jeudi 29 janvier 2015

Je suis convaincu que sans le peuple, l'élite d'un pays ne saurait avoir de justification à sa propre existence.


J.-B. Mockey
1915-1981
29 janvier 1981-29 janvier 2015. Il y a 34 ans, Jean-Baptiste Mockey, ancien Secrétaire général du PDCI-RDA, alors ministre d'État, ministre de la Santé, trouvait la mort dans un étrange accident de la circulation dans sa bonne ville de Grand-Bassam dont il venait à peine d'être réélu maire. Jean-Baptiste Mockey fut l'un des huit prisonniers du gouverneur Péchoux incarcérés à la prison de Grand-Bassam suite à l'affaire du 6 février 1949, et jugés en cour d'assises en mars 1950. Le document ci-dessous est le texte de la déclaration qu'il adressa à ses juges avant une condamnation dont il ne doutait pas qu'elle était décidée d'avance.
La Rédaction
 
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DÉCLARATION DE MOCKEY DEVANT LA COUR D’ASSISES DE GRAND-BASSAM LORS DU PROCÈS DU 6 FÉVRIER 1949.
 
Parlant des événements du 6 février survenus lors d'une conférence publique organisée par D..., M. le Ministre des Territoires d'Outre-Mer Coste-Floret avait, le 13 février 1949, déclaré à Abidjan : « Les responsables seront châtiés ».
Mieux, avec une satisfaction non dissimulée, M. Coste-Floret pré­cisait dans les milieux officiels de la Métropole : « Cette fois, je tiens le RDA. Nous avons le dossier qui désormais établira d'une définitive les crimes du RDA en Côte d'Ivoire ». Cette appréciation symptomatique formulée par ce membre du gouvernement français d'alors, sur un dossier dont l'instruction n'était même pas commencée à cette époque révèle :
·      Premièrement, le caractère spécifiquement politique de cette affaire surtout lorsqu'on considère, d'une part, les conditions de notre arrestation et de notre longue détention pour « sécurité de l’ordre public » et d'autre part, la provocation ourdie dans la prison de Grand-Bassam par l'administrateur Beretta le 8 décembre dernier.
·      Deuxièmement, le but délibéré de l'Administration qui était de créer une certaine psychose dans les populations africaines et de jeter l’anathème sur son grand mouvement d'émancipation : le RDA, ceci afin de permettre de poursuivre le programme rétrograde d'une politique de tragédies coloniales instaurées par Coste-Floret, deux ans après la défaite de l'Allemagne hitlérienne.
L'ensemble de ces faits nous amène ainsi à examiner les conjonc­tures politiques qui ont abouti à cette provocation du 6 février d'autant plus que l'Eglise catholique n'a pas manqué, cette fois encore, de mêler sa voix à ce concert de politique anti-RDA.
En janvier 1949 s'achevait à Abidjan, précédé d'une école des cadres, le 2e Congrès interterritorial du RDA. L'événement politique, de portée considérable, qui s'est dégagé de ce congrès est l'affirmation solennelle de l'alliance de notre magnifique mouvement de lutte avec le grand parti de la fière et laborieuse classe ouvrière française : le Parti communiste français. Ainsi, au moment même où le chantage atomique battait son plein, au moment même où l'antisoviétisme et l'anticommunisme étaient savamment orchestrés, le RDA montrait à la face du monde qu'il avait pris résolument position dans le camp démo­cratique et anti-impérialiste, c'est-à-dire le camp de la Paix, ayant à sa tête l'Union Soviétique contre le camp impérialiste et anti-démocratique, le camp des fauteurs de guerre dirigé par les Etats-Unis d'Amérique.
La signature du Pacte Atlantique par le Gouvernement français venait d'inclure aussi, dans le plan stratégique anglo-américain, l'immense étendue de l'Afrique Noire avec son immense réservoir d'hommes et de matières premières, offrant ainsi des bases et des relais relativement sûrs sur la route qui unit Casablanca en passant par Dakar. Le Système de Défense de l'Afrique Centrale sera ainsi créé ; sa première réunion présidée par Coste-Floret se tiendra – et pour cause – à Abidjan le 14 février 1949, c'est-à-dire huit jours seule­ment après les événements de Treichville.
Un autre fait important ne doit pas être omis. L'Afrique Noire française, par l'application du plan Marshall rentrait également dans le 4e point Truman qui n'eut autre chose que l'investissement des capitaux américains dans les « pays politiquement sûrs » pour un rendement économiquement rentable. Et le Bureau Minier, cette société française, sous auspices américaines, confirmera par son président Barthes, ancien haut-commissaire en A.O.F., l'idée combien justifiée que l'administration française est composée d'hommes d'affaires, dégui­sés sous des titres divers : gouverneurs, administrateurs, ingénieurs, etc. C'est pourquoi nous persistons à croire que ces derniers confondent leurs intérêts personnels avec les intérêts permanents de la France. Hier, Barthes faisait octroyer les mines de Yomboéli de Guinée fran­çaise à une société franco-américaine. Aujourd'hui, en Côte d'Ivoire, non seulement les bitumes d'Eboinda sont inscrits au plan Marshall, mais ce sont aussi les riches sous-sols des régions convoitées d'Agboville, Man-Sassandra et Séguéla qui sont prospectés, inventoriés simultanément par le Bureau Minier et une mission américaine pour des buts stratégiques incontestables. Pendant ce temps, le haut-commissaire Béchard refuse systématiquement l'autorisation personnelle des recherches minières à l'autochtone, aux collectivités africaines, marquant ainsi sa volonté déterminée de respecter le vieux Pacte Colonial.
D'autre part, la campagne de cacao 1948-1949, récolte principale, revêtait pour la première fois une phase jusqu'alors inconnue du fait même que pour la première fois des administrateurs tels que Gorolowski, des militaires comme le colonel Lacheroy parcouraient les villages pour obliger les populations non seulement à quitter le RDA, mais aussi à vendre leurs produits à un prix inférieur au cours officiel­lement fixé. Une fois de plus, cette campagne révélait l'alliance de l'Administration avec les trusts coloniaux, alliance que nous n'avons jamais cessé de dénoncer.
Enfin l'Assemblée Territoriale de la Côte d'Ivoire, lors de sa session de novembre 1949, avait pris d'importantes résolutions que le « Bulletin » de M. Ply, organe politique semi-officiel de l'Administration locale, qualifia de révolutionnaires. Les principales de ces résolutions sont :
·      la non-augmentation de l'unique impôt de capitation ;
·      la non-aliénation des terres de Côte d'Ivoire suivant le cynique décret des terres vacantes et sans maître ;
·      le rejet des permis miniers type A ; et des concessions fores­tières qui ont un caractère essentiellement spéculatif.
Ces résolutions, ainsi que ce qui précède, plaçaient la Côte d'Ivoire au centre des conversations diplomatiques et de celles non moins négligeables des hommes d'affaires. Bien plus, le fait même que le 2e Congrès Interterritorial du RDA après le refus administratif opposé pour Bobo-Dioulasso, ait pu se tenir avec sérénité à Abidjan, indiquait la Côte d'Ivoire à la vindicte des impérialistes. Mais, parler de la Côte d'Ivoire, c'est parler du RDA, symbole et défenseur des intérêts permanents de l'Afrique qui ne peuvent pas être dissociés des intérêts permanents de la France. Et c'est pourquoi une réaction colonialiste aveuglée et une Administration dépassée s'inquiéteront de la montée sans cesse croissante du RDA et surtout du développement considérable de sa forte section de Côte d'Ivoire. Il faut donc, à tout prix, tuer le RDA, qui, insinue-t-on, est un virus communiste. La conférence des Administrateurs organisée par le gouverneur Péchoux en janvier 1949, arrêtera les directives expresses en Côte d'Ivoire de sa répression féroce. 
 
Le signal de la provocation anti-RDA
 
C'est dans ce cadre et dans ce cadre seulement qu'il importe de placer les événements du 6 février 1949 qui amenèrent notre arrestation, décapitant ainsi, de huit membres, le Comité directeur du Parti Démo­cratique de la Côte d'Ivoire.
D'ailleurs, le 2 février 1949, D... claironnait cette campagne anti-RDA par un télégramme expédié d'Abidjan aux Secrétaires généraux des sous-sections de notre Parti et aux délégués régionaux du Syndicat Agricole Africain. Ce message était ainsi libellé : « Bataille destruction RDA soviétique déclenchée - Stop - Bloquez toute activité suppôt Kominform. Vive France ».
Tel était le signal de la provocation anti-RDA sous la bannière de l'antisoviétisme et de l'anticommunisme. Tel était aussi le caractère véritable des événements de février qui ne se situent ni sur le plan particulier de la Côte d'Ivoire, ni sur le plan national français. Ceux-ci se placent plutôt sur le plan international car c'est dans l'arène inter­nationale de l'anticommunisme et de l'antisoviétisme qu'ils ont été fermentés, déclenchés et enregistrés.
Le gouverneur Péchoux déclare le 7 février 1949 n'être pas au courant de ce télégramme qui, cependant, avait été diffusé par le service des PTT d'Abidjan. Cela est très paradoxal quand on sait que le chef de ce service a reçu l'ordre impératif de Péchoux de lui pré­senter tout message qui paraîtrait de nature à troubler l'ordre public. Tout le monde connaissait ce télégramme sauf M. Péchoux et son très zélé service de sûreté. Par contre, ces derniers suivaient avec minutie les réunions du RDA tenues à Treichville les 1er, 2 et 5 février. Ces faits sont très significatifs, car pour nous, le télégramme provocateur du 2 février de D... constitue la pièce angulaire de cette affaire dite du 6 février.
Or, qui dit provocation, surtout quand celle-ci est officiellement annoncée, dit préméditation et organisation. Averti de l'esprit agressif des partisans du Bloc Démocratique Eburnéen et des bruits selon lesquels les organisateurs viendraient armés à la conférence, le Comité directeur de notre Parti, par une lettre en date du 5 février, saisissait les autorités locales : judiciaire et administrative. Dans la matinée du 6 février et quelques heures avant la conférence, nous mettions encore M. Péchoux devant ses responsabilités. Mais aucune solution n'interviendra jusqu'à la conférence, où une partialité policière confirma nos justes appréhensions.
« Le RDA, avait dit le commissaire Lefuel en interdisant l'entrée de la salle le 6 février, ne rentrera que lorsque les socialistes, les progressistes et les partisans du BDE seront installés ». Telle était la déclaration de cet agent de l'ordre public qui, prévenu de l'esprit agressif des organisateurs de la conférence ne fouillera ni les progres­sistes, ni les partisans du BDA, ni les socialistes. L'aveu d'une partialité policière à cette conférence publique ne pouvait être mieux exprimé et la coalition anti-RDA mieux définie. La provocation aussi était manifeste. Devant cette attitude, les militants et sympathisants RDA demandèrent à être fouillés. Et mon co-inculpé Paraiso avait dû insister pour que cette formalité fût remplie par le commissaire Lefuel, afin qu'il n'y eût point d'équivoque dans les responsabilités.
Cette partialité de la police se traduisit par toute l'insistance que nous avons mise pour obtenir, dans la salle de COMACICO, le désarmement des membres de la coalition anti-RDA. Mieux, elle se manifestera par une intervention tardive de la police lorsque les militants RDA seront agressés. Ces faits ne pouvaient qu'indigner les membres du RDA à qui nous avions prêché le calme pour leur éviter de tomber dans la provocation qui nous était préparée. En effet, la coalition anti-RDA avait escompté, d'une part, sur des bagarres éventuelles à l'intérieur de la salle, et, d'autre part, sur notre nombre et notre intransigeance à ne point tolérer aucune transgression de la légalité pour tuer certains dirigeants et militants dont la liste avait été précédem­ment arrêtée et ceci, sous le prétexte fallacieux d'un prétendu état de légitime défense. La non-arrestation et le non-désarmement du secrétaire général du PPCI porteur d'un revolver et qui blessa au surplus un militant RDA : Sidibé Souleymane, est le trait le plus caractéristique de cette partialité policière. – Que dire aussi de l'attitude du commis­saire Lefuel qui, L cette occasion, nous répond de façon péremptoire : « Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous. La police prend ses respon­sabilités ». Nous savons comment elle a pris ses responsabilités.
Je suis d'ailleurs très surpris que la police et l'Administration locale, qui usent à tout propos du témoignage de leurs agents n'aient point, dans cette affaire, fait citer tous ces gardes de cercle, tous ces agents de police qui ont assisté aux événements du 6 février. En ne le faisant pas, la police et l'Administration avouent leur partialité, leur complicité.
Je ne reviendrai pas sur cette thèse combien recherchée de l'accusation d'une blessure faite par ricochet, d'une balle tirée par le sieur K... en état de légitime défense. Toutefois, il importe de souligner la similitude des coups de feu tirés en cette journée du 6 février par …, …et …, tous trois dirigeants du Parti Progressiste, similitude d'une action concertée, préméditée, dont le signal avait été donné par …. Cette partialité de la police sera sinon confirmée du moins consacrée par le gouverneur Péchoux qui déclara le 7 février 1949 : « J'ai suivi heure par heure les événements de Treichville – J'ai en mains le rapport de police – Les responsables seront châtiés ». Mais est-ce sur le rapport de police que le ministère public nous fait comparaître au banc des accusés ? – Non !
Alors, comment ne serait-elle pas significative cette déclaration du juge d'instruction : « J'ai reçu l'ordre de vous arrêter ». Comment n'existerait-il pas de complicité administrative lorsque le sieur B..., socialiste SFIO, assiste au commissariat de police à l'interrogatoire de première comparution de ceux qui ont été pris dans la rafle opérée le 6 février 1949 par la police ?
Comment n'existerait-il pas de complicité administrative lorsque des fonctionnaires sont traqués, mutés, licenciés, parce que RDA ?
Comment n'y aurait-il pas de complicité administrative lorsque des vieillards de plus de quatre-vingts ans sont traînés devant la Justice parce que RDA, des chefs de village, de canton, révoqués et emprison­nés parce que RDA ?
Comment n'existerait-il pas de complicité administrative quand la chicote s'abat, implacable, sur le dos des militants RDA enchaînés et cela, sous l'œil très satisfait des administrateurs ?
Comment n'y aurait-il pas de complicité administrative lorsque M. Péchoux fait payer sur le budget local et distribuer dans les orga­nismes de ses services La Vérité de D..., le journal circonstanciel des événements du 6 février ?
Comment n'existerait-il pas de complicité administrative quand M. Péchoux tire une traite sur nous en faisant payer à nos accusateurs des acomptes à valoir sur des dommages et intérêts éventuels à nous infliger, alors que les sinistrés de Toumodi attendent encore de recevoir la subvention qui leur a été octroyée par l'Assemblée Territoriale.
Comment n'y aurait-il pas de complicité administrative lorsque les mois qui précédèrent les événements du 6 février sont riches d'événements similaires ? En effet, durant la période décembre 1948-janvier 1949, le haut-parleur socialiste SFIO en chair et en os, Rigni... Fé... disait, au su et au vu de tout le monde et sur toutes les places publiques de Treichville et d'Adjamé : « Le gouverneur est pour nous. Nous pouvons tuer les membres du RDA. Il n'y aura pas de jugement parce qu'ils n'aiment pas les Blancs. » Rigni... Fé... a-t-il été une seule fois inquiété ? A-t-il été poursuivi pour propagation de fausses nouvelles ?
Durant la même époque, alors que j'étais en tournée dans le cercle de Dimbokro, une compagnie de tirailleurs mandée de toute urgence de Bouaké, commettait le 29 janvier 1949, des exactions sur la paisible population de Bocanda. Dans les nuits des 30 et 31 janvier, un village situé à 3 km de ce centre connaissait le même sort et des jeunes filles étaient violentées.
Le 3 février 1949, vers 19 heures, la même compagnie de tirailleurs cernait et pillait le village tranquille de Guinou de la Subdivision de Bongouanou. L'administrateur Gorolowski et le colonel Lacheroy diri­geaient cette expédition de vandales au cours de laquelle le comman­dant de cercle de Dimbokro voulait obliger les populations, non seulement à quitter le RDA mais aussi à vendre leur cacao à 35 francs au lieu de 55 francs, cours officiellement fixé. Et alors M. Yao Kpri, chef de canton de Toumodi, Samba Ambroise de Dimbokro, Joseph Nanan Kabran de Bongouanou et Toto Albert de Bocanda, tous délégués du Syndicat Agricole Africain seront inquiétés. Le premier se verra retirer, sans motif aucun, ses permis de port d'armes, les autres seront arrêtés et emprisonnés durant la première semaine de février. « M. Gorolowski, dira M. Péchoux le 7 février, a eu tort de faire sa tournée en compagnie du colonel Lacheroy ». C'est un aveu éloquent qui, s'il relève une erreur dans l'exécution des consignes données, souligne à la fois et l'alliance administrative avec les trusts locaux et la complicité administrative dans les nombreuses provocations qui aboutirent à celle du 6 février.
J'ajoute que durant la tournée que j'ai effectuée dans le cercle de Dimbokro du 12 janvier au 5 février 1949, l'Administration me refusa les places publiques pour mon compte rendu du mandat.
Quoi qu'il en soit, le moins que l'on puisse dire, est que les événements du 6 février devaient amener une intervention armée afin de justifier une politique de répression à outrance. Mais, dès le 7 février, nous précisions notre position à M. Péchoux. « L'atmosphère de provocation, disions-nous, qui règne dans le pays nous oblige à penser que l'Administration voudrait à tout prix faire de la Côte d'Ivoire un second Madagascar. Ceci, le peuple ne le permettra jamais. »
Et quels sont les hommes dont s'est servi l'Administration dans cette affaire dite du 6 février ? Il existe en Côte d'Ivoire deux magasins anti-RDA.
Nous intitulerons le premier « Consortium des laquais ». Là, on trouve des hommes faits, psychologiquement dégénérés par leurs ambitions personnelles, des individus sans honneur, ennemis du peuple, et en compagnie desquels il faut s'habituer à tromper sa propre conscience et à être l'instrument de sa propre méchanceté, des hommes qui ne veulent rien de plus que la satisfaction de leurs désirs de vengeance et de haines personnelles.
 
« Battez-les, j'en prends la responsabilité, ce sont des femmes »
 
Le second que nous appellerons les « archives des curiosités anti-RDA » est formé d'hommes, captifs des conceptions périmées, pourris du pourrissant colonialisme, des hommes qui ont quitté le RDA pour choisir une soi-disant liberté. Ce sont des individus qui au RDA souffraient de ne pas être mis en vedette, des individus qui ont un goût particulier de l'éclat, de la parade, une volonté de se singulariser à tout prix. Il est arrivé tout simplement, qu'à un moment donné, l'aventure personnelle de ces hommes a semblé coïncider avec le programme de notre mouvement de lutte. Mais décou­verts et dénoncés par le Comité directeur de notre organisation, ils sont partis de notre mouvement vers la solitude, vers un destin sans espoir, seuls dans leur orgueil et dans leur vanité, plus seuls chaque jour et chaque jour plus prêts au pire, ajoutant l'hypocrisie au cynisme de leur évangile. La curiosité la plus révélatrice de cette clique est D..., l'homme qui se grise au seul son de sa voix, l'homme qui le 30 jan­vier 1949, incitait ses partisans à la provocation : « Battez-les, j'en prends la responsabilité, ce sont des femmes », criait-il du haut de la tribune. Depuis ce jour-là, la provocation fomentée couvait, se dévelop­pait à Abidjan. Et l'Administration, en n'interdisant pas la conférence du 6 février 1949, se rendait délibérément complice des événements de Treichville d'autant plus que :
·      1° Le 30 janvier, la police avait assisté, dans la salle COMACICO, à la provocation des membres du RDA par les partisans de ….
·      2° Les autorités locales avaient été tenues au courant par le Comité directeur de notre Parti des bruits selon lesquels les organisa­teurs de la conférence du 6 février seraient armés.
·      3° Quelques heures avant la conférence, le Comité directeur de notre Parti, au cours d'une entrevue avec le gouverneur Péchoux, mettait celui-ci devant ses responsabilités.
Je n'insiste pas sur les tournées politiques de M. Péchoux entre­prises dès notre arrestation. A travers la Côte d'Ivoire, ce sont des états-majors de répression. Des administrateurs-dragons sont toujours aux aguets pour tuer le RDA. Mais tuer le RDA, c'est s'attaquer à un peuple qui dit non au travail forcé, un peuple qui ne veut plus vivre comme par le passé. Aussi ce peuple s'est-il vigoureusement secoué pour se débarrasser de ces puces que s'empressent de ramasser M. Péchoux et Cie, victimes de leur propre propagande entreprise sous le couvert de la démocratie. Mais quelle démocratie ?
Démocratie, quand les élus du peuple se voient refuser les places publiques pour des comptes rendus de mandat, pendant que l'Adminis­tration Péchoux les accorde à des hommes comme Marc Rucart, qui ne représente rien dans le territoire ?
Démocratie, quand l'Administration Péchoux fait fi des justes reven­dications des populations en faisant arrêter arbitrairement ses repré­sentants légitimes ?
Entre la démocratie Péchoux et la démocratie telle que nous la concevons, il y a un grand fossé, le fossé qui sépare le maître de l'esclave. De cette démocratie-là, le peuple n'en veut pas. Le peuple a réagi fortement contre cette démocratie Péchoux. Et l'afflux massif d'adhésions montre le désir ardent des masses populaires de combler le vide créé par l'emprisonnement des membres du Comité directeur.
Ainsi, comment ne pas saluer avec émotion ces multitudes de races, de tribus, jadis ennemies légendaires, vivant aujourd'hui dans une fraternité complète :
Comment ne pas saluer avec ferveur ces centaines de milliers de volontés éparses, émiettées, disséminées dans l'immense étendue de l'Afrique Noire, aujourd'hui groupées en une volonté unique : le RDA.
C'est ce phénomène qui va nous permettre de liquider le colonia­lisme devenu enragé et assassin. Car il faut bien se persuader que lorsqu'une administration, un gouvernement décrète une répression féroce contre les légitimes aspirations d'un peuple qui a pris conscience de son rôle historique, la fin de cette tragédie, quel que soit le tour des événements, est toujours marquée par la victoire sinon acquise, du moins inévitable du peuple opprimé.
[…]. On a souvent parlé des SS comme des prototypes de la bestialité humaine. Mais que dira-t-on de ces administrateurs qui, revolver au poing, le jour comme la nuit, et surtout la nuit, à la tête de bandes armées, violent les domiciles, arrêtent les militants RDA, pillent et saccagent leurs maisons ?
[…]
Aujourd'hui, c'est la France de Coste-Floret, c'est la France de Bidault qui, dans l'Union Française poursuit la sale guerre du Viêt-Nam et intente, à l'instar du nazisme, des procès d'opinion. Et quand nous réclamons un peu de fraternité, c'est un code de répressions que ces hommes-là nous imposent.
Il m'est pénible de constater aussi que ce sont les collaborateurs zélés du régime hitlérien en Côte d'Ivoire, ceux-là mêmes qui, rassem­blés fièrement, défilaient dans les rues d'Abidjan qui se rassemblent aujourd'hui pour accomplir la même et avilissante besogne. Je pense que le conseiller général Josse, hier avocat en renom à la Légion fran­çaise, aujourd'hui chef de file de la réaction, ne peut que s'associer à cette triste constatation.
C'est pour ces différentes raisons qu'il me sera difficile de séparer désormais la politique des Coste-Floret, Bidault, Béchard, Péchoux and Co et le régime de Vichy, tous deux étant recouverts du manteau de l'anti­communisme, de l'antisoviétisme et pratiquant la même politique de répression.
[…].
Des enquêtes administratives étaient menées, dès notre arrestation, contre les camarades Amadou Bocoum et Jérôme Alloh afin de préciser le lieu où ceux-ci se trouvaient lors des événements du 6 février. Pendant ce temps, au stade de Bouaké, un magistrat dont la bonne foi ne peut pas être mise en cause, déclarait à notre ami Coffi Gadeau : « Je vous croyais arrêté ».
Etant donné l'insistance toute particulière manifestée le 9 février par le juge d'instruction sur les activités d’Amadou Bocoum et de Jérôme Alloh, nous pouvons dire que les événements du 6 février n'ont servi que de prétexte à l'arrestation des militants RDA dont la liste semble avoir été primitivement établie par l'Administration.
D'autre part, lors de sa prise de service, M. le procureur de la République Delamotte, dans la cour de la prison, avait dit au régisseur : « Je vais bientôt mettre les détenus du 6 février en liberté provisoire ». Mais quel ne fut notre étonnement lorsque M. Delamotte, quelques semaines plus tard, s'opposait systématiquement à cette mise en liberté provisoire. Mieux, « La chambre des Mises n'a pas que ça à faire », nous avait-il dit le 11 décembre 1949, lorsque nous lui exprimions notre indignation devant le silence opposé à l'appel que nous avions interjeté à l'ordonnance de refus de mise en liberté provisoire. Cepen­dant, quatre jours après, M. le procureur de la République devait, à cet effet, nous faire notifier la décision de la Chambre des Mises du 12 novembre 1949.
 
Je suis convaincu que sans le peuple, l'élite d'un pays ne saurait avoir de justification à sa propre existence.
 
Je me dois, Messieurs, de vous signaler ces faits dans l'espoir qu'ils aideront à former votre conviction sur cette affaire dont l'instruc­tion a duré près de neuf mois.
Mes fonctions de vice-président de la Commission permanente de l'Assemblée territoriale m'ont amené très souvent à discuter avec M. Péchoux des affaires relatives à la gestion de ce pays. Je dois dire que la plupart du temps, les arguments que je présentais étaient contraires à ceux de l'Administration. Cela ne pouvait plaire à M. Péchoux qui avait promis de me mettre à la prison. Pour moi, la force d'un pays réside avant tout dans la conviction qu'ont ses enfants à défendre les droits et libertés chèrement acquises et qui leur appar­tiennent tous et non point dans celle qu'ils peuvent avoir à se faire les complices du maintien de privilèges de classe. Bien plus, je suis convaincu que sans le peuple, l'élite d'un pays ne saurait avoir de justification à sa propre existence. C'est dans cet esprit que j'ai modes­tement, jusqu'à mon arrestation, assumé ma tâche et ce, au nom et dans l'intérêt des deux millions de travailleurs et paysans de ce Territoire.
A notre première entrevue qui date de novembre 1948, M. Péchoux avait nettement défini son programme : « Je ne reconnais plus, avait-il dit, ce pays que j'ai quitté il y a quelques mois. On y fait trop de politique. Je vais y mettre bon ordre, car je suis venu pour faire une politique économique ».
Paroles trumaniennes : mais qui éclairaient certes, d'un jour cru, la complicité administrative dans les événements actuels qui se déroulent en Côte d'Ivoire. Car, comment expliquer, depuis cette date, le retrait systématique des permis de port d'armes aux militants RDA alors que M. Péchoux les distribue, sans demande, aux éléments anti-RDA ?
Comment expliquer les procès intentés contre les militants RDA pour avoir, dans leurs régions respectives et dans le cadre de la loi, perçu une souscription lancée et organisée par notre Parti ?
Comment expliquer les procès systématiques intentés contre les militants RDA et Réveil pour propagation de fausses nouvelles et diffamation ?
Comment expliquer la violation délibérée par l'Administration, de nos coutumes alors que celles-ci ont été consacrées par la Constitution, violation qui aboutit à la révocation administrative des chefs de village, des chefs de canton sans que les populations intéressées aient été consultées ?
Comment expliquer cette grande escroquerie morale faite à l'endroit du vénérable chef N'Gbon Coulibaly, quand il croit exprimer son attachement à la France alors qu'on lui extorque une démission [du] RDA ?
Comment expliquer ces nombreuses remises d'argent à des indi­vidus à qui M. Péchoux demande soit de se détacher du RDA, soit de faire de la propagande anti-RDA ?
Comment expliquer les incidents de Guinou, Ferkessédougou, Zuénoula, Bouaflé, Agboville, Dimbokro et Séguéla ?
Comment expliquer cette véritable chasse à l'homme RDA, cette tentative d'arrestation du président du RDA, le député Houphouët-Boigny ?
Comment expliquer l'ostracisme gouvernemental qui frappe le RDA tant dans ses réunions que dans ses manifestations publiques et ce, en violation de la Constitution ?
Comment expliquer enfin ces témoignages officiels de satisfaction décernés par M. Péchoux aux administrateurs qui se sont montré les plus sanguinaires dans les répressions féroces anti-RDA ?
La politique économique de M. Péchoux a consisté à envoyer des administrateurs comme M. Gorolowsky et des militaires tels que le colonel Lacheroy pour obliger les populations de Toumodi, Daoukro et Guinou non seulement à quitter le RDA mais à vendre leur cacao à 35 francs alors que le prix officiel était 55 francs. Cette politique a été de spolier les populations africaines en faisant acheter par les trusts locaux le cacao à la qualité « courant » pour expédier la qualité « supérieur ». Elle a consisté à procéder à des arrestations arbitraires et à intenter des procès contre les délégués du Syndicat agricole africain, afin de permettre de frustrer les populations de la commission intermédiaire.
La politique économique de M. Péchoux, c'est d'utiliser l'essence, les véhicules et les chauffeurs payés sur le budget du Territoire pour faire de la politique anti-RDA.
La politique économique de M. Péchoux a consisté à diffuser, aux frais des contribuables de ce pays, des télégrammes sur commande, à des partis politiques qui ne représentent rien dans ce Territoire, alors que M. Péchoux garde un silence religieux sur les nombreux messages qui lui parviennent du monde entier et qui condamnent sa politique antipopulaire dirigée contre les 800 000 membres du Parti démocratique de la Côte d'Ivoire.
Enfin la politique économique de M. Péchoux, c'est de construire des prisons, toujours des prisons pour une répression plus féroce. C'est ainsi qu'au cours de l'année 1949, plus de 3 200 détenus ont défilé dans la seule prison de Grand-Bassam contre 1 700 en 1948 et 1 020 en 1947.
Mais cette politique de répression, croyez-moi, n'est pas le ciment qui scellera l'Union Française, car la France n'est-elle pas comptable devant l'Histoire à l'égard des peuples d'outre-mer ? Qu'adviendrait-il lorsqu'il s'agira d'établir le bilan d'une gestion ? Les véritables respon­sables, à ce moment-là ne seront certainement pas ceux qui ont subi cette politique de répression, mais bien ceux qui l'ont imposée. C'est pourquoi il serait dangereux, Messieurs de la Cour, que vous laissiez perpétrer une telle politique qui déshonore la France et compromet grandement son avenir.
D'ailleurs, j'ai la conviction profonde, que personne, dans cette salle, ne peut pas ne pas condamner cette politique de répression qui engendre la haine et non l'amour qui unit les peuples. Car autant certains ont à cœur d'accomplir partout et à tout moment leur devoir de Français, celui de contribuer à conduire la France et l'Union Fran­çaise à de radieuses destinées, autant les centaines de milliers de membres du Rassemblement Démocratique Africain dont je suis, ont conscience de bien servir leur pays et les intérêts permanents de la France.
C'est en raison de cela que jamais je ne dévierai du chemin du RDA qui est celui du pain, de la fraternité, de la liberté et de la paix. 

Source : « Carnet de prison » de Bernard Dadié (pp. 222 à 233).

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