On peut ne pas être d’accord, mais au moins cet
article du Quotidien LE TEMPS de Genève, révélateur d’une bonne partie de la
presse étrangère, mérite d’être lu. Sommes-nous seulement capables de
comprendre que la non publication par le New York Times du dessin de Charlie
Hebdo, ne relève pas de l’autocensure ? Pas sûr. Ce que nous disons n’est pas
toujours compris à l’extérieur comme le souligne François Burgat depuis des
années. Le beau concept de « laïcité », par exemple, est entendu dans
de nombreux pays, et même parfois en France, comme exprimant une hostilité aux
religions, alors même que c’est tout le contraire. Idem sur un tout autre sujet
pour le mot « Libéral » souvent perçu comme « utltralibéralisme »
alors que partout ailleurs, il est un mot « de gauche ». On pourrait en dire
autant de bien d’autres mots ou concepts (« Universalisme à la française », etc
...). Bref, faisons au moins l’effort de mieux écouter, et donc comprendre, ce
qui ne veut absolument pas dire qu’il faut s’autocensurer. Etre Charlie, c’est
aussi cela : écouter et ne pas choisir une liberté d’expression à deux
vitesses.
"Depuis un an, je suis traité
comme l'ennemi public numéro
1..."
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Le Temps de Genève,
Mercredi 14 janvier 2015
Liberté d’expression, le grand malaise : ils sont de plus en
plus nombreux à dénoncer une liberté d’expression à deux vitesses. Célébrer « Charlie
Hebdo » et interdire Dieudonné fait débat. Les musulmans de France peinent à se
faire entendre.
Il y a eu l’horreur, l’indignation. Puis, rapidement, les voix
discordantes. Qui se sont indignées que l’on célèbre Charlie Hebdo et la liberté
d’expression, alors que, par exemple, le spectacle de Dieudonné avait été
interdit il y a un an. Il est tentant d’évacuer ce malaise au profit des
rassemblements solidaires qui ont ému la France, mais les voix qui dénoncent
une liberté d’expression à deux vitesses ne se cantonnent pas à quelques cités
françaises désargentées.
«Je suis intimement convaincu que la liberté d’expression ne
peut pas être à géométrie variable», dit François Burgat, directeur de
recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman
à Aix-en-Provence. « En France, nous insistons énormément sur l’universalité de
nos valeurs, mais nous avons une récurrente difficulté à les appliquer en tant
que telles. On le voit avec la dichotomie entre Dieudonné (avant qu’il n’entre
dans sa dérive de radicalisation) et Eric Zemmour. Le premier a été interdit
pour un jeu de mots et le deuxième est encensé par tous les médias français. Le
problème de notre liberté d’expression est qu’elle est sélective, ce qui lui
enlève tout son sens. »
Dieudonné et l’interdiction de son spectacle pour « risque de
trouble à l’ordre public » sont évidemment au cœur des débats. Le provocateur a
d’ailleurs récidivé en écrivant sur son mur Facebook « Je me sens Charlie
Coulibaly ». Le provoquant message accompagnait une lettre ouverte à Bernard
Cazeneuve : « […] Mais dès que je m’exprime, on ne cherche pas à me comprendre,
on ne veut pas m’écouter. On cherche un prétexte pour m’interdire. On me
considère comme Amedy Coulibaly alors que je ne suis pas si différent de
Charlie. » Une enquête a été ouverte à l’encontre de Dieudonné pour apologie du
terrorisme, mais la polémique ne désenfle pas.
Le traitement des provocations des anti-Allah ou des
pourfendeurs de Yahvé par les élites ou les médias est aussi remis en cause. En
2007, par exemple, un montage a été mis en ligne sur YouTube avec deux
émissions de Patrick Ardisson. Dans la première, il défend bec et ongles la
liberté d’expression dans l’affaire de la publication des caricatures de
Mahomet. Dans la deuxième, il reproche à Dieudonné d’offenser des Français.
L’hebdomadaire avait lui-même alimenté la controverse en
licenciant le caricaturiste Siné en 2008 pour avoir tenu des propos
antisémites, alors que deux ans plus tôt, il avait vendu à plus de 400 000
exemplaires son célèbre numéro spécial comprenant les caricatures de Mahomet. L’ancien directeur de l’hebdomadaire
Philippe Val a été plusieurs fois accusé de s’autocensurer, notamment sur l’affaire
Clearstream. La société financière mise en cause employait
le même avocat que le journal. Et depuis le 11-Septembre, la publication avait
réservé une bonne partie de ses sarcasmes à l’intégrisme musulman.
« Le pouvoir socialiste tient un discours de morale et de
censure vis-à-vis de Dieudonné, dit Patrick Chappatte, dessinateur au Temps.
Val était dans cet esprit, mais en même temps il a viré Siné pour soupçon
d’antisémitisme; cela ressemblait à un discours à deux vitesses sur la liberté
d’expression. Il faut être cohérent. Nous avons beaucoup débattu de la
publication des caricatures de Mahomet avec mes confrères; certains avaient
l’impression que Charlie Hebdo était obsédé par les « J’emmerde Allah ». C’est
un type de provocation qui a fait débat. Beaucoup ont pensé qu’ils étaient
tombés dans le panneau et que c’était contre-productif. Cela ne justifie rien.
Mais il existe un malaise qui va au-delà des minorités musulmanes. »
L’attitude à adopter face à l’islam divise la gauche antiraciste
française depuis la première affaire du foulard en 1989, comme le rappelle le
responsable du Monde des livres, Jean Birnbaum, dans une tribune. Les
controverses ont pris de l’ampleur après le 11-Septembre : « Les associations
traditionnelles de la gauche antiraciste, à commencer par la Ligue des droits
de l’homme, la Licra, le MRAP ou encore SOS Racisme, sont alors en proie à de
violents débats autour de l’islam, d’autant plus douloureux qu’ils mettent en
lumière des points aveugles au cœur de la tradition antiraciste, mais aussi
féministe, de la gauche française.
« Universalistes » contre « Indigènes », partisans du « droit à
l’indifférence» contre militants du « droit à la différence », tout le monde se
déchire, les uns accusant les autres de relativisme et de complaisance à
l’égard de l’islamisme, les autres rétorquant que leurs adversaires
instrumentalisent la défense des femmes pour instiller l’islamophobie. »
Le malaise des musulmans est aussi alimenté par les
interventions choisies par la France dans les conflits internationaux. Nombre
de musulmans dénoncent l’inaction de l’Occident face à l’intervention guerrière
d’Israël dans la bande de Gaza. Ils accusent aussi la France d’avoir laissé
pourrir la crise syrienne, avec son lot d’atrocités. Et de ne s’être réveillée
que lors de l’établissement de l’Etat islamique et de la mise à mort de
journalistes occidentaux.
Sur les conflits, comme sur la politique intérieure, la parole
des musulmans peine à se faire entendre dans la sphère publique. « Nous n’avons
pas encore fait la lumière sur la manière dont la France a exercé son pouvoir
sur les colonies et nous continuons donc à employer les mêmes méthodes,
poursuit François Burgat. Les Français manipulaient les urnes pour contrôler le
processus de fabrication des élites, nous continuons cette terrible tradition.
L’un des exemples les plus parlants en est sans doute ce fameux imam Hassen
Chalghoumi, dans lequel seule une infime fraction des musulmans de France se
reconnaissent alors qu’il est régulièrement autorisé à parler en leur nom,
d’une part, et à les ridiculiser le plus souvent. La lutte contre le terrorisme
passe par une meilleure distribution du pouvoir sous toutes ses formes, comme
le temps de parole aux heures de grande écoute, à toutes les composantes de la
nation. »
Les ressources ou l’organisation des communautés les rendent
plus ou moins capables de maîtriser le discours sur la sphère publique. Dans la
loi, le racisme ou l’incitation à la haine est traité de la même manière pour
toutes les communautés, que ce soit en France ou en Suisse. Mais pour obtenir
justice, il faut déposer plainte. « Ce sont surtout les associations telles que
la Licra ou le MRAP qui engagent des poursuites, dit Me Nathalie Roze, avocate
au Barreau de Paris spécialisée dans le droit de la presse. Or toutes les
associations ne sont pas aussi actives ou n’agissent pas de la même façon pour
toutes les communautés. »
En Suisse non plus, toutes les communautés ne se défendent pas
avec la même vigueur. Un tableau établi par le Département fédéral de
l’intérieur montre qu’entre 1995 et 2013, 210 plaintes pour racisme ont été
déposées par des juifs, contre 126 par des personnes de couleur, 27 par des
musulmans et 8 par des gens du voyage.
De nombreux procès venant de divers plaignants ont émaillé
l’histoire des hebdomadaires satiriques comme Charlie Hebdo. Même quand ils
gagnent, ces procédures leur coûtent très cher en frais d’avocats.
Le dernier filtre de la liberté d’expression est l’autocensure
des titres, des journalistes et des dessinateurs de presse. Il est mouvant dans
le temps – un Desproges ne commencerait sans doute plus aujourd’hui un
spectacle par : « J’ai entendu dire que deux ou trois juifs s’étaient glissés
dans la salle » – et dans l’espace. L’humour gras franchouillard s’exporte mal
aux Etats-Unis. Nombre de titres anglo-saxons ont d’ailleurs choisi de ne pas
publier les caricatures de Charlie Hebdo après la tuerie. Dans le Guardian, le
bédéiste et journaliste Joe Sacco a condamné dans une planche les caricatures
de Charlie Hebdo.
« On a assimilé des lignes de bon goût par notre histoire et
notre mauvaise conscience, qu’elle soit postcoloniale ou post-Holocauste, dit
Patrick Chappatte. On ne dessine plus des Noirs avec des énormes lèvres, façon
Hergé. Et quand on s’en prend à la politique d’Israël, on reçoit des messages
nous taxant d’antisémites. Aujourd’hui une pression par le sang s’exerce pour
faire reconnaître ou partager un autre tabou, celui des musulmans.
Le plus grand défi de notre
société est que nous avons affaire à un monde de plus en plus ouvert et à des
communautés de plus en plus fermées. C’est aussi dû à
l’évolution d’Internet où les gens ne suivent que l’actualité qui leur
ressemble. » Avec ces ingrédients, conclut le caricaturiste, les malentendus
sont plus que programmés.
(*) - Titre original : « Liberté
d’expression à deux vitesses ? »
Source :
Pierrickhamon.blog.lemonde.fr
14 janvier 2015
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