2e
partie
« Tels furent les derniers soins
du Roi, telles les dernières actions de sa prévoyance, tels les derniers coups
de sa puissance, ou plutôt de sa déplorable faiblesse, et des suites honteuses
de sa vie : état bien misérable, qui abandonnait son successeur et son
royaume à l’ambition à découvert et sans bornes de qui n’aurait jamais dû y
être seulement connu, et qui exposait l’Etat aux divisions les plus funestes,
(…). Voilà au moins de quoi la mémoire du Roi ne peut être lavée devant Dieu ni
devant les hommes. » Duc de
Saint Simon.
« Notre combat n'a rien à voir avec lui puisqu'il
n'a pas suffisamment de courage pour dire que notre combat est juste. »
7 décembre
1993 - 11 avril 2011. Pas moins de dix-huit ans, dont dix ou onze de guerre
civile ouverte ou larvée, auront donc été nécessaires à Alassane Ouattara pour
recueillir les fruits de son coup de dé du 7 décembre 1993. Encore n’est-il
arrivé à ses fins qu’avec la complicité – pas vraiment volontaire sans doute –
de celui contre qui il avait joué ce jour-là ; et grâce aussi à l’appui
massif des moyens aériens conjoints de la France et de l’Onu… Mais, le plus
remarquable, c’est que tout au long de cette aventure à suspense, ce sont
toujours d’autres gens qui allèrent au charbon, ou qui tirèrent les marrons du
feu, pendant que l’intéressé lui-même « épiait
son destin à l’abri des palissades », attendant pour apparaître que
tout danger fût écarté. Ce qui lui attira, en 2002, cette remarque perfide de
Guillaume Soro à qui on demandait si son mouvement avait des rapports avec
Ouattara : « Notre combat n'a
rien à voir avec lui puisqu'il n'a pas suffisamment de courage pour dire que
notre combat est juste. » (Afrique
express N° 257, 17 octobre 2002). Ainsi en fut-il jusqu’au 11 avril 2011
inclus, où, aux dires de l’ambassadeur Jean-Marc Simon pour une fois digne de
foi, il ne dut sa victoire qu’à l’ingérence massive des troupes françaises
sur l’ordre de son ami Nicolas Sarkozy : « Quand
les Frci ont tenté de s’approcher de la résidence de Laurent Gbagbo, elles se
sont heurtées à une résistance extrêmement forte parce qu’il y avait des
mouvements absolument démentiels autour de la résidence et sur tous les
carrefours de Cocody, si bien que les FRCI se sont retrouvées en difficultés.
Au petit matin, elles ne parvenaient pas à franchir les lignes après avoir
essuyé de nombreuses pertes en matériel, mais aussi en vies humaines. C’est
donc à ce moment là que des décisions ont été prises d’en finir avec cette
tragédie qui menait le pays vers une véritable guerre civile. Et donc
l’intervention de la force Licorne s’est faite à ce moment-là pour ouvrir les
axes et permettre aux FRCI d’avancer vers la résidence de Cocody. Et donc
l’ordre a été donné de déployer la forces Licorne dans Cocody » (Rfi 11 avril 2012). Soit dit en
passant, voilà qui devrait clore définitivement le débat sur le point de savoir
qui, de la France et de ses « tirailleurs sénégalais » rebaptisés
Frci, a capturé Laurent Gbagbo et ses compagnons.
« Ouattara, c’est la dernière chance pour la Côte
d’Ivoire, me disait-on alors au siège du FMI. »
Le premier de ces défricheurs fut Houphouët lui-même, avec dans les reins, détail important, l’épée des « instances financières internationales » représentées en l’occurrence par le directeur général du Fmi… « J’étais à la résidence du chef de l’Etat, le mercredi 23 mai 1990, dans la salle attenante au grand salon où se tenait le conseil des ministres. Ouattara y présentait ce qui allait devenir, pour la presse, le plan Ouattara. Il avait obtenu des bailleurs de fonds de ne pas procéder à une réduction globale des salaires (ce qui du même coup calmait la rue où les manifestations des syndicats s’étaient multipliées). C’était la fin d’un plan d’austérité mal négocié par le gouvernement et la mise en œuvre, au 1er juin 1990, d’un plan de rigueur. Ouattara, c’est la dernière chance pour la Côte d’Ivoire, me disait-on alors au siège du FMI. Il faut qu’il réussisse. Il a la bénédiction du Fonds. Tout ce que l’on espère, c’est qu’il n’y ait pas de problèmes politiques qui viennent se mettre en travers de ses efforts » (Michel Camdessus, cité par Jean-Pierre Béjot, La Dépêche diplomatique 14 juillet 2003).
Le deuxième fut Georges Kobina Djéni, dit Djéni Kobina, le fondateur visible du Rassemblement des républicains (Rdr). En fait, Djéni n’était pas un homme seul et peut-être même n’était-il que le prête-nom d’une nébuleuse comprenant des personnages bien plus considérables que lui, tels Philippe Yacé et Marcel Jacques Gross. Yacé, qui ruminait depuis 1980 son dépit d’avoir perdu au profit de Bédié ses espérances de succéder à Houphouët, croyait tenir enfin l’occasion de sa revanche. Gross était la doublure de Yacé, son Guy Nairay si vous voulez, depuis plus de vingt-cinq ans (Voir La Lettre du Continent n° 397 du 04 janvier 2001). En 1994, lors de la scission du Pdci ayant donné naissance au Rassemblement des républicains, M.J. Gross était l’un des pères fondateurs de ce parti. Depuis 1999, avec le titre de Directeur de cabinet associé [il est mentionné sous ce titre, mais sans son nom, dans un discours de Ouattara (lepatriote.ci 09 janvier 2002) – mais en se gardant bien d’y apparaître au grand jour –, il forme dans l’ombre du président du Rdr une sorte de tandem avec Marcel Amon Tanoh, un neveu de Philippe Yacé, aujourd’hui Directeur de cabinet en titre d’A. Ouattara, mais qui semble n’être que le masque de Gross. Il est à noter toutefois que, dans la dernière mouture de l’organigramme du RDR visible sur le site de ce parti, le nom et le titre de J.-M. Gross ont disparu sans qu’on puisse en savoir le pourquoi. Peut-être l’homme a-t-il changé de râtelier… Si on en croit Jeune Afrique (17 septembre 2010), « Pour préparer la campagne présidentielle, Laurent Gbagbo a fait appel au groupe de communication Euro RSCG. […]. Cette cellule de cinq personnes sera dirigée par Marcel Gross, directeur associé de la société, qui connaît bien la Côte d’Ivoire […]. Gross et son équipe sont déjà sur place. Ils interviendront en tant que conseillers techniques en matière de communication politique, d’organisation d’événements et de promotion de l’image du candidat. » Vous avez dit cheval de Troie ?… C’est effectivement la toute première image qui se présente à l’esprit quand on voit comment l’opinion fut littéralement bombardée de sondages hyperfavorables à Laurent Gbagbo, qui ne pouvaient qu’endormir la vigilance de ses partisans tandis que se concoctait dans l’ombre le coup d’Etat électoral destiné à porter Ouattara au pouvoir.
Lamine Diabaté, un ancien ministre d’Etat, fut le troisième à donner son coup de pouce à Ouattara avec son fameux discours d’Odienné en 1995, où, après leur avoir dit que le Pdci les avait trahis et les méprisait, il appela ses « parents Malinké » à reprendre leurs fusils pour parachever la conquête de cette terre que leurs ancêtres avaient commencée sous la conduite des colonisateurs français : « Ils ont organisé une campagne de dénigrement : ils ont injurié Alassane, son père, sa mère et nous. Mais ils ne nous connaissent pas. Parce que c’est avec des fusils et des balles que nos grands-parents ont conquis cette terre. Ils ne nous font pas peur ». C’est un épisode sur lequel les partisans de Ouattara, dont beaucoup appartiennent au Pdci, observent une discrétion qui n’a d’égale que la rouerie avec laquelle Lamine Diabaté excitait ses « frères » contre Bédié.
L’entrée en scène du nouvel homme providentiel
Pour la période qui nous intéresse (1990-1993),
c’est Houphouët qui joua le rôle décisif. Après le chahut dont il fit l’objet
début mars 1990, il avait perdu tout son crédit auprès de ses soutiens
habituels, qui songèrent même alors à l’écarter du pouvoir, estimant son
maintient dangereux pour l’avenir de son régime : « Les
partenaires étrangers de la Côte d’Ivoire pressent avec une insistance
croissante le président Mitterrand d’intervenir auprès du Vieux pour le
convaincre de prendre sa retraite. Le pape Jean-Paul II lui a également suggéré
de suivre l’exemple de son autre modèle, George Washington : prendre du recul,
se retirer à Yamoussoukro et ne plus “intervenir dans les affaires de l’Etat
que comme dernier recours”. » (Siradiou Diallo, Jeune
Afrique Plus N°2, septembre-octobre 1989). Mais, devant la
difficulté de le remplacer dans le rôle « d’homme de la France » où
il avait tant excellé, on préféra lui procurer les moyens – financiers et
sécuritaires – de se maintenir sur son trône, tout en le poussant
vigoureusement à céder une part substantielle de ses immenses pouvoirs à un
Premier ministre, qui serait aussi le véritable chef du gouvernement. Pour des
raisons évidentes, vu le contexte politique et social, ce Premier ministre ne
pouvait pas être l’un des agents français qui, tel Antoine Césaréo, le
bâtisseur de basiliques, en faisaient déjà fonction sans en avoir le titre.
Pour autant, et conformément à une pratique à laquelle Houphouët n’avait jamais
dérogé en 30 ans de règne, il n’était pas non plus question de prendre le
titulaire de la nouvelle charge parmi les hommes politiques ou les hauts
fonctionnaires ivoiriens proprement dit. Au demeurant, les plus dévoués à
Houphouët et à son système étaient discrédités autant que lui-même, et on ne
pouvait pas être assuré d’une fidélité sans faille de la part des tièdes. Quant
à choisir quelqu’un qui avait été noté à un moment de sa vie comme
contestataire, c’était totalement exclu. Aussi bien, le but n’était pas de
réformer le système comme tous les Ivoiriens le souhaitaient, mais seulement de
le maintenir à flot jusqu’à ce que l’accalmie ayant succédé à la tempête, il
puisse continuer tel qu’il avait toujours fonctionné depuis 1963. Le choix se
porta sur Alassane Ouattara. « Le
président [Houphouët] se résolut finalement à nommer Alassane Ouattara comme
Premier ministre. Les raisons de ce choix furent multiples, la compétence de ce
dernier se doublant d’une vraisemblable intrigue de sérail. Cette nomination
tenait aussi au fait que la nationalité de M. Ouattara, élément qui indifférait
à Houphouët, ne lui permettait pas d’intervenir dans la succession organisée
par l’article 11 de la constitution, qui désignait le président de l’Assemblée
Nationale » (Dutheil de la Rochère, Marchés tropicaux, 5 janvier 2001). Gouverneur de la Bceao, un
poste traditionnellement réservé à la Côte d’Ivoire, Ouattara était l’élu
idéal : il était « Ivoirien », mais il n’avait jamais été mêlé à
l’histoire politique compliquée de « son » pays. Pour mémoire, notons
que pour le poste de gouverneur de la Bceao, Ouattara avait déjà été préféré à
un « Ivoirien de souche », qui le prit si mal que le fidèle Alliali
dut s’entremettre pour éviter le pire : « A la mort du gouverneur de la Beceao Abdoulaye Fadiga, le choix
d’Houphouët-Boigny s’est porté sur Alassane Ouattara pour lui succéder. Un
autre cadre ivoirien de l’institution ayant longtemps travaillé avec Fadiga,
Charles Konan Banny, pouvait lui aussi prétendre aux fonctions de gouverneur.
En tant que leur aîné et ancien administrateur de la banque centrale j’ai reçu
ensemble Alassane Ouattara et Charles Konan Banny et leur ai prodigué d’utiles
conseils pour une collaboration franche et amicale. » (Disciple d’Houphouët-Boigny ; p. 115)
L’entrée en
scène du nouvel homme providentiel se fit en deux temps. D’abord, il fut
seulement appelé pour une tâche ponctuelle limitée dans le temps, avec un
statut quelque peu bizarre sans doute, mais, bah ! qui eût songé à s’en
formaliser du moment que son travail devait bénéficier au pays ?
Le 18 avril
1990, un mois après l’abandon du plan d’austérité de Moïse Koumoué Koffi sous
la pression de la rue, un décret du président de la République créait un comité interministériel de coordination et
de relance économique (Cicpsre). A la surprise générale, le gouverneur de
la Bceao était chargé de la présidence de ce comité. Il n’était pas membre du
gouvernement, mais le gouvernement se trouvait de facto placé sous son autorité. Dans son livre de souvenirs,
Camille Alliali raconte sa propre surprise et comment il tenta, en vain, de
mettre son patron en garde contre une telle innovation : « Je lui ai fait observer qu’il n’était
pas habituel qu’une personnalité qui n’était pas membre du gouvernement puisse
être nommée à la tête d’un comité composé de ministres. Il a perçu la
difficulté et m’a fait savoir qu’il m’enverrait le secrétaire général du
gouvernement pour qu’ensemble nous trouvions la forme à donner à cette mission.
Je n’ai vu arriver ni le secrétaire général du gouvernement ni autre collaborateur
du président… » (Disciple
d’Houphouët-Boigny ; p. 114).
Voilà donc
Ouattara installé pour cent jour, le temps de tester la vigueur d’éventuels
réflexes nationalistes résiduels
ayant pu échapper au savant travail de dépossession des Ivoiriens de leurs
droits civiques auquel Houphouët s’employa avec zèle tout au long de ses
quarante ans d’hégémonie. Pas de réactions de rejet perceptibles mais, au
contraire, jusqu’à des leaders de l’opposition prétendument radicale qui faisaient antichambre chez lui !
C’est qu’alors aucun ivoirien n’imaginait qu’il faudrait bientôt compter ce
nouveau venu, ce venu d’ailleurs, parmi les candidats à la succession
d’Houphouët ni, a fortiori, qu’il s’imposerait si facilement comme le favori de
l’épreuve !
Le 7 novembre,
un autre décret nommait pour de bon Alassane Ouattara Premier ministre, chef du
gouvernement. Entre temps, toujours par la seule volonté d’Houphouët, il avait
été élevé au rang de deuxième personnage du Parti démocratique de Côte d’Ivoire
(Pdci) auquel il n’avait jamais appartenu.
Comme un contre-feu destiné à parer à toutes les
surprises pouvant émaner soit d’un parlement ingouvernable, soit d’un Pdci
devenu imprévisible
Entre le 18
avril et le 7 novembre 1990, la situation intérieure avait subi de profondes
modifications. D’une part, fin avril 1990, l’opinion avait imposé au pouvoir
les libertés d’opinion, d’expression et d’association, et plusieurs partis
politiques indépendants s’étaient déclarés. Début octobre, faute de pouvoir
départager les nombreux prétendants en lice, le congrès de l’ancien parti
unique s’était séparé sans pourvoir au poste de secrétaire général nouvellement
rétabli. En outre, de lourdes incertitudes pesaient sur les résultats des
élections législatives annoncées pour la fin novembre. Une cuisante défaite de
l’ancien parti unique n’était pas impossible. Les estimations les plus
optimistes donnaient en effet pour certaine une entrée massive de l’opposition
au parlement avec pour conséquence la transformation de ce qui n’était jusqu’alors
qu’une simple chambre d’enregistrement, en un vrai parlement. Menace d’autant
plus réelle que, depuis la perte de son monopole, l’ancien parti unique
connaissait une grave crise d’identité. Enfin, l’agitation politique et sociale
se poursuivait. D’autre part, peu à peu et de manière pour ainsi dire furtive,
grâce à ses traditionnels appuis extérieurs, Houphouët avait repris la main. Le
28 octobre, il avait été reconduit par 2.993.806 voix contre 548.441 voix à son
unique challenger, Laurent Gbagbo, le candidat du Front populaire ivoirien
(Fpi) soutenu par les autres partis de l’opposition radicale. Pour
autant, tout n’était pas encore gagné pour le triomphateur de ce scrutin
arrangé. Après l’échec du 9e congrès de l’ancien parti unique, les
assises de rattrapage prévues début 1991 ne s’annonçaient pas sous les
meilleurs auspices. Notamment, il n’était pas sûr qu’à l’issue de ce congrès
extraordinaire, le Pdci continuerait d’être l’instrument docile qu’il était
depuis les purges de 1963-1964. Dans de telles conditions, l’élévation de
Ouattara et son prépositionnement dans ces deux postes clés peuvent être
interprétés comme un contre-feu destiné à parer à toutes les surprises pouvant
émaner soit d’un parlement ingouvernable, soit d’un Pdci devenu imprévisible.
Par
précaution, Houphouët avait dissous unilatéralement tous les organes
statutaires du Pdci avant le congrès. « Au
regard de la tension qui montait au Pdci à la veille du congrès ordinaire de ce
parti en 1990 et face à une fronde sociale et à l’opposition difficilement
maîtrisable, le président Houphouët-Boigny a décidé de reporter le congrès [et
de dissoudre] toutes les instances et tous les organes du parti. Il n’y avait
donc aucun démembrement du parti et aucun débat n’avait plus lieu en son sein.
Tout revenait au nouveau collaborateur qui était à l’époque Alassane Ouattara.
Même la question du parti était entre les mains de cet individu que nous ne
connaissions vraiment pas exactement. (…). Devenu plus fort que nous, il
n’écoutait plus personne et faisait ce qui lui paraissait bon. Face à de telles
dérives, nous avons constitué un groupe de cadres du parti pour prendre nos
responsabilités en tant qu’anciens. » (Laurent Fologo, Le
Temps 19 février 2008). Dissoudre l’appareil du Pdci c’était, d’une part,
réduire à l’impuissance ceux qui auraient pu être tentés de s’opposer à la
fulgurante ascension de Ouattara en se prévalant des statuts et du règlement
intérieur de ce parti et, d’autre part, d’assurer à celui-ci, si
l’entreprise était couronnée de succès, une liberté d’action aussi étendue que
celle dont il jouissait lui-même. En un mot, c’était garantir la continuité
assurée du système houphouéto-foccartien. Ainsi quand le joueur à bout de
ressources veut quand même rester dans la partie, il sort son joker…
« Du point de vue d’Houphouët-Boigny, la
distinction entre "étrangers" et "nationaux" n’avait pour
ainsi dire légalement pas d’objet. »
Quoique, en
principe, Ouattara ne fût pas d’abord destiné à jouer le même rôle que les inamovibles Guy Nairay et Alain Belkiri ou le très mystérieux représentant personnel Ghoulem Berrah ou
encore l’entreprenant Antoine Césaréo, il fit son entrée dans le système de la
même façon qu’eux, c’est-à-dire par la porte dérobée des secrets et du bon
vouloir de l’autocrate. Cette fois cependant, le procédé souleva une sourde
réprobation au sein même du Pdci. Le recours à
Ouattara ne pouvait pas être justifiée par les mêmes raisons (l’absence de
cadres compétents parmi les nationaux) qui avaient servi en leur temps pour
justifier le recrutement de tous ces Français qui peuplaient les bureaux de la
présidence… En 1990, la Côte d’Ivoire regorgeait de diplômés dont plusieurs
dizaines sans doute étaient aptes à ce travail. Mais cette nomination était le
gage de la bienveillance des bailleurs de fonds. D’autre part, il ne
s’agissait pas simplement d’introduire Ouattara dans l’entourage du chef de
l’Etat ; en le plaçant motu proprio au-dessus des plus hauts
dirigeants du Pdci, Houphouët l’installait au centre de la scène où les
Ivoiriens jouaient à… « faire la politique ». Les Ivoiriens pouvaient
tolérer bien de choses, mais pas qu’on empiète sur leur terrain de
jeu ! Rappelez-vous la scène entre
Banny et Berrah… Aussi, contre son habitude, Houphouët dut justifier son choix
: « J’ai fait venir auprès de moi un
jeune compatriote, parce que beaucoup d’entre vous ne le connaissent pas, et on
parle déjà d’un étranger, Alassane Ouattara. C’est un originaire de la grande
métropole d’alors, Kong. Vous savez, la guerre de Samory n’a pas épargné cette
grande cité dont les chefs précisément étaient les Ouattara. On a sauvé les
chefs. Mais la ville a été détruite. Et les uns sont allés vers Bobo-Dioulasso,
d’autre vers le Ghana et certains vers chez nous. Alassane Ouattara, le
gouverneur Ouattara est de ceux qui sont d’ici, chez nous. Sa mère est
d’Odienné. Il a des frères députés, on ne les traite pas d’étrangers ;
l’un de ses cousins a travaillé pendant huit ans avec moi à la Cedeao, à Lagos,
on ne l’a pas taxé d’étranger… Ce sont des gens de l’opposition qui inventent
tout cela » (Le Patriote 09
mai 2001). L’ironie de l’histoire, c’est qu’il dut aussi expliquer aux gens de
Kong que ce Ouattara était bien un des leurs ! Ce qu’il fit par le
truchement de son fidèle Balla Kéita, qui semble s’être acquitté de cette
mission sans trop de conviction : « Lorsque
le président Houphouët m'a demandé d'aller à Kong, il m'a dit ceci : "Il
faut que tu ailles dire aux gens de Kong que son père est de cette région et sa
mère de Gbélégban." » (Le
Jour 04 août 1999).
Les
partisans de Ouattara à l’étranger soutenaient que la preuve que leur champion
était un authentique Ivoirien, c’est que Houphouët l’avait appelé pour diriger
son gouvernement. C’est l’argument développé par un certain Seyni Loum, se
disant avocat de Ouattara : « Quand
on regarde le cursus d’Alassane Ouattara, on ne peut pas contester son ivoirité
et surtout un élément fondamental, le président Félix Houphouët-Boigny qui est
un homme d’Etat à la dimension de l’Afrique et du monde, a choisi un homme
comme lui pour être Premier ministre à un moment dur de l’histoire de la Côte
d’Ivoire. Qu’on puisse contester l’ivoirité d’un homme à qui il livrait les
secrets d’Etat, à qui il a transféré des pouvoirs présidentiels par intérim me
semble étonnant. » (Africa
International N° 329, novembre
1999). Drôle d’avocat ! Ce n’est pas un plaidoyer, c’est un vrai
réquisitoire ! Souvenez-vous de la remarque de l’ancien ambassadeur
Dutheil de la Rochère à ce propos, d’ailleurs confirmée par un mot
d’Houphouët lui-même au sujet de la paire Nairay-Belkiri, que son mentor
Jacques Foccart cite avec gourmandise dans son livre d’entretien avec Philippe
Gaillard : « Ces Français me sont
utiles. Si j’avais un directeur de cabinet et un secrétaire général ivoiriens,
je serais colonisé par les Baoulés ou par d’autres. » (Foccart parle 1 ; pp. 223-224).
Enfin, il suffit de rappeler que les deux personnages les plus importants de
l’équipe Ouattara après lui-même, le Directeur et le Directeur adjoint de
cabinet du Premier ministre, étaient respectivement le Guinéen Sydia Touré et
le Béninois Pascal Koupaki, pour que la véritable signification de sa
nomination saute aux yeux. Longtemps réputé natif de Dimbokro, en Côte d’Ivoire – comme
Ouattara ! –, Sydia Touré devait être parachuté en 1996 Premier
ministre de sa vraie patrie. Et c’est seulement alors qu’on découvrit qu’en
réalité il était né en Guinée. Cette même année, Pascal Koupaki fut, lui aussi,
appelé à de hautes fonctions dans sa vraie patrie.
Peut-être
Alassane Ouattara est-il vraiment né à Dimbokro… Reste que c’est en Haute
Volta, actuel Burkina Faso, où son père était à la tête d’une chefferie, qu’il
fit toutes ses études primaires et secondaires ; que c’est comme
ressortissant de ce même pays qu’il bénéficia d’une bourse des Etats-Unis pour
y poursuivre des études supérieures ; enfin, que c’est toujours en tant
que Burkinabé qu’il fut recruté au Fmi comme directeur Afrique après avoir été
le vice-gouverneur de la Bceao au même titre.
Un autre
argument des tenants de l’ivoirité de Ouattara, c’est que l’un de ses frères
fut longtemps député à l’Assemblée nationale ivoirienne : « Il a, disait Houphouët, des frères députés, on ne les traite pas
d’étrangers ; l’un de ses cousins a travaillé pendant huit ans avec moi à
la Cedeao, à Lagos, on ne l’a pas taxé d’étranger ». C’est encore un de ces arguments qui prouvent le
contraire de ce qu’on aimerait leur faire dire.
Ecoutons encore C. Alliali : « [Alassane
Ouattara] ne m’était pas inconnu. Je l’ai rencontré pour la première fois alors
que j’étais ministre d’Etat. (…). Il s’est présenté à moi comme étant le jeune
frère de Gaoussou Ouattara, que je connaissais comme militant du Pdci-Rda
proche de Ouezzin Coulibaly pendant la période de lutte anticoloniale. »
(Disciple d’Houphouët-Boigny,
p.115). Cette anecdote confirme que ces Ouattara-là étaient bien des Voltaïques,
sinon depuis la séparation de la Haute Volta et de la Côte d’Ivoire en 1947, du
moins depuis que Ouezzin Coulibaly en était devenu le vice-président du conseil
de gouvernement en 1956. Si Ouezzin Coulibaly n’était pas mort prémaurémént en
1958, Gaoussou Ouattara aurait très certainement poursuivi sa carrière
politique à ses côtés, en Haute Volta, et il ne serait jamais devenu député
ivoirien. Il y a aussi une anecdote
de Bédié qui va dans le même sens : « Gaoussou
Ouattara sait bien qu’il est venu me recommander son jeune frère alors que
j’étais ambassadeur à washington. Alassane Ouattara commençait ses études à
l’Université de Philadelphie. Il bénéficiait d’une bourse américaine qu’il
avait obtenue en tant que citoyen de la Haute-Volta, le premier nom du
Burkina-faso. » (Fraternité
Matin 17-18 juillet 1999)
Après la
mort d’Abdoulaye Fadiga, Ouattara devint le gouverneur de la Bceao, une
fonction traditionnellement réservée à la Côte d’Ivoire. Mais, sous Houphouët,
« réservée à la Côte d’Ivoire » ne voulait surtout pas dire
« réservée aux seuls citoyens ivoiriens »… Je ne résiste pas au
plaisir de citer à ce propos la thèse ridiculement alambiquée, mais très plausible
néanmoins, d’un célèbre ivoirologue : « [Si
F. Houphouët-Boigny] fut sans conteste partisan de la balkanisation des Etats
africains (…), son nationalisme s’accorda avec l’idée que le territoire
ivoirien devait être le pôle d’attraction des populations africaines voisines,
et que le peuple qui le constituait devait se réinventer au gré de ce
nécessaire cosmopolitisme. (…) dans la mesure où, du point de vue
d’Houphouët-Boigny, le peuple n’était pas véritablement souverain et qu’il lui
appartenait au contraire de le façonner à sa manière, la question (…) de la
distinction entre "étrangers" et "nationaux" n’avait pour
ainsi dire légalement pas d’objet. » (Jean-Pierre Dozon, Politique africaine n° 78, juin 2000).
Dans de telles conditions, il y avait fort peu de chances que Ouattara fût le
choix d’Houphouët s’il avait eu plus d’attaches avec la Côte d’Ivoire profonde
que Sydia Touré, Pascal Koupaki, Ghoulem Berrah, Alain Belkiri, Guy Nairay ou
Antoine Césaréo.
« Nous l’avons choisi en raison de la place qu’il
occupe dans le cœur, dans la raison de ceux qui ont eu, à l’étranger, à
travailler avec lui. »
La manière
un peu cavalière dont il fut associé aux immenses pouvoirs d’Houphouët ne
suffit pas pour expliquer comment ni pourquoi Ouattara s’est cru tout désigné
pour les exercer à titre personnel lorsque celui-ci disparaîtrait ? Avant
d’accepter de venir présider le Cicpsre, il avait négocié, et obtenu, la
possibilité d’un éventuel retour à la Bceao au cas où Houphouët eût mis
prématurément fin à sa mission. Ses émoluments de gouverneur de la banque
centrale continuèrent à lui être versés tout le temps qu’il fut Premier
ministre (La dépêche diplomatique,
14 juillet 2003). Après son installation dans cette fonction, il resta
longtemps sans nourrir d’ambitions particulières – ouvertement du moins. On
sait, par exemple, qu’il menaça à plusieurs reprises de démissionner. Il ne
changea de posture qu’après son mariage avec la veuve Folloroux, qui avait,
comme on sait, la haute main sur tous les biens immobiliers d’Houphouët, et
dont un chroniqueur dira en 1993 : « Elle est lucide sur le plan
politique et sait ce qu’elle veut pour elle et pour son mari. » (Jeune Afrique économique N° 173, novembre
1993). Ce mariage semble avoir agi sur Alassane Ouattara comme une sorte de
potion magique qui lui assurait un avantage décisif sur Henri Konan Bédié,
alors président de l’Assemblée nationale et, en cette qualité, dauphin
constitutionnel. Celui qui, lors de son arrivée à la tête du Cicpsre donnait
parfois l’impression de marcher sur des œufs, devint soudain ce chevalier sans
peur qui osait déclarer publiquement son envie d’être président de la
République de Côte d’Ivoire, et sa ferme volonté de renverser la constitution
et les lois, s’il fallait absolument en passer par là pour réaliser son rêve.
C’était le 1er octobre 1992, à la télévision, une question
banale :
–
Cela vous dirait-il d’être candidat lors de l’élection présidentielle prévue en
1995 ?
–
Pourquoi pas ?
Et voilà
comment tout a commencé. Jusqu’alors, «
les élus Pdci se gardaient bien d'attaquer Alassane Ouattara sur sa politique.
« II était alors considéré comme l'homme du Président. Il leur inspirait de la
crainte. Les bouches se sont ouvertes quand le Premier ministre a indiqué lors
d'un débat télévisé, le 1er octobre [1992], qu'il n'excluait pas de se
présenter à l'élection présidentielle de 1995. » (Francis Wodié, cité par
Stéphane Dupont, Jeune Afrique
économique avril 1993). En fait les élus Pdci auraient dû découvrir le pot
aux roses bien avant cette scène télévisée s’ils lisaient la presse
afro-parisienne. Dès les premiers jours de l’année 1992, la mise sur orbite de
Ouattara avait commencé par le truchement de certains journalistes bien connus
pour leur tropisme françafricain. « (…)
Pressé par les uns et par les autres, écrit par exemple Ziad Limam, le chef de l'Etat ira plus loin.
Sacrifiant, les uns après les autres, certains de ses anciens lieutenants, il
cédera à un Premier ministre flambant neuf, Alassane Ouattara, ancien
fonctionnaire au FMI, ex-gouverneur de la BCEAO, qui prenait le contrôle des
caisses de l'Etat, la quasi-totalité de
ses pouvoirs économiques et financiers. En Afrique, ce genre de mesure est plus
que symbolique. C’est un passage de témoin. » Et il poursuit : « (…) quand Houphouët quittera-t-il le
pouvoir ? (…) Alassane Ouattara peut-il lui succéder ? Personne ne connaît
réellement les intentions des deux hommes. Mais leurs destins sont désormais
liés. Pour durer, le Président a besoin de son Premier ministre. Et plus
longtemps le chef de l'Etat restera en place, plus le « PM » pourra s'installer
au cœur de la vie politique ivoirienne... » (Jeune Afrique 9-16 janvier 1992).
Ainsi,
tandis qu’en Côte d’Ivoire même Ouattara était encore le seul à soutenir
publiquement sa propre candidature, à l’étranger au contraire – et notamment en
France, mais aussi au Sénégal et au Gabon –, il était déjà perçu comme le futur
successeur rêvé d’Houphouët. Vers la même époque, un propos d’Houphouët vient
corroborer ce constat : « M. Ouattara (…) a fait ses
preuves pendant la période difficile que nous avons connue en 1990, dans une
commission provisoire qu’il présidait et qui était chargée d’assainir la
situation économique et financière du pays. Nous l’avons choisi en raison de la
place qu’il occupe dans le cœur, dans la raison de ceux qui ont eu, à
l’étranger, à travailler avec lui. » (Fraternité
Matin 09 décembre 1991). Dans la bouche du vieux fantoche qui sait sa fin
proche, et qui semble enfin résigné à l’idée de perdre aussi le pouvoir, cette
parole revêt une importance particulière. Confessant que ce Premier ministre
n’était pas son choix, mais le choix de l’étranger, Houphouët nous dit d’une certaine manière de
quoi Alassane Ouattara est le vrai nom.
Marcel
Amondji
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