mercredi 6 juin 2012

CÔTE D'IVOIRE : LE VRAI VISAGE DE LA REBELLION

Qui sont ces hommes qui, dans la nuit du 19 septembre, ont fait basculer tout le nord du pays dans le but de prendre le pouvoir ? Ils appartiennent à la "Cosa nostra", que dirige le sergent-chef "IB", installé à Ouagadougou.

Somgandé est un vieux quartier de Ouagadougou, dans le nord de la capitale du Burkina Faso, sur la route qui mène à Ziniaré, le village du président Blaise Compaoré.

Entre une zone industrielle et une forêt classée, une cité pavillonnaire y a été implantée dans les années 1980, à  l'époque où le "pays des hommes intègres" se disait révolutionnaire. Dans ces villas à l'identique, un peu personnalisées au fil du temps, des "policiers ivoiriens" logeaient encore il y a trois semaines. Leurs voisins les appelaient ainsi parce qu'ils les apercevaient, le soir, assis sur leur terrasse, en uniforme, armés. En revanche, les mêmes étaient en civil quand ils sillonnaient la ville à bord de 4x4 rutilants, quand ils écumaient le Jimmy's ou le Papa Gayo, leurs boîtes de nuit préférées. Maintenant, sauf pour l'un d'entre eux, tous sont partis faire le coup de feu en Côte d'Ivoire. Qui sont-ils ? Quel est l'itinéraire qui les a faits "rebelles" ? Pour comprendre, il faut revenir douze ans en arrière...

En 1990, la Côte d'Ivoire n'a pas d'armée. Partant du principe "pas d'armée, pas de coup d'Etat", Félix Houphouët-Boigny, le premier président et "père" de la nation, s'en passe aisément. Dans un pays grand comme les deux tiers de la France, il n'entretient qu'une troupe d'opérette – moins de 5 000 hommes – dont les chefs bedonnants s'alignent sur le tarmac pour le saluer à ses départs à l'étranger, à ses retours de voyage. En cas d'agression extérieure, il y a l'armée française, avec ses forces "prépositionnées" sur une base attenante à  l'aéroport d'Abidjan ; pour les besoins du maintien de l'ordre, la police et, surtout, une gendarmerie bien équipée  font l'affaire. En tout cas jusqu'en 1990, quand le "réveil démocratique" change la donne. Conspué dans la rue  par la foule, le "Vieux" charge d'une mission d'inspection le général Jeannou Lacaze, ex-chef d'état-major de  l'armée française. C'est alors que des chicanes sont installées autour de la présidence au cœur d'Abidjan, que  l'accès à la résidence du chef de l'Etat est barré. Se sentant menacé par les cortèges qui hurlaient "Houphouët, voleur !" sous sa fenêtre, l'autocrate débonnaire se dote d'une vraie armée vers la fin de son règne plus que trentenaire. Il en confie le commandement à un saint-cyrien, le général Robert Guéi. "Cet homme aime trop  l'argent", le met en garde son entourage. "Justement, je lui en donnerai", répond Houphouët-Boigny.

Le général Guéi sert son bienfaiteur loyalement. A tel point qu'il fait descendre, en 1991, sa toute nouvelle unité  de "para-commandos" sur le campus universitaire de Youpougon, le grand faubourg populeux d'Abidjan. La répression est sauvage, mais le calme revient. Cependant, quand "l'héritier constitutionnel" d'Houphouët-Boigny, le président Henri Konan Bédié, veut réquisitionner l'armée à la veille de sa première épreuve électorale, en 1995, pour faire face au "boycottage actif" des urnes décidé par l'opposition, le chef d'état-major de l'armée s'y refuse. En plusieurs étapes, le général Guéi est alors limogé et, pour finir, rayé des cadres. Le 24 décembre 1999, il se venge en prenant le pouvoir à la tête des mutins, sortis des casernes pour réclamer leur solde. Sous les vivats de la population, le "Père Noël en uniforme" promet de réconcilier la Côte d'Ivoire avec elle-même.

Tout le monde pense alors que, dans l'ordre et la stabilité retrouvés, il va mettre un terme à la venimeuse querelle  de l'"ivoirité". Cette arme fatale sert, dans le combat des chefs qui s'est engagé après la mort d'Houphouët-Boigny, en décembre 1993, à exclure l'un des héritiers du "Vieux", l'ex-premier ministre Alassane Dramane  Ouattara, surnommé "ADO". Originaire du Nord, musulman, ancien fonctionnaire international pour le compte  du Burkina Faso, il est empêché de se présenter aux élections au motif de sa "nationalité douteuse". Parti en exil  en France, il rentre au pays dès les premiers jours de janvier 2000, en glorifiant le premier coup d'Etat dans  l'histoire ivoirienne comme l'équivalent de la "révolution des œillets" au Portugal.

Mais les réalités ont la vie dure. Pays de forte immigration à partir du Sahel, le "miracle" économique ivoirien  ayant pris le relais des déplacements forcés de main-d'œuvre vers les plantations en zone forestière à l'époque  coloniale, la Côte d'Ivoire ne se débarrasse pas de ses problèmes. Un quart de sa population est d'origine étrangère, dont 2,2 millions de Burkinabés, soit à eux seuls 15 % des habitants. Certes, un "étranger" sur deux est  né en Côte d'Ivoire, mais dans la "boucle du cacao", dans le Sud-Ouest, des villages burkinabés homogènes, à  part, donnent aux autochtones le sentiment d'être colonisés sur leurs terres ancestrales. Dans deux départements,  les "allogènes" sont même majoritaires. A Abidjan, la métropole côtière, un habitant sur trois est immigré. Or  non seulement la natalité et le pourcentage des musulmans parmi les "étrangers" sont supérieurs à ceux des Ivoiriens de souche, mais leur taux d'activité est aussi sensiblement plus élevé : 75 %, contre 57 % pour les  "authentiques fils du pays". Quand on y ajoute que les étrangers disposaient du droit de vote du vivant de Félix  Houphouët-Boigny, on mesure le potentiel de xénophobie qui n'attend qu'à être exploité par des apprentis sorciers de la démocratisation.

En juin 2000, désireux de se maintenir au pouvoir, le général Guéi change son fusil d'épaule. Six mois après  avoir pris le pouvoir, et quatre mois avant de se présenter aux élections, il rejoint le camp de la majorité dite "TSO" : "tout sauf Ouattara". A ce moment, il rompt avec ses frères d'armes, proches de l'opposant, qui l'avaient hissé sur le pavois. Parmi eux, des sous-offs peu connus, mais qui avaient été décisifs aux heures chaudes du putsch. Au lendemain du coup de force, ils avaient été récompensés en intégrant qui le Groupe de sécurité présidentielle (GSRP), qui un bataillon blindé ou une autre unité d'élite. Jusque-là, ils avaient joui d'une impunité totale. S'étant parallèlement organisés dans des bandes armées informelles, telles que les brigades rouges, les  "zinzins" ou les bahéfoué (sorciers), ils avaient racketté et terrorisé la population. Par centaines, et pour finir par  milliers, ils ont fait entrer dans l'armée leurs "petits frères", parents pauvres de leurs ethnies.

L'été 2000, pour ceux d'entre eux qui, souvent originaires du Nord comme lui, avaient pris fait et cause pour Alassane Ouattara, c'est la fin de la récréation. Ils sont évincés de leurs postes lucratifs, parfois arrêtés et torturés.  Ex-prébendiers ou nouveaux demi-solde, ils n'auront plus qu'une seule idée : prendre leur revanche, les armes à  la main. Dès septembre, une première conjuration aboutit à l'attaque du domicile du général Guéi qui, informé,  laisse faire et tend un piège meurtrier à ses anciens compagnons d'armes. Ce fut "le complot du cheval blanc", du  nom de la monture du chef de l'Etat, l'unique victime des assaillants.

En octobre 2000, empêchant à son tour Alassane Ouattara de se présenter, le général Guéi tente de se faire élire  président. Mais son seul rival resté en lice, avec lequel il croyait s'être entendu, le "roule dans la farine", comme  il dira plus tard : Laurent Gbagbo, opposant de longue date à Houphouët-Boigny, ne se résigne pas à servir de caution au plébiscite du général, en échange d'un poste au gouvernement. Il mène campagne et, en l'absence  d'autres concurrents, gagne. Le 25 octobre, il faut un soulèvement populaire pour chasser Robert Guéi de la  présidence, défendue par ses miliciens autour du sergent-chef Boka Yapi, au prix de nombreuses victimes. Le  socialiste Gbagbo accède au pouvoir, mais, lui aussi, frappe d'ostracisme "ADO", le chef de file du Rassemblement des républicains (RDR). Le 4 décembre 2000, un quotidien du RDR, Le Patriote, publie à la  "une" la carte du pays coupé en deux : les treize départements du Nord y sont arrachés au Sud, la déchirure  s'opérant à la hauteur de Bouaké, la ville carrefour au cœur de la Côte d'Ivoire. En fait, cette fracture épouse l'actuelle ligne de front, celle qui sépare les insurgés du 19 septembre et les forces loyales au président Gbagbo. Il y a deux ans, elle annonçait le spectre de la sécession du Nord. Elle rappelait, aussi, que les frontières du pays  avaient été fluctuantes. Entre 1932 et 1947, la Basse-Côte d'Ivoire et la Haute-Côte d'Ivoire, tout l'ouest du Burkina Faso d'aujourd'hui, formaient un seul et même pays. Artificielles, imposées par un coup de crayon du  colonisateur, les frontières de la Côte d'Ivoire sont menacées par les contours d'une crispation identitaire qui  cherche à les retracer autour de "communautés" tout aussi arbitraires.

Homme-clé du putsch de Noël 1999, puis garde du corps d'Alassane Ouattara, avant de fuir le pays pour échapper à la vindicte du général Guéi, le sergent-chef Ibrahim Coulibaly, dit "IB", tente depuis deux ans de  rectifier l'histoire de la Côte d'Ivoire à la pointe du fusil. D'abord éloigné du pays comme attaché militaire de  l'ambassade ivoirienne au Canada, il s'est ensuite installé à Ouagadougou, au quartier Somgandé. Il est devenu le  bras séculier d'une cause : celle du nord de la Côte d'Ivoire, la moitié humiliée du pays, la patrie des "grands  boubous", des commerçants musulmans. Les 7 et 8 janvier 2001, "IB" est impliqué dans "le coup de la Mercedes noire", la limousine escortée d'un convoi de 4x4 qui, venant du Nord, fait route vers Bouaké, en même temps que  des éléments armés à Abidjan, 450 km plus au sud, attaquent la résidence du président Gbagbo. Cette tentative de prise de pouvoir tourne court. Rétrospectivement, elle apparaît comme la répétition générale de la mutinerie à  Abidjan d'un bataillon appelé à être démobilisé et qui, dans la nuit du 19 septembre, s'est muée en insurrection et  a fait basculer tout le Nord. Depuis, cette rébellion cache son visage politique. Elle veut renverser le pouvoir en  place, mais fait accroire qu'elle n'a pas de chef, seulement des "porte-parole".

Le plus connu d'entre eux est le sergent-chef Tuho Fozié. Agé de 38 ans, Mandingue d'Odiéné, dans l'extrême  nord-ouest de la Côte d'Ivoire, était du putsch de Noël, puis dans la garde rapprochée du général Guéi. L'été  2000, lors de la grande scission entre frères d'armes, il échappe à l'arrestation et fuit à l'étranger. Il ne revient que  pour participer au "coup de la Mercedes noire", ce qui lui vaut une condamnation par contumace à vingt ans de  prison pour "abandon de poste, violation de consigne, atteinte à la sûreté de l'Etat, assassinat, tentative d'assassinat". Le 1er octobre, onze jours après le début du soulèvement, c'est lui qui révèle le nom que finissent par se donner les rebelles : Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire.

C'est au nom du MPCI qu'il négocie avec les médiateurs ouest-africains. Mais il n'est qu'un porte-parole parmi  d'autres. Qu'a-t-il en commun avec son alter ego à Korhogo, l'adjudant-chef Massamba Koné, ou avec le caporal  Omar Diarrasouba, dit "Zaga-Zaga", les sergents-chefs Iréné Kablan et Souleymane Diomandé, surnommé "la  Grenade" ? Il fait partie du premier cercle autour d'"IB", le chef de tous ces sous-officiers déserteurs au sein  d'une organisation clandestine, la Cosa nostra. Celle-ci, basée à Ouagadougou, fournit le noyau organisationnel à  l'insurrection. Grâce à un généreux bailleur de fonds, elle a recruté à tour de bras, d'abord dans les pays voisins,  ensuite en Côte d'Ivoire. Elle a acheté des uniformes et des pataugas neufs, des armes en grande quantité. Elle a  pourvu en numéraire des combattants payant cash, et s'abstenant de piller, pour gagner la bataille des cœurs et  des esprits. Leur opération, d'une si grande envergure, a-t-elle pu se monter à l'insu des autorités burkinabés ?

Seul "IB", le sergent-chef Ibrahim Coulibaly, est resté à Ouagadougou. Tous ses camarades ont quitté leurs  maisons de Somgandé pour faire la guerre en Côte d'Ivoire. Il y a trois semaines, le sergent-chef Fozié occupait  encore la villa 1023, au portail blanc. Maintenant, lui et les autres forment l'épine dorsale de la rébellion. Cependant, les ponts n'ont pas été coupés entre le front et la base arrière : quand un journaliste de l'AFP, Christophe Koffi, soupçonné d'être un espion, a été détenu par la rébellion dans le nord de la Côte d'Ivoire, il a  été emmené une nuit dans un convoi, ficelé sur le plateau d'un pick-up, jusqu'à la frontière burkinabé. Là, un homme en civil a traversé la rivière frontalière, la Lerada, sur une petite embarcation, pour s'entretenir, pendant  des heures, avec ses compagnons d'armes.

Pour Christophe Koffi, ce mystérieux chef rebelle a pris une décision heureuse : le journaliste a été libéré le  lendemain. Sollicité par Le Monde, "IB" n'a pas voulu dire si l'on pouvait le remercier pour cette preuve de mansuétude. Peut-être n'avait-il pas envie, surtout, de répondre à la question de savoir s'il se battait pour son  propre compte ou pour celui d'un Etat et d'un homme politique ivoirien...


Stephen Smith, avec Damien Glez et Vincent Rigoulet à Ouagadougou 
Le Monde 11 octobre 2002
Lien : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3230--293629-,00.html
(Source [malilink])


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