M. de Diéguez |
La pesée de l'homme d'Etat ne fait pas
partie de la culture politique des démocraties. La IIIe et la IVe République ne
se sont pas posé la question, mais la seconde guerre mondiale a commencé de la
laisser paraître en Angleterre, parce qu'un Attlee a succédé à un Churchill.
Puis la Ve République l'a fait germer dans l'ombre, du fait que, depuis 1945,
la mainmise de l'Amérique sur l'Europe l'a rendue visible aux connaisseurs. En
2011, les Italiens se croient libres, alors qu'ils sont dirigés par un
Berlusconi et que leur pays demeure occupé par cent trente-sept bases
militaires américaines, lesquelles ne cessent, de surcroît, de se renforcer et
de s'étendre; de même, les Allemands se croient libres en raison de la
prospérité de leur commerce, alors que leur territoire se trouve quadrillé
depuis plus de soixante ans par deux cents places fortes de l'étranger incrustées
à perpétuité sur leur sol.
La question est donc de savoir comment
parler de la liberté démocratique à des peuples qui se ruent dans la servitude
à chanter des cantiques à la gloire de leur démocratie. Mais si l'homme d'Etat
tente de s'adresser aux vrais défenseurs de la liberté des nations et des
peuples, afin de les initier à la solidité du jugement que réclame la réflexion
sur l'indépendance des Etats, on criera à la tyrannie, parce que les seules
formes du despotisme que comprend l'ensemble d'une population est celle que les
contraintes de la vie quotidienne ont forgées dans les têtes : personne ne sait
gré à M. Poutine d'avoir redonné à la Russie la propriété des immenses
richesses de son sous-sol, personne ne sait gré au Général de Gaulle d'avoir
libéré le territoire national des troupes étrangères dont les campements
avaient succédé à ceux de Hitler et qui occupent encore l'Europe entière
vingt-deux ans après la chute de Berlin.
Mais alors, pourquoi l'homme d'Etat ne
combat-il pas sur deux fronts et avec autant d'énergie sur l'un et sur l'autre
? Pourquoi Mme Bonnaire, la veuve de Sakharov, qui vient de mourir aux
Etats-Unis, n'a-t-elle jamais dit que le nouveau maître se félicite de ce que
les défenseurs d'une liberté démocratique soi-disant universelle renforce
l'empire de leur souverain et l'aident à entasser les récoltes de sa victoire ?
Mais la Ve République est devenue, sans
encore le savoir, le laboratoire mondial dans lequel la réflexion des
démocraties sur l'homme d'Etat mûrit en secret et en silence, afin que naisse
l'Etat que notre siècle attend, le défenseur des deux libertés, celle des
hommes et celle des nations.
1-
Sur les traces d'une définition de l'homme d'Etat
Depuis plus de quarante ans, l'opinion publique se
pose jour après jour, mais encore inconsciemment, la question qui brillera
longtemps encore par son absence dans les manuels d'instruction civique du
monde entier et au sein de tous les ministères de l'éducation nationale de la
planète ; car aucun Etat ne songe un seul instant à inscrire au programme de
l'instruction publique des démocraties la question de l'initiation de la
jeunesse au fondement de la politique mondiale, celle de savoir ce qu'est un
homme d'Etat. Mais si l'histoire ne se lit vraiment qu'avec les lunettes des
Périclès, que valent les livres d'histoire dans lesquels nos enfants mémorisent
le livre d'heures de leur pays et que devons-nous penser de la politique d'une
nation dont les citoyens ignorent le pilotage des évènements et la
signification des erreurs de navigation ou des fausses manœuvres du capitaine ?
Mais
s'il en est ainsi de nos chronométreurs du destin du monde, la carence dont
souffre la science du passé, du présent et de l'avenir s'étendra également à
d'autres champs du savoir. Jusque dans nos villages, on enseignera les grands
auteurs sur les bancs des écoles, mais on oubliera que l'art de réfléchir se
forge sur l'enclume de la pensée et que la pensée est l'apprentissage d'un vrai
regard sur l'homme et sur le monde. Les alexandrins de Boileau : « Vingt
fois sur le métier remettez votre ouvrage ; Polissez-le sans cesse, et le
repolissez » n'ont de sens que si la pensée est un couteau que seule
la plume enseigne à aiguiser. Si l'on ne sait pas ce qu'il en est de l'art
d'écrire, faute d'avoir lu les versions successives des romans de Balzac ou les
vingt-neuf rédactions successives de La jeune Parque de Valéry,
comment apprendrait-on la science politique qui fait la grandeur de l'homme
d'Etat ? Mais alors, comment se fait-il que les Français se disent déjà que M.
Nicolas Sarkozy n'a pas les yeux de l'homme d'Etat ? Les peuples sauraient-ils
d'instinct ce qu'il en est du globe oculaire du génie politique, puisqu'ils
reconnaissent sans difficulté les aveugles, les muets et les sourds ? Nenni ;
car si vous mettez un chimiste à la place d'un physicien, cela se verra sans
que vous sachiez un mot de la chimie et de la physique.
C'est
ainsi que les Français voient clair comme le jour les erreurs ou les fautes que
M. Nicolas Sarkozy commet sur la scène du monde. Ce sont des instituteurs dont
le crayon souligne d'un trait les mots orthographiés de travers des enfants,
mais seulement parce qu'ils observent combien cet homme se livre à une tout
autre activité qu'à celle de l'homme d'Etat. Quand il courait en culotte courte
sur les grands chemins ou tentait de hisser son fils de vingt ans à la tête de
l'EPAD, ou fêtait au Fouquet's sa victoire dans les urnes ou sur le yacht d'un
riche ami, les Français se disaient seulement qu'un horloger n'est pas un
boulanger et qu'un laboureur n'est pas un cordonnier. Si vous vous trompez
d'établi, ne vous y asseyez pas, cherchez le vôtre.
2 -
Le théâtre du monde
Mais
alors, le regard d'aigle des peuples ira-t-il jusqu'à apercevoir l'homme d'Etat
dans l'enceinte qui lui appartient en propre et fera-t-il un tri judicieux
entre les comportements adéquats à la fonction de l'homme d'Etat et celles qui
jureront avec la dignité que le suffrage universel aura accordé à sa vocation ?
Exemple : l'homme d'Etat n'offensera pas une nation de quatre-vingt millions
d'habitants pour les beaux yeux d'une belle acoquinée avec un gangster et un
preneur d'otages ; l'homme d'Etat ne mettra pas sa nation sur les dents
pour libérer des infirmières bulgares ; l'homme d'Etat ne jouera pas à
Zorro pour enlever une reine des Amazones égarée dans la brousse colombienne.
Quant aux magiciens du sacré dont l'ardeur à faire tourner leurs moulins à
prière défie la République de la raison, quelle est la place de l'homme d'Etat
dans une civilisation de la pensée rationnelle ?
Car
du seul fait que la démocratie athénienne est née du combat des navigateurs et
des marchands contre l'aristocratie terrienne et ses dieux, ce régime politique
s'est progressivement mondialisés à l'école d'une apologie de la
« vertu » et de la moralité publique attachée à la pauvreté des
élites citoyennes. La République romaine, puis les démocraties modernes ont
d'autant plus aisément trouvé leur légitimation dans le culte conjoint de
l'honnêteté et de la frugalité que le progrès des savoirs assurés étendait la
loyauté, la bonne foi et la rigueur morale aux armes de la raison
expérimentale, et donc de la logique scientifique.
L'homme
d'Etat de type démocratique est donc une sorte de moraliste de la politique,
donc de directeur de conscience, donc de confesseur, et cela du seul fait que
le tyran est non seulement un personnage immoral, mais un acteur irrationnel et
barbare de l'histoire du monde. Mais jusqu'à quel point l'homme d'Etat élu au
suffrage universel est-il le défenseur d'une éthique, alors que le réalisme
politique, donc l'efficacité dans l'action, se pèse sur la balance de la force,
de sorte que seul un Etat puissant se trouvera en mesure de faire valoir les
droits de la morale dans le monde entier, tandis que les petits Etats se
verront condamnés à la lâcheté politique − sinon, ils se trouveront vertement
rabroués par leur maître supposé vertueux par définition et à proportion du
nombre de ses soldats ; et ils perdront jusqu'au peu de crédit que seule leur
docilité leur accordait.
Il
faut donc peser l'homme d'Etat moderne à la fois sur la balance de la
musculature de sa nation et sur celle de son autorité morale, les deux
magistratures se révélant toujours parallèles aux yeux du tribunal de
l'histoire. A quel instant la rencontre malheureuse entre la faiblesse morale
et la faiblesse politique d'un homme d'Etat l'éjectera-t-elle de l'arène du
temps ? Pour le comprendre, il faut se souvenir de ce que le rang d'homme
d'Etat n'est pas réservé aux chefs d'Etat, quel que soit le régime politique
d'une nation. Les rois d'Espagne, de Suède ou du Danemark ne sont pas des
hommes d'Etat au sens propre, parce que leur pouvoir demeure de l'ordre de la
représentation officielle de leur rang, donc fort loin de l'autorité qui
s'attache à la direction effective d'un peuple sur le théâtre du monde. A ce
titre, les présidents de la IIIe et de la IVe République n'étaient pas
davantage des hommes d'Etat en exercice que la reine d'Angleterre ou le
Président de la république Italienne.
Mais
il se trouve que les nations sont des acteurs en représentation et qu'à ce
titre, elles exercent des responsabilités sur les planches d'un théâtre. Leur
rôle est donc lié à des cérémonies publiques utiles ou nécessaires à la mise en
évidence solennelle ou à l'étalage tapageur des prérogatives attachées à leur
miroitement sur la scène du monde. Mais, à l'inverse, on peut se révéler homme
d'Etat à un rang subordonné à celui d'un chef d'Etat. Louis XVIII et Napoléon
reconnaissaient la stature d'homme d'Etat de Talleyrand, Henri IV de Sully,
Louis XIV de Colbert, le Général de Gaulle de Pierre Mendès France.
3 -
Qu'est-ce que le génie ?
Mais
alors, de quelle profondeur sera-t-il, le fossé qui séparera l'action rêvée de
l'action réalisable, celle dont dépendra la stature d'un homme d'Etat ? Bolivar
n'a pu que rêver de l'union politique des Etats du continent sud-américain, et
pourtant, nul ne lui retirera le titre d'homme d'Etat. Le Général de Gaulle n'a
pu que rêver d'une civilisation européenne qui échapperait au rôle de
sous-traitant des Etats-Unis et qui relèverait le défi de se placer au cœur de
l'avenir et de l'élan communs à la Russie, à la Chine, au monde arabe, à
l'Afrique et à l'Amérique du Sud. Et pourtant, son échec même illustre la
définition du véritable homme d'Etat, parce que si vous déposez sur l'un des
plateaux de la balance de l'histoire le résistant, le fondateur de la Ve
République, l'anthropologue de la politique théologique, donc fascinatoire, de
la dissuasion atomique et sur l'autre l'ampleur et la justesse d'esprit du
visionnaire de génie, vous trouverez le secret de l'homme d'Etat dans un
certain équilibre entre le réalisme et le songe. Mais ce type d'acteur du monde
n'est pas un rêveur : c'est toujours le réel qu'il regarde bien en face et sans
jamais se dérober au spectacle − et comme il dispose d'une capacité visuelle
supérieure à celle de ses concitoyens, on se le représente souvent sous les
traits du prophète, alors que les prophètes ne sont pas non plus les
signataires d'un pacte avec le rêve pour le rêve : l'avenir réel du monde se
lit dans un livre grand ouvert à leur raison.
La
réflexion sur le grand homme d'Etat conduit donc à la définition du génie dans
tous les ordres : quel est l'inventeur qui ne se fait pas du réel le levier de
son rêve et vice versa ? Chateaubriand écrit que le poète est un « cerveau
de glace dans une âme de feu ». C'est dire que l'homme d'Etat sera le
prophète glacé de sa vision. Mais jeter un pont entre le monde et le songe vous
relègue parmi les sauvages. Il est intéressant que la réflexion des philosophes
sur le génie ait commencé au XVIIIe siècle seulement, avec le « bon
sauvage » de Rousseau et avec les premiers pas du romantisme. « Le
génie est naturellement sauvage ; il perd de son énergie et de sa force à
mesure qu'il s'apprivoise », écrit le baron de Grimm.
4 -
La Ve République et l'avenir des sciences humaines
Mais
si Ve République est née du cerveau du Général de Gaulle, qu'en est-il du type
d'homme politique que la France appelle désormais à sa tête ? En vérité, la
situation de notre nation est solitaire, donc dangereuse. Aussi, la
constitution du pays n'a-t-elle cessé de se trouver modifiée afin de la
soumettre aux contraintes de la médiocrité démocratique. Il a fallu raccourcir
la durée du mandat présidentiel afin de remédier au déhanchement et même à la
bancalité qui résultait de ce que les élections législatives se révélaient le
théâtre de la revanche de l'infirmité parlementaire ; et il a fallu maintenir
l'antériorité de l'élection du chef de l'Etat sur celle des députés, dans
l'espoir que le peuple se montrerait suffisamment cohérent pour donner une
majorité au chef d'Etat digne de ce nom qu'il aura porté au pouvoir.
Mais
avec M. Nicolas Sarkozy il a été démontré que le suffrage universel peut
aisément se trouver acheté par la mainmise d'un démagogue sur le parti d'un
Président fatigué, puis sur la presse et les médias, qu'on peut rendre
complaisants aux ambitions d'un candidat au langage familier, puis sur une
gauche ensevelie sous les ruines de l'utopie marxiste, puis sur une
extrême-droite désespérément en quête du Graal d'une identité nationale fidèle
aux principes de 1789. C'est dans ce contexte qu'il faut analyser l'évolution
de la notion de chef d'Etat.
Le
premier timonier que le verdict du destin a mis à la manœuvre, M. Georges
Pompidou, n'a pas eu le temps de donner la mesure de ses talents, non seulement
en raison de la maladie qui allait l'emporter, mais parce que la postérité de
l'homme du 18 juin s'est trouvée ternie par la répression de l'insurrection de
mai 1968 : un ministre de l'intérieur trop zélé, M. Marcelin, a mené la
répression au mépris des règlements de police en usage par temps calme et les
Parisiens ont retrouvé l'atmosphère de la milice sous l'occupation.
Helléniste,
lauréat du concours général, auteur d'une anthologie de la poésie française,
Georges Pompidou fut le président le plus cultivé de la nouvelle République.
Mais le visionnaire de l'Europe et du monde avait gravé son septennat d'un
sceau trop lourd à porter. Déjà l'effigie du général se changeait en statue du
commandeur ; déjà la conscience politique de la nation commençait de
s'incarner en une chair et un corps symboliques, tandis que le Royaume-Uni
parvenait à faire sauter le verrou gaullien qui lui avait fermé les portes du
Vieux Continent. Quarante ans plus tard, il est intéressant de relire les
ferventes professions de foi qui avaient permis à l'Angleterre de l'époque
d'entrer en Europe.
5 -
M. Giscard d'Estaing
Le
premier slogan du successeur de Georges Pompidou fut de tenter de prendre le
contrepied de la définition de la grandeur des Etats et des nations : les
personnages centraux de l'histoire du monde ne seront plus la France,
l'Angleterre, l'Allemagne, mais les Français, les Anglais, les Allemands. Cette
stratégie présentait un double avantage, mais momentané et trompeur. En premier
lieu, on rappelait, certes, que, depuis 1789, les peuples occupent le premier
rang dans le cortège des acteurs de l'histoire. En second lieu, la légende
d'Henri IV et de sa fameuse « poule au pot » divise la gloire
des rois eux-mêmes entre leurs exploits sur la scène internationale et leurs
prouesses champêtres : si labourage et pâturage sont les mamelles de la France,
le génie politique se réduira à une surintendance bienfaisante.
Il
se trouve seulement que l'édit de Nantes coupait l'encéphale de l'Etat et de la
population en deux parties ; il se trouve seulement que la querelle des
théologiens de l'époque rendait schizoïde le sacrifice sanglant des chrétiens
et faisait de l'autel espagnol le coadjuteur de la monarchie hégémonique de la
planète ; il se trouve seulement qu'il est difficile de régner sur un royaume
bicéphale ; il se trouve seulement que la question du fonctionnement
dichotomique des neurones du cerveau religieux de la France du XVIIe siècle
domine l'histoire du monde depuis que le siècle des Lumières a laissé
inexpliqué l'animal qui sécrète des dieux et leur immole des victimes ; il
se trouve seulement que le XXIe siècle soulève la question du dédoublement de
la boîte osseuse des descendants d'un primate à fourrure ; il se trouve
seulement que M. Giscard d'Estaing n'a pas vu débarquer cette aporie
anthropologique dans l'histoire universelle des idoles ; il se trouve
seulement que la dimension internationale de la politique faisait débarquer la
postérité du Général de Gaulle dans le « Connais-toi » de demain.
Dès
1974, la collision entre le monde arabe et Israël entrait dans une étape
décisive et M. Giscard d'Estaing l'ignorait, ce qui nous aidera à progresser
quelque peu dans la définition de l'homme d'Etat. Car la France doit de grandes
réformes à ce président : il a donné une impulsion nouvelle et féconde au
Centre national des Lettres ; on lui doit le Musée d'Orsay ; il a
réformé et rendu plus adulte la législation sur le divorce, légalisé
l'avortement et fait cesser le contrôle policier de l'identité des voyageurs
dans les hôtels − mais il a également banalisé le langage du droit et réduit
les écrivains au rang de salariés de leurs éditeurs. Sur la scène
internationale, on lui doit le lancement de la monnaie unique européenne aux
côtés de Helmut Schmidt, le resserrement exemplaire des liens entre la France
et l'Allemagne, la poursuite de la diplomatie gaullienne d'ouverture de
l'Europe en direction des pays émergents. Si tant de mérites dépassent le
labourage et le pâturage de la politique, que manque-t-il donc à M. Giscard
d'Estaing pour qu'il acquît la stature d'un grand homme l'Etat ?
La
réponse a été formulée en une ligne par l'un de ses amis, l'éditorialiste du Figaro
de l'époque, M. Raymond Aron. Comment le penseur auquel on doit l'Introduction
à la philosophie de l'histoire se serait-il trompé dans le laconisme de
son diagnostic ? Voici son verdict dans toute sa concision : « Il ne sait pas que l'histoire est
tragique ». Qu'est-ce que cela signifie ? Pourquoi faut-il savoir que
l'histoire est tragique pour entrer dans une réflexion anthropologique sur
l'homme d'Etat ?
C'est
qu'un vrai regard sur le tragique est nécessairement pessimiste et que
l'optimisme est tellement le signe d'une superficialité irrémédiable de
l'esprit que Voltaire a baptisé Candide le porte-bannière universel de
l'optimisme simio-humain. De plus, le pessimisme pascalien se révèle à ce point
connaturel à la profondeur d'esprit propre à la philosophie et à elle seule
depuis Platon que le Candide de Voltaire est un brûlot nommément
dirigé contre le philosophe le plus optimiste de l'époque, Leibniz, qui ne
s'est pas seulement donné le ridicule immortel de professer l'optimisme, mais
qui en a élaboré toute la théorie à l'école du délire théologique assurément le
plus confondant que connaisse le genre humain, celui du mythe d'une « main
invisible » du ciel observable au sein des nations et dans l'économie
mondiale.
Imaginez
un instant ce que le Général de Gaulle aurait expliqué à M. Giscard d'Estaing
en 1974. En ce temps-là les Palestiniens chassés de leurs terres depuis 1947
commençaient de devenir lucides au point que leur pessimisme les conduisait à
organiser la résistance. Ils comprenaient que, peu à peu, les exactions et
l'oppression que le peuple hébreu leur faisait subir exaspèreraient l'opinion
mondiale. Certes, ils ne savaient pas que les armées de Jahvé allaient
attaquer, encercler et affamer une ville d'un million sept cent mille
habitants ; ils ignoraient qu'une flottille de la paix courrait au secours
des assiégés ; ils ignoraient que le peuple hébreu ferait un massacre
parmi les secouristes ; ils ignoraient que le président des Etats-Unis
flotterait comme une feuille au vent de l'histoire, parce qu'il lui fallait
l'argent de la communauté juive de son pays, pour se trouver reconduit pour
quatre ans dans sa charge ; ils ignoraient que l'enfantement d'un Etat
palestinien microscopique et désarmé ne résoudrait en rien la difficulté ;
ils ignoraient que le prétendu droit, pour un peuple, de s'installer sur une
terre qui lui aurait été accordée par une vieille idole ferait débarquer la
science de la pesée du cerveau des évadés de la zoologie dans la géopolitique
du XXIe siècle. Mais si tout cela avait été exposé à M. Giscard d'Estaing, il
aurait pris son interlocuteur pour un pessimiste invétéré, tellement le
spectacle du tragique de l'histoire du monde demeure ahurissant, incongru et
absurde aux yeux des optimistes de naissance.
Mais
supposez maintenant que le Général de Gaulle aurait continué de dérouler le fil
de la logique de l'histoire que les philosophes appellent la dialectique et
qu'il aurait averti son élégant successeur de ce que les communautés juives du
monde entier entreraient dans cette controverse ; supposez que, de la
théologie argumenteuse, elles passeraient à l'offensive religieuse en
armes ; supposez que la planète entière se verrait entraînée dans une
dispute moyenâgeuse sur le statut d'une terre soi-disant accordée par un Zeus
de l'antiquité à un peuple du XXIe siècle ; supposez que les gènes et les
chromosomes des nations ne changeraient pas d'un iota au cours des
générations ; supposez que la démocratie mondiale aurait le choix de
capituler devant une divinité attachée à ses lopins ou de soutenir la validité
scientifique des principes, certes euphoriques en diable de 1789 ;
supposez qu'une scission planétaire de la boîte osseuse du genre humain
creuserait son sillon sur notre astéroïde ; supposez que la crainte d'une
apocalypse atomique pousserait dans les reins les sciences humaines
embryonnaires et titubantes du début du IIIe millénaire. Si tout cela arrivait,
pensez-vous que la question de la nature et du statut psychobiologique de
l'homme d'Etat commencerait de se frayer un chemin dans l'encéphale des classes
dirigeantes de la démocratie mondiale ou qu'elles persévèreraient à s'éclairer
à la bougie ?
Car,
en 1974, l'attentat de Munich datait de deux ans déjà et M. Giscard d'Estaing
avoue, dans ses Mémoires, son embarras face à M. Henry Kissinger,
ministre des affaires étrangères des Etats-Unis, parce qu'il n'avait jamais
entendu parler de la Palestine et des Palestiniens au cours de son passage aux
affaires aux côtés du Général et qu'il était parvenu, non sans peine, à cacher
tout au long de l'entretien son ignorance à son brillant interlocuteur. Voilà
qui démontre aux philosophes que la notion d'intelligence se trouve encore dans
l'enfance, parce que nous faisons allégeance en une sorte de raison universelle
et polyvalente, alors que nos cerveaux se répartissent bien davantage que les
légumes ne se partagent entre les radis, les poireaux, les tomates, les
concombres, les pommes de terre et les artichauts. Essayez d'initier un poète
aux fondements de la physique mathématique ou un chimiste à la géométrie trans-euclidienne,
et vous découvrirez que la question du statut de l'homme d'Etat est la plus
heuristique qui soit, tellement elle condamne l'anthropologie critique à
observer non seulement la diversité de nos boîtes osseuses, mais
l'incompatibilité qui règne entre nos facultés.
M.
Giscard d'Estaing a passé brillamment par l'école polytechnique. Mais voyez la
profondeur du génie de Voltaire : cet anthropologue avant la lettre précède
encore toutes nos sciences humaines, tellement il a découvert que les esprits
pessimistes sont profonds et les optimistes, candides. M. Giscard d'Estaing
vient de faire savoir qu'il a décidé d'être heureux. C'est le meilleur choix
qu'il pouvait faire, tellement le bonheur féconde le « meilleur des mondes possibles »
de Leibniz.
Mais
nous ne sommes pas encore bien avancés dans la spectrographie des cerveaux
tragiques et des cerveaux superficiels. Poursuivons l'analyse des rapports que
l'un et l'autre entretiennent avec l'intelligence propre à l'homme d'Etat.
Le
tour est alors venu, pour M. François Mitterrand, de figurer sur la liste des
apprentis de la politique internationale que le Ve République a alignés sous
les yeux des anthropologues. Au premier abord, ce personnage décourage les
spécialistes du tragique que M. Raymond Aron a lancés sur la piste du génie
politique ; car si vous ne portez pas un regard de dramaturge sur la condition
simio-humaine elle-même et dans sa globalité, vous ignorerez que nous sommes
des animaux que la nature a rendus oniriques depuis le paléolithique supérieur
et qu'on ne saurait se hisser pour longtemps au sommet de nos Etats à gonfler
l'outre de nos songes à outrance.
Aussi
les stratèges de nos utopies évangélico-politiques ne sont-ils pas des hommes
d'Etat, même si ces singes malins savent que la baudruche de l'espérance va se
vider et que les démagogues triomphants ne font pas illusion longtemps. Il faut
savoir que M. François Mitterrand n'a jamais été dupe de ses propres recettes.
Aussi cet ancien fidèle de Vichy s'est-il entouré de thuriféraires d'Israël, de
sorte qu'il n'a perdu ses cartes qu'à la fin de la partie et par la force des
choses. Certes, comme M. Giscard d'Estaing, il est resté fidèle à la statue du
Commandeur ; mais il nous instruit fort peu, parce que l'homme d'Etat n'est pas
celui qui tire le mieux possible son épingle du jeu, mais celui qui emprunte la
route que l'histoire du monde trace sous ses yeux.
Et
voici M. Chirac, le saint-cyrien intrépide et le manieur d'explosifs à bon
escient. Mais le Général de Gaulle aurait su combien il était candide de courir
les émirats arabes afin de récolter les fruits de l'échec des Etats-Unis en
Irak. Le vrai successeur du Général de Gaulle se souviendra de ce que l'Europe
se trouve placée sous tutelle depuis le plan Marshall et qu'un seul devoir
attend les chefs d'Etat de demain, celui de secouer le joug d'un long
vasselage. Car à la suite de la guerre de Suez en 1957 et de la main mise
d'Israël sur le congrès et le sénat américains, les émirats se sont asservis à
la Maison Blanche, de sorte que l'avenir de la planète dépend du réveil de la
jeunesse arabe, qui placera la guerre entre le messianisme vétéro-testamentaire
de Tel Aviv et la démocratie islamique de demain au cœur de l'histoire du XXIe
siècle − donc au cœur du basculement de l'équilibre mondial du côté des nations
émergentes de l'Asie et de l'Amérique du Sud.
Où
en sommes-nous de notre patiente recherche de la définition de l'homme d'Etat ?
Par bonheur, comme mes lecteurs s'en sont aperçu depuis belle lurette, je n'ai
fait que suivre à la trace le premier commissaire Maigret de la philosophie, un
certain Platon, qui s'est lancé sur la piste des sophistes pour découvrir,
premièrement, qu'il s'agit de pêcheurs à la ligne, secondement qu'ils jettent
l'hameçon en direction d'une seule catégorie de poissons, les jeunes gens
riches, troisièmement, qu'ils les initient à prix d'or à l'art de l'éloquence,
quatrièmement, que seule la science de la parole permet à l'homme d'Etat de
type démocratique de conquérir le pouvoir, parce qu'il faut flatter le peuple
pour cela et que l'art de la flatterie est la forme suprême de la sagesse
politique.
Peut-être
avons-nous enfin franchi un pas décisif dans la chasse, la traque et la capture
de l'homme d'Etat. Car de même que Platon enseignait à définir le philosophe à
la lumière de son contraire, l'homme d'Etat se définit à l'école du Socrate qui
démasquait les truqueurs et les trompeurs de la parole.
Que
disent les Prodicos, les Hippias, les Protagoras d'aujourd'hui ?
Que nos jours sont heureux, Socrate, et comme notre
siècle est devenu tranquille ! Nous voici libérés des soucis et des tracas qui
fatiguaient le courage de nos ancêtres. De génération en génération, ces
malheureux se plaçaient sous le licol et le harnais des jours. Et maintenant,
toutes les villes de l'Hellade sont entourées des légions en armes de nos
puissants et bien aimés protecteurs. Observe avec quelle bienveillance ils nous
traitent, et réjouis-toi, Socrate, de la gentillesse avec laquelle ils nous
laissent philosopher. Quelques-uns s'appliquent même à apprendre le grec et
j'en connais qui commencent de parler notre langue. Vois comme ils font
commerce de babioles avec nous ; vois comme nos commerçants se frottent
les mains de leur trafic de quelques oboles. Mais le plus grand avantage, pour
Athènes et pour toute la Grèce, c'est qu'aussi loin que portent nos regards,
aucun ennemi ne menace nos murailles. La grandeur d'âme et la générosité
d'esprit naturelle aux Romains les porte à nous protéger contre personne et
pourtant, d'entretenir à grands frais des garnisons sur nos terres. Pourquoi
cela, Socrate ? Parce qu'ils savent que nous avons besoin de nous sentir
rassurés, parce qu'ils savent que nous tremblons de crainte que la Perse
renaisse à nos portes, parce qu'ils savent, dans leur haute sagesse, que nous
avons besoin de nous sentir protégés pour toujours.
Vois-tu Socrate, ce que j'admire le plus dans le génie
des Romains, c'est leur prévoyance. Ils dépensent sans compter pour nous
entourer de leurs armes, tellement ils savent que ce spectacle nous guérit de
notre angoisse et que nous sommes trop vieux et trop fatigués pour courir les
risques insensés d'autrefois. En vérité, leur bonté veille sur notre
innocence ; leur bonté fait de nous la jeunesse éternelle et rieuse du
monde. Loin des dangers de la vie, loin des responsabilités de nos pères, ils
nous rendent riches et heureux dans la paix éternelle que leur sagesse nous
assure.
- Sais-tu, Prodicos, dit Socrate la Torpille, pourquoi les hommes d'Etat sont les
pédagogues du genre humain ? C'est que les peuples-enfants s'accordent le luxe
de cesser de penser le monde. Or, l'ignorance n'est pas seulement la source de
tous les maux, l'ignorance est le tombeau des nations.
Mais
si l'homme d'Etat est le Socrate de la vérité politique et si la relation que
ce malheureux entretient avec la cité est de même nature que celle qui définit
le philosophe, qu'est-ce donc que les compatriotes de cet homme-là ne veulent
pas entendre ? Pour le découvrir, prêtons un instant l'oreille aux sophistes.
N'enseignent-ils pas depuis soixante-cinq ans aux plus grands Etats du Vieux
Monde qu'ils ont retrouvé la liberté ? N'enseignent-ils pas qu'ils l'ont reçue
toute fraiche et fleurie des mains d'un lointain et généreux délivreur ?
N'enseignent-ils pas que leur sauveur aurait débarqué tout exprès sur leurs
rivages afin de les combler des bienfaits et des grâces de la paix et de la
justice ?
Mais
les villes de l'Europe ne sont plus les riches jeunes gens qu'évoquait Platon,
ils sont devenus de vieux poissons ; et il est difficile de les ferrer à
l'hameçon de l'éloquence. Il a donc fallu les appâter d'une autre façon ;
il a fallu implanter des centaines de garnisons autour d'elles ; il a
fallu attendre plus de six décennies pour qu'ils atteignent un état de
décrépitude suffisamment avancé pour convaincre leurs cheveux blancs qu'ils
seraient menacés par des ennemis lointains, redoutables et invisibles.
On
voit que l'homme d'Etat européen de demain sera un Socrate d'un nouveau genre
et que la vassalité dans laquelle les Athéniens sont tombés le contraindra à
haranguer des vieillards. De plus, les sophistes sont fatigués ; les
sophistes eux-mêmes ont perdu l'éloquence qui habillait leur servitude ;
les sophistes eux-mêmes font des essaims bourdonnants dans le crépuscule d'une
civilisation. Qu'est-ce que l'homme d'Etat du soir ? Un géant des ténèbres, un
Titan de la nuit, un Atlas qui se fait une armure du sépulcre qu'il habite. Si
l'Europe devait enfanter un dernier Hercule, à qui s'adresserait-il ? Aux
Etats, aux peuples, aux nations ? Vous n'y êtes pas. Le Général de Gaulle
s'adressait aux intelligences, aux cœurs, aux consciences ; le Général de
Gaulle s'adressait au « Connais-toi » de chacun. Et qu'enseignait ce
philosophe ? La vérité, la vérité, la vérité.
Manuel
de Diéguez, philosophe français
Source : https://www.palestine-solidarite.org 26 juin 2011
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