mercredi 20 juin 2012

De quoi Alassane Ouattara est-il le vrai nom ?

L’affaire Ouattara (1990-1993) et la crise de l’houphouéto-foccartisme

2e partie

« Tels furent les derniers soins du Roi, telles les dernières actions de sa prévoyance, tels les derniers coups de sa puissance, ou plutôt de sa déplorable faiblesse, et des suites honteuses de sa vie : état bien misérable, qui abandonnait son successeur et son royaume à l’ambition à découvert et sans bornes de qui n’aurait jamais dû y être seulement connu, et qui exposait l’Etat aux divisions les plus funestes, (…). Voilà au moins de quoi la mémoire du Roi ne peut être lavée devant Dieu ni devant les hommes. » Duc de Saint Simon.

« Notre combat n'a rien à voir avec lui puisqu'il n'a pas suffisamment de courage pour dire que notre combat est juste. »

7 décembre 1993 - 11 avril 2011. Pas moins de dix-huit ans, dont dix ou onze de guerre civile ouverte ou larvée, auront donc été nécessaires à Alassane Ouattara pour recueillir les fruits de son coup de dé du 7 décembre 1993. Encore n’est-il arrivé à ses fins qu’avec la complicité – pas vraiment volontaire sans doute – de celui contre qui il avait joué ce jour-là ; et grâce aussi à l’appui massif des moyens aériens conjoints de la France et de l’Onu… Mais, le plus remarquable, c’est que tout au long de cette aventure à suspense, ce sont toujours d’autres gens qui allèrent au charbon, ou qui tirèrent les marrons du feu, pendant que l’intéressé lui-même « épiait son destin à l’abri des palissades », attendant pour apparaître que tout danger fût écarté. Ce qui lui attira, en 2002, cette remarque perfide de Guillaume Soro à qui on demandait si son mouvement avait des rapports avec Ouattara : « Notre combat n'a rien à voir avec lui puisqu'il n'a pas suffisamment de courage pour dire que notre combat est juste. » (Afrique express N° 257, 17 octobre 2002). Ainsi en fut-il jusqu’au 11 avril 2011 inclus, où, aux dires de l’ambassadeur Jean-Marc Simon pour une fois digne de foi, il ne dut sa victoire qu’à l’ingérence massive des troupes françaises sur l’ordre de son ami Nicolas Sarkozy : « Quand les Frci ont tenté de s’approcher de la résidence de Laurent Gbagbo, elles se sont heurtées à une résistance extrêmement forte parce qu’il y avait des mouvements absolument démentiels autour de la résidence et sur tous les carrefours de Cocody, si bien que les FRCI se sont retrouvées en difficultés. Au petit matin, elles ne parvenaient pas à franchir les lignes après avoir essuyé de nombreuses pertes en matériel, mais aussi en vies humaines. C’est donc à ce moment là que des décisions ont été prises d’en finir avec cette tragédie qui menait le pays vers une véritable guerre civile. Et donc l’intervention de la force Licorne s’est faite à ce moment-là pour ouvrir les axes et permettre aux FRCI d’avancer vers la résidence de Cocody. Et donc l’ordre a été donné de déployer la forces Licorne dans Cocody » (Rfi 11 avril 2012). Soit dit en passant, voilà qui devrait clore définitivement le débat sur le point de savoir qui, de la France et de ses « tirailleurs sénégalais » rebaptisés Frci, a capturé Laurent Gbagbo et ses compagnons.  

« Ouattara, c’est la dernière chance pour la Côte d’Ivoire, me disait-on alors au siège du FMI. »

Le premier de ces défricheurs fut Houphouët lui-même, avec dans les reins, détail important, l’épée des « instances financières internationales » représentées en l’occurrence par le directeur général du Fmi… « J’étais à la résidence du chef de l’Etat, le mercredi 23 mai 1990, dans la salle attenante au grand salon où se tenait le conseil des ministres. Ouattara y présentait ce qui allait devenir, pour la presse, le plan Ouattara. Il avait obtenu des bailleurs de fonds de ne pas procéder à une réduction globale des salaires (ce qui du même coup calmait la rue où les manifestations des syndicats s’étaient multipliées). C’était la fin d’un plan d’austérité mal négocié par le gouvernement et la mise en œuvre, au 1er juin 1990, d’un plan de rigueur. Ouattara, c’est la dernière chance pour la Côte d’Ivoire, me disait-on alors au siège du FMI. Il faut qu’il réussisse. Il a la bénédiction du Fonds. Tout ce que l’on espère, c’est qu’il n’y ait pas de problèmes politiques qui viennent se mettre en travers de ses efforts » (Michel Camdessus, cité par Jean-Pierre Béjot, La Dépêche diplomatique 14 juillet 2003).

Le deuxième fut Georges Kobina Djéni, dit Djéni Kobina, le fondateur visible du Rassemblement des républicains (Rdr). En fait, Djéni n’était pas un homme seul et peut-être même n’était-il que le prête-nom d’une nébuleuse comprenant des personnages bien plus considérables que lui, tels Philippe Yacé et Marcel Jacques Gross. Yacé, qui ruminait depuis 1980 son dépit d’avoir perdu au profit de Bédié ses espérances de succéder à Houphouët, croyait tenir enfin l’occasion de sa revanche. Gross était la doublure de Yacé, son Guy Nairay si vous voulez, depuis plus de vingt-cinq ans (Voir La Lettre du Continent n° 397 du 04 janvier 2001). En 1994, lors de la scission du Pdci ayant donné naissance au Rassemblement des républicains, M.J. Gross était l’un des pères fondateurs de ce parti. Depuis 1999, avec le titre de Directeur de cabinet associé [il est mentionné sous ce titre, mais sans son nom, dans un discours de Ouattara (lepatriote.ci 09 janvier 2002) – mais en se gardant bien d’y apparaître au grand jour –, il forme dans l’ombre du président du Rdr une sorte de tandem avec Marcel Amon Tanoh, un neveu de Philippe Yacé, aujourd’hui Directeur de cabinet en titre d’A. Ouattara, mais qui semble n’être que le masque de Gross. Il est à noter toutefois que, dans la dernière mouture de l’organigramme du RDR visible sur le site de ce parti, le nom et le titre de J.-M. Gross ont disparu sans qu’on puisse en savoir le pourquoi. Peut-être l’homme a-t-il changé de râtelier… Si on en croit Jeune Afrique (17 septembre 2010), « Pour préparer la campagne présidentielle, Laurent Gbagbo a fait appel au groupe de communication Euro RSCG. […]. Cette cellule de cinq personnes sera dirigée par Marcel Gross, directeur associé de la société, qui connaît bien la Côte d’Ivoire […]. Gross et son équipe sont déjà sur place. Ils interviendront en tant que conseillers techniques en matière de communication politique, d’organisation d’événements et de promotion de l’image du candidat. » Vous avez dit cheval de Troie ?… C’est effectivement la toute première image qui se présente à l’esprit quand on voit comment l’opinion fut littéralement bombardée de sondages hyperfavorables à Laurent Gbagbo, qui ne pouvaient qu’endormir la vigilance de ses partisans tandis que se concoctait dans l’ombre le coup d’Etat électoral destiné à porter Ouattara au pouvoir.

Lamine Diabaté, un ancien ministre d’Etat, fut le troisième à donner son coup de pouce à Ouattara avec son fameux discours d’Odienné en 1995, où, après leur avoir dit que le Pdci les avait trahis et les méprisait, il appela ses « parents Malinké » à reprendre leurs fusils pour parachever la conquête de cette terre que leurs ancêtres avaient commencée sous la conduite des colonisateurs français : « Ils ont organisé une campagne de dénigrement : ils ont injurié Alassane, son père, sa mère et nous. Mais ils ne nous connaissent pas. Parce que c’est avec des fusils et des balles que nos grands-parents ont conquis cette terre. Ils ne nous font pas peur ». C’est un épisode sur lequel les partisans de Ouattara, dont beaucoup appartiennent au Pdci, observent une discrétion qui n’a d’égale que la rouerie avec laquelle Lamine Diabaté excitait ses « frères » contre Bédié.    

L’entrée en scène du nouvel homme providentiel

Pour la période qui nous intéresse (1990-1993), c’est Houphouët qui joua le rôle décisif. Après le chahut dont il fit l’objet début mars 1990, il avait perdu tout son crédit auprès de ses soutiens habituels, qui songèrent même alors à l’écarter du pouvoir, estimant son maintient dangereux pour l’avenir de son régime : « Les partenaires étrangers de la Côte d’Ivoire pressent avec une insistance croissante le président Mitterrand d’intervenir auprès du Vieux pour le convaincre de prendre sa retraite. Le pape Jean-Paul II lui a également suggéré de suivre l’exemple de son autre modèle, George Washington : prendre du recul, se retirer à Yamoussoukro et ne plus “intervenir dans les affaires de l’Etat que comme dernier recours”. » (Siradiou Diallo, Jeune Afrique Plus N°2, septembre-octobre 1989). Mais, devant la difficulté de le remplacer dans le rôle « d’homme de la France » où il avait tant excellé, on préféra lui procurer les moyens – financiers et sécuritaires – de se maintenir sur son trône, tout en le poussant vigoureusement à céder une part substantielle de ses immenses pouvoirs à un Premier ministre, qui serait aussi le véritable chef du gouvernement. Pour des raisons évidentes, vu le contexte politique et social, ce Premier ministre ne pouvait pas être l’un des agents français qui, tel Antoine Césaréo, le bâtisseur de basiliques, en faisaient déjà fonction sans en avoir le titre. Pour autant, et conformément à une pratique à laquelle Houphouët n’avait jamais dérogé en 30 ans de règne, il n’était pas non plus question de prendre le titulaire de la nouvelle charge parmi les hommes politiques ou les hauts fonctionnaires ivoiriens proprement dit. Au demeurant, les plus dévoués à Houphouët et à son système étaient discrédités autant que lui-même, et on ne pouvait pas être assuré d’une fidélité sans faille de la part des tièdes. Quant à choisir quelqu’un qui avait été noté à un moment de sa vie comme contestataire, c’était totalement exclu. Aussi bien, le but n’était pas de réformer le système comme tous les Ivoiriens le souhaitaient, mais seulement de le maintenir à flot jusqu’à ce que l’accalmie ayant succédé à la tempête, il puisse continuer tel qu’il avait toujours fonctionné depuis 1963. Le choix se porta sur Alassane Ouattara. « Le président [Houphouët] se résolut finalement à nommer Alassane Ouattara comme Premier ministre. Les raisons de ce choix furent multiples, la compétence de ce dernier se doublant d’une vraisemblable intrigue de sérail. Cette nomination tenait aussi au fait que la nationalité de M. Ouattara, élément qui indifférait à Houphouët, ne lui permettait pas d’intervenir dans la succession organisée par l’article 11 de la constitution, qui désignait le président de l’Assemblée Nationale » (Dutheil de la Rochère, Marchés tropicaux, 5 janvier 2001). Gouverneur de la Bceao, un poste traditionnellement réservé à la Côte d’Ivoire, Ouattara était l’élu idéal : il était « Ivoirien », mais il n’avait jamais été mêlé à l’histoire politique compliquée de « son » pays. Pour mémoire, notons que pour le poste de gouverneur de la Bceao, Ouattara avait déjà été préféré à un « Ivoirien de souche », qui le prit si mal que le fidèle Alliali dut s’entremettre pour éviter le pire : « A la mort du gouverneur de la Beceao Abdoulaye Fadiga, le choix d’Houphouët-Boigny s’est porté sur Alassane Ouattara pour lui succéder. Un autre cadre ivoirien de l’institution ayant longtemps travaillé avec Fadiga, Charles Konan Banny, pouvait lui aussi prétendre aux fonctions de gouverneur. En tant que leur aîné et ancien administrateur de la banque centrale j’ai reçu ensemble Alassane Ouattara et Charles Konan Banny et leur ai prodigué d’utiles conseils pour une collaboration franche et amicale. » (Disciple d’Houphouët-Boigny ; p. 115)

L’entrée en scène du nouvel homme providentiel se fit en deux temps. D’abord, il fut seulement appelé pour une tâche ponctuelle limitée dans le temps, avec un statut quelque peu bizarre sans doute, mais, bah ! qui eût songé à s’en formaliser du moment que son travail devait bénéficier au pays ?

Le 18 avril 1990, un mois après l’abandon du plan d’austérité de Moïse Koumoué Koffi sous la pression de la rue, un décret du président de la République créait un comité interministériel de coordination et de relance économique (Cicpsre). A la surprise générale, le gouverneur de la Bceao était chargé de la présidence de ce comité. Il n’était pas membre du gouvernement, mais le gouvernement se trouvait de facto placé sous son autorité. Dans son livre de souvenirs, Camille Alliali raconte sa propre surprise et comment il tenta, en vain, de mettre son patron en garde contre une telle innovation : « Je lui ai fait observer qu’il n’était pas habituel qu’une personnalité qui n’était pas membre du gouvernement puisse être nommée à la tête d’un comité composé de ministres. Il a perçu la difficulté et m’a fait savoir qu’il m’enverrait le secrétaire général du gouvernement pour qu’ensemble nous trouvions la forme à donner à cette mission. Je n’ai vu arriver ni le secrétaire général du gouvernement ni autre collaborateur du président… » (Disciple d’Houphouët-Boigny ; p. 114).

Voilà donc Ouattara installé pour cent jour, le temps de tester la vigueur d’éventuels réflexes nationalistes résiduels ayant pu échapper au savant travail de dépossession des Ivoiriens de leurs droits civiques auquel Houphouët s’employa avec zèle tout au long de ses quarante ans d’hégémonie. Pas de réactions de rejet perceptibles mais, au contraire, jusqu’à des leaders de l’opposition prétendument radicale qui faisaient antichambre chez lui ! C’est qu’alors aucun ivoirien n’imaginait qu’il faudrait bientôt compter ce nouveau venu, ce venu d’ailleurs, parmi les candidats à la succession d’Houphouët ni, a fortiori, qu’il s’imposerait si facilement comme le favori de l’épreuve !

Le 7 novembre, un autre décret nommait pour de bon Alassane Ouattara Premier ministre, chef du gouvernement. Entre temps, toujours par la seule volonté d’Houphouët, il avait été élevé au rang de deuxième personnage du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci) auquel il n’avait jamais appartenu.  

Comme un contre-feu destiné à parer à toutes les surprises pouvant émaner soit d’un parlement ingouvernable, soit d’un Pdci devenu imprévisible

Entre le 18 avril et le 7 novembre 1990, la situation intérieure avait subi de profondes modifications. D’une part, fin avril 1990, l’opinion avait imposé au pouvoir les libertés d’opinion, d’expression et d’association, et plusieurs partis politiques indépendants s’étaient déclarés. Début octobre, faute de pouvoir départager les nombreux prétendants en lice, le congrès de l’ancien parti unique s’était séparé sans pourvoir au poste de secrétaire général nouvellement rétabli. En outre, de lourdes incertitudes pesaient sur les résultats des élections législatives annoncées pour la fin novembre. Une cuisante défaite de l’ancien parti unique n’était pas impossible. Les estimations les plus optimistes donnaient en effet pour certaine une entrée massive de l’opposition au parlement avec pour conséquence la transformation de ce qui n’était jusqu’alors qu’une simple chambre d’enregistrement, en un vrai parlement. Menace d’autant plus réelle que, depuis la perte de son monopole, l’ancien parti unique connaissait une grave crise d’identité. Enfin, l’agitation politique et sociale se poursuivait. D’autre part, peu à peu et de manière pour ainsi dire furtive, grâce à ses traditionnels appuis extérieurs, Houphouët avait repris la main. Le 28 octobre, il avait été reconduit par 2.993.806 voix contre 548.441 voix à son unique challenger, Laurent Gbagbo, le candidat du Front populaire ivoirien (Fpi) soutenu par les autres partis de l’opposition radicale. Pour autant,  tout n’était pas encore gagné pour le triomphateur de ce scrutin arrangé. Après l’échec du 9e congrès de l’ancien parti unique, les assises de rattrapage prévues début 1991 ne s’annonçaient pas sous les meilleurs auspices. Notamment, il n’était pas sûr qu’à l’issue de ce congrès extraordinaire, le Pdci continuerait d’être l’instrument docile qu’il était depuis les purges de 1963-1964. Dans de telles conditions, l’élévation de Ouattara et son prépositionnement dans ces deux postes clés peuvent être interprétés comme un contre-feu destiné à parer à toutes les surprises pouvant émaner soit d’un parlement ingouvernable, soit d’un Pdci devenu imprévisible.

Par précaution, Houphouët avait dissous unilatéralement tous les organes statutaires du Pdci avant le congrès. « Au regard de la tension qui montait au Pdci à la veille du congrès ordinaire de ce parti en 1990 et face à une fronde sociale et à l’opposition difficilement maîtrisable, le président Houphouët-Boigny a décidé de reporter le congrès [et de dissoudre] toutes les instances et tous les organes du parti. Il n’y avait donc aucun démembrement du parti et aucun débat n’avait plus lieu en son sein. Tout revenait au nouveau collaborateur qui était à l’époque Alassane Ouattara. Même la question du parti était entre les mains de cet individu que nous ne connaissions vraiment pas exactement. (…). Devenu plus fort que nous, il n’écoutait plus personne et faisait ce qui lui paraissait bon. Face à de telles dérives, nous avons constitué un groupe de cadres du parti pour prendre nos responsabilités en tant qu’anciens. » (Laurent Fologo, Le Temps 19 février 2008). Dissoudre l’appareil du Pdci c’était, d’une part, réduire à l’impuissance ceux qui auraient pu être tentés de s’opposer à la fulgurante ascension de Ouattara en se prévalant des statuts et du règlement intérieur de ce parti et, d’autre part, d’assurer à celui-ci, si l’entreprise était couronnée de succès, une liberté d’action aussi étendue que celle dont il jouissait lui-même. En un mot, c’était garantir la continuité assurée du système houphouéto-foccartien. Ainsi quand le joueur à bout de ressources veut quand même rester dans la partie, il sort son joker…  

« Du point de vue d’Houphouët-Boigny, la distinction entre "étrangers" et "nationaux" n’avait pour ainsi dire légalement pas d’objet. »

Quoique, en principe, Ouattara ne fût pas d’abord destiné à jouer le même rôle que les inamovibles Guy Nairay et Alain Belkiri ou le très mystérieux représentant personnel Ghoulem Berrah ou encore l’entreprenant Antoine Césaréo, il fit son entrée dans le système de la même façon qu’eux, c’est-à-dire par la porte dérobée des secrets et du bon vouloir de l’autocrate. Cette fois cependant, le procédé souleva une sourde réprobation au sein même du Pdci. Le recours à Ouattara ne pouvait pas être justifiée par les mêmes raisons (l’absence de cadres compétents parmi les nationaux) qui avaient servi en leur temps pour justifier le recrutement de tous ces Français qui peuplaient les bureaux de la présidence… En 1990, la Côte d’Ivoire regorgeait de diplômés dont plusieurs dizaines sans doute étaient aptes à ce travail. Mais cette nomination était le gage de la bienveillance des bailleurs de fonds. D’autre part, il ne s’agissait pas simplement d’introduire Ouattara dans l’entourage du chef de l’Etat ;  en le plaçant motu proprio au-dessus des plus hauts dirigeants du Pdci, Houphouët l’installait au centre de la scène où les Ivoiriens jouaient à… « faire la politique ». Les Ivoiriens pouvaient tolérer bien de choses, mais pas qu’on empiète sur leur terrain de jeu !  Rappelez-vous la scène entre Banny et Berrah… Aussi, contre son habitude, Houphouët dut justifier son choix : « J’ai fait venir auprès de moi un jeune compatriote, parce que beaucoup d’entre vous ne le connaissent pas, et on parle déjà d’un étranger, Alassane Ouattara. C’est un originaire de la grande métropole d’alors, Kong. Vous savez, la guerre de Samory n’a pas épargné cette grande cité dont les chefs précisément étaient les Ouattara. On a sauvé les chefs. Mais la ville a été détruite. Et les uns sont allés vers Bobo-Dioulasso, d’autre vers le Ghana et certains vers chez nous. Alassane Ouattara, le gouverneur Ouattara est de ceux qui sont d’ici, chez nous. Sa mère est d’Odienné. Il a des frères députés, on ne les traite pas d’étrangers ; l’un de ses cousins a travaillé pendant huit ans avec moi à la Cedeao, à Lagos, on ne l’a pas taxé d’étranger… Ce sont des gens de l’opposition qui inventent tout cela » (Le Patriote 09 mai 2001). L’ironie de l’histoire, c’est qu’il dut aussi expliquer aux gens de Kong que ce Ouattara était bien un des leurs ! Ce qu’il fit par le truchement de son fidèle Balla Kéita, qui semble s’être acquitté de cette mission sans trop de conviction : « Lorsque le président Houphouët m'a demandé d'aller à Kong, il m'a dit ceci : "Il faut que tu ailles dire aux gens de Kong que son père est de cette région et sa mère de Gbélégban." » (Le Jour 04 août 1999).

Les partisans de Ouattara à l’étranger soutenaient que la preuve que leur champion était un authentique Ivoirien, c’est que Houphouët l’avait appelé pour diriger son gouvernement. C’est l’argument développé par un certain Seyni Loum, se disant avocat de Ouattara : « Quand on regarde le cursus d’Alassane Ouattara, on ne peut pas contester son ivoirité et surtout un élément fondamental, le président Félix Houphouët-Boigny qui est un homme d’Etat à la dimension de l’Afrique et du monde, a choisi un homme comme lui pour être Premier ministre à un moment dur de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Qu’on puisse contester l’ivoirité d’un homme à qui il livrait les secrets d’Etat, à qui il a transféré des pouvoirs présidentiels par intérim me semble étonnant. » (Africa International N° 329, novembre 1999). Drôle d’avocat ! Ce n’est pas un plaidoyer, c’est un vrai réquisitoire ! Souvenez-vous de la remarque de l’ancien ambassadeur Dutheil de la Rochère à ce propos, d’ailleurs confirmée par un mot d’Houphouët lui-même au sujet de la paire Nairay-Belkiri, que son mentor Jacques Foccart cite avec gourmandise dans son livre d’entretien avec Philippe Gaillard : « Ces Français me sont utiles. Si j’avais un directeur de cabinet et un secrétaire général ivoiriens, je serais colonisé par les Baoulés ou par d’autres. » (Foccart parle 1 ; pp. 223-224). Enfin, il suffit de rappeler que les deux personnages les plus importants de l’équipe Ouattara après lui-même, le Directeur et le Directeur adjoint de cabinet du Premier ministre, étaient respectivement le Guinéen Sydia Touré et le Béninois Pascal Koupaki, pour que la véritable signification de sa nomination saute aux yeux. Longtemps réputé natif de Dimbokro, en Côte d’Ivoire – comme Ouattara ! –, Sydia Touré devait être parachuté en 1996 Premier ministre de sa vraie patrie. Et c’est seulement alors qu’on découvrit qu’en réalité il était né en Guinée. Cette même année, Pascal Koupaki fut, lui aussi, appelé à de hautes fonctions dans sa vraie patrie. 

Peut-être Alassane Ouattara est-il vraiment né à Dimbokro… Reste que c’est en Haute Volta, actuel Burkina Faso, où son père était à la tête d’une chefferie, qu’il fit toutes ses études primaires et secondaires ; que c’est comme ressortissant de ce même pays qu’il bénéficia d’une bourse des Etats-Unis pour y poursuivre des études supérieures ; enfin, que c’est toujours en tant que Burkinabé qu’il fut recruté au Fmi comme directeur Afrique après avoir été le vice-gouverneur de la Bceao au même titre.

Un autre argument des tenants de l’ivoirité de Ouattara, c’est que l’un de ses frères fut longtemps député à l’Assemblée nationale ivoirienne : « Il a, disait Houphouët, des frères députés, on ne les traite pas d’étrangers ; l’un de ses cousins a travaillé pendant huit ans avec moi à la Cedeao, à Lagos, on ne l’a pas taxé d’étranger ». C’est encore un de ces arguments qui prouvent le contraire de ce qu’on aimerait leur faire dire.  Ecoutons encore C. Alliali : « [Alassane Ouattara] ne m’était pas inconnu. Je l’ai rencontré pour la première fois alors que j’étais ministre d’Etat. (…). Il s’est présenté à moi comme étant le jeune frère de Gaoussou Ouattara, que je connaissais comme militant du Pdci-Rda proche de Ouezzin Coulibaly pendant la période de lutte anticoloniale. » (Disciple d’Houphouët-Boigny, p.115). Cette anecdote confirme que ces Ouattara-là étaient bien des Voltaïques, sinon depuis la séparation de la Haute Volta et de la Côte d’Ivoire en 1947, du moins depuis que Ouezzin Coulibaly en était devenu le vice-président du conseil de gouvernement en 1956. Si Ouezzin Coulibaly n’était pas mort prémaurémént en 1958, Gaoussou Ouattara aurait très certainement poursuivi sa carrière politique à ses côtés, en Haute Volta, et il ne serait jamais devenu député ivoirien. Il y a aussi une anecdote de Bédié qui va dans le même sens : « Gaoussou Ouattara sait bien qu’il est venu me recommander son jeune frère alors que j’étais ambassadeur à washington. Alassane Ouattara commençait ses études à l’Université de Philadelphie. Il bénéficiait d’une bourse américaine qu’il avait obtenue en tant que citoyen de la Haute-Volta, le premier nom du Burkina-faso. » (Fraternité Matin 17-18 juillet 1999)

Après la mort d’Abdoulaye Fadiga, Ouattara devint le gouverneur de la Bceao, une fonction traditionnellement réservée à la Côte d’Ivoire. Mais, sous Houphouët, « réservée à la Côte d’Ivoire » ne voulait surtout pas dire « réservée aux seuls citoyens ivoiriens »… Je ne résiste pas au plaisir de citer à ce propos la thèse ridiculement alambiquée, mais très plausible néanmoins, d’un célèbre ivoirologue : « [Si F. Houphouët-Boigny] fut sans conteste partisan de la balkanisation des Etats africains (…), son nationalisme s’accorda avec l’idée que le territoire ivoirien devait être le pôle d’attraction des populations africaines voisines, et que le peuple qui le constituait devait se réinventer au gré de ce nécessaire cosmopolitisme. (…) dans la mesure où, du point de vue d’Houphouët-Boigny, le peuple n’était pas véritablement souverain et qu’il lui appartenait au contraire de le façonner à sa manière, la question (…) de la distinction entre "étrangers" et "nationaux" n’avait pour ainsi dire légalement pas d’objet. » (Jean-Pierre Dozon, Politique africaine n° 78, juin 2000). Dans de telles conditions, il y avait fort peu de chances que Ouattara fût le choix d’Houphouët s’il avait eu plus d’attaches avec la Côte d’Ivoire profonde que Sydia Touré, Pascal Koupaki, Ghoulem Berrah, Alain Belkiri, Guy Nairay ou Antoine Césaréo.  

« Nous l’avons choisi en raison de la place qu’il occupe dans le cœur, dans la raison de ceux qui ont eu, à l’étranger, à travailler avec lui. »

La manière un peu cavalière dont il fut associé aux immenses pouvoirs d’Houphouët ne suffit pas pour expliquer comment ni pourquoi Ouattara s’est cru tout désigné pour les exercer à titre personnel lorsque celui-ci disparaîtrait ? Avant d’accepter de venir présider le Cicpsre, il avait négocié, et obtenu, la possibilité d’un éventuel retour à la Bceao au cas où Houphouët eût mis prématurément fin à sa mission. Ses émoluments de gouverneur de la banque centrale continuèrent à lui être versés tout le temps qu’il fut Premier ministre (La dépêche diplomatique, 14 juillet 2003). Après son installation dans cette fonction, il resta longtemps sans nourrir d’ambitions particulières – ouvertement du moins. On sait, par exemple, qu’il menaça à plusieurs reprises de démissionner. Il ne changea de posture qu’après son mariage avec la veuve Folloroux, qui avait, comme on sait, la haute main sur tous les biens immobiliers d’Houphouët, et dont un chroniqueur dira en 1993 : « Elle est lucide sur le plan politique et sait ce qu’elle veut pour elle et pour son mari. » (Jeune Afrique économique N° 173, novembre 1993). Ce mariage semble avoir agi sur Alassane Ouattara comme une sorte de potion magique qui lui assurait un avantage décisif sur Henri Konan Bédié, alors président de l’Assemblée nationale et, en cette qualité, dauphin constitutionnel. Celui qui, lors de son arrivée à la tête du Cicpsre donnait parfois l’impression de marcher sur des œufs, devint soudain ce chevalier sans peur qui osait déclarer publiquement son envie d’être président de la République de Côte d’Ivoire, et sa ferme volonté de renverser la constitution et les lois, s’il fallait absolument en passer par là pour réaliser son rêve. C’était le 1er octobre 1992, à la télévision, une question banale :
– Cela vous dirait-il d’être candidat lors de l’élection présidentielle prévue en 1995 ?
– Pourquoi pas ?
Et voilà comment tout a commencé. Jusqu’alors, « les élus Pdci se gardaient bien d'attaquer Alassane Ouattara sur sa politique. « II était alors considéré comme l'homme du Président. Il leur inspirait de la crainte. Les bouches se sont ouvertes quand le Premier ministre a indiqué lors d'un débat télévisé, le 1er octobre [1992], qu'il n'excluait pas de se présenter à l'élection présidentielle de 1995. » (Francis Wodié, cité par Stéphane Dupont, Jeune Afrique économique avril 1993). En fait les élus Pdci auraient dû découvrir le pot aux roses bien avant cette scène télévisée s’ils lisaient la presse afro-parisienne. Dès les premiers jours de l’année 1992, la mise sur orbite de Ouattara avait commencé par le truchement de certains journalistes bien connus pour leur tropisme françafricain. « (…) Pressé par les uns et par les autres, écrit par exemple Ziad Limam, le chef de l'Etat ira plus loin. Sacrifiant, les uns après les autres, certains de ses anciens lieutenants, il cédera à un Premier ministre flambant neuf, Alassane Ouattara, ancien fonctionnaire au FMI, ex-gouverneur de la BCEAO, qui prenait le contrôle des caisses  de l'Etat, la quasi-totalité de ses pouvoirs économiques et financiers. En Afrique, ce genre de mesure est plus que symbolique. C’est un passage de témoin. » Et il poursuit : « (…) quand Houphouët quittera-t-il le pouvoir ? (…) Alassane Ouattara peut-il lui succéder ? Personne ne connaît réellement les intentions des deux hommes. Mais leurs destins sont désormais liés. Pour durer, le Président a besoin de son Premier ministre. Et plus longtemps le chef de l'Etat restera en place, plus le « PM » pourra s'installer au cœur de la vie politique ivoirienne... » (Jeune Afrique 9-16 janvier 1992).

Ainsi, tandis qu’en Côte d’Ivoire même Ouattara était encore le seul à soutenir publiquement sa propre candidature, à l’étranger au contraire – et notamment en France, mais aussi au Sénégal et au Gabon –, il était déjà perçu comme le futur successeur rêvé d’Houphouët. Vers la même époque, un propos d’Houphouët vient corroborer ce constat : « M. Ouattara (…) a fait ses preuves pendant la période difficile que nous avons connue en 1990, dans une commission provisoire qu’il présidait et qui était chargée d’assainir la situation économique et financière du pays. Nous l’avons choisi en raison de la place qu’il occupe dans le cœur, dans la raison de ceux qui ont eu, à l’étranger, à travailler avec lui. » (Fraternité Matin 09 décembre 1991). Dans la bouche du vieux fantoche qui sait sa fin proche, et qui semble enfin résigné à l’idée de perdre aussi le pouvoir, cette parole revêt une importance particulière. Confessant que ce Premier ministre n’était pas son choix, mais le choix de l’étranger, Houphouët nous dit d’une certaine manière de quoi Alassane Ouattara est le vrai nom.
Marcel Amondji

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