Alors que de
multiples irrégularités juridiques émaillent la procédure, le procès devant la
Cour pénale internationale (CPI) de Laurent Gbagbo, ancien président de la Côte
d'Ivoire, a été suspendu. Par Alain Leauthier
La Cour pénale internationale (CPI) |
Qu'elle est longue à rendre, la justice, à la cour pénale internationale
(CPI) de la Haye... Le 19 janvier dernier, deux ans après son ouverture – et
plus de six ans après l'incarcération de l'intéressé –, la première étape du
procès de Laurent Gbagbo s'est achevée avec l'audition du 82e et
dernier témoin de l'accusation. Présentée comme un rendez-vous majeur pour une
institution chargée de faire triompher le droit sur tous les continents, la
procédure engagée contre l'ancien président de la Côte d'Ivoire doit établir sa
volonté de « conserver le pouvoir
par tous les moyens, y compris par l'emploi de la force contre les
civils » lors de la crise postélectorale de 2010-2011 au terme de
laquelle son adversaire, Alassane Ouattara, prit le pouvoir. Les charges
retenues contre Laurent Gbagbo et censées prouver son implication dans les
crimes contre l'humanité, portent sur quatre événements précis : la répression
d'une manifestation, le 16 décembre 2010, devant les locaux de la télévision
publique ivoirienne ; celle d'une marche de femmes pro Ouattara, le 3 Mars
2011, dans le quartier d'Abobo ; le bombardement d'un marché, le 17 mars
2011 ; et, enfin, des violences commises unilatéralement par les partisans
de Gbagbo dans leur fief de Yopougon, le 12 Avril 2011, au lendemain de son
arrestation par les forces rebelles avec l'appui décisif de l'armée française.
Avant même le début du procès, les juges de la CPI avaient
demandé à la procureur, la gambienne Fatou Bensouda, de revoir sa copie, basée
sur un accumulation de simples coupures de presse, des rapports d'ONG et des
affirmations trop vagues et imprécises. Loin de les étayer, l'interminable
audition des témoins de l'accusation a souvent mis en évidence la faiblesse des
charges pesant sur le président déchu alors que la légitimité même de la procédure
intentée contre lui par la CPI fait débat. Ainsi, au mois d'octobre dernier, se
fondant sur 40000 documents confidentiels recueillis par leurs soins, neuf
medias regroupés dans l'European Investigative Collaboration (EIC) dénonçaient
une initiative prise en dehors de tout cadre procédural et « au bénéfice exclusif d'une partie, à savoir l'actuel président
ivoirien, Alassane Ouattara ». En contradiction totale avec la
neutralité politique que revendique la CPI.
L'EIC publiait ainsi le contenu d'un courriel électronique du 12
Avril 2011, révélant l'existence d'échanges entre Luis Moreno Ocampo, premier
procureur de la CPI, une diplomate française en poste à l'ONU après avoir été
conseillère spéciale à la Haye et Alassane Ouattara lui-même. Ce dernier, écrit
Ocampo, ne doit pas relâcher Gbagbo, le temps qu'un pays de la sous-région
accepte de renvoyer l'affaire devant la CPI. Tous ont en effet un sérieux
problème : il n'y a pas à l'époque de base légale permettant d'engager des
démarches judiciaires contre Gbagbo, la Côte d'Ivoire n'ayant pas formellement
ratifié le statut de Rome qui préside à l'adhésion d'un État à la CPI. Dans un
autre mail que Marianne a pu consulter, et daté cette fois du 7 Mars 2011 – un
mois avant l'arrestation de Gbagbo – la même diplomate en poste à l’ONU évoque
la fragilité de l'entreprise car « les
lettres d'acceptation envoyées par la Côte d'Ivoire à la cour n'équivalent donc
pas une saisine directe de la cour ». En réalité, après que Gbagbo eut
demandé une étude juridique de la question, le 17 octobre 2003, le conseil
constitutionnel ivoirien a pris une décision (CCN°002/CC/SG) stipulant que « le statut de Rome de la cour pénale
internationale est non conforme à la constitution [ivoirienne] du 1er
août 2000 ».
PARFUM DE
FRANÇAFRIQUE
Cet imbroglio juridique fort embarrassant, personne ne l'ignore
dans les milieux diplomatiques français qui, en collaboration étroite avec
Ocampo, ont pourtant visiblement déjà tranché le sort de Gbagbo. À preuve, un
mail daté du 6 Avril 2011 et adressé par Gérard Araud, alors représentant
permanent de la France à l'ONU[*],
à plusieurs membres du Quai d'Orsay dont le patron de la direction Afrique :
« La saisine de la CPI se heurte aux
résistances les plus vives, non seulement de la part des membres du CSNU
[Conseil de sécurité des nations unies] qui ne sont pas partis au statut de
Rome – en particulier l'Indien, hystérique sur le sujet – mais de ceux qui ne
veulent pas que ce recours rende difficiles d'éventuels accords pour mettre un
terme aux combats ». Ce même 6 Avril, dans un autres mail que Marianne s'est également procuré, la
diplomate en poste à l'ONU enfonce le clou : « Et la piste d'un renvoi de la situation CDI à la CPI par le
Sénégal, le Burkina Faso, le Nigeria/Cedeao ou au moins la menace d'un renvoi ?
Ce sont tous les États partis à la CPI et à ce titre ils peuvent saisir la CPI individuellement,
je crois comprendre que le bureau du procureur en discutait encore aujourd'hui
avec Blaise Compaoré ».
Rappelons que ce dernier, grand ami d'Alassane Ouattara et
président du Burkina Faso de 1987 jusqu'au soulèvement populaire, est
aujourd’hui réfugié en Côte d'Ivoire et en a obtenu la nationalité. Il fait
toujours l'objet de poursuites et reste soupçonné pour son rôle supposé dans
l'assassinat de son prédécesseur, Thomas Sankara. Qu'on songe à lui pour
faciliter le transfert de Gbagbo à la CPI confortera les partisans du président
déchu dans leur conviction que toute l'opération dégage un fort parfum de
Françafrique... À l'époque, les diplomates français savent d'ailleurs
parfaitement que des massacres, « sur
une base ethnique », implique les deux camps. « Pas seulement les massacres des gens du Nord par les milices de
Gbagbo, mais aussi les massacres des Bétés par les FRCI [les rebelles
pro-Ouattara] », indique l'un d'entre eux à ses collègues, toujours le
6 avril2011, à l'issue d'une réunion à la direction Afrique. Avant
d'ajouter : « Je suis conscient
qu'il n'est pas bienvenu de renvoyer les partis dos à dos... ». Sept
ans plus tard, seul effectivement Laurent Gbagbo fait face aux juges de la CPI.
Pilonnages des positions de l'armée ivoirienne
par les forces aériennes françaises et onusiennes
|
Ceux-ci ont pourtant bien failli le relâcher après son
incarcération, du moins si l'on en croit un mail que la diplomate française de
l'ONU adresse à Luis Moreno Ocampo, le 23 Mai 2013, lequel a pourtant quitté
l'institution en 2012, cédant son poste à sa plus proche collaboratrice, Fatou
Bensouda. Gbagbo, indique-t-elle en substance à son interlocuteur, qui tombe
des nues (« Oh non ! »),
sera remis en liberté le 28 mai... Comment peut-elle le savoir, sinon grâce à
une fuite interne qui entache un peu plus l'image de l'institution ? Au bout du
compte, Gbagbo ne sera pas libéré mais les juges de la chambre préliminaire
chargés d'examiner les charges contre lui étaient clairement divisés. La juge
belge Christine Van Den Wyngaert, en particulier, ne croyait pas le dossier
suffisamment solide pour aller au procès. Et le fera savoir de manière très
détaillée un an plus tard en Juin 2014.
Pour l'heure, le procès est suspendu et nul ne sait quand il
reprendra et si les avocats de Laurent Gbagbo renonceront à l'audition de leurs
propres témoins pour en hâter le dénouement. Comme ce fut plusieurs fois le
cas, la rumeur d'une libération conditionnelle du prévenu agite les couloirs de
la CPI...
Alain
Leauthier
EN
MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous
proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : Marianne (France) 9-15
février 2018.
POUR ALLER PLUS LOIN
ü https://www.justiceinfo.net/fr/justice-reconciliation/34853-un-acte-d-accusation-contre-la-cour-pénale-internationale.html
ü http://www.linfodrome.com/vie-politique/34084-cpi-le-deal-de-luis-moreno-ocampo-sur-le-dossier-gbagbo
ü https://www.mediapart.fr/ journal/international/051017/ proces-gbagbo-les-preuves-d- un-montage?utm_source=article_ offert&utm_medium=email&utm_ campaign=TRANSAC&utm_content=& utm_term=&xts=&xtor=EPR-1013-% 5Barticle-offert%5D&xtloc=& url=&M_BT=434447616873
[*] Actuel
ambassadeur de France à Washington.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire