Le problème, avec l’approche
occidentale de la Russie, n’est pas tant dans le manque de volonté de
comprendre que dans l’excès de volonté de ne rien savoir.
Cette nation qui a donné Pouchkine et
Guerre et Paix, Nijinsky et le Lac des Cygnes, qui a l’une des plus riches
Slobodan Despot (zone-critique.com) |
traditions picturales au monde, qui a classé les éléments de la nature, qui fut
la première à envoyer un homme dans l’espace (et la dernière à ce jour), qui a
produit des pelletées de génies du cinéma, de la poésie, de l’architecture, de
la théologie, des sciences, qui a vaincu Napoléon et Hitler, qui édite les
meilleurs manuels — et de loin — de physique, de mathématiques et de chimie,
qui a su trouver un modus vivendi séculaire et pacifique, sur fond de respect
et de compréhension mutuelle, avec ses Tatars et ses indénombrables musulmans,
khazars, bouddhistes, Tchouktches, Bouriates et Toungouzes, qui a bâti la plus
longue voie de chemin de fer au monde et l’utilise encore (à la différence des
USA où les rails légendaires finissent en rouille), qui a minutieusement
exploré et cartographié les terres, usages, ethnies et langues de l’espace
eurasien, qui construit des avions de combat redoutables et des sous-marins
géants, qui a reconstitué une classe moyenne en moins de quinze ans après la
tiers-mondialisation gorbatcho-eltsinienne, cette immense nation, donc, qui
gouverne le sixième des terres émergées, est soudain traitée, du jour au
lendemain, comme un ramassis de brutes qu’il s’agit de débarrasser de leur
dictateur caricatural et sanglant avant de les éduquer à servir la « vraie »
civilisation !
*
L’Occident ressort la même guignolerie
haineuse à chaque crise, depuis Ivan le Terrible à « Putler »-Poutine, en
passant par le tsar Paul, la guerre de Crimée, le pauvre et tragique Nicolas
II, et même l’URSS où tout succès était dit « soviétique » et tout échec
dénigré comme « russe ».
Des nations serviles qui accordent aux
Américains un crédit illimité de forfaiture et de brigandage «
parce-qu’ils-nous-ont-libérés-en-45 » n’ont pas un mot, pas une pensée de
gratitude pour la nation qui a le plus contribué à vaincre l’hydre
national-socialiste… et qui en a payé le prix le plus lourd. Ses élus sont traités
en importuns, son président caricaturé avec une haine obsessionnelle, la
liberté de mouvement et de commerce de ses citoyens, savants, universitaires et
hommes d’affaires est suspendue au bon vouloir d’obscures commissions
européennes dont les peuples qu’elles prétendent représenter ne connaissent pas
le nom d’un seul membre, ni pourquoi il y siège plutôt qu’un autre larbin des
multinationales.
Mais tout ceci n’est encore rien. C’est
dans l’ordre des choses. L’Occident et la Russie ne font que jouer les prolongations,
à l’infini, du conflit Rome-Byzance en l’étendant aux continents voisins voire
à l’espace interplanétaire. La vraie guerre des civilisations, la seule, est
là. Barbare comme le sac de Constantinople, apocalyptique comme sa chute,
ancienne et sournoise comme les schismes théologiques masquant de perfides
prises de pouvoir. Tapie dans les replis du temps, mais prête à bondir et à
mordre comme un piège à loups. C’est le seul piège, du reste, que l’empire
occidental n’ait pas posé tout seul et qu’il ne puisse donc désamorcer. (Étant
entendu que la menace islamique n’est que le produit des manœuvres coloniales
anglo-saxonnes, de la cupidité pétrolière et de l’action de services d’État
occupés à cultiver des épouvantails pour effrayer leurs propres sujets, puis à
les abattre pour les convaincre de leur propre puissance et de leur nécessité.)
La menace
russe, elle, est d’une autre nature. Voici une civilisation quasi-jumelle,
ancrée sur ses terres, consciente d’elle-même et totalement ouverte aux trois
océans, à l’Arctique comme à l’Himalaya, aux forêts de Finlande comme aux
steppes de Mongolie. Voici des souverains qui — depuis la bataille de Kazan
remportée par ce même Ivan qui nous sert de Père Fouettard — portent le titre
de Khans tatars en même temps que d’Empereurs chrétiens siégeant dans l’ultime
Rome, la troisième, Moscou, qui fleurit au moment où Byzance gémissait sous
l’Ottoman et le pape sous la verge de ses mignons. Voici une terre aux horizons
infinis, mais dont les contours sont gravés dans l’histoire du monde,
inviolables bien que diffus. Voici des gens, enfin, et surtout, aussi divers
qu’on peut l’imaginer, mêlant au sein d’un même peuple le poil blond des
Vikings aux yeux obliques et aux peaux tannées de l’Asie. Ils n’ont pas attendu
le coup de départ du métissage obligé, les Russes, ils l’ont dans leur sang, si
bien assimilé qu’ils n’y pensent plus. Les obsédés de la race au crâne rasé
qu’on exhibe sur les chaînes anglo-saxonnes ont la même fonction que les
coucous suisses : des articles pour touristes.
*
Cela ressemble tellement à l’Europe. Et
c’en est tellement loin ! Tellement loin que les infatigables arpenteurs des
mers — génois, anglais, néerlandais, espagnols —, qui connaissent l’odeur de la
fève de tonka et la variété des bois de Sumatra, ne savent rien de la
composition d’un borchtch. Ni même de la manière dont on prononce le nom de
cette soupe. Ce n’est pas qu’ils ne pourraient pas l’apprendre. C’est qu’ils
n’en ont pas envie. Pas plus qu’ils ne veulent connaître, vraiment, l’esprit,
les coutumes et la mentalité des immigrants exotiques qu’ils accueillent
désormais par millions et qu’ils laissent s’agglutiner en ghettos parce qu’ils
ne savent comment leur parler.
J’ai dû, moi, petit Serbe, apprendre
deux langues et deux alphabets pour entamer ma vie d’immigré. J’en ai appris
d’autres pour mieux connaître le monde où je vis. Je m’étonne sincèrement de
voir que mes compatriotes suisses ne savent pas, pour la plupart, les deux
autres grandes langues de leur pays. Comment connaître autrui si vous ne savez
rien de la langue qu’il parle ? C’est le minimum de la courtoisie. Et cette
courtoisie, désormais, se réduit de plus en plus à des rudiments d’anglais
d’aéroport.
De même font les Russes, dont
l’éducation intègre la culture ouest-européenne en sus de la leur propre. Où
voit-on la réciproque, à l’ouest du Dniepr ? Depuis Pierre le Grand, ils se
considéraient européens à part entière. Les artistes de la Renaissance et les
penseurs des Lumières sont les leurs. Leontiev, le père Serge Boulgakov,
Répine, Bounine, Prokofiev et Chestov sont-ils pour autant les nôtres? Non,
bien entendu. Parler français fut deux siècles durant la règle dans les bonnes
maisons — et le reste encore parfois. Ils se sont intensément crus Européens,
mais l’Europe s’est acharnée à leur dissiper cette illusion. Quand les jeunes
Russes vous chantent Brassens par cœur, vous leur répondez en évoquant «
Tolstoïevsky ». L’Europe de Lisbonne à Vladivostok n’aura été réelle qu’à
l’Est. A l’Ouest, elle ne fut jamais que la projection livresque de quelques
visionnaires.
L’Europe de
Lisbonne à Vladivostok ! Imagine-t-on la puissance, la continuité, le
rayonnement, les ressources d’un tel ensemble ? Non. On préfère definitely se mirer dans l’Atlantique.
Un monde vieillissant et ses propres outlaws mal dégrossis s’étreignant
désespérément par-dessus la mer vide et refusant de voir dans le monde
extérieur autre chose qu’un miroir ou un butin. Leurs derniers échanges
chaleureux avec la Russie remontent à Gorbatchev. Normal : le cocu zélé avait
entrepris de démonter son empire sans autre contrepartie qu’une paire de
santiags au ranch de Reagan. Vingt ans plus tard, les soudards de l’OTAN
occupaient toutes les terres, de Vienne à Lviv, qu’ils avaient juré de ne
jamais toucher ! Au plus fort de la Gorbymania, Alexandre Zinoviev lançait son
axiome que tous les Russes devraient apprendre au berceau : « Ils n’aimeront le
tsar que tant qu’il détruira la Russie ! »
*
« Ah, vous les Slaves ! » — ouïs-je
souvent dire — « Quel don pour les langues ! » Je me suis longtemps rengorgé,
prenant le compliment pour argent comptant. Puis, ayant voyagé, j’ai fini par
comprendre. Ce n’est pas « nous les Slaves » qui avons de l’aisance pour les
langues : c’est vous, les « Européens » qui n’en avez pas. Qui n’en avez pas
besoin, estimant depuis des siècles que votre package linguistique (anglais,
français, allemand, espagnol) gouverne le monde. Pourquoi s’escrimer à parler
bantou ? Votre langue, étendard de votre civilisation, vous suffit amplement,
puisqu’au-delà de votre civilisation, c’est le limes (comme au temps de César), et qu’au-delà du limes, mon Dieu… ce sont les terres des
Scythes, des Sarmates, des Marcheurs Blancs, bref de la barbarie. Voire,
carrément, le bord du monde où les navires dévalent dans l’abîme infini.
Voilà pourquoi le russe, pour vous,
c’est du chinois. Et le chinois de l’arabe, et l’arabe de l’ennemi. Vous n’avez
plus même, dans votre nombrilisme, les outils cognitifs pour saisir ce que les
autres — qui soudain commencent à compter — pensent et disent, réellement, de
vous. Ah ! Frémiriez-vous, si vous pigiez l’arabe des prédicateurs de banlieue
! Ah ! Railleriez-vous si vous entraviez des miettes de ce que les serveurs
chinois du XIIIe dégoisent sur vous. Ah ! Ririez-vous s’il vous
était donné de saisir la finesse de l’humour noir des Russes, plutôt que de
vous persuader à chacun de leurs haussements de sourcil que leurs chenilles
sont au bord de votre gazon.
Mais vous ne riez pas. Vous ne riez plus
jamais. Même vos vaudevilles présidentiels sont désormais commentés avec des
mines de fesse-mathieu. Vous êtes graves comme des chats qui caquent dans votre
quiétude de couvre-feu, alors qu’eux, là-bas, rient, pleurent et festoient dans
leurs appartements miniatures, leur métro somptueux, sur leur banquise, dans
leurs isbas et jusque sous les pluies d’obus.
Tout ceci n’est rien, disais-je, parlant
du malentendu historique qui nous oppose. La partie grave, elle arrive maintenant.
Vous ne leur en voulez pas pour trois bouts d’Ukraine dont vous ignoriez
jusqu’à l’existence. Vous leur en voulez d’être ce qu’ils sont, et de ne pas en
démordre ! Vous leur en voulez de leur respect de la tradition, de la famille,
des icônes et de l’héroïsme — bref, de toutes les valeurs qu’on vous a dressés
à vomir. Vous leur en voulez de ne pas organiser pour l’amour de l’Autre la
haine du Soi. Vous les enviez d’avoir résolu le dilemme qui vous mine et qui
vous transforme en hypocrites congénitaux : Jusqu’à quand défendrons-nous des
couleurs qui ne sont pas les nôtres ?
Vous leur en voulez de tout ce que vous
avez manqué d’être !
Ce qui impressionne le plus, c’est la
quantité d’ignorance et de bêtise qu’il vous faut déployer désormais pour
entretenir votre guignolerie du ramassis de brutes qu’il s’agit de débarrasser
de leur dictateur caricatural et sanglant avant de les éduquer à servir la «
vraie » civilisation. Car tout la dément : et les excellentes relations de la
Russie avec les nations qui comptent et se tiennent debout (BRICS), et le
dynamisme réel de ce peuple, et l’habileté de ses stratèges, et la culture
générale du premier Russe venu, par opposition à l’inculture spécialisée du «
chercheur » universitaire parisien qui prétend nous expliquer son obscurantisme
et son arriération. C’est que ce ramassis de brutes croit encore à
l’instruction et au savoir quand l’école européenne produit de l’ignorance
socialisée ; croit encore en ses institutions quand celles de l’UE prêtent à
rire ; croit encore en son destin quand les vieilles nations d’Europe confient
le leur au cours de la Bourse et aux banquiers de Wall Street.
Du coup, la propagande a tout envahi,
jusqu’à l’air qu’on respire. Le gouvernement d’Obama prend des sanctions contre
le régime de Poutine : tout est dit ! D’un côté, Guantanamo, les assassinats
par drones aux quatre coins du monde, la suspension des droits élémentaires et
le permis de tuer sans procès ses propres citoyens — et, surtout, vingt-cinq
ans de guerres coloniales calamiteuses, sales et ratées qui ont fait du
Moyen-Orient, de la Bosnie à Kandahar, un enfer sur terre. De l’autre, une
puissance qui essaie pas à pas de faire le ménage à ses propres frontières,
celles justement dont on s’était engagé à ne jamais s’approcher. Votre gouvernement
contre leur régime…
Savez-vous de quoi vous vous privez en
vous coupant ainsi, deux fois par siècle, de la Russie ? Du refuge ultime de
vos dissidents, en premier lieu du témoin capital Snowden. Des sources d’une
part considérable de votre science, de votre art, de votre musique, et même,
ces jours-ci, du dernier transporteur capable d’emmener vos gens dans l’espace.
Mais qu’importe, puisque vous avez soumis votre science, votre art, votre
musique et votre quête spatiale à la loi suicidaire du rendement et de la
spéculation. Et qu’être traqués et épiés à chaque pas, comme Snowden vous l’a
prouvé, ne vous dérange au fond pas plus que ça. A quoi bon implanter une puce
GPS à des chiens déjà solidement tenus en laisse ? Quant à la dissidence… Elle n’est
bonne que pour saper la Russie. Tout est bon pour saper la Russie. Y compris
les nazis enragés de Kiev que vous soutenez sans gêne et n’hésitez pas à
houspiller contre leurs propres concitoyens. Quelle que soit l’issue, cela fera
toujours quelques milliers de Slaves en moins…
Que vous a-t-il donc fait, ce pays, pour
que vous en arriviez à pousser contre lui les forces les plus sanguinaires
enfantées par la malice humaine : les nazis et les djihadistes ? Comment
pouvez-vous songer à contourner un peuple étendu sur onze fuseaux horaires ? En
l’exterminant ou en le réduisant en esclavage ? (Il est vrai que « toutes les
options sont sur la table », comme on dit à l’OTAN.) Destituer de l’extérieur
un chef d’État plus populaire que tous vos polichinelles réunis ? Êtes-vous
déments ? Ou la Terre est-elle trop petite, à vos yeux, pour que l’« Occident »
puisse y cohabiter avec un État russe ?
C’est peut-être cela, tout compte fait.
La Russie est l’avant-poste, aujourd’hui, d’un monde nouveau, de la première
décolonisation véritable. Celle des idées, des échanges, des monnaies, des
mentalités. A moins que vous, atlantistes et eurocrates, ne parveniez à
entraîner la nappe dans votre chute en provoquant une guerre atomique, le
banquet de demain sera multipolaire. Vous n’y aurez que la place qui vous
revient. Ce sera une première dans votre histoire : mieux vaut vous y préparer.
Slobodan Despot (Philosophe)
Titre original : "La russophobie des ignares".
Source : Novorossia
Today 19 janvier 2015
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