. Mais, alors, faudrait-il admettre qu’un ambassadeur de France en Côte d’Ivoire peut être prodigieusement ignorant de la véritable histoire de ce pays, de ses rapports avec la France, de son rôle dans ce qu’on désigne pudiquement par l’expression la politique africaine de la France, une politique de coups tordus, qui tient plus de la loi de la jungle que du droit des gens ?
A titre d’exemple, voici, d’après Dutheil de La Rochère, ce qui caractérisait la politique nationale d’Houphouët pendant les trente années où il gouverna la Côte d’Ivoire en monarque absolu et en s’appuyant exclusivement sur ses conseillers français : « De 1960 à 1990, la Côte d'Ivoire avait vécu sous un régime unanimiste et paternel, dont le souci affiché était de rassembler une population divisée en 60 ethnies et 4 religions principales. Le Président, lui-même d'ethnie baoulé, était élu depuis 1946 avec le soutien du nord Senoufo, ce qui assurait l'union entre le sud et le nord du pays »[5].
Soit, pour la dernière phrase. Agé d’à peine 11 ans en 1945, Dutheil de La Rochère n’était pas obligé de savoir que si Houphouët se fit élire dans le nord Sénoufo plutôt qu’au sud ou au centre dans son pays Baoulé, ce n’était pas par je ne sais quel désir altruiste d’assurer l’union du nord et du sud – qui, d’ailleurs, n’avaient nullement besoin de cela à l’époque –, mais tout banalement parce qu’il avait de meilleures chances d’y être plus confortablement élu qu’ailleurs. Mais un ambassadeur de France qui a passé cinq années en Côte d’Ivoire pouvait-il vraiment ignorer qu’entre 1960 et 1990, il y eut 1963 et 1964, deux années où la société ivoirienne connut, avec l’affaire dite des faux complots, une véritable tragédie politique, de celles qui marquent un peuple de façon indélébile ? Si c’est possible, alors il faut y voir un autre indice de l’absurdité de notre histoire avec la France.
Quel intérêt de rappeler ces événements ? Mais, c’est que tous montrent qu’en Côte d’Ivoire, déjà de ce temps-là, rien ne se faisait ni ne pouvait se faire sans que d’une manière ou d’une autre la France (ou, si vous préférez, des officiels français) n’y eussent part, et de manière très visible même ! Quant à ceux qui ne sont pas officiels, mais dont le nombre et le rôle excédaient de beaucoup ceux des officiels, leur nature étant d’être le moins exposés possible, il suffit de savoir qu’il n’est pas pensable qu’il n’y en eût pas aussi dans le coup.
Une fois Houphouët déclaré officiellement mort et Bédié installé provisoirement à sa place, Michel Dupuch put s’en aller, cédant la place à Christian DUTHEIL de LA ROCHÈRE, lui aussi ancien de l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer (ENFOM) mais, sorti en 1960 alors qu’officiellement la France n’avait plus de colonies, c’est au Quai d’Orsay qu’il entama sa carrière professionnelle. La nomination d’un vrai diplomate en Côte d’Ivoire fut considérée comme un événement par les spécialistes, autre preuve que cette ambassade-là n’est décidément pas n’importe quelle ambassade. A-t-on voulu changer de style, normaliser les relations entre la France et la Côte d’Ivoire ? Possible, encore que rien ne permette de l’affirmer avec certitude. Néanmoins, le fait est que le séjour de Dutheil de La Rochère ne fut marqué par rien d’ostentatoire en fait d’ingérence.
Cependant, les troubles continuaient au Liberia et en Sierra Leone, et la Côte d’Ivoire, d’où tout cela était parti du temps de Dupuch, n’en finissait pas d’en subir les contrecoups, parfois provoqués comme exprès afin de l’obliger à s’y impliquer toujours plus. Jusqu’à ce qu’enfin, un jour, Bédié tape du poing sur la table et qu’alors les tentatives d’instrumentaliser la Côte d’Ivoire, ce qui lui tenait lieu d’armée et sa diplomatie dans ces conflits, cessent enfin. Peut-être n’est-il pas sans intérêt de signaler que cet épisode coïncida avec l’annonce du décès, en France, soi-disant d’une crise de paludisme, du fameux Mauricheau-Beaupré dont ces guerres civiles étaient devenues, pourrait-on dire, le hobby.
A cette époque encore, certains soupçonnaient, voire accusaient Bédié de vouloir déhouphouétiser la Côte d’Ivoire. A certains égards, il y avait bien de cela, quand on songe que pour beaucoup d’Ivoiriens, encore aujourd’hui, la ligne politique constante d’Houphouët depuis son retournement de veste en 1950 est définitivement la seule possible en Côte d’Ivoire, qu’elle est en quelque sorte sacrée. Le discours sur l’ivoirité, participait effectivement d’une volonté de désacralisation de l’héritage politique d’Houphouët : c’était une façon de faire entendre, mais sans l’oser dire franchement, que le temps était venu de mettre fin à certaines pratiques qui avaient cours sous son règne en totale violation de la légalité ivoirienne, comme, par exemple, la tolérance du vote des étrangers ou l’introduction furtive de nombreux ressortissants de pays voisins dans la haute administration ivoirienne, comme Alassane Ouattara le fut en 1990. Cette tendance de la politique de Bédié, dont tout laissait croire qu’il l’amplifierait après le scrutin présidentiel prévu pour l’automne 1995, s’il le remportait de façon significative, fut brutalement interrompue par la faute de ceux qui appelèrent au boycott de ce scrutin. Du coup, pour ne pas se retrouver isolé entre la défiance de sa famille politique et la mauvaise foi de ses adversaires du soi-disant front républicain, Bédié fit le choix de revenir à la stricte orthodoxie houphouétiste, si on peut appeler ainsi ce degré zéro de la pensée politique qui apparentait Houphouët au Père Ubu. Du coup son discours sur l’ivoirité devint de moins en moins intelligible pour ses partisans, tandis que ses adversaires, prêtant à ce vocable, à dessein, des connotations qu’il n’avait certainement pas, sapaient méthodiquement les bases de son régime.
Si à cette époque-là les ingérences ne provenaient plus de l’ambassade aussi ostensiblement que du temps de Raphaël-Leygues ou de Dupuch, elles n’étaient pas moins insistantes, et elles n’en visaient pas moins le même objectif. En France, une vraie campagne de presse était orchestrée contre Bédié et son entourage, traités d’ivoiritaires, sans doute parce que xénophobes ou racistes eussent été trop ridicules dans un pays où en général les autochtones et les très nombreux étrangers vivaient encore en paix. Certains même n’hésitaient pas à prédire que l’ivoirité préludait à une sorte d’apartheid à l’ivoirienne. Cette campagne de la presse française, qui ne contribua pas peu à faire tomber Bédié, est un autre indice de ce que la crise que la Côte d’Ivoire vivait depuis 1990 et qui se compliquait de jour en jour, avait beaucoup à voir avec la politique traditionnelle d’ingérence néocolonialiste de la France. Officiellement, cette ingérence incessante se justifiait par la nécessité de protéger la vie et les biens des ressortissants français vivants en Côte d’Ivoire, qui étaient près de 50000 aux beaux jours du soi-disant miracle ivoirien. Auxquels on doit ajouter les presque 200.000 Levantins (Libanais, Syriens, Palestiniens) ainsi que les près de 3.000.000 de Burkinabè et autres Africains non Ivoiriens, qu’il faut bien considérer comme des appendices de cette imposante colonie française, puisque leur affluence et les facilités d’établissement ou d’emploi dont ils jouissent ne peuvent être comprises sans l’énorme influence que la France continue d’exercer sur la vie politique des Ivoiriens.
Christian Dutheil de La Rochère est décédé le 30 juillet 2011, trois mois après le dénouement à la mode françafricaine de la crise ouverte le 19 septembre 2002. Au commencement de cette crise, lors des négociations de Lomé, il y avait été envoyé comme représentant spécial de la France, peut-être à cause de sa tribune libre parue l’année précédente sous le titre : La Côte d’Ivoire un an après le putsch[4]. C’était, j’en suis persuadé, un honnête homme dans le genre de Gildas Le Lidec. J’en veux pour preuve cette trace qu’il fut le premier à avoir voulu laisser de son passage dans cette ambassade décidément pas ordinaire. Ce texte qui, comme les pages que son lointain successeur a consacrées à son expérience ivoirienne, visait manifestement à produire une espèce de catharsis − ce qui selon moi est tout à leur honneur −, souffre des mêmes défauts. Par exemple, cette façon de parler des difficultés des Ivoiriens et du délabrement politique de la Côte d’Ivoire sans jamais mentionner ce que l’un et les autres doivent à la politique de la France vis-à-vis de notre pays, soit comme causes directes, soit comme facteurs de complication. Ce n’est pas nécessairement un reproche. Et même, je veux bien qu’il ne s’agisse pas, de la part de ces hauts fonctionnaires, d’une intention délibérée d’escamoter des vérités gênantes pour l’image de leur pays, encore moins de mauvaise foi. Mais, alors, faudrait-il admettre qu’un ambassadeur de France en Côte d’Ivoire peut être prodigieusement ignorant de la véritable histoire de ce pays, de ses rapports avec la France, de son rôle dans ce qu’on désigne pudiquement par l’expression la politique africaine de la France, une politique de coups tordus, qui tient plus de la loi de la jungle que du droit des gens ?
A titre d’exemple, voici, d’après Dutheil de La Rochère, ce qui caractérisait la politique nationale d’Houphouët pendant les trente années où il gouverna la Côte d’Ivoire en monarque absolu et en s’appuyant exclusivement sur ses conseillers français : « De 1960 à 1990, la Côte d'Ivoire avait vécu sous un régime unanimiste et paternel, dont le souci affiché était de rassembler une population divisée en 60 ethnies et 4 religions principales. Le Président, lui-même d'ethnie baoulé, était élu depuis 1946 avec le soutien du nord Senoufo, ce qui assurait l'union entre le sud et le nord du pays »[5].
Soit, pour la dernière phrase. Agé d’à peine 11 ans en 1945, Dutheil de La Rochère n’était pas obligé de savoir que si Houphouët se fit élire dans le nord Sénoufo plutôt qu’au sud ou au centre dans son pays Baoulé, ce n’était pas par je ne sais quel désir altruiste d’assurer l’union du nord et du sud – qui, d’ailleurs, n’avaient nullement besoin de cela à l’époque –, mais tout banalement parce qu’il avait de meilleures chances d’y être plus confortablement élu qu’ailleurs. Mais un ambassadeur de France qui a passé cinq années en Côte d’Ivoire pouvait-il vraiment ignorer qu’entre 1960 et 1990, il y eut 1963 et 1964, deux années où la société ivoirienne connut, avec l’affaire dite des faux complots, une véritable tragédie politique, de celles qui marquent un peuple de façon indélébile ? Si c’est possible, alors il faut y voir un autre indice de l’absurdité de notre histoire avec la France.
Marcel Amondji
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire