samedi 9 juin 2012

« Spécialistes de l’Afrique »

Profession : « spécialistes de l’Afrique ». Ce sont, en fait, « les barbouzes de la pensée » que nous avions épinglés dans une chronique antérieure. Ils savent tout sur tout et sont appelés à la rescousse dans les analyses lorsque surviennent de petits événements sur le continent africain. Comment fait-on pour être « spécialiste de l’Afrique ? » 

54 pays. Des milliers d’ethnies, de groupes, sous-groupes. Des populations noires, blanches, d’origine indienne et asiatique. Une géographie variée : des déserts, montagnes, savanes, mers, lacs, lagunes, fleuves, rivières, volcans. Des ensembles régionaux si différents et des climats contrastés : le nord, le sud, le centre, l’est et l’ouest. Plus les îles. Des  histoires et des peuplements différents. Des langues officielles, léguées par le colonisateur, qui ne sont pas les mêmes, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Des niveaux de développement loin d’être homogènes. Comment fait-on pour maîtriser et connaître tout cela en même temps ? Eux le font, les spécialistes de l’Afrique, qui, sur les plateaux de médias occidentaux, débitent leurs connaissances livresques et qui, dans un élan de générosité suspect, dispensent les Africains eux-mêmes de venir parler des questions qui les concernent.

Il n’y a pas de doute, les universités occidentales sont excellentes. Certaines d’entre elles ont à leur actif des siècles d’expériences, de recherches et d’enseignement, qui en font les dépositaires de la connaissance. Elles conservent des archives célèbres. Les meilleures archives et documentations sur l’apartheid, par exemple, ne se trouvent pas en Afrique du Sud, mais dans un établissement américain, une autre partie serait dans les bibliothèques du Sénat  américain. Le reste du monde, Asie, Afrique, Amérique latine, se presse aux portes des universités occidentales pour  former les meilleurs élèves. Elles ont une réputation qu’il serait malsain de remettre en cause. Mais de là à ce qu’elles soient capables de fabriquer des « spécialistes de l’Afrique », c’est-à-dire des personnes connaissant tout de l’Afrique, il y a quand même quelques doutes.

Qui peut se targuer de connaître la petite Côte d’Ivoire, par exemple, de fond en comble ? L’histoire de tous ses groupes migratoires ? Les parentés à palabres, les dynamiques sociologiques et de micro-développement, les aspirations des communautés sont si différentes, si antagonistes. Le tout placé dans des contingences locales achève de  compliquer la compréhension de certains événements. On ne peut, par conséquent, qu’avoir des certitudes dans des domaines spécifiques : l’ethnographie, l’économie, la religion, la politique, l’urbanisation, l’eau, les flux migratoires, l’éducation, la santé, l’armée, la police, la pluviométrie, la faune et la flore, les infrastructures, etc. Mais être spécialiste de tout cela, il faut avoir une tête très grosse…au propre. Ramener ces domaines à toute l’Afrique pour en  être un expert, une tête de mammouth ne suffirait pas.

Et pourtant ces spécialistes forgent les opinions et fondent des comportements entre Africains et vis-à-vis des Africains. Leurs seules apparitions sur les plateaux de télévision indiquent qu’il y a du feu quelque part sur le continent et qu’évidemment, les perspectives ne sont pas bonnes. Il est vrai qu’il est à la traîne du respect des droits de l’homme, de la paix, du développement, de l’harmonie entre communautés, mais il y a tant de beautés et de merveilles naturelles, tant de contes de fées passés au second plan des analyses des spécialistes de l’Afrique. Nous avions observé, pendant les récentes élections en France, que très peu d’Africains avaient été conviés aux hauts débats sur la politique française sur les chaînes occidentales.

Il est insultant que les Africains se fassent dire que les autres les connaissent mieux qu’eux-mêmes. Mais si ces Africains apprennent à valoriser leurs propres ressources humaines et à permettre des spécialisations, ils seront moins enclins à écouter leurs propres histoires de l’extérieur. Il est temps que l’oralité urbaine et politique soit bannie. Il faut  écrire sur papier, ses opinions et son histoire, ses rêves et ses regrets, ses défaites et ses faits de haute lutte, ses  fantasmes et ses visions, ses ambitions et ses stratégies, ses espoirs et ses doutes, son adhésion aux idéaux du pays ou  sa révulsion pour certaines politiques. C’est en constituant cette bibliothèque de connaissances réellement africaines que les savoirs sur l’Afrique s’y déplaceront. Sinon, les « spécialistes de l’Afrique » continueront à déverser leurs gais et douteux savoirs sur les fils d’Afrique.

Avez-vous déjà entendu quelqu’un s’affubler en Europe du titre de « spécialiste de l’Europe » ? Non. On ne se ment pas à soi-même. On peut le faire quand on vient de loin, mais pas quand on est chez soi. On n’est jamais « spécialiste  de l’Europe », mais « spécialistes des questions européennes », il y a nuance : l’intégration, la monnaie, l’énergie, la Commission européenne, le Parlement européen, etc.

Vincent Tohbi Irié 
(Source: Fraternité Matin 6 juin 20)

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